La Cité antique, 1870/Livre I/Chapitre II

La bibliothèque libre.
Hachette (p. 15-20).
◄  Chap. I.
Chap. III.  ►
Livre Premier. Chapitre II.

CHAPITRE II


Le culte des morts.

Ces croyances donnèrent lieu de très bonne heure à des règles de conduite. Puisque le mort avait besoin de nourriture et de breuvage, on conçut que c’était un devoir pour les vivants de satisfaire à ce besoin. Le soin de porter aux morts les aliments ne fut pas abandonné au caprice ou aux sentiments variables des hommes ; il fut obligatoire. Ainsi s’établit toute une religion de la mort, dont les dogmes ont pu s’effacer de bonne heure, mais dont les rites ont duré jusqu’au triomphe du christianisme.

Les morts passaient pour des êtres sacrés. Les anciens leur donnaient les épithètes les plus respectueuses qu’ils pussent trouver ; ils les appelaient bons, saints, bienheureux. Ils avaient pour eux toute la vénération que l’homme peut avoir pour la divinité qu’il aime ou qu’il redoute. Dans leur pensée chaque mort était un dieu[1].

Cette sorte d’apothéose n’était pas le privilège des grands hommes ; on ne faisait pas de distinction entre les morts. Cicéron dit : « Nos ancêtres ont voulu que les hommes qui avaient quitté cette vie, fusent comptés au nombre des dieux. » Il n’était même pas nécessaire d’avoir été un homme vertueux ; le méchant devenait un dieu tout autant que l’homme de bien ; seulement il gardait dans cette seconde existence tous les mauvais penchants qu’il avait eus dans la première[2].

Les Grecs donnaient volontiers aux morts le nom de dieux souterrains. Dans Eschyle, un fils invoque ainsi son père mort : « Ô toi qui es un dieu sous la terre ». Euripide dit en parlant d’Alceste : « Près de son tombeau le passant s’arrêtera et dira : celle-ci est maintenant une divinité bienheureuse[3]. » Les Romains donnaient aux morts le nom de dieux Mânes. « Rendez aux dieux Mânes ce qui leur est dû, dit Cicéron ; ce sont des hommes qui ont quitté la vie ; tenez-les pour des êtres divins[4]. »

Les tombeaux étaient les temples de ces divinités. Aussi portaient-ils l’inscription sacramentelle Dis Manibus, et en grec θεοἴς χθονίοις. C’était là que le dieu vivait enseveli, manesque sepulti, dit Virgile. Devant le tombeau il y avait un autel pour les sacrifices, comme devant les temples des dieux[5].

On trouve ce culte des morts chez les Hellènes, chez les Latins, chez les Sabins[6], chez les Étrusques ; on le trouve aussi chez les Aryas de l’Inde. Les hymnes du Rig-Véda en font mention. Le livre des lois de Manou parle de ce culte comme du plus ancien que les hommes aient eu. Déjà, l’on voit dans ce livre que l’idée de la métempsycose a passé par-dessus cette vieille croyance ; déjà même auparavant, la religion de Brahma s’était établie. Et pourtant, sous le culte de Brahma, sous la doctrine de la métempsycose, la religion des âmes des ancêtres subsiste encore, vivante et indestructible, et elle force le rédacteur des Lois de Manou à tenir compte d’elle et à admettre encore ses prescriptions dans le livre sacré. Ce n’est pas la moindre singularité de ce livre si bizarre, que d’avoir conservé les règles relatives à ces antiques croyances, tandis qu’il est évidemment rédigé à une époque où des croyances tout opposées avaient pris le dessus. Cela prouve que s’il faut beaucoup de temps pour que les croyances humaines se transforment, il en faut encore bien davantage pour que les pratiques extérieures et les lois se modifient. Aujourd’hui même, après tant de siècles et de révolutions, les Hindous continuent à faire aux ancêtres leurs offrandes. Cette croyance et ces rites sont ce qu’il y a de plus vieux dans la race indo-européenne, et sont aussi ce qu’il y a eu de plus persistant.

Ce culte était le même dans l’Inde qu’en Grèce et en Italie. Le Hindou devait procurer aux mânes le repas qu’on appelait sraddha. « Que le maître de maison fasse le sraddha avec du riz, du lait, des racines, des fruits, afin d’attirer sur lui la bienveillance des mânes. » Le Hindou croyait qu’au moment où il offrait ce repas funèbre, les mânes des ancêtres venaient s’asseoir près de lui et prenaient la nourriture qui leur était offerte. Il croyait encore que ce repas procurait aux morts une grande jouissance : « Lorsque le sraddha est fait suivant les rites, les ancêtres de celui qui offre le repas éprouvent une satisfaction inaltérable[7].

Ainsi les Aryas de l’Orient, à l’origine, ont pensé comme ceux de l’Occident relativement au mystère de la destinée après la mort. Avant de croire à la métempsycose, ce qui supposait une distinction absolue de l’âme et du corps, ils ont cru à l’existence vague et indécise de l’être humain, invisible mais non immatériel, et réclamant des mortels une nourriture et des offrandes.

Le Hindou comme le Grec regardait les morts comme des êtres divins qui jouissaient d’une existence bienheureuse. Mais il y avait une condition à leur bonheur ; il fallait que les offrandes leur fussent régulièrement portées par les vivants. Si l’on cessait d’accomplir le sraddha pour un mort, l’âme de ce mort sortait de sa demeure paisible et devenait une âme errante qui tourmentait les vivants ; en sorte que si les mânes étaient vraiment des dieux, ce n’était qu’autant que les vivants les honoraient d’un culte.

Les Grecs et les Romains avaient exactement les mêmes croyances. Si l’on cessait d’offrir aux morts le repas funèbre, aussitôt les morts sortaient de leurs tombeaux ; ombres errantes, on les entendait gémir dans la nuit silencieuse. Ils reprochaient aux vivants leur négligence impie ; ils cherchaient à les punir, ils leur envoyaient des maladies ou frappaient le sol de stérilité. Ils ne laissaient enfin aux vivants aucun repos jusqu’au jour où les repas funèbres étaient rétablis. Le sacrifice, l’offrande de la nourriture et la libation les faisaient rentrer dans le tombeau et leur rendaient le repos et les attributs divins. L’homme était alors en paix avec eux[8].

Si le mort qu’on négligeait était un être malfaisant, celui qu’on honorait était un dieu tutélaire. Il aimait ceux qui lui apportaient la nourriture. Pour les protéger, il continuait à prendre part aux affaires humaines ; il y jouait fréquemment son rôle. Tout mort qu’il était, il savait être fort et actif. On le priait ; on lui demandait son appui et ses faveurs. Lorsqu’on rencontrait un tombeau, on s’arrêtait, et l’on disait : « Dieu souterrain, sois-moi propice[9]. »

On peut juger de la puissance que les anciens attribuaient aux morts par cette prière qu’Électre adresse mânes de son père : « Prends pitié de moi et de mon frère Oreste ; fais-le revenir en cette contrée ; entends ma prière, ô mon père ; exauce mes vœux en recevant mes libations. » Ces dieux puissants ne donnent pas seulement les biens matériels ; car Électre ajoute : « donne-moi un cœur plus chaste que celui de ma mère et des mains plus pures[10]. » Ainsi le Hindou demande aux mânes « que dans sa famille le nombre des hommes de bien s’accroisse, et qu’il ait beaucoup à donner. »

Ces âmes humaines divinisées par la mort étaient ce que les Grecs appelaient des démons ou des héros[11]. Les Latins leur donnaient le nom de Lares, Mânes, Génies. « Nos ancêtres ont cru, dit Apulée, que les Mânes, lorsqu’ils étaient malfaisants, devaient être appelés larves, et ils les appelaient Lares lors qu’ils étaient bienveillants et propices[12]. » On lit ailleurs : « Génie et Lare, c’est le même être ; ainsi l’ont cru nos ancêtres[13]. » Et dans Cicéron : « Ceux que les Grecs nomment démons, nous les appelons Lares[14]. »

Cette religion des morts paraît être la plus ancienne qu’il y ait eu dans cette race d’hommes. Avant de concevoir et d’adorer Indra ou Zeus, l’homme adora les morts ; il eut peur d’eux, il leur adressa des prières. Il semble que le sentiment religieux ait commencé par là. C’est peut-être à la vue de la mort que l’homme a eu pour la première fois l’idée du surnaturel et qu’il a voulu espérer au delà de ce qu’il voyait. La mort fut le premier mystère ; elle mit l’homme sur la voie des autres mystères. Elle éleva sa pensée du visible à l’invisible, du passager à l’éternel, de l’humain au divin.


  1. Eschyle, Choéph., 469. Sophocle, Antig., 451. Plutarque, Solon, 21 ; Quest. rom., 52 ; Quest. gr., 5. Virgile, V, 47 ; V, 80.
  2. Cicéron, De legib., II, 22. Saint Augustin, Cité de Dieu, IX, 11 ; VIII, 26.
  3. Euripide, Alceste, 1003.
  4. Cicéron, De legib., II, 9. Varron, dans saint Augustin, Cité de Dieu, VIII, 26.
  5. Virgile, Én., IV, 34. Aulu-Gelle, X, 18. Plutarque, Quest. rom., 14. Euripide, Troy., 96 ; Électre, 513. Suétone, Néron, 50
  6. Varron, De ling. lat., V, 74.
  7. Lois de Manou, I, 95 ; III, 82, 122, 127, 146, 189, 274.
  8. Ovide, Fast., II, 553. Ainsi, dans Eschyle, Clytemnestre avertie par songe que les mânes d’Agamemnon sont irrités contre elle, se hâte d’envoyer des aliments et des libations sur son tombeau.
  9. Euripide, Alceste, 1004(1016). — « On croit que si nous n’avons aucune attention pour ces morts et si nous négligeons leur culte, ils nous font du mal, et qu’au contraire ils nous font du bien si nous nous les rendons propices par nos offrandes. » Porphyre, De abstin., II 37. Voyez Horace, Odes, II, 23 ; Platon, Lois, IX, p. 926, 927.
  10. Eschyle, Choeph., 122-135.
  11. Le sens primitif de ce dernier mot paraît avoir été celui d’homme mort. La langue des inscriptions qui est celle du vulgaire chez les Grecs, l’emploie souvent avec cette signification. Boeckh, Corp. inscript., n° 1629, 1723, 1781, 1784, 1786, 1789, 3398. — Ph. Lebas, Monum. de Morée, p. 205. Voyez Théognis, édit. Welcker, v. 513. Les grecs donnaient aussi au mort le nom de δαίμων, Euripide, Alcest., 1140 et Schol. ; Eschyle, Pers., 620. Pausanias, VI, 6.
  12. Servius, ad Æn., III, 63.
  13. Censorinus, 3.
  14. Cicéron, Timée, 11, Denys d’Halic. traduit Lar familiaris par ό χατ οίχίαν ήρως (Antiq. rom., IV, 2).