La Cité antique, 1870/Livre II/Chapitre IV

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Livre II. Chapitre IV.

CHAPITRE IV.


De l’adoption et de l’émancipation.

Le devoir de perpétuer le culte domestique a été le principe du droit d’adoption chez les anciens. La même religion qui obligeait l’homme à se marier, qui prononçait le divorce en cas de stérilité, qui, en cas d’impuissance ou de mort prématurée, substituait au mari un parent, offrait encore à la famille une dernière ressource pour échapper au malheur si redouté de l’extinction ; cette ressource était le droit d’adopter.

« Celui à qui la nature n’a pas donné de fils, peut en adopter un, pour que les cérémonies funèbres ne cessent pas. » Ainsi parle le vieux législateur des Hindous[1]. Nous avons un curieux plaidoyer d’un orateur athénien dans un procès où l’on contestait à un fils adoptif la légitimité de son adoption. Le défendeur nous montre d’abord pour quel motif on adoptait un fils : « Ménéclès, dit-il, ne voulait pas mourir sans enfants ; il tenait à laisser après lui quelqu’un pour l’ensevelir et pour lui faire dans la suite les cérémonies du culte funèbre. » Il montre ensuite ce qui arrivera si le tribunal annule son adoption, ce qui arrivera non pas à lui-même, mais à celui qui l’a adopté ; Ménéclès est mort, mais c’est encore l’intérêt de Ménéclès qui est en jeu. « Si cous annulez mon adoption, vous ferez que Ménéclès sera mort sans laisser de fils après lui, qu’en conséquence personne ne fera les sacrifices en son honneur, que nul ne lui offrira les repas funèbres, et qu’enfin il sera sans culte[2]. »

Adopter un fils, c’était donc veiller à la perpétuité de la religion domestique, au salut du foyer, à la continuation des offrandes funèbres, au repos des mânes des ancêtres. L’adoption n’ayant sa raison d’être que dans la nécessité de prévenir l’extinction d’un culte, il suivait de là qu’elle n’était permise qu’à celui qui n’avait pas de fils. La loi des Hindous est formelle à cet égard[3]. Celle d’Athènes ne l’est pas moins ; tout le plaidoyer de Démosthène contre Léocharès en est la preuve[4]. Aucun texte précis ne prouve qu’il en fût de même dans l’ancien droit romain, et nous savons qu’au temps de Gaïus un même homme pouvait avoir des fils par la nature et des fils par l’adoption. Il paraît pourtant que ce point n’était pas admis en droit au temps de Cicéron ; car dans un de ses plaidoyers l’orateur s’exprime ainsi : « Quel est le droit qui régit l’adoption ? Ne faut-il pas que l’adoptant soit d’âge à ne plus avoir d’enfants, et qu’avant d’adopter il ait cherché à en avoir ? Adopter, c’est demander à la religion et à la loi ce qu’on n’a pas pu obtenir de la nature[5]. » Cicéron attaque l’adoption de Clodius en se fondant sur ce que l’homme qui l’a adopté a déjà un fils, et il s’écrie que cette adoption est contraire au droit religieux.

Quand on adoptait un fils, il fallait avant tout l’initier à son culte, « l’introduire dans sa religion domestique, l’approcher de ses pénates[6]. » Aussi l’adoption s’opérait-elle par une cérémonie sacrée qui paraît avoir été fort semblable à celle qui marquait la naissance du fils. Par là le nouveau venu était admis au foyer et associé à la religion. Dieux, objets sacrés, rites, prières, tout lui devenait commun avec son père adoptif. On disait de lui in sacra transiit, il est passé au culte de sa nouvelle famille[7].

Par cela même il renonçait au culte de l’ancienne[8]. Nous avons vu en effet que d’après ces vieilles croyances le même homme ne pouvait pas sacrifier à deux foyers ni honorer deux séries d’ancêtres. Admis dans une nouvelle maison, la maison paternelle lui devenait étrangère. Il n’avait plus rien de commun avec le foyer qui l’avait vu naître et ne pouvait plus offrir le repas funèbre à ses propres ancêtres. Le lien de la naissance était brisé ; le lien nouveau du culte l’emportait. L’homme devenait si complètement étranger à son ancienne famille que, s’il venait à mourir, son père naturel n’avait pas le droit de se charger de ses funérailles et de conduire son convoi. Le fil, adopté ne pouvait plus rentrer dans son ancienne famille ; tout au plus la loi le lui permettait-elle si, ayant un fils, il le laissait à sa place dans la famille adoptante. On considérait que, la perpétuité de cette famille étant ainsi assurée, il pouvait en sortir. Mais alors il rompait tout lien avec son propre fils[9]

À l’adoption correspondait comme corrélatif l’émancipation. Pour qu’un fils pût entrer dans une nouvelle famille, il fallait nécessairement qu’il eût pu sortir de l’ancienne, c’est-à-dire qu’il eût été affranchi de sa religion[10]. Le principal effet de l’émancipation était le renoncement au culte de la famille où l’on était né. Les Romains désignaient cet acte par le nom bien significatif de sacrorum detestatio[11].


  1. Lois de Manou, IX, 10.
  2. Isée, II, 10-46.
  3. Lois de Manou, IX 168, 174. Dattaca-Sandrica, tr. Orianne, p. 260.
  4. Voyez aussi Isée, II, 11-14.
  5. Cicéron, Pro domo, 13, 14. Aulu-Gelle, V, 19.
  6. Έπι τά ίερά άγειν, Isée, VII. Venire in sacra, Cicéron, Pro domo, 13 ; in penates adsciscere, Tacite, Hist. I, 15.
  7. Valère Maxime, VII, 7.
  8. Amissis sacris paternis, Cicéron, Ibid.
  9. Isée, VI, 44 ; X, 11. Démosthène contre Léocharès. Antiphon, Frag., 15. Comparez les Lois de Manou, IX, 142.
  10. Consuetudo apud antiquos fuit ut qui in familiam transiret prius se abdicaret ab ea in qua natus fuerat. Servius, ad Æn., II, 156.
  11. Aulu-Gelle, XV, 27.