La Cité antique, 1864/Livre IV/Chapitre VII

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Durand (p. 349-399).

CHAPITRE VII.

LA PLÈBE ENTRE DANS LA CITÉ.

1o  Histoire générale de cette révolution.

Les changements qui s’étaient opérés à la longue dans la constitution de la famille, en amenèrent d’autres dans la constitution de la cité. L’ancienne famille aristocratique et sacerdotale se trouvait affaiblie. Le droit d’aînesse ayant disparu, elle avait perdu son unité et sa vigueur ; les clients s’étant pour la plupart affranchis, elle avait perdu la plus grande partie de ses sujets. Les hommes de la classe inférieure n’étaient plus répartis dans les gentes ; vivant en dehors d’elles, ils formèrent entre eux un corps. Par là, la cité changea d’aspect ; au lieu qu’elle avait été précédemment un assemblage faiblement lié d’autant de petits États qu’il y avait de familles, l’union se fit, d’une part entre les membres patriciens des gentes, de l’autre entre les hommes de rang inférieur. Il y eut ainsi deux grands corps en présence, deux sociétés ennemies. Ce ne fut plus, comme dans l’époque précédente, une lutte obscure dans chaque famille ; ce fut dans chaque ville une guerre ouverte. Des deux classes, l’une voulait que la constitution religieuse de la cité fût maintenue, et que le gouvernement, comme le sacerdoce, restât dans les mains des familles sacrées. L’autre voulait briser les vieilles barrières qui la plaçaient en dehors du droit, de la religion et de la société politique.

Dans la première partie de la lutte, l’avantage était à l’aristocratie de naissance. À la vérité, elle n’avait plus ses anciens sujets, et sa force matérielle était tombée ; mais il lui restait le prestige de sa religion, son organisation régulière, son habitude du commandement, ses traditions, son orgueil héréditaire. Elle ne doutait pas de son droit ; en se défendant, elle croyait défendre la religion. Le peuple n’avait pour lui que son grand nombre. Il était gêné par une habitude de respect dont il ne lui était pas facile de se défaire. D’ailleurs il n’avait pas de chefs ; tout principe d’organisation lui manquait. Il était, à l’origine, une multitude sans lien plutôt qu’un corps bien constitué et vigoureux. Si nous nous rappelons que les hommes n’avaient pas trouvé d’autre principe d’association que la religion héréditaire des familles, et qu’ils n’avaient pas l’idée d’une autorité qui ne dérivât pas du culte, nous comprendrons aisément que cette plèbe, qui était en dehors du culte et de la religion, n’ait pas pu former d’abord une société régulière, et qu’il lui ait fallu beaucoup de temps pour trouver en elle les éléments d’une discipline et les règles d’un gouvernement.

Cette classe inférieure, dans sa faiblesse, ne vit pas d’abord d’autre moyen de combattre l’aristocratie que de lui opposer la monarchie.

Dans les villes où la classe populaire était déjà formée au temps des anciens rois, elle les soutint de toute la force dont elle disposait, et les encouragea à augmenter leur pouvoir. À Rome, elle exigea le rétablissement de la royauté après Romulus ; elle fit nommer Hostilius ; elle fit roi Tarquin l’ancien ; elle aima Servius et elle regretta Tarquin le Superbe.

Lorsque les rois eurent été partout vaincus et que l’aristocratie devint maîtresse, le peuple ne se borna pas à regretter la monarchie ; il aspira à la restaurer sous une forme nouvelle. En Grèce, pendant le sixième siècle, il réussit généralement à se donner des chefs ; ne pouvant pas les appeler rois, parce que ce titre impliquait l’idée de fonctions religieuses et ne pouvait être porté que par des familles sacerdotales, il les appela tyrans[1].

Quel que soit le sens originel de ce mot, il est certain qu’il n’était pas emprunté à la langue de la religion ; on ne pouvait pas l’appliquer aux dieux, comme on faisait du mot roi ; on ne le prononçait pas dans les prières. Il désignait en effet quelque chose de très-nouveau parmi les hommes, une autorité qui ne dérivait pas du culte, un pouvoir que la religion n’avait pas établi. L’apparition de ce mot dans la langue grecque marque l’apparition d’un principe que les générations précédentes n’avaient pas connu, l’obéissance de l’homme à l’homme. Jusque-là, il n’y avait eu d’autres chefs d’État que ceux qui étaient les chefs de la religion ; ceux-là seuls commandaient à la cité, qui faisaient le sacrifice et invoquaient les dieux pour elle ; en leur obéissant, on n’obéissait qu’à la loi religieuse et on ne faisait acte de soumission qu’à la divinité. L’obéissance à un homme, l’autorité donnée à cet homme par d’autres hommes, un pouvoir d’origine et de nature tout humaine, cela avait été inconnu aux anciens eupatrides, et cela ne fut conçu que le jour où les classes inférieures rejetèrent le joug de l’aristocratie et cherchèrent un gouvernement nouveau.

Citons quelques exemples. À Corinthe, « le peuple supportait avec peine la domination des Bacchides ; Cypsélus, témoin de la haine qu’on leur portait et voyant que le peuple cherchait un chef pour le conduire à l’affranchissement, » s’offrit à être ce chef ; le peuple l’accepta, le fit tyran, chassa les Bacchides et obéit à Cypsélus. Milet eut pour tyran un certain Thrasybule ; Mitylène obéit à Pittacus, Samos à Polycrate. Nous trouvons des tyrans à Argos, à Épidaure, à Mégare au sixième siècle ; Sicyone en a eu durant cent trente ans sans interruption. Parmi les Grecs d’Italie, on voit des tyrans à Cumes, à Crotone, à Sybaris, partout. À Syracuse, en 485, la classe inférieure se rendit maîtresse de la ville et chassa la classe aristocratique ; mais elle ne put ni se maintenir ni se gouverner, et au bout d’une année elle dut se donner un tyran[2].

Partout ces tyrans, avec plus ou moins de violence, avaient la même politique. Un tyran de Corinthe demandait un jour à un tyran de Milet des conseils sur le gouvernement. Celui-ci pour toute réponse coupa les épis de blé qui dépassaient les autres. Ainsi leur règle de conduite était d’abattre les hautes têtes et de frapper l’aristocratie en s’appuyant sur le peuple.

La plèbe romaine forma d’abord des complots pour rétablir Tarquin. Elle essaya ensuite de faire des tyrans et jeta les yeux tour à tour sur Publicola, sur Spurius Cassius, sur Manlius. L’accusation que le patriciat adresse si souvent à ceux des siens qui se rendent populaires, ne doit pas être une pure calomnie. La crainte des grands atteste les désirs de la plèbe.

Mais il faut bien noter que, si le peuple en Grèce et à Rome cherchait à relever la monarchie, ce n’était pas par un véritable attachement à ce régime. Il aimait moins les tyrans qu’il ne détestait l’aristocratie. La monarchie était pour lui un moyen de vaincre et de se venger ; mais jamais ce gouvernement, qui n’était issu que du droit de la force et ne reposait sur aucune tradition sacrée, n’eut de racines dans le cœur des populations. On se donnait un tyran pour le besoin de la lutte ; on lui laissait ensuite le pouvoir par reconnaissance ou par nécessité ; mais lorsque quelques années s’étaient écoulées et que le souvenir de la dure oligarchie s’était effacé, on laissait tomber le tyran. Ce gouvernement n’eut jamais l’affection des Grecs ; ils ne l’acceptèrent que comme une ressource momentanée, et en attendant que le parti populaire trouvât un régime meilleur et se sentît la force de se gouverner lui-même.

La classe inférieure grandit peu à peu. Il y a des progrès qui s’accomplissent obscurément et qui pourtant décident de l’avenir d’une classe et transforment une société. Vers le sixième siècle avant notre ère, la Grèce et l’Italie virent jaillir une nouvelle source de richesse. La terre ne suffisait plus à tous les besoins de l’homme ; les goûts se portaient vers le beau et vers le luxe ; même les arts naissaient ; alors l’industrie et le commerce devinrent nécessaires. Il se forma peu à peu une richesse mobilière ; on frappa des monnaies ; l’argent parut. Or l’apparition de l’argent était une grande révolution. L’argent n’était pas soumis aux mêmes conditions de propriété que la terre ; il était, suivant l’expression du jurisconsulte, res nec mancipi ; il pouvait passer de main en main sans aucune formalité religieuse et arriver sans obstacle au plébéien. La religion, qui avait marqué le sol de son empreinte, ne pouvait rien sur l’argent.

Les hommes des classes inférieures connurent alors une autre occupation que celle de cultiver la terre : il y eut des artisans, des navigateurs, des chefs d’industrie, des commerçants ; bientôt il y eut des riches parmi eux. Singulière nouveauté ! Auparavant les chefs des gentes pouvaient seuls être propriétaires, et voici d’anciens clients ou des plébéiens qui sont riches et qui étalent leur opulence ! Puis, le luxe, qui enrichissait l’homme du peuple, appauvrissait l’eupatride ; dans beaucoup de cités, notamment à Athènes, on vit une partie des membres du corps aristocratique tomber dans la misère. Or dans une société où la richesse se déplace, les rangs sont bien près d’être renversés.

Une autre conséquence de ce changement fut que dans le peuple même des distinctions et des rangs s’établirent, comme il en faut dans toute société humaine. Quelques familles furent en vue ; quelques noms grandirent peu à peu. Il se forma dans le peuple une sorte d’aristocratie ; ce n’était pas un mal ; le peuple cessa d’être une masse confuse et commença à ressembler à un corps constitué. Ayant des rangs en lui, il put se donner des chefs, sans plus avoir besoin de prendre parmi les patriciens le premier ambitieux venu qui voulait régner. Cette aristocratie plébéienne eut bientôt les qualités qui accompagnent ordinairement la richesse acquise par le travail, c’est-à-dire le sentiment de la valeur personnelle, l’amour d’une liberté calme, et cet esprit de sagesse qui en souhaitant les améliorations redoute les aventures. La plèbe se laissa guider par cette élite qu’elle fut fière d’avoir en elle. Elle renonça à avoir des tyrans dès qu’elle sentit qu’elle possédait dans son sein les éléments d’un gouvernement meilleur. Enfin la richesse devint pour quelque temps, comme nous le verrons tout à l’heure, un principe d’organisation sociale.

Il y a encore un changement dont il faut parler, car il aida fortement la classe inférieure à grandir ; c’est celui qui s’opéra dans l’art militaire. Dans les premiers siècles de l’histoire des cités, la force des armées était dans la cavalerie. Le véritable guerrier était celui qui combattait sur un char ou à cheval ; le fantassin, peu utile au combat, était peu estimé. Aussi l’ancienne aristocratie s’était-elle réservé partout le droit de combattre à cheval[3] ; même dans quelques villes les nobles se donnaient le titre de chevaliers. Les celeres de Romulus, les chevaliers romains des premiers siècles étaient tous des patriciens. Chez les anciens la cavalerie fut toujours l’arme noble. Mais peu à peu l’infanterie prit quelque importance. Le progrès dans la fabrication des armes et la naissance de la discipline lui permirent de résister à la cavalerie. Ce point obtenu, elle prit aussitôt le premier rang dans les batailles, car elle était plus maniable et ses manœuvres plus faciles ; les légionnaires, les hoplites firent dorénavant la force des armées. Or les légionnaires et les hoplites étaient des plébéiens. Ajoutez que la marine prit de l’extension, surtout en Grèce, qu’il y eut des batailles sur mer et que le destin d’une cité fut souvent entre les mains de ses rameurs, c’est-à-dire des plébéiens. Or la classe qui est assez forte pour défendre une société, l’est assez pour y conquérir des droits et y exercer une légitime influence. L’état social et politique d’une nation est toujours en rapport avec la nature et la composition de ses armées.

Enfin la classe inférieure réussit à avoir, elle aussi, sa religion. Ces hommes avaient dans le cœur, on peut le supposer, ce sentiment religieux qui est inséparable de notre nature et qui nous fait un besoin de l’adoration et de la prière. Ils souffraient donc de se voir écarter de la religion par l’antique principe qui prescrivait que chaque dieu appartînt à une famille et que le droit de prier ne se transmît qu’avec le sang. Ils travaillèrent à avoir aussi un culte.

Il est impossible d’entrer ici dans le détail des efforts qu’ils firent, des moyens qu’ils imaginèrent, des difficultés ou des ressources qui se présentèrent à eux. Ce travail, longtemps individuel, fut longtemps le secret de chaque intelligence ; nous n’en pouvons apercevoir que les résultats. Tantôt une famille plébéienne se fit un foyer, soit qu’elle eût osé l’allumer elle-même, soit qu’elle se fût procuré ailleurs le feu sacré ; alors elle eut son culte, son sanctuaire, sa divinité protectrice, son sacerdoce, à l’image de la famille patricienne. Tantôt le plébéien, sans avoir de culte domestique, eut accès aux temples de la cité ; à Rome, ceux qui n’avaient pas de foyer, par conséquent pas de fête domestique, offraient leur sacrifice annuel au dieu Quirinus[4]. Quand la classe supérieure persistait à écarter de ses temples la classe inférieure, celle-ci se faisait des temples pour elle ; à Rome elle en avait un sur l’Aventin, qui était consacré à Diana ; elle avait le temple de la pudeur plébéienne. Les cultes orientaux qui, à partir du sixième siècle, envahirent la Grèce et l’Italie, furent accueillis avec empressement par la plèbe ; c’étaient des cultes qui, comme le bouddhisme, ne faisaient acception ni de castes ni de peuples. Souvent enfin on vit la plèbe se faire des objets sacrés analogues aux dieux des curies et des tribus patriciennes. Ainsi le roi Servius éleva un autel dans chaque quartier, pour que la multitude eût l’occasion de faire des sacrifices ; de même les Pisistratides dressèrent des hermès dans les rues et sur les places d’Athènes[5]. Ce furent là les dieux de la démocratie. La plèbe, autrefois foule sans culte, eut dorénavant ses cérémonies religieuses et ses fêtes. Elle put prier ; c’était beaucoup dans une société où la religion faisait la dignité de l’homme.

Une fois que la classe inférieure eut achevé ces différents progrès, quand il y eut en elle des riches, des soldats, des prêtres, quand elle eut tout ce qui donne à l’homme le sentiment de sa valeur et de sa force, quand enfin elle eut obligé la classe supérieure à la compter pour quelque chose, il fut alors impossible de la retenir en dehors de la vie sociale et politique, et la cité ne put pas lui rester fermée plus longtemps.

L’entrée de cette classe inférieure dans la cité est une révolution qui, du septième au cinquième siècle, a rempli l’histoire de la Grèce et de l’Italie. Les efforts du peuple ont eu partout la victoire, mais non pas partout de la même manière ni par les mêmes moyens.

Ici, le peuple, dès qu’il s’est senti fort, s’est insurgé ; les armes à la main, il a forcé les portes de la ville où il lui était interdit d’habiter. Une fois devenu le maître, ou il a chassé les grands et a occupé leurs maisons, ou ou il s’est contenté de décréter l’égalité des droits. C’est ce qu’on vit à Syracuse, à Érythrées, à Milet.

Là, au contraire, le peuple a usé de moyens moins violents. Sans luttes à main armée, par la seule force morale que lui avaient donnée ses derniers progrès, il a contraint les grands à faire des concessions. On a nommé alors un législateur et la constitution a été changée. C’est ce qu’on vit à Athènes.

Ailleurs, la classe inférieure, sans secousses et sans bouleversement, arriva par degrés à son but. Ainsi à Cumes le nombre des membres de la cité, d’abord très-restreint, s’accrut une première fois par l’admission de ceux du peuple qui étaient assez riches pour nourrir un cheval. Plus tard on éleva jusqu’à mille le nombre des citoyens, et l’on arriva enfin peu à peu à la démocratie[6].

Dans quelques villes, l’admission de la plèbe parmi les citoyens fut l’œuvre des rois ; il en fut ainsi à Rome. Dans d’autres, elle fut l’œuvre des tyrans populaires ; c’est ce qui eut lieu à Corinthe, à Sicyone, à Argos. Quand l’aristocratie reprit le dessus, elle eut ordinairement la sagesse de laisser à la classe inférieure ce titre de citoyen que les rois ou les tyrans lui avaient donné. À Samos, l’aristocratie ne vint à bout de sa lutte contre les tyrans qu’en affranchissant les plus basses classes. Il serait trop long d’énumérer toutes les formes diverses sous lesquelles cette grande révolution s’est accomplie. Le résultat a été partout le même : la classe inférieure a pénétré dans la cité et a fait partie du corps politique.

Le poëte Théognis nous donne une idée assez nette de cette révolution et de ses conséquences. Il nous dit que dans Mégare, sa patrie, il y a deux sortes d’hommes. Il appelle l’une la classe des bons, ἀγαθοί ; c’est en effet le nom qu’elle se donnait dans la plupart des villes grecques. Il appelle l’autre la classe des mauvais, κακοί ; c’est encore de ce nom qu’il était d’usage de désigner la classe inférieure. Cette classe, le poëte nous décrit sa condition ancienne : « Elle ne connaissait autrefois ni les tribunaux ni les lois ; » c’est assez dire qu’elle n’avait pas le droit de cité. Il n’était même pas permis à ces hommes d’approcher de la ville ; « ils vivaient en dehors comme des bêtes sauvages. » Ils n’assistaient pas aux repas religieux ; ils n’avaient pas le droit de se marier dans les familles des bons.

Mais que tout cela est changé ! Les rangs ont été bouleversés, « les mauvais ont été mis au-dessus des bons. » La justice est troublée ; les antiques lois ne sont plus, et des lois d’une nouveauté étrange les ont remplacées. La richesse est devenue l’unique objet des désirs des hommes, parce qu’elle donne la puissance. L’homme de race noble épouse la fille du riche plébéien et le « mariage confond les races. »

Théognis, qui sort d’une famille aristocratique, a vainement essayé de résister au cours des choses. Condamné à l’exil, dépouillé de ses biens, il n’a plus que ses vers pour protester et pour combattre. Mais s’il n’espère pas le succès, du moins il ne doute pas de la justice de sa cause ; il accepte la défaite, mais il garde le sentiment de son droit. À ses yeux, la révolution qui s’est faite est un mal moral, un crime. Fils de l’aristocratie, il lui semble que cette révolution n’a pour elle ni la justice ni les dieux et qu’elle porte atteinte à la religion. « Les dieux, dit-il, ont quitté la terre ; nul ne les craint. La race des hommes pieux a disparu ; on n’a plus souci des Immortels. »

Mais ces regrets sont inutiles, il le sait bien. S’il gémit ainsi, c’est par une sorte de devoir pieux, c’est parce qu’il a reçu des anciens « la tradition sainte, » et qu’il doit la perpétuer. Mais en vain : la tradition même va se flétrir ; les fils des nobles vont oublier leur noblesse ; bientôt on les verra tous s’unir par le mariage aux familles plébéiennes, « ils boiront à leurs fêtes et mangeront à leur table ; » ils adopteront bientôt leurs sentiments. Au temps de Théognis, le regret est tout ce qui reste à l’aristocratie grecque, et ce regret même va disparaître.

En effet, après Théognis, la noblesse ne fut plus qu’un souvenir. Les grandes familles continuèrent à garder pieusement le culte domestique et la mémoire des ancêtres ; mais ce fut tout. Il y eut encore des hommes qui s’amusèrent à compter leurs aïeux ; mais on riait de ces hommes. On garda l’usage d’inscrire sur quelques tombes que le mort était de noble race ; mais nulle tentative ne fut faite pour relever un régime à jamais tombé. Isocrate dit avec vérité que de son temps les grandes familles d’Athènes n’existaient plus que dans leurs tombeaux.

Ainsi la cité ancienne s’était transformée par degrés. À l’origine, elle était l’association d’une centaine de chefs de famille. Plus tard le nombre des citoyens s’accrut, parce que les branches cadettes obtinrent l’égalité. Plus tard encore, les clients affranchis, la plèbe, toute cette foule qui pendant des siècles était restée en dehors de l’association religieuse et politique, quelquefois même en dehors de l’enceinte sacrée de la ville, renversa les barrières qu’on lui opposait et pénétra dans la cité, où aussitôt elle fut maîtresse.

2o  Histoire de cette révolution à Athènes.

Les eupatrides, après le renversement de la royauté, gouvernèrent Athènes pendant quatre siècles. Sur cette longue domination l’histoire est muette ; on n’en sait qu’une chose, c’est qu’elle fut odieuse aux classes inférieures et que le peuple fit effort pour sortir de ce régime.

L’an 598, le mécontentement que l’on voyait général, et les signes certains qui annonçaient une révolution prochaine, éveillèrent l’ambition d’un eupatride, Cylon, qui songea à renverser le gouvernement de sa caste et à se faire tyran populaire. L’énergie des archontes fit avorter l’entreprise ; mais l’agitation continua après lui. En vain les eupatrides mirent en usage toutes les ressources de leur religion. En vain ils dirent que les dieux étaient irrités et que des spectres apparaissaient. En vain ils purifièrent la ville de tous les crimes du peuple et élevèrent deux autels à la Violence et à l’Insolence, pour apaiser ces deux divinités dont l’influence maligne avait troublé les esprits[7]. Tout cela ne servit de rien. Les sentiments de haine ne furent pas adoucis. On fit venir de Crète le pieux Épiménide, personnage mystérieux qu’on disait fils d’une déesse ; on lui fit accomplir une série de cérémonies expiatoires ; on espérait, en frappant ainsi l’imagination du peuple, raviver la religion et fortifier par conséquent l’aristocratie. Mais le peuple ne s’émut pas ; la religion des eupatrides n’avait plus de prestige sur son âme ; il persista à réclamer des réformes.

Pendant seize années encore, l’opposition farouche des pauvres de la montagne et l’opposition patiente des riches du rivage firent une rude guerre aux eupatrides. À la fin, tout ce qu’il y avait de sage dans les trois partis s’entendit pour confier à Solon le soin de terminer ces querelles et de prévenir des malheurs plus grands. Solon avait la rare fortune d’appartenir à la fois aux eupatrides par sa naissance et aux commerçants par les occupations de sa jeunesse. Ses poésies nous le montrent comme un homme tout à fait dégagé des préjugés de sa caste ; par son esprit conciliant, par son goût pour la richesse et pour le luxe, par son amour du plaisir, il est fort éloigné des anciens eupatrides et il appartient à la nouvelle Athènes.

Nous avons dit plus haut que Solon commença par affranchir la terre de la vieille domination que la religion des familles eupatrides avait exercée sur elle. Il brisa les chaînes de la clientèle. Un tel changement dans l’état social en entraînait un autre dans l’ordre politique. Il fallait que les classes inférieures eussent désormais, suivant l’expression de Solon lui-même, un bouclier pour défendre leur liberté récente. Ce bouclier, c’étaient des droits politiques.

Il s’en faut beaucoup que la constitution de Solon nous soit clairement connue ; il paraît du moins que tous les Athéniens firent désormais partie de l’assemblée du peuple et que le Sénat ne fut plus composé des seuls eupatrides ; il paraît même que les archontes purent être élus en dehors de l’ancienne caste sacerdotale. Ces graves innovations renversaient toutes les anciennes règles de la cité. Suffrages, magistratures, sacerdoces, direction de la société, il fallait que l’eupatride partageât tout cela avec l’homme de la caste inférieure. Dans la constitution nouvelle il n’était tenu aucun compte des droits de la naissance ; il y avait encore des classes, mais elles n’étaient plus distinguées que par la richesse. Dès lors la domination des eupatrides disparut. L’eupatride ne fut plus rien, à moins qu’il ne fût riche ; il valut par sa richesse et non pas par sa naissance. Désormais le poëte put dire : « Dans la pauvreté l’homme noble n’est plus rien ; » et le peuple applaudit au théâtre cette boutade du comique : « De quelle naissance est cet homme ? — Riche, ce sont là aujourd’hui les nobles[8]. »

Le régime qui s’était ainsi fondé, avait deux sortes d’ennemis, les eupatrides qui regrettaient leurs priviléges perdus, et les pauvres qui souffraient encore de l’inégalité.

À peine Solon avait-il achevé son œuvre que l’agitation recommença. « Les pauvres se montrèrent, dit Plutarque, les âpres ennemis des riches. » Le gouvernement nouveau leur déplaisait peut-être autant que celui des eupatrides. D’ailleurs en voyant que les eupatrides pouvaient encore être archontes et sénateurs, beaucoup s’imaginaient que la révolution n’avait pas été complète. Solon avait maintenu les formes républicaines ; or le peuple avait encore une haine irréfléchie contre ces formes de gouvernement sous lesquelles il n’avait vu pendant quatre siècles que le règne de l’aristocratie. Suivant l’exemple de beaucoup de cités grecques, il voulut un tyran.

Pisistrate, issu des eupatrides, mais poursuivant un but d’ambition personnelle, promit aux pauvres un partage des terres et se les attacha. Un jour il parut dans l’assemblée et prétendant qu’on l’avait blessé, il demanda qu’on lui donnât une garde. Les hommes des premières classes allaient lui répondre et dévoiler le mensonge, mais « la populace était prête à en venir aux mains pour soutenir Pisistrate ; ce que voyant, les riches s’enfuirent en désordre. » Ainsi l’un des premiers actes de l’assemblée populaire récemment instituée fut d’aider un homme à se rendre maître de la patrie.

Il ne paraît pas d’ailleurs que le règne de Pisistrate ait apporté aucune entrave au développement des destinées d’Athènes. Il eut au contraire pour principal effet d’assurer et de garantir contre une réaction la grande réforme sociale et politique qui venait de s’opérer. Les eupatrides ne s’en relevèrent jamais.

Le peuple ne se montra guère désireux de reprendre sa liberté ; deux fois la coalition des grands et des riches renversa Pisistrate ; deux fois il reprit le pouvoir, et ses fils gouvernèrent Athènes après lui. Il fallut l’intervention d’une armée spartiate dans l’Attique pour faire cesser la domination de cette famille.

L’ancienne aristocratie eut un moment l’espoir de profiter de la chute des Pisistratides pour ressaisir ses priviléges. Non-seulement elle n’y réussit pas, mais elle reçut même le plus rude coup qui lui eût encore été porté. Clisthènes, qui était issu de cette classe, mais d’une famille que cette classe couvrait d’opprobre et semblait renier depuis trois générations, trouva le plus sûr moyen de lui ôter à jamais ce qu’il lui restait encore de force. Solon, en changeant la constitution politique, avait laissé subsister toute la vieille organisation religieuse de la société athénienne. La population restait partagée en deux ou trois cents γένη, en douze phratries, en quatre tribus. Dans chacun de ces groupes il y avait encore, comme dans l’époque précédente, un culte héréditaire, un prêtre qui était un eupatride, un chef qui était le même que le prêtre. Tout cela était le reste d’un passé qui avait peine à disparaître ; par là, les traditions, les usages, les règles, les distinctions qu’il y avait eu dans l’ancien état social, se perpétuaient. Ces cadres avaient été établis par la religion, et ils maintenaient à leur tour la religion, c’est-à-dire la puissance des grandes familles. Il y avait dans chacun de ces cadres deux classes d’hommes, d’une part les eupatrides qui possédaient héréditairement le sacerdoce et l’autorité, de l’autre les hommes d’une condition inférieure, qui n’étaient plus serviteurs ni clients, mais qui étaient encore retenus sous l’autorité de l’eupatride par la religion. En vain la loi de Solon disait que tous les Athéniens étaient libres. La vieille religion saisissait l’homme au sortir de l’assemblée où il avait librement voté, et lui disait : tu es lié à un eupatride par le culte ; tu lui dois respect, déférence, soumission ; comme membre d’une cité, Solon t’a fait libre ; mais comme membre d’une tribu, tu obéis à un eupatride ; comme membre d’une phratrie, tu as encore un eupatride pour chef ; dans la famille même, dans le γένος où tes ancêtres sont nés et dont tu ne peux pas sortir, tu retrouves encore l’autorité d’un eupatride. À quoi servait-il que la loi politique eût fait de cet homme un citoyen, si la religion et les mœurs persistaient à en faire un client ? Il est vrai que depuis plusieurs générations beaucoup d’hommes se trouvaient en dehors de ces cadres, soit qu’ils fussent venus de pays étrangers, soit qu’ils se fussent échappés du γένος et de la tribu pour être libres. Mais ces hommes souffraient d’une autre manière ; ils se trouvaient dans un état d’infériorité morale vis-à-vis des autres hommes, et une sorte d’ignominie s’attachait à leur indépendance.

Il y avait donc, après la réforme politique de Solon, une autre réforme à opérer dans le domaine de la religion. Clisthènes l’accomplit en supprimant les quatre anciennes tribus religieuses, et en les remplaçant par dix tribus qui étaient partagées en un certain nombre de dèmes.

Ces tribus et ces dèmes ressemblèrent en apparence aux anciennes tribus et aux γένη. Dans chacune de ces circonscriptions il y eut un culte, un prêtre, un juge, des réunions pour les cérémonies religieuses, des assemblées pour délibérer sur les intérêts communs[9]. Mais les groupes nouveaux différèrent des anciens en deux points essentiels. D’abord, tous les hommes libres d’Athènes, même ceux qui n’avaient pas fait partie des anciennes tribus et des γένη, furent répartis dans les cadres formés par Clisthènes[10] : grande réforme qui donnait un culte à ceux qui en manquaient encore, et qui faisait entrer dans une association religieuse ceux qui auparavant étaient exclus de toute association. En second lieu, les hommes furent distribués dans les tribus et dans les dèmes, non plus d’après leur naissance, comme autrefois, mais d’après leur domicile. La naissance n’y compta pour rien ; les hommes y furent égaux et l’on n’y connut plus de priviléges. Le culte, pour la célébration duquel la nouvelle tribu ou le dème se réunissait, n’était plus le culte héréditaire d’une ancienne famille ; on ne s’assemblait plus autour du foyer d’un eupatride. Ce n’était plus un ancien eupatride que la tribu ou le dème vénérait comme ancêtre divin ; les tribus eurent de nouveaux héros éponymes choisis parmi les personnages antiques dont le peuple avait conservé bon souvenir, et quant aux dèmes, ils adoptèrent uniformément pour dieux protecteurs Zeus gardien de l’enceinte et Apollon paternel[11]. Dès lors il n’y avait plus de raison pour que le sacerdoce fût héréditaire dans le dème comme il l’avait été dans le γένος ; il n’y en avait non plus aucune pour que le prêtre fût toujours un eupatride. Dans les nouveaux groupes, la dignité de prêtre et de chef fut annuelle, et chaque membre put l’exercer à son tour.

Cette réforme fut ce qui acheva de renverser l’aristocratie des eupatrides. À dater de ce moment, il n’y eut plus de caste religieuse ; plus de priviléges de naissance, ni en religion ni en politique. La société athénienne était entièrement transformée[12].

Or la suppression des vieilles tribus, remplacées par des tribus nouvelles, où tous les hommes avaient accès et étaient égaux, n’est pas un fait particulier à l’histoire d’Athènes. Le même changement a été opéré à Cyrène, à Sicyone, à Élis, à Sparte, et probablement dans beaucoup d’autres cités grecques[13]. De tous les moyens propres à affaiblir l’ancienne aristocratie, Aristote n’en voyait pas de plus efficace que celui-là. « Si l’on veut fonder la démocratie, dit-il, on fera ce que fit Clisthènes chez les Athéniens : on établira de nouvelles tribus et de nouvelles phratries ; aux sacrifices héréditaires des familles on substituera des sacrifices où tous les hommes seront admis ; on confondra autant que possible les relations des hommes entre eux, en ayant soin de briser toutes les associations antérieures[14]

Lorsque cette réforme est accomplie dans toutes les cités, on peut dire que l’ancien moule de la société est brisé et qu’il se forme un nouveau corps social. Ce changement dans les cadres que l’ancienne religion héréditaire avait établis et qu’elle déclarait immuables, marque la fin du régime religieux de la cité.

3o  Histoire de cette révolution à Rome.

La plèbe eut de bonne heure à Rome une grande importance. La situation de la ville entre les Latins, les Sabins et les Étrusques la condamnait à une guerre perpétuelle, et la guerre exigeait qu’elle eût une population nombreuse. Aussi les rois avaient-ils accueilli et appelé tous les étrangers, sans avoir égard à leur origine. Les guerres se succédaient sans cesse, et comme on avait besoin d’hommes, le résultat le plus ordinaire de chaque victoire était qu’on enlevait à la ville vaincue sa population pour la transférer à Rome. Que devenaient ces hommes ainsi amenés avec le butin ? S’il se trouvait parmi eux des familles sacerdotales et patriciennes, le patriciat s’empressait de se les adjoindre. Quant à la foule, une partie entrait dans la clientèle des grands ou du roi, une partie était reléguée dans la plèbe.

D’autres éléments encore entraient dans la composition de cette classe. Beaucoup d’étrangers affluaient à Rome, comme en un lieu que sa situation rendait propre au commerce. Les mécontents de la Sabine, de l’Étrurie, du Latium y trouvaient un refuge. Tout cela entrait dans la plèbe. Le client qui réussissait à s’échapper de la gens, devenait un plébéien. Le patricien qui se mésalliait ou qui commettait une de ces fautes qui entraînaient la déchéance, tombait dans la classe inférieure. Tout bâtard était repoussé par la religion des familles pures, et relégué dans la plèbe.

Pour toutes ces raisons, la plèbe augmentait en nombre. La lutte qui était engagée entre les patriciens et les rois, accrut son importance. La royauté et la plèbe sentirent de bonne heure qu’elles avaient les mêmes ennemis. L’ambition des rois était de se dégager des vieux principes de gouvernement qui entravaient l’exercice de leur pouvoir. L’ambition de la plèbe était de briser les vieilles barrières qui l’excluaient de l’association religieuse et politique. Une alliance tacite s’établit ; les rois protégèrent la plèbe, et la plèbe soutint les rois.

Les traditions et les témoignages de l’antiquité placent sous le règne de Servius les grands progrès des plébéiens. La haine que les patriciens portaient à ce roi, montre suffisamment quelle était sa politique. Sa première réforme fut de donner des terres à la plèbe, non pas, il est vrai, sur l’ager romanus, mais sur les territoires pris à l’ennemi ; ce n’était pas moins une innovation grave que de conférer ainsi le droit de propriété sur le sol à des familles qui jusqu’alors n’avaient pu cultiver que le sol d’autrui[15].

Ce qui fut plus grave encore, c’est qu’il publia des lois pour la plèbe, qui n’en avait jamais eu auparavant. Ces lois étaient relatives pour la plupart aux obligations que le plébéien pouvait contracter avec le patricien. C’était un commencement de droit commun entre les deux ordres, et pour la plèbe un commencement d’égalité[16].

Puis ce même roi établit une division nouvelle dans la cité. Sans détruire les trois anciennes tribus, où les familles patriciennes et les clients étaient répartis d’après la naissance, il forma vingt et une tribus nouvelles où la population tout entière était distribuée d’après le domicile. Nous avons vu cette réforme à Athènes et nous en avons dit les effets ; ils furent les mêmes à Rome. La plèbe, qui n’entrait pas dans les anciennes tribus, fut admise dans les tribus nouvelles[17]. Cette multitude jusque-là flottante, espèce de population nomade qui n’avait aucun lien avec la cité, eut désormais ses divisions fixes et son organisation régulière. La formation de ces tribus, où les deux ordres étaient mêlés, marque véritablement l’entrée de la plèbe dans la cité. Chaque tribu eut un foyer et des sacrifices ; Servius établit des dieux Lares dans chaque carrefour de la ville, dans chaque circonscription de la campagne. Ils servirent de divinités à ceux qui n’en avaient pas de naissance. Le plébéien célébra les fêtes religieuses de son quartier et de son bourg (compitalia, paganalia), comme le patricien célébrait les sacrifices de sa gens et de sa curie. Le plébéien eut une religion.

En même temps un grand changement fut opéré dans la la cérémonie sacrée de la lustration. Le peuple ne fut plus rangé par curies, à l’exclusion de ceux que les curies n’admettaient pas. Tous les habitants libres de Rome, tous ceux qui faisaient partie des tribus nouvelles, figurèrent dans l’acte sacré. Pour la première fois, tous les hommes, sans distinction de patriciens, de clients, de plébéiens, furent réunis. Le roi fit le tour de cette assemblée mêlée, en poussant devant lui les victimes et en chantant l’hymne solennel. La cérémonie achevée, tous se trouvèrent également citoyens.

Avant Servius, on ne distinguait à Rome que deux sortes d’hommes, la caste sacerdotale des patriciens avec leurs clients, et la classe plébéienne. On ne connaissait nulle autre distinction que celle que la religion héréditaire avait établie. Servius marqua une division nouvelle, celle qui avait pour principe la richesse. Il partagea les habitants de Rome en deux grandes catégories : dans l’une étaient ceux qui possédaient quelque chose, dans l’autre ceux qui n’avaient rien. La première se divisa elle-même en cinq classes, dans lesquelles les hommes furent répartis suivant le chiffre de leur fortune[18]. Servius introduisait par là un principe tout nouveau dans la société romaine : la richesse marqua désormais des rangs, comme avait fait la religion.

Servius appliqua cette division de la population romaine au service militaire. Avant lui, si les plébéiens combattaient, ce n’était pas dans les rangs de la légion. Mais comme Servius avait fait d’eux des propriétaires et des citoyens, il pouvait aussi en faire des légionnaires. Dorénavant l’armée ne fut plus composée uniquement des hommes des curies ; tous les hommes libres, tous ceux du moins qui possédaient quelque chose, en firent partie, et les prolétaires seuls continuèrent à en être exclus. Ce ne fut plus le rang de patricien ou de client qui détermina l’armure de chaque soldat et son poste de bataille ; l’armée était divisée par classes, exactement comme la population, d’après la richesse. La première classe, qui avait l’armure complète, et les deux suivantes, qui avaient au moins le bouclier, le casque et l’épée, formèrent les trois premières lignes de la légion. La quatrième et la cinquième, légèrement armées, composèrent les corps de vélites et de frondeurs. Chaque classe se partageait en compagnies, que l’on appelait centuries. La première en comprenait, dit-on, quatre-vingts ; les quatre autres vingt ou trente chacune. La cavalerie était à part, et en ce point encore Servius fit une grande innovation ; tandis que jusque-là les jeunes patriciens composaient seuls les centuries de cavaliers, Servius admit un certain nombre de plébéiens, choisis parmi les plus riches, à combattre à cheval, et il en forma douze centuries nouvelles.

Or on ne pouvait guère toucher à l’armée sans toucher en même temps à la constitution politique. Les plébéiens sentirent que leur valeur dans l’État s’était accrue ; ils avaient des armes, une discipline, des chefs ; chaque centurie avait son centurion et une enseigne sacrée. Cette organisation militaire était permanente ; la paix ne la dissolvait pas. Il est vrai qu’au retour d’une campagne les soldats quittaient leurs rangs, la loi leur défendant d’entrer dans la ville en corps de troupe. Mais ensuite, au premier signal, les citoyens se rendaient en armes au Champ-de-Mars, où chacun retrouvait sa centurie, son centurion, et son drapeau. Or il arriva qu’on eut la pensée de convoquer l’armée, sans que ce fût pour une expédition militaire. L’armée s’étant réunie et ayant pris ses rangs, chaque centurie ayant son centurion à sa tête et son drapeau au milieu d’elle, le roi parla, consulta, fit voter. Les six centuries patriciennes et les douze de cavaliers plébéiens votèrent d’abord, après elles les centuries d’infanterie de première classe, et les autres à la suite. Ainsi se trouva établie l’assemblée centuriate, où quiconque était soldat avait droit de suffrage, et où l’on ne distinguait presque plus le plébéien du patricien[19].

Toutes ces réformes changeaient singulièrement la face de la cité romaine. Le patriciat restait debout avec ses cultes héréditaires, ses curies, son sénat. Mais les plébéiens acquéraient l’habitude de l’indépendance, la richesse, les armes, la religion. La plèbe ne se confondait pas avec le patriciat, mais elle grandissait à côté de lui.

Il est vrai que le patriciat prit sa revanche. Il commença par égorger Servius ; plus tard il chassa Tarquin. Avec la royauté la plèbe fut vaincue.

Les patriciens s’efforcèrent de lui reprendre toutes les conquêtes qu’elle avait faites sous les rois. Un de leurs premiers actes fut d’enlever aux plébéiens les terres que Servius leur avait données ; et l’on peut remarquer que le seul motif allégué pour les dépouiller ainsi, fut qu’ils étaient plébéiens[20]. Le patriciat remettait donc en vigueur le vieux principe qui voulait que la religion héréditaire fondât seule le droit de propriété, et qui ne permettait pas que l’homme sans religion et sans ancêtres pût exercer aucun droit sur le sol.

Les lois que Servius avait faites pour la plèbe lui furent aussi retirées. Si le système des classes et l’assemblée centuriate ne furent pas abolis, c’est d’abord parce que l’état de guerre ne permettait pas de désorganiser l’armée, c’est ensuite parce que l’on sut entourer ces comices de formalités telles que le patriciat fût toujours le maître des élections. On n’osa pas enlever aux plébéiens le titre de citoyens ; on les laissa figurer dans le cens. Mais il est clair que le patriciat, en permettant à la plèbe de faire partie de la cité, ne partagea avec elle ni les droits politiques, ni la religion, ni les lois. De nom, la plèbe resta dans la cité ; de fait, elle en fut exclue.

N’accusons pas plus que de raison les patriciens, et ne supposons pas qu’ils aient froidement conçu le dessein d’opprimer et d’écraser la plèbe. Le patricien qui descendait d’une famille sacrée et se sentait l’héritier d’un culte, ne comprenait pas d’autre régime social que celui dont l’antique religion avait tracé les règles. À ses yeux, l’élément constitutif de toute société était la gens, avec son culte, son chef héréditaire, sa clientèle. Pour lui, la cité ne pouvait pas être autre chose que la réunion des chefs des gentes. Il n’entrait pas dans son esprit qu’il pût y avoir un autre système politique que celui qui reposait sur le culte, d’autres magistrats que ceux qui accomplissaient les sacrifices publics, d’autres lois que celles dont la religion avait dicté les saintes formules. Il ne fallait même pas lui objecter que les plébéiens avaient aussi, depuis peu, une religion, et qu’ils faisaient des sacrifices aux Lares des carrefours. Car il eût répondu que ce culte n’avait pas le caractère essentiel de la véritable religion, qu’il n’était pas héréditaire, que ces foyers n’étaient pas des feux antiques et que ces dieux Lares n’étaient pas de vrais ancêtres. Il eût ajouté que les plébéiens, en se donnant un culte, avaient fait ce qu’ils n’avaient pas le droit de faire ; que pour s’en donner un, ils avaient violé tous les principes, qu’ils n’avaient pris que les dehors du culte et en avaient retranché le principe essentiel qui était l’hérédité, qu’enfin leur simulacre de religion était absolument l’opposé de la religion.

Dès que le patricien s’obstinait à penser que la religion héréditaire devait seule gouverner les hommes, il en résultait qu’il ne voyait pas de gouvernement possible pour la plèbe. Il ne concevait pas que le pouvoir social pût s’exercer régulièrement sur cette classe d’hommes. La loi sainte ne pouvait pas leur être appliquée ; la justice était un terrain sacré qui leur était interdit. Tant qu’il y avait eu des rois, ils avaient pris sur eux de régir la plèbe, et ils l’avaient fait d’après certaines règles qui n’avaient rien de commun avec l’ancienne religion, et que le besoin ou l’intérêt public avait fait trouver. Mais par la révolution qui avait chassé les rois, la religion avait repris l’empire, et il était arrivé forcément que toute la classe plébéienne avait été rejetée en dehors des lois sociales.

Le patriciat s’était fait alors un gouvernement conforme à ses propres principes ; mais il ne songeait pas à en établir un pour la plèbe. Il n’avait pas la hardiesse de la chasser de Rome, mais il ne trouvait pas non plus le moyen de la constituer en société régulière. On voyait ainsi au milieu de Rome des milliers de familles pour lesquelles il n’existait pas de lois fixes, pas d’ordre social, pas de magistratures. La cité, le populus, c’est-à-dire la société patricienne avec les clients qui lui étaient restés, s’élevait puissante, organisée, majestueuse. Autour d’elle vivait la multitude plébéienne qui n’était pas un peuple et ne formait pas un corps. Les consuls, chefs de la cité patricienne, maintenaient l’ordre matériel dans cette population confuse ; les plébéiens obéissaient ; faibles, généralement pauvres, ils pliaient sous la force du corps patricien.

Le problème dont la solution devait décider de l’avenir de Rome était celui-ci : comment la plèbe deviendrait-elle une société régulière ?

Or le patriciat, dominé par les principes rigoureux de sa religion, ne voyait qu’un moyen de résoudre ce problème, et c’était de faire entrer la plèbe, par la clientèle, dans les cadres sacrés des gentes. Il paraît qu’une tentative fut faite en ce sens. La question des dettes, qui agita Rome à cette époque, ne peut s’expliquer que si l’on voit en elle la question plus grave de la clientèle et du servage. La plèbe romaine, dépouillée de ses terres, ne pouvait plus vivre. Les patriciens calculèrent que par le sacrifice de quelque argent ils la feraient tomber dans leurs liens. L’homme de la plèbe emprunta. En empruntant, il se donnait au créancier, se vendait à lui. C’était si bien une vente que cela se faisait per æs et libram, c’est-à-dire avec la formalité solennelle que l’on employait d’ordinaire pour conférer à un homme le droit de propriété sur un objet[21]. Il est vrai que le plébéien prenait ses sûretés contre la servitude ; par une sorte de contrat fiduciaire, il stipulait qu’il garderait son rang d’homme libre jusqu’au jour de l’échéance, et que ce jour-là il reprendrait pleine possession de lui-même en remboursant la dette. Mais ce jour venu, si la dette n’était pas éteinte, le plébéien perdait le bénéfice de son contrat. Il tombait à la discrétion du créancier qui l’emmenait dans sa maison et en faisait son client et son serviteur. En tout cela le patricien ne croyait pas faire acte d’inhumanité ; l’idéal de la société étant à ses yeux le régime de la gens, il ne voyait rien de plus légitime et de plus beau que d’y ramener les hommes par quelque moyen que ce fût. Si son plan avait réussi, la plèbe eût en peu de temps disparu, et la cité romaine n’eût été que l’association des gentes patriciennes se partageant la foule des clients.

Mais cette clientèle était une chaîne dont le plébéien avait horreur. Il se débattait contre le patricien qui, armé de sa créance, voulait l’y faire tomber. La clientèle était pour lui l’équivalent de l’esclavage ; la maison du patricien était à ses yeux une prison (ergastulum). Maintes fois le plébéien, saisi par la main patricienne, implora l’appui de ses semblables et ameuta la plèbe, s’écriant qu’il était homme libre et montrant en témoignage les blessures qu’il avait reçues dans les combats pour la défense de Rome. Le calcul des patriciens ne servit qu’à irriter la plèbe. Elle vit le danger ; elle aspira de toute son énergie à sortir de cet état précaire où la chute du gouvernement royal l’avait placée. Elle voulut avoir des lois et des droits.

Mais il ne paraît pas que ces hommes aient d’abord souhaité d’entrer en partage des lois et des droits des patriciens. Peut-être croyaient-ils, comme les patriciens eux-mêmes, qu’il ne pouvait y avoir rien de commun entre les deux ordres. Nul ne songeait à l’égalité civile et politique. Que la plèbe pût s’élever au niveau du patriciat, cela n’entrait pas plus dans l’esprit du plébéien des premiers siècles que du patricien. Loin donc de réclamer l’égalité des droits et des lois, ces hommes semblent avoir préféré d’abord une séparation complète. Dans Rome ils ne trouvaient pas de remède à leurs souffrances ; ils ne virent qu’un moyen de sortir de leur infériorité, c’était de s’éloigner de Rome.

L’historien ancien rend bien leur pensée quand il leur attribue ce langage : « Puisque les patriciens veulent posséder seuls la cité, qu’ils en jouissent à leur aise. Pour nous Rome n’est rien. Nous n’avons là ni foyers, ni sacrifices, ni patrie. Nous ne quittons qu’une ville étrangère ; aucune religion héréditaire ne nous attache à ce lieu. Toute terre nous est bonne ; là où nous trouverons la liberté, là sera notre patrie[22]. » Et ils allèrent s’établir sur le mont Sacré, en dehors des limites de l’ager romanus.

En présence d’un tel acte, le Sénat fut partagé de sentiments. Les plus ardents des patriciens laissèrent voir que le départ de la plèbe était loin de les affliger. Désormais les patriciens demeureraient seuls à Rome avec les clients qui leur étaient encore fidèles. Rome renoncerait à sa grandeur future, mais le patriciat y serait le maître. On n’aurait plus à s’occuper de cette plèbe, à laquelle les règles ordinaires du gouvernement ne pouvaient pas s’appliquer, et qui était un embarras dans la cité. On aurait dû peut-être la chasser en même temps que les rois ; puisqu’elle prenait d’elle-même le parti de s’éloigner, on devait la laisser faire et se réjouir.

Mais d’autres, moins fidèles aux vieux principes ou plus soucieux de la grandeur romaine, s’affligeaient du départ de la plèbe. Rome perdait la moitié de ses soldats. Qu’allait-elle devenir au milieu des Latins, des Sabins, des Étrusques, tous ennemis ? La plèbe avait du bon ; que ne savait-on la faire servir aux intérêts de la cité ? Ces sénateurs souhaitaient donc qu’au prix de quelques sacrifices, dont ils ne prévoyaient peut-être pas toutes les conséquences, on ramenât dans la ville ces milliers de bras qui faisaient la force des légions.

D’autre part, la plèbe s’aperçut, au bout de peu de mois, qu’elle ne pouvait pas vivre sur le mont Sacré. Elle se procurait bien ce qui était matériellement nécessaire à l’existence. Mais tout ce qui fait une société organisée lui manquait. Elle ne pouvait pas fonder là une ville, car elle n’avait pas de prêtre qui sût accomplir la cérémonie religieuse de la fondation. Elle ne pouvait pas se donner de magistrats, car elle n’avait pas de prytanée régulièrement allumé où un magistrat eût l’occasion de sacrifier. Elle ne pouvait pas trouver le fondement des lois sociales, puisque les seules lois dont l’homme eût alors l’idée, dérivaient de la religion patricienne. En un mot, elle n’avait pas en elle les éléments d’une cité. La plèbe vit bien que, pour être plus indépendante, elle n’était pas plus heureuse, qu’elle ne formait pas une société plus régulière qu’à Rome, et qu’ainsi le problème dont la solution lui importait si fort n’était pas résolu. Il ne lui avait servi de rien de s’éloigner de Rome ; ce n’était pas dans l’isolement du mont Sacré qu’elle pouvait trouver les lois et les droits auxquels elle aspirait.

Il se trouvait donc que la plèbe et le patriciat, n’ayant presque rien de commun, ne pouvaient pourtant pas vivre l’un sans l’autre. Ils se rapprochèrent et conclurent un traité d’alliance. Ce traité paraît avoir été fait dans les mêmes formes que ceux qui terminaient une guerre entre deux peuples différents ; plèbe et patriciat n’étaient en effet ni un même peuple ni une même cité. Par ce traité, le patriciat n’accorda pas que la plèbe fît partie de la cité religieuse et politique ; il ne semble même pas que la plèbe l’ait demandé. On convint seulement qu’à l’avenir la plèbe, constituée en une société à peu près régulière, aurait des chefs tirés de son sein. C’est ici l’origine du tribunat de la plèbe, institution toute nouvelle et qui ne ressemble à rien de ce que les cités avaient connu auparavant.

Le pouvoir des tribuns n’était pas de même nature que l’autorité du magistrat ; il ne dérivait pas du culte de la cité. Le tribun n’accomplissait aucune cérémonie religieuse ; il était élu sans auspices, et l’assentiment des dieux n’était pas nécessaire pour le créer[23]. Il n’avait ni siége curule, ni robe de pourpre, ni couronne de feuillage, ni aucun de ces insignes qui dans toutes les cités anciennes désignaient à la vénération des hommes les magistrats-prêtres. Jamais on ne le compta parmi les magistrats romains.

Quelle était donc la nature et quel était le principe de son pouvoir ? Il est nécessaire ici d’écarter de notre esprit toutes les idées et toutes les habitudes modernes, et de nous transporter, autant qu’il est possible, au milieu des croyances des anciens. Jusque-là les hommes n’avaient compris l’autorité que comme un appendice du sacerdoce. Lors donc qu’ils voulurent établir un pouvoir qui ne fût pas lié au culte, et des chefs qui ne fussent pas des prêtres, il leur fallut imaginer un singulier détour. Pour cela, le jour où l’on créa les premiers tribuns, on accomplit une cérémonie religieuse d’un caractère particulier[24]. Les historiens n’en décrivent pas les rites ; ils disent seulement qu’elle eut pour effet de rendre ces premiers tribuns sacrosaints. Or ce mot signifiait que le corps du tribun serait compté dorénavant parmi les objets auxquels la religion interdisait de toucher, et dont le seul contact faisait tomber l’homme en état de souillure[25]. De là venait que si quelque dévot de Rome, quelque patricien rencontrait un tribun sur la voie publique, il se faisait un devoir de se purifier en rentrant dans sa maison, « comme si son corps eût été souillé par cette seule rencontre[26]. » Ce caractère sacrosaint restait attaché au tribun pendant toute la durée de ses fonctions ; puis en créant son successeur, il lui transmettait ce caractère, exactement comme le consul, en créant d’autres consuls, leur passait les auspices et le droit d’accomplir les rites sacrés. Plus tard, le tribunat ayant été interrompu pendant deux ans, il fallut, pour établir de nouveaux tribuns, renouveler la cérémonie religieuse qui avait été accomplie sur le mont Sacré.

On ne connaît pas assez complétement les idées des anciens pour dire si ce caractère sacrosaint rendait la personne du tribun honorable aux yeux des patriciens, ou la posait au contraire comme un objet de malédiction et d’horreur. Cette seconde conjecture est plus conforme à la vraisemblance. Ce qui est certain, c’est que, de toute manière, le tribun se trouvait tout à fait inviolable, la main du patricien ne pouvant le toucher sans une impiété grave.

Une loi confirma et garantit cette inviolabilité ; elle prononça « que nul ne pourrait violenter un tribun, ni le frapper, ni le tuer. » Elle ajouta « que celui qui se permettrait un de ces actes vis-à-vis du tribun, serait impur, que ses biens seraient confisqués au profit du temple de Cérès et qu’on pourrait le tuer impunément. » Elle se terminait par cette formule, dont le vague aida puissamment aux progrès futurs du tribunat : « Ni magistrat ni particulier n’aura le droit de rien faire à l’encontre d’un tribun. » Tous les citoyens prononcèrent un serment par lequel ils s’engageaient à observer toujours cette loi étrange, appelant sur eux la colère des dieux, s’ils la violaient, et ajoutant que quiconque se rendrait coupable d’attentat sur un tribun « serait entaché de la plus grande souillure[27]. »

Ce privilége d’inviolabilité s’étendait aussi loin que le corps du tribun pouvait étendre son action directe. Un plébéien était-il maltraité par un consul qui le condamnait à la prison, ou par un créancier qui mettait la main sur lui, le tribun se montrait, se plaçait entre eux (intercessio) et arrêtait la main patricienne. Qui eût osé « faire quelque chose à l’encontre d’un tribun » ou s’exposer à être touché par lui ?

Mais le tribun n’exerçait cette singulière puissance que là où il était présent. Loin de lui, on pouvait maltraiter les plébéiens. Il n’avait aucune action sur ce qui se passait hors de la portée de sa main, de son regard, de sa parole[28].

Les patriciens n’avaient pas donné à la plèbe des droits ; ils avaient seulement accordé que quelques-uns des plébéiens fussent inviolables. Toutefois c’était assez pour qu’il y eût quelque sécurité pour tous. Le tribun était une sorte d’autel vivant auquel s’attachait un droit d’asile.

Les tribuns devinrent naturellement les chefs de la plèbe et s’emparèrent du droit de juger. À la vérité ils n’avaient pas le droit de citer devant eux, même un plébéien ; mais ils pouvaient appréhender au corps[29]. Une fois sous leur main, l’homme obéissait. Il suffisait même de se trouver dans le rayon où leur parole se faisait entendre ; cette parole était irrésistible, et il fallait se soumettre, fût-on patricien ou consul.

Le tribun n’avait d’ailleurs aucune autorité politique. N’étant pas magistrat, il ne pouvait convoquer ni les curies ni les centuries. Il n’avait aucune proposition à faire dans le Sénat ; on ne pensait même pas qu’il y pût paraître. Il n’avait rien de commun avec la véritable cité, c’est-à-dire avec la cité patricienne, où on ne lui reconnaissait aucune autorité. Il n’était pas tribun du peuple, il était tribun de la plèbe.

Il y avait donc, comme par le passé, deux sociétés dans Rome, la cité et la plèbe ; l’une fortement organisée, ayant des lois, des magistrats, un sénat, l’autre qui restait une multitude sans droit ni loi, mais qui dans ses tribuns inviolables trouvait des protecteurs et des juges.

Dans les années qui suivent, on peut voir comme les tribuns sont hardis, et quelles licences imprévues ils se permettent. Rien ne les autorisait à convoquer le peuple ; ils le convoquent. Rien ne les appelait au Sénat ; ils s’asseyent d’abord à la porte de la salle, plus tard dans l’intérieur. Rien ne leur donnait le droit de juger des patriciens ; ils les jugent et les condamnent. C’était la suite de cette inviolabilité qui s’attachait à leur personne sacrosainte. Toute force tombait devant eux. Le patriciat s’était désarmé le jour où il avait prononcé avec les rites solennels que quiconque toucherait un tribun serait impur. La loi disait : on ne fera rien à l’encontre d’un tribun ; donc si ce tribun convoquait la plèbe, la plèbe se réunissait, et nul ne pouvait dissoudre cette assemblée, que la présence du tribun mettait hors de l’atteinte du patriciat et des lois. Si le tribun entrait au Sénat, nul ne pouvait l’en faire sortir. S’il saisissait un consul, nul ne pouvait le dégager de ses mains. Rien ne résistait aux hardiesses d’un tribun. Contre un tribun nul n’avait de force, si ce n’était un autre tribun.

Dès que la plèbe eut ainsi ses chefs, elle ne tarda guère à avoir ses assemblées délibérantes. Celles-ci ne ressemblèrent en aucune façon à celles de la cité patricienne. La plèbe, dans ses comices, était distribuée en tribus ; c’était le domicile qui réglait la place de chacun, ce n’était ni la religion ni la richesse. L’assemblée ne commençait pas par un sacrifice ; la religion n’y paraissait pas. On n’y connaissait pas les présages, et la voix d’un augure ou d’un pontife ne pouvait pas forcer les hommes à se séparer. C’étaient vraiment les comices de la plèbe, et ils n’avaient rien des vieilles règles ni de la religion du patriciat.

Il est vrai que ces assemblées ne s’occupaient pas d’abord des intérêts généraux de la cité ; elles ne nommaient pas de magistrats et ne portaient pas de lois. Elles ne délibéraient que sur les intérêts de la plèbe, ne nommaient que les chefs plébéiens et ne faisaient que des plébiscites. Il y eut longtemps à Rome une double série de décrets, sénatus-consultes pour les patriciens, plébiscites pour la plèbe. Ni la plèbe n’obéissait aux sénatus-consultes, ni les patriciens aux plébiscites. Il y avait deux peuples dans Rome.

Ces deux peuples, toujours en présence et habitant les mêmes murs, n’avaient pourtant presque rien de commun. Un plébéien ne pouvait pas être consul de la cité, ni un patricien tribun de la plèbe. Le plébéien n’entrait pas dans l’assemblée par curies, ni le patricien dans l’assemblée par tribus[30].

C’étaient deux peuples qui ne se comprenaient même pas, n’ayant pas pour ainsi dire d’idées communes. Si le patricien parlait au nom de la religion et des lois, le plébéien répondait qu’il ne connaissait pas cette religion héréditaire ni les lois qui en découlaient. Si le patricien alléguait la sainte coutume, le plébéien répondait au nom du droit de la nature. Ils se renvoyaient l’un à l’autre le reproche d’injustice ; chacun d’eux était juste d’après ses propres principes, injuste d’après les principes et les croyances de l’autre. L’assemblée des curies et la réunion des patres semblaient au plébéien des priviléges odieux. Dans l’assemblée des tribus le patricien voyait un conciliabule réprouvé de la religion. Le consulat était pour le plébéien une autorité arbitraire et tyrannique ; le tribunat était aux yeux du patricien quelque chose d’impie, d’anormal, de contraire à tous les principes ; il ne pouvait comprendre cette sorte de chef qui n’était pas un prêtre et qui était élu sans auspices. Le tribunat dérangeait l’ordre sacré de la cité ; il était ce qu’est une hérésie dans une religion ; le culte public en était flétri. « Les dieux nous seront contraires, disait un patricien, tant que nous aurons chez nous cet ulcère qui nous ronge et qui étend la corruption à tout le corps social. » L’histoire de Rome, pendant un siècle, fut remplie de pareils malentendus entre ces deux peuples qui ne semblaient pas parler la même langue. Le patriciat persistait à retenir la plèbe en dehors du corps politique ; la plèbe se donnait des institutions propres. La dualité de la population romaine devenait de jour en jour plus manifeste.

Il y avait pourtant quelque chose qui formait un lien entre ces deux peuples, c’était la guerre. Le patriciat n’avait eu garde de se priver de soldats. Il avait laissé aux plébéiens le titre de citoyens, ne fût-ce que pour pouvoir les incorporer dans les légions. On avait d’ailleurs veillé à ce que l’inviolabilité des tribuns ne s’étendît pas hors de Rome, et pour cela on avait décidé qu’un tribun ne sortirait jamais de la ville. À l’armée, la plèbe était donc sujette, et il n’y avait plus double pouvoir ; en présence de l’ennemi, Rome redevenait une.

Puis, grâce à l’habitude prise sous les derniers rois et conservée après eux de réunir l’armée et de la consulter sur les intérêts publics ou sur le choix des magistrats, il y avait des assemblées mixtes où la plèbe figurait à côté des patriciens. Or nous voyons clairement dans l’histoire que ces comices par centuries prirent de plus en plus d’importance et devinrent insensiblement ce qu’on appela les grands comices En effet dans le conflit qui était engagé entre l’assemblée par curies et l’assemblée par tribus, il paraissait naturel que l’assemblée centuriate devînt une sorte de terrain neutre où les intérêts généraux fussent débattus de préférence.

Le plébéien n’était pas toujours un pauvre. Souvent il appartenait à une famille qui était originaire d’une autre ville, qui y avait été riche et considérée, et que le sort de la guerre avait transportée à Rome sans lui enlever la richesse ni ce sentiment de dignité qui d’ordinaire l’accompagne. Quelquefois aussi le plébéien avait pu s’enrichir par son travail, surtout au temps des rois. Lorsque Servius avait partagé la population en classes d’après la fortune, quelques plébéiens étaient entrés dans la première. Le patriciat n’avait pas osé ou n’avait pas pu abolir cette division en classes. Il ne manquait donc pas de plébéiens qui combattaient à côté des patriciens dans les premiers rangs de la légion et qui votaient avec eux dans les premières centuries.

Cette classe riche, fière, prudente aussi, qui ne pouvait pas se plaire aux troubles et devait les redouter, qui avait beaucoup à perdre si Rome tombait, et beaucoup à gagner si elle s’élevait, fut un intermédiaire naturel entre les deux ordres ennemis.

Il ne paraît pas que la plèbe ait éprouvé aucune répugnance à voir s’établir en elle les distinctions de la richesse. Trente-six ans après la création du tribunat, le nombre des tribuns fut porté à dix, afin qu’il y en eût deux de chacune des cinq classes. La plèbe acceptait donc et tenait à conserver la division que Servius avait établie. Et même la partie pauvre, qui n’était pas comprise dans les classes, ne faisait entendre aucune réclamation ; elle laissait aux plus aisés leur privilége, et n’exigeait pas qu’on choisît aussi chez elle des tribuns.

Quant aux patriciens, ils s’effrayaient peu de cette importance que prenait la richesse. Car ils étaient riches aussi. Plus sages ou plus heureux que les eupatrides d’Athènes, qui tombèrent dans le néant le jour où la direction de la société appartint à la richesse, les patriciens ne négligèrent jamais ni l’agriculture ni le commerce ni même l’industrie. Augmenter leur fortune fut toujours leur grande préoccupation. Le travail, la frugalité, la bonne spéculation furent toujours leurs vertus. D’ailleurs chaque victoire sur l’ennemi, chaque conquête agrandissait leurs possessions. Aussi ne voyaient-ils pas un très-grand mal à ce que la puissance s’attachât à la richesse.

Les habitudes et le caractère des patriciens étaient tels qu’ils ne pouvaient pas avoir de mépris pour un riche, fût-il de la plèbe. Le riche plébéien approchait d’eux, vivait avec eux ; maintes relations d’intérêt ou d’amitié s’établissaient. Ce perpétuel contact amenait un échange d’idées. Le plébéien faisait peu à peu comprendre au patricien les vœux et les droits de la plèbe. Le patricien finissait par se laisser convaincre ; il arrivait insensiblement à avoir une opinion moins ferme et moins hautaine de sa supériorité ; il n’était plus aussi sûr de son droit. Or quand une aristocratie en vient à douter que son empire soit légitime, ou elle n’a plus le courage de le défendre ou elle le défend mal. Dès que les prérogatives du patricien n’étaient plus un article de foi pour lui-même, on peut dire que le patriciat était à moitié vaincu.

La classe riche paraît avoir exercé une action d’un autre genre sur la plèbe, dont elle était issue et dont elle ne se séparait pas encore. Comme elle avait intérêt à la grandeur de Rome, elle souhaitait l’union des deux ordres. Elle était d’ailleurs ambitieuse ; elle calculait que la séparation absolue des deux ordres bornait à jamais sa carrière, en l’enchaînant pour toujours à la classe inférieure, tandis que leur union lui ouvrait une voie dont on ne pouvait pas voir le terme. Elle s’efforça donc d’imprimer aux idées et aux vœux de la plèbe une autre direction. Au lieu de persister à former un ordre séparé, au lieu de se donner péniblement des lois particulières, que l’autre ordre ne reconnaîtrait jamais, au lieu de travailler lentement par ses plébiscites à faire des espèces de lois à son usage et à élaborer un code qui n’aurait jamais de valeur officielle, elle lui inspira l’ambition de pénétrer dans la cité patricienne et d’entrer en partage des lois, des institutions, des dignités du patricien. Les désirs de la plèbe tendirent alors à l’union des deux ordres, sous la condition de l’égalité.

La plèbe, une fois entrée dans cette voie, commença par réclamer un code. Il y avait des lois à Rome, comme dans toutes les villes, lois invariables et saintes, qui étaient écrites et dont le texte était gardé par les prêtres[31]. Mais ces lois qui faisaient partie de la religion ne s’appliquaient qu’aux membres de la cité religieuse. Le plébéien n’avait pas le droit de les connaître, et l’on peut croire qu’il n’avait pas non plus le droit de les invoquer. Ces lois existaient pour les curies, pour les gentes, pour les patriciens et leurs clients, mais non pour d’autres. Elles ne reconnaissaient pas le droit de propriété à celui qui n’avait pas de sacra ; elles n’accordaient pas l’action en justice à celui qui n’avait pas de patron. C’est ce caractère exclusivement religieux de la loi que la plèbe voulut faire disparaître. Elle demanda, non pas seulement que les lois fussent mises en écrit et rendues publiques, mais qu’il y eût des lois qui fussent également applicables aux patriciens et à elle.

Il paraît que les tribuns voulurent d’abord que ces lois fussent rédigées par des plébéiens. Les patriciens répondirent qu’apparemment les tribuns ignoraient ce que c’était qu’une loi, car autrement ils n’auraient pas exprimé cette prétention. « Il est de toute impossibilité, disaient-ils, que les plébéiens fassent des lois. Vous qui n’avez pas les auspices, vous qui n’accomplissez pas d’actes religieux, qu’avez-vous de commun avec toutes les choses sacrées, parmi lesquelles il faut compter la loi[32] ? » Cette pensée de la plèbe paraissait monstrueuse aux patriciens. Aussi les vieilles annales, que Tite-Live et Denys consultaient en cet endroit de leur histoire, mentionnaient-elles d’affreux prodiges, le ciel en feu, des spectres voltigeant dans l’air, des pluies de sang[33]. Le vrai prodige était que des plébéiens eussent la pensée de faire des lois. Entre les deux ordres, dont chacun s’étonnait de l’insistance de l’autre, la république resta huit années en suspens. Puis les tribuns trouvèrent un compromis : « Puisque vous ne voulez pas que la loi soit écrite par les plébéiens, dirent-ils, choisissons les législateurs dans les deux ordres. » Par là ils croyaient concéder beaucoup ; c’était peu à l’égard des principes si rigoureux de la religion patricienne. Le Sénat répliqua qu’il ne s’opposait nullement à la rédaction d’un code, mais que ce code ne pouvait être rédigé que par des patriciens. On finit par trouver un moyen de concilier les intérêts de la plèbe avec la nécessité religieuse que le patriciat invoquait : on décida que les législateurs seraient tous patriciens, mais que leur code, avant d’être promulgué et mis en vigueur, serait exposé aux yeux du public et soumis à l’approbation préalable de toutes les classes.

Ce n’est pas ici le moment d’analyser le code des Décemvirs. Il importe seulement de remarquer dès à présent que l’œuvre des législateurs, préalablement exposée au forum, discutée librement par tous les citoyens, fut ensuite acceptée par les comices centuriates, c’est-à-dire par l’assemblée où les deux ordres étaient confondus. Il y avait en cela une innovation grave. Adoptée par toutes les classes, la même loi s’appliqua désormais à toutes. On ne trouve pas dans ce qui nous reste de ce code, un seul mot qui implique une inégalité entre le plébéien et le patricien, soit pour le droit de propriété, soit pour les contrats et les obligations, soit pour la procédure. À partir de ce moment, le plébéien comparut devant le même tribunal que le patricien, agit comme lui, fût jugé d’après la même loi que lui. Or il ne pouvait pas se faire de révolution plus radicale ; les habitudes de chaque jour, les mœurs, les sentiments de l’homme envers l’homme, l’idée de la dignité personnelle, le principe du droit, tout fut changé dans Rome.

Comme il restait quelques lois à faire, on nomma de nouveaux décemvirs, et parmi eux il y eut trois plébéiens. Ainsi après qu’on eut proclamé avec tant d’énergie que le droit d’écrire les lois n’appartenait qu’à la classé patricienne, le progrès des idées était si rapide qu’au bout d’une année on admettait des plébéiens parmi les législateurs.

Les mœurs tendaient à l’égalité. On était sur une pente où l’on ne pouvait plus se retenir. Il était devenu nécessaire de faire une loi pour défendre le mariage entre les deux ordres : preuve certaine que la religion et les mœurs ne suffisaient plus à l’interdire. Mais à peine avait-on eu le temps de faire cette loi, qu’elle tomba devant une réprobation universelle. Quelques patriciens persistèrent bien à alléguer la religion ; « notre sang va être souillé, et le culte héréditaire de chaque famille en sera flétri ; nul ne saura plus de quel sang il est né, à quels sacrifices il appartient ; ce sera le renversement de toutes les institutions divines et humaines. » Les plébéiens n’entendaient rien à ces arguments, qui ne leur paraissaient que des subtilités sans valeur. Discuter des articles de foi devant des hommes qui n’ont pas la religion, c’est peine perdue. Les tribuns répliquaient d’ailleurs avec beaucoup de justesse : « S’il est vrai que votre religion parle si haut, qu’avez-vous besoin de cette loi ? Elle ne vous sert de rien ; retirez-la, vous resterez aussi libres qu’auparavant de ne pas vous allier aux familles plébéiennes. » La loi fut retirée. Aussitôt les mariages devinrent fréquents entre les deux ordres. Les riches plébéiens furent à tel point recherchés que, pour ne parler que des Licinius, on les vit s’allier à trois gentes patriciennes, aux Fabius, aux Cornélius, aux Manlius[34]. On put reconnaître alors que la loi avait été un moment la seule barrière qui séparât les deux ordres. Désormais, le sang patricien et le sang plébéien se mêlèrent.

Dès que l’égalité était conquise dans la vie privée, le plus difficile était fait, et il semblait naturel que l’égalité existât de même en politique. La plèbe se demanda donc pourquoi le consulat lui était interdit, et elle ne vit pas de raison pour en être écartée toujours.

Il y avait pourtant une raison très-forte. Le consulat n’était pas seulement un commandement ; c’était un sacerdoce. Pour être consul, il ne suffisait pas d’offrir des garanties d’intelligence, de courage, de probité ; il fallait surtout être capable d’accomplir les cérémonies du culte public. Il était nécessaire que les rites fussent bien observés et que les dieux fussent contents. Or les patriciens seuls avaient en eux le caractère sacré qui permettait de prononcer les prières et d’appeler la protection divine sur la cité. Le plébéien n’avait rien de commun avec le culte ; la religion s’opposait donc à ce qu’il fût consul, nefas plebeium consulem fieri.

On peut se figurer la surprise et l’indignation du patriciat, quand des plébéiens exprimèrent pour la première fois la prétention d’être consuls. Il sembla que la religion fût menacée. On se donna beaucoup de peine pour faire comprendre cela à la plèbe ; on lui dit quelle importance la religion avait dans la cité, que c’était elle qui avait fondé la ville, elle qui présidait à tous les actes publics, elle qui dirigeait les assemblées délibérantes, elle qui donnait à la république ses magistrats. On ajouta que cette religion était, suivant la règle antique (more majorum), le patrimoine des patriciens, que ses rites ne pouvaient être connus et pratiqués que par eux, et qu’enfin les dieux n’acceptaient pas le sacrifice du plébéien. Proposer de créer des consuls plébéiens, c’était vouloir supprimer la religion de la cité ; désormais le culte serait souillé et la cité ne serait plus en paix avec ses dieux[35].

Le patriciat usa de toute sa force et de toute son adresse pour écarter les plébéiens de ses magistratures. Il défendait à la fois sa religion et sa puissance. Dès qu’il vit que le consulat était en danger d’être obtenu par la plèbe, il en détacha la fonction religieuse qui avait entre toutes le plus d’importance, celle qui consistait à faire la lustration des citoyens ; ainsi furent établis les censeurs. Dans un moment où il lui semblait trop difficile de résister aux vœux des plébéiens, il remplaça le consulat par le tribunat militaire. La plèbe montra d’ailleurs une grande patience ; elle attendit soixante-quinze ans que son désir fût réalisé. Il est visible qu’elle mettait moins d’ardeur à obtenir ces hautes magistratures qu’elle n’en avait mis à conquérir le tribunat et un code.

Mais si la plèbe était assez indifférente, il y avait une aristocratie plébéienne qui avait de l’ambition. Voici une légende de cette époque : « Fabius Ambustus, un des patriciens les plus distingués, avait marié ses deux filles, l’une à un patricien qui devint tribun militaire, l’autre à Licinius Stolon, homme fort en vue, mais plébéien. Celle-ci se trouvait un jour chez sa sœur, lorsque les licteurs ramenant le tribun militaire à sa maison frappèrent la porte de leurs faisceaux. Comme elle ignorait cet usage, elle eut peur. Les rires et les questions ironiques de sa sœur lui apprirent combien un mariage plébéien l’avait fait déchoir, en la plaçant dans une maison où les dignités et les honneurs ne devaient jamais entrer. Son père devina son chagrin, la consola et lui promit qu’elle verrait un jour chez elle ce qu’elle venait de voir dans la maison de sa sœur. Il s’entendit avec son gendre, et tous les deux travaillèrent au même dessein. » Cette légende nous apprend deux choses : l’une, que l’aristocratie plébéienne, à force de vivre avec les patriciens, prenait leur ambition et aspirait à leurs dignités ; l’autre, qu’il se trouvait des patriciens pour encourager et exciter l’ambition de cette nouvelle aristocratie qui s’était unie à eux par les liens les plus étroits.

Il paraît que Licinius et Sextius, qui s’était joint à lui, ne comptaient pas que la plèbe fît de grands efforts pour leur donner le droit d’être consuls. Car ils crurent devoir proposer trois lois en même temps. Celle qui avait pour objet d’établir qu’un des consuls serait forcément choisi dans la plèbe, était précédée de deux autres, dont l’une diminuait les dettes et l’autre accordait des terres au peuple. Il est évident que les deux premières devaient servir à échauffer le zèle de la plèbe en faveur de la troisième. Il y eut un moment où la plèbe fut trop clairvoyante : elle prit dans les propositions de Licinius ce qui était pour elle, c’est-à-dire la réduction des dettes et la distribution de terres, et laissa de côté le consulat. Mais Licinius répliqua que les trois lois étaient inséparables, et qu’il fallait les accepter ou les rejeter ensemble. La constitution romaine autorisait ce procédé. On pense bien que la plèbe aima mieux tout accepter que tout perdre. Mais il ne suffisait pas que la plèbe voulût faire des lois ; il fallait encore à cette époque que le Sénat convoquât les grands comices et qu’ensuite il confirmât le décret[36]. Il s’y refusa pendant dix ans. À la fin se place un événement que Tite-Live laisse trop dans l’ombre[37] ; il paraît que la plèbe prit les armes et que la guerre civile ensanglanta les rues de Rome. Le patriciat vaincu donna un sénatus-consulte par lequel il approuvait et confirmait à l’avance tous les décrets que le peuple porterait cette année-là. Rien n’empêcha plus les tribuns de faire voter leurs trois lois. À partir de ce moment, la plèbe eut chaque année un consul sur deux, et elle ne tarda guère à parvenir aux autres magistratures. Le plébéien porta la robe de pourpre et fut précédé des faisceaux ; il rendit la justice, il fut sénateur, il gouverna la cité et commanda les légions.

Restaient les sacerdoces, et il ne semblait pas qu’on pût les enlever aux patriciens. Car c’était dans la vieille religion un dogme inébranlable que le droit de réciter la prière et de toucher aux objets sacrés ne se transmettait qu’avec le sang. La science des rites, comme la possession des dieux, était héréditaire. De même qu’un culte domestique était un patrimoine auquel nul étranger ne pouvait avoir part, le culte de la cité appartenait aussi exclusivement aux familles qui avaient formé la cité primitive. Assurément dans les premiers siècles de Rome il ne serait venu à l’esprit de personne qu’un plébéien pût être pontife.

Mais les idées avaient changé. La plèbe, en retranchant de la religion la règle d’hérédité, s’était fait une religion à son usage. Elle s’était donné des lares domestiques, des autels de carrefour, des foyers de tribu. Le patricien n’avait eu d’abord que du mépris pour cette parodie de sa religion. Mais cela était devenu avec le temps une chose sérieuse, et le plébéien était arrivé à croire qu’il était, même au point de vue du culte et à l’égard des dieux, l’égal du patricien.

Il y avait deux principes en présence. Le patriciat persistait à soutenir que le caractère sacerdotal et le droit d’adorer la divinité étaient héréditaires. La plèbe affranchissait la religion et le sacerdoce de cette vieille règle de l’hérédité ; elle prétendait que tout homme était apte à prononcer la prière, et que, pourvu qu’on fût citoyen on avait le droit d’accomplir les cérémonies du culte de la cité ; elle arrivait à cette conséquence qu’un plébéien pouvait être pontife.

Si les sacerdoces avaient été distincts des commandements et de la politique, il est possible que les plébéiens ne les eussent pas aussi ardemment convoités. Mais toutes ces choses étaient confondues : le prêtre était un magistrat ; le pontife était un juge, l’augure pouvait dissoudre les assemblées publiques. La plèbe ne manqua pas de s’apercevoir que sans les sacerdoces elle n’avait réellement ni l’égalité civile ni l’égalité politique. Elle réclama donc le partage du pontificat entre les deux ordres, comme elle avait réclamé le partage du consulat.

Il devenait difficile de lui objecter son incapacité religieuse ; car depuis soixante ans on voyait le plébéien, comme consul, accomplir les sacrifices ; comme censeur, il faisait la lustration ; vainqueur de l’ennemi, il remplissait les saintes formalités du triomphe. Par les magistratures, la plèbe s’était déjà emparée d’une partie des sacerdoces ; il n’était pas facile de sauver le reste. La foi au principe de l’hérédité religieuse était ébranlée chez les patriciens eux-mêmes. Quelques-uns d’entre eux invoquèrent en vain les vieilles règles, et dirent : « Le culte va être altéré, souillé par des mains indignes ; vous vous attaquez aux dieux mêmes ; prenez garde que leur colère ne se fasse sentir à notre ville[38]. » Il ne semble pas que ces arguments aient eu beaucoup de force sur la plèbe, ni même que la majorité du patriciat s’en soit émue. Les mœurs nouvelles donnaient gain de cause au principe plébéien. Il fut donc décidé que la moitié des pontifes et des augures seraient désormais choisis parmi la plèbe.

Ce fut là la dernière conquête de l’ordre inférieur ; il n’avait plus rien à désirer. Le patriciat perdait jusqu’à sa supériorité religieuse. Rien ne le distinguait plus de la plèbe ; le patriciat n’était plus qu’un nom ou un souvenir. Les vieux principes sur lesquels la cité romaine, comme toutes les cités anciennes, était fondée, avaient disparu. De cette antique religion héréditaire, qui avait longtemps gouverné les hommes et établi des rangs entre eux, il ne restait plus que les formes extérieures. Le plébéien avait lutté contre elle pendant quatre siècles, sous la république et sous les rois, et il l’avait vaincue.

  1. Le nom de roi fut quelquefois laissé à ces chefs populaires, lorsqu’ils descendaient de familles religieuses. Hérodote, V, 92.
  2. Nicolas de Damas, Fragm. Aristote, Pol., V, 9. Thucyd., I, 126. Diodore, IV, 5.
  3. Aristote, Pol., VI, 3, 2.
  4. Varron, L. L., VI, 13.
  5. Denys, IV, 5. Platon, Hipparque.
  6. Héraclide de Pont, dans les Fragm. des hist. grecs, t. II, p. 217.
  7. Diogène Laërce, I, 110. Cic., De leg., II, 11. Athénée, p. 602.
  8. Euripide, Phéniciennes. Alexis, dans Athénée, IV, 49.
  9. Eschine, in Ctesiph., 30. Démosth., in Eubul. Pollux, VIII, 19, 95, 107.
  10. Aristote, Pol., III, 1, 10 ; VII, 2. Schol. ad Æsch., éd. Didot, p. 511.
  11. Démosth., in Eubul., 54.
  12. Les phratries anciennes et les γένη ne furent pas supprimés par Clitshènes ; mais ils n’eurent plus d’existence officielle ni de valeur.
  13. Hérodote, V, 67, 68. Aristote, Pol., VII, 2, 11. Pausanias, V, 9.
  14. Aristote, Pol., VII, 3, 11 (VI, 3).
  15. Tite-Live, I, 47. Denys, IV, 13. Déjà les rois précédents avaient partagé les terres prises à l’ennemi ; mais il n’est pas sûr qu’ils aient admis la plèbe au partage.
  16. Denys, IV, 13 ; IV, 43.
  17. Denys, IV, 26.
  18. Les historiens modernes comptent ordinairement six classes. Il n’y en a en réalité que cinq : Cic., De republ., II, 22 ; Aulu-Gelle, X, 28. Les chevaliers d’une part, de l’autre les prolétaires, étaient en dehors des classes.
  19. Il nous paraît incontestable que les comices par centuries n’étaient pas autre chose que la réunion de l’armée romaine. Ce qui le prouve, c’est 1o  que cette assemblée est souvent appelée l’armée par les écrivains latins ; urbanus exercitus, Varron, VI, 93 ; quum comitiorum causa exercitus eductus esset, Tite-Live, XXXIX, 15 ; miles ad suffragia vocatur et comitia centuriata dicuntur, Ampélius, 48 ; 2o  que ces comices étaient convoqués exactement comme l’armée, quand elle entrait en campagne, c’est-à-dire au son de la trompette (Varron, V, 91), deux étendards flottant sur la citadelle, l’un rouge pour appeler l’infanterie, l’autre vert foncé pour la cavalerie ; 3o  que ces comices se tenaient toujours au Champ-de-Mars, parce que l’armée ne pouvait pas se réunir dans l’intérieur de la ville (Aulu-Gelle, XV, 27) ; 4o  que chacun s’y rendait en armes (Dion Cassius, XXXVII) ; 5o  que l’on y était distribué par centuries, l’infanterie d’un côté, la cavalerie de l’autre ; 6o  que chaque centurie avait à sa tête son centurion et son enseigne, ὥσπερ ἐν πολέμῳ, Denys, VII, 59 ; 7o  que les sexagénaires, ne faisant pas partie de l’armée, n’avaient pas non plus le droit de voter dans ces comices ; Macrobe, I, 5 ; Festus, vo depontani. On peut d’ailleurs remarquer que dans l’ancienne langue le mot classis signifiait corps de troupe. — Les prolétaires ne paraissaient pas d’abord dans cette assemblée ; pourtant comme il était d’usage qu’ils formassent dans l’armée une centurie employée aux travaux, ils purent aussi former une centurie dans ces comices.
  20. Cassius Hémina, dans Nonius, liv. II, vo plevitas.
  21. Varron, L. L., VII, 105. Festus, vo nexum. Tite-Live, VIII, 28. Aulu-Gelle, XX, 1.
  22. Denys, VI, 45 ; VI, 79.
  23. Denys, X, 4. Plutarque, Quest. rom., 84.
  24. Tite-Live, III, 55.
  25. C’est le sens propre du mot sacer : Plaute, Bacch., IV, 6, 13 ; Catulle, XIV, 12 ; Festus, vo sacer ; Macrobe, III, 7. Suivant Tite-Live, l’épithète de sacrosanctus ne se serait pas d’abord appliquée au tribun, mais à l’homme qui portait atteinte à la personne du tribun.
  26. Plutarque, Quest. rom., 81.
  27. Denys, VI, 89 ; X, 32 ; X, 42.
  28. Tribuni antiquitus creati, non juri dicundo nec causis querelisque de absentibus noscendis, sed intercessionibus faciendis quibus præsentes fuissent, ut injuria quæ coram fieret arceretur. Aulu-Gelle, XIII, 12.
  29. Aulu-Gelle, XV, 27. Denys, VIII, 87 ; VI, 90.
  30. Tite-Live, II, 60. Denys, VII, 16. Festus, vo scita plebis. Il est bien entendu que nous parlons des premiers temps. Les patriciens étaient inscrits dans les tribus ; mais ils ne figuraient pas dans des assemblées qui se réunissaient sans auspices et sans cérémonie religieuse.
  31. Denys, X, 1.
  32. Tite-Live, III, 31. Denys, X, 4.
  33. Julius Obsequens, 16.
  34. Tite-Live, V, 12 ; VI, 34 ; VI, 39.
  35. Tite-Live, VI, 41.
  36. Tite-Live, IV, 49.
  37. Tite-Live, VI, 42.
  38. Tite-Live, X, 5, 7.