La Cité antique, 1864/Livre IV/Chapitre X

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Durand (p. 420-429).

CHAPITRE X.

UNE ARISTOCRATIE DE RICHESSE ESSAIE DE SE CONSTITUER ; ÉTABLISSEMENT DE LA DÉMOCRATIE.

Le régime qui succéda à la domination de l’aristocratie religieuse ne fut pas tout d’abord la démocratie. Nous avons vu, par l’exemple d’Athènes et de Rome, que la révolution qui s’était accomplie, n’avait pas été l’œuvre des plus basses classes. Il y eut à la vérité quelques villes où ces classes s’insurgèrent d’abord ; mais elles ne purent fonder rien de durable ; les longs désordres où tombèrent Syracuse, Milet, Samos, en sont la preuve. Le régime nouveau ne s’établit avec quelque solidité que là où il se trouva tout de suite une classe supérieure pour prendre en mains, pour quelque temps, le pouvoir et l’autorité morale qui échappaient aux eupatrides ou aux patriciens.

Quelle pouvait être cette aristocratie nouvelle ? La religion héréditaire étant écartée, il n’y avait plus d’autre élément de distinction sociale que la richesse. On demanda donc à la richesse de fixer des rangs, les esprits n’admettant pas tout de suite que l’égalité dût être absolue.

Ainsi Solon ne crut pouvoir faire oublier l’ancienne distinction fondée sur la religion héréditaire, qu’en établissant une division nouvelle qui fut fondée sur la richesse. Il partagea les hommes en quatre classes, et leur donna des droits inégaux ; il fallut être riche pour parvenir aux hautes magistratures ; il fallut être au moins d’une des deux classes moyennes pour avoir accès au Sénat et aux tribunaux[1].

Il en fut de même à Rome. Nous avons déjà vu que Servius ne détruisit la puissance du patriciat qu’en fondant une aristocratie rivale. Il créa douze centuries de chevaliers choisis parmi les plus riches plébéiens ; ce fut l’origine de l’ordre équestre, qui fut dorénavant l’ordre riche de Rome. Les plébéiens qui n’avaient pas le cens fixé pour être chevalier, furent répartis en cinq classes suivant le chiffre de leur fortune. Les prolétaires furent en dehors de toute classe. Ils n’avaient pas de droits politiques ; s’ils figuraient dans les comices par centuries, il est sûr du moins qu’ils n’y votaient pas[2]. La constitution républicaine conserva ces distinctions établies par un roi, et la plèbe ne se montra pas d’abord très-désireuse de mettre l’égalité entre ses membres.

Ce qui se voit si clairement à Athènes et à Rome, se retrouve dans presque toutes les autres cités. À Cumes, par exemple, les droits politiques ne furent donnés d’abord qu’à ceux qui, possédant des chevaux, formaient une sorte d’ordre équestre ; plus tard, ceux qui venaient après eux pour le chiffre de la fortune, obtinrent les mêmes droits, et cette dernière mesure n’éleva qu’à mille le nombre des citoyens. À Rhégium, le gouvernement fut longtemps aux mains des mille plus riches de la cité. À Thurii, il fallait un cens très-élevé pour faire partie du corps politique. Nous voyons clairement dans les poésies de Théognis qu’à Mégare, après la chute des nobles, ce fut la richesse qui régna. À Thèbes, pour jouir des droits de citoyen, il ne fallait être ni artisan ni marchand[3].

Ainsi les droits politiques qui, dans l’époque précédente, étaient inhérents à la naissance, furent, pendant quelque temps, inhérents à la fortune. Cette aristocratie de richesse se forma dans toutes les cités, non pas par l’effet d’un calcul, mais par la nature même de l’esprit humain, qui, en sortant d’un régime de profonde inégalité, n’arrivait pas tout de suite à l’égalité complète.

Il est à remarquer que cette aristocratie ne fondait pas sa supériorité uniquement sur sa richesse. Partout elle eut à cœur d’être la classe militaire. Elle se chargea de défendre les cités en même temps que de les gouverner. Elle se réserva les meilleures armes et la plus forte part de périls dans les combats, voulant imiter en cela la classe noble qu’elle remplaçait. Dans toutes les cités les plus riches formèrent la cavalerie, la classe aisée composa le corps des hoplites ou des légionnaires. Les pauvres furent exclus de l’armée ; tout au plus les employa-t-on comme vélites et comme peltastes, ou parmi les rameurs de la flotte[4]. L’organisation de l’armée répondait ainsi avec une exactitude parfaite à l’organisation politique de la cité. Les dangers étaient proportionnés aux priviléges, et la force matérielle se trouvait dans les mêmes mains que la richesse[5].

Il y eut ainsi dans presque toutes les cités dont l’histoire nous est connue, une période pendant laquelle la classe riche ou tout au moins la classe aisée fut en possession du gouvernement. Ce régime politique eut ses mérites, comme tout régime peut avoir les siens, quand il est conforme aux mœurs de l’époque et que les croyances ne lui sont pas contraires. La noblesse sacerdotale de l’époque précédente avait assurément rendu de grands services ; car c’était elle qui pour la première fois avait établi des lois et fondé des gouvernements réguliers. Elle avait fait vivre avec calme et dignité, pendant plusieurs siècles, les sociétés humaines. L’aristocratie de richesse eut un autre mérite : elle imprima à la société et à l’intelligence une impulsion nouvelle. Issue du travail sous toutes ses formes, elle l’honora et le stimula. Ce nouveau régime donnait le plus de valeur politique à l’homme le plus laborieux, le plus actif ou le plus habile ; il était donc favorable au développement de l’industrie et du commerce ; il l’était aussi au progrès intellectuel ; car l’acquisition de cette richesse, qui se gagnait ou se perdait, d’ordinaire, suivant le mérite de chacun, faisait de l’instruction le premier besoin et de l’intelligence le plus puissant ressort des affaires humaines. Il n’y a donc pas à être surpris que sous ce régime la Grèce et Rome aient élargi les limites de leur culture intellectuelle et poussé plus avant leur civilisation.

La classe riche ne garda pas l’empire aussi longtemps que l’ancienne noblesse héréditaire l’avait gardé. Ses titres à la domination n’étaient pas de même valeur. Elle n’avait pas ce caractère sacré dont l’ancien eupatride était revêtu ; elle ne régnait pas en vertu des croyances et par la volonté des dieux. Elle n’avait rien en elle qui eût prise sur la conscience et qui forçât l’homme à se soumettre. L’homme ne s’incline guère que devant ce qu’il croit être le droit ou ce que ses opinions lui montrent comme fort au-dessus de lui. Il avait pu se courber longtemps devant la supériorité religieuse de l’eupatride qui disait la prière et possédait les dieux. Mais la richesse ne lui imposait pas. Devant la richesse, le sentiment le plus ordinaire n’est pas le respect, c’est l’envie. L’inégalité politique qui résultait de la différence des fortunes, parut bientôt une iniquité, et les hommes travaillèrent à la faire disparaître.

D’ailleurs la série des révolutions, une fois commencée, ne devait pas s’arrêter. Les vieux principes étaient renversés, et l’on n’avait plus de traditions ni de règles fixes. Il y avait un sentiment général de l’instabilité des choses, qui faisait qu’aucune constitution n’était plus capable de durer bien longtemps. La nouvelle aristocratie fut donc attaquée comme l’avait été l’ancienne ; les pauvres voulurent être citoyens et firent effort pour entrer à leur tour dans le corps politique.

Il est impossible d’entrer dans le détail de cette nouvelle lutte. L’histoire des cités, à mesure qu’elle s’éloigne de l’origine, se diversifie de plus en plus. Elles poursuivent la même série de révolutions ; mais ces révolutions s’y présentent sous des formes très-variées. On peut du moins faire cette remarque que dans les villes où le principal élément de la richesse était la possession du sol, la classe riche fut plus longtemps respectée et plus longtemps maîtresse ; et qu’au contraire dans les cités, comme Athènes, où il y avait peu de fortunes territoriales et où l’on s’enrichissait surtout par l’industrie et le commerce, l’instabilité des fortunes éveilla plus tôt les convoitises ou les espérances des classes inférieures, et l’aristocratie fut plus tôt attaquée.

Les riches de Rome résistèrent beaucoup mieux que ceux de la Grèce ; cela tient à des causes que nous dirons plus loin. Mais quand on lit l’histoire grecque, on remarque avec quelque surprise combien l’aristocratie nouvelle se défendit faiblement. Il est vrai qu’elle ne pouvait pas, comme les eupatrides, opposer à ses adversaires le grand et puissant argument de la tradition et de la piété. Elle ne pouvait pas appeler à son secours les ancêtres et les dieux. Elle n’avait pas de point d’appui dans ses propres croyances ; elle n’avait pas foi dans la légitimité de ses priviléges.

Elle avait bien la force des armes ; mais cette supériorité même finit par lui manquer. Les constitutions que les États se donnent, dureraient sans doute plus longtemps si chaque État pouvait demeurer dans l’isolement, ou si du moins il pouvait vivre toujours en paix. Mais la guerre dérange les rouages des constitutions et hâte les changements. Or entre ces cités de la Grèce et de l’Italie l’état de guerre était presque perpétuel. C’était sur la classe riche que le service militaire pesait le plus lourdement puisque c’était elle qui occupait le premier rang dans les batailles. Souvent, au retour d’une campagne, elle rentrait dans la ville, décimée et affaiblie, hors d’état par conséquent de tenir tête au parti populaire. À Tarente, par exemple, la haute classe ayant perdu la plus grande partie de ses membres dans une guerre contre les Japyges, la démocratie s’établit aussitôt dans la cité. Le même fait s’était produit à Argos, une trentaine d’années auparavant : à la suite d’une guerre malheureuse contre les Spartiates, le nombre des vrais citoyens était devenu si faible, qu’il avait fallu donner le droit de cité à une foule de périèques[6]. C’est pour n’avoir pas à tomber dans cette extrémité que Sparte était si ménagère du sang des vrais Spartiates. Quant à Rome, ses guerres continuelles expliquent en grande partie ses révolutions. La guerre a détruit d’abord son patriciat ; des trois cents familles que cette caste comptait sous les rois, il en restait à peine un tiers après la conquête du Samnium. La guerre a moissonné ensuite la plèbe primitive, cette plèbe riche et courageuse qui remplissait les cinq classes et qui formait les légions.

Un des effets de la guerre était que les cités étaient presque toujours réduites à donner des armes aux classes inférieures. C’est pour cela qu’à Athènes et dans toutes les villes maritimes, le besoin d’une marine et les combats sur mer ont donné à la classe pauvre l’importance que les constitutions lui refusaient. Les thètes élevés au rang de rameurs, de matelots, et même de soldats, et ayant en mains le salut de la patrie, se sont sentis nécessaires et sont devenus hardis. Telle fut l’origine de la démocratie athénienne. Sparte avait peur de la guerre. On peut voir dans Thucydide sa lenteur et sa répugnance à entrer en campagne. Elle s’est laissée entraîner malgré elle dans la guerre du Péloponèse ; mais combien elel a fait d’efforts pour s’en retirer ! C’est que Sparte était forcée d’armer ses ὑπομείονες, ses néodamodes, ses mothaces, ses laconiens et même ses hilotes ; elle savait bien que toute guerre, en donnant des armes à ces classes qu’elle opprimait, la mettait en danger de révolution et qu’il lui faudrait, au retour de l’armée, ou subir la loi de ses hilotes, ou trouver moyen de les faire massacrer sans bruit. Les plébéiens calomniaient le Sénat de Rome, quand ils lui reprochaient de chercher toujours de nouvelles guerres. Le Sénat était bien trop habile. Il savait ce que ces guerres lui coûtaient de concessions et d’échecs au forum. Mais il ne pouvait pas les éviter.

Il est donc hors de doute que la guerre a peu à peu comblé la distance que l’aristocratie de richesse avait mise entre elle et les classes inférieures. Par là il est arrivé bientôt que les constitutions se sont trouvées en désaccord avec l’état social et qu’il a fallu les modifier. D’ailleurs on doit reconnaître que tout privilége était nécessairement en contradiction avec le principe qui gouvernait alors les hommes. L’intérêt public n’était pas un principe qui fût de nature à autoriser et à maintenir longtemps l’inégalité. Il conduisait inévitablement les sociétés à la démocratie.

Cela est si vrai qu’il fallut partout, un peu plus tôt ou un peu plus tard, donner à tous les hommes libres des droits politiques. Dès que la plèbe romaine voulut avoir des comices qui lui fussent propres, elle dut y admettre les prolétaires, et ne put pas y faire passer la division en classes. La plupart des cités virent ainsi se former des assemblées vraiment populaires, et le suffrage universel fut établi.

Or le droit de suffrage avait alors une valeur incomparablement plus grande que celle qu’il peut avoir dans les États modernes. Par lui le dernier des citoyens mettait la main à toutes les affaires, nommait les magistrats, faisait les lois, rendait la justice, décidait de la guerre ou de la paix et rédigeait les traités d’alliance. Il suffisait donc de cette extension du droit de suffrage pour que le gouvernement fût vraiment démocratique.

Il faut faire une dernière remarque. On aurait peut-être évité l’avénement de la démocratie, si l’on avait pu fonder ce que Thucydide appelle ὀλιγαρχία ἰσόνομος, c’est-à-dire le gouvernement pour quelques-uns et la liberté pour tous. Mais les Grecs n’avaient pas une idée nette de la liberté ; les droits individuels manquèrent toujours chez eux de garanties. Nous savons par Thucydide, qui n’est certes pas suspect de trop de zèle pour le gouvernement démocratique, que sous la domination de l’oligarchie le peuple était en butte à beaucoup de vexations, de condamnations arbitraires, d’exécutions violentes. Nous lisons dans cet historien « qu’il fallait le régime démocratique pour que les pauvres eussent un refuge et les riches un frein. » Les Grecs n’ont jamais su concilier l’égalité civile avec l’inégalité politique. Pour que le pauvre ne fût pas lésé dans ses intérêts personnels, il leur a paru nécessaire qu’il eût un droit de suffrage, qu’il fût juge dans les tribunaux, et qu’il pût être magistrat. Si nous nous rappelons d’ailleurs que chez les Grecs, l’État était une puissance absolue, et qu’aucun droit individuel ne tenait contre lui, nous comprendrons quel immense intérêt il y avait pour chaque homme, même pour le plus humble, à avoir des droits politiques, c’est-à-dire à faire partie du gouvernement. Le souverain collectif étant si omnipotent, l’homme ne pouvait être quelque chose qu’en étant un membre de ce souverain. Sa sécurité et sa dignité tenaient à cela. On voulait posséder les droits politiques, non pour avoir la vraie liberté, mais pour avoir au moins ce qui pouvait en tenir lieu.

  1. Plutarque, Solon, 18 ; Aristide, 13. Aristote cité par Harpocration, aux mots ἵππεις, θῆτες. Pollux, VIII, 129.
  2. Tite-Live, I, 43.
  3. Aristote, Polit., III, 3, 4 ; VI, 4, 5 (édit. Didot).
  4. Lysias, in Alcib., I, 8 ; II, 7. Isée, VII, 39. Xénophon, Hellén., VII, 4. Harpocration, θῆτες.
  5. La relation entre le service militaire et les droits politiques est manifeste : à Rome, l’assemblée centuriate n’était pas autre chose que l’armée ; cela est si vrai que les hommes qui avaient dépassé l’âge du service militaire, n’avaient plus droit de suffrage dans ces comices. Les historiens ne nous disent pas qu’il y eût une loi semblable à Athènes ; mais il y a des chiffres qui sont significatifs ; Thucydide nous apprend (II, 31 ; II, 13) qu’au début de la guerre, Athènes avait 13 000 hoplites ; si l’on y ajoute les chevaliers, qu’Aristophane (dans les Guêpes) porte à un millier environ, on arrive au chiffre de 14 000 soldats. Or Plutarque nous dit qu’à la même époque le nombre des citoyens était de 14 000. C’est donc que les prolétaires, qui n’avaient pas le droit de servir parmi les hoplites, n’étaient pas non plus comptés parmi les citoyens. La constitution d’Athènes, en 430, n’était donc pas encore tout à fait démocratique.
  6. Aristote, Polit., VIII, 2, 8 (V, 2).