La Cité antique, 1870/Livre II/Chapitre VII

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Livre II. Chapitre VII.

CHAPITRE VII
Le droit de succession.


1° Nature et principe du droit de succession chez les anciens.

Le droit de propriété ayant été établi pour l’accomplissement d’un culte héréditaire, il n’était pas possible que ce droit fût éteint après la courte existence d’un individu. L’homme meurt, le culte reste ; le foyer ne doit pas s’éteindre ni le tombeau être abandonné. La religion domestique se continuant, le droit de propriété doit se continuer avec elle.

Deux choses sont liées étroitement dans les croyances comme dans les lois des anciens, le culte d’une famille et la propriété de cette famille. Aussi était-ce une règle sans exception dans le droit grec comme dans le droit romain, qu’on ne pût pas acquérir la propriété sans le culte ni le culte sans la propriété. « La religion prescrit, dit Cicéron, que les biens et le culte de chaque famille soient inséparables, et que le soin des sacrifices soit toujours dévolu à celui à qui revient l’héritage[1]. » À Athènes, voici en quels termes un plaideur réclame une succession : « Réfléchissez bien, juges, et dites lequel de mon adversaire ou de moi, doit hériter des biens de Philoctémon et faire les sacrifices sur son tombeau[2]. » Peut-on dire plus clairement que le soin du culte est inséparable de la succession ? Il en est de même dans l’Inde : « La personne qui hérite, quelle qu’elle soit, est chargée de faire les offrandes sur le tombeau[3]. »

De ce principe sont venues toutes les règles du droit de succession chez les anciens. La première est que, la religion domestique étant, comme nous l’avons vu, héréditaire de mâle en mâle, la propriété l’est aussi. Comme le fils est le continuateur naturel et obligé du culte, il hérite aussi des biens. Par là, la règle d’hérédité est trouvée ; elle n’est pas le résultat d’une simple convention faite entre les hommes ; elle dérive de leurs croyances, de leur religion, de ce qu’il y a de plus puissant sur leurs âmes. Ce qui fait que le fils hérite, ce n’est pas la volonté personnelle du père. Le père n’a pas besoin de faire un testament ; le fils hérite de son plein droit, ipso jure heres exsistit, dit le jurisconsulte. Il est même héritier nécessaire, heres necessarius[4]. Il n’a ni à accepter ni à refuser l’héritage. La continuation de la propriété, comme celle du culte, est pour lui une obligation autant qu’un droit. Qu’il le veuille ou ne le veuille pas, la succession lui incombe, quelle qu’elle puisse être, même avec ses charges et ses dettes. Le bénéfice d’inventaire et le bénéfice d’abstention ne sont pas admis pour le fils dans le droit grec et ne se sont introduits que fort tard dans le droit romain.

La langue juridique de Rome appelle le fils heres suus comme si l’on disait heres sui ipsius. Il n’hérite en effet que de lui-même. Entre le père et lui il n’y a ni donation, ni legs, ni mutation de propriété. Il y a simplement continuation, morte parentis continuatur dominium. Déjà du vivant du père le fils était copropriétaire du champ et de la maison, vivo quoque patre dominus existimatur[5].

Pour se faire une idée vraie de l’hérédité chez les anciens, il ne faut pas se figurer une fortune qui passe d’une main dans une autre main. La fortune est immobile, comme le foyer et le tombeau auxquels elle est attachée. C’est l’homme qui passe. C’est l’homme qui, à mesure que la famille déroule ses générations, arrive à son heure marquée pour continuer le culte et prendre soin du domaine.


2° Le fils hérite, non la fille

C’est ici que les lois anciennes, à première vue, semblent bizarres et injustes. On éprouve quelque surprise lorsqu’on voit dans le droit romain que la fille n’hérite pas du père, si elle est mariée, et dans le droit grec qu’elle n’hérite en aucun cas. Ce qui concerne les collatéraux paraît, au premier abord, encore plus éloigné de la nature et de la justice. C’est que toutes ces lois découlent, suivant une logique très rigoureuse, des croyances et de la religion que nous avons observées plus haut.

La règle pour le culte est qu’il se transmet de mâle en mâle ; la règle pour l’héritage est qu’il suit le culte. La fille n’est pas apte à continuer la religion paternelle, puisqu’elle se marie et qu’en se mariant elle renonce au culte du père pour adopter celui de l’époux. Elle n’a donc aucun titre à l’héritage ; s’il arrivait qu’un père laissât ses biens à sa fille, la propriété serait séparée du culte, ce qui n’est pas admissible. La fille ne pourrait même pas remplir le premier devoir de l’héritier, qui est de continuer la série des repas funèbres, puisque c’est aux ancêtres de son mari qu’elle offre les sacrifices. La religion lui défend donc d’hériter de son père.

Tel est l’antique principe ; il s’impose également aux législateurs des Hindous, à ceux de la Grèce et à ceux de Rome. Les trois peuples ont les mêmes lois, non qu’ils se soient fait des emprunts, mais parce qu’ils ont tiré leurs lois des mêmes croyances.

« Après la mort du père, dit le code de Manou, que les frères se partagent entre eux le patrimoine » ; et le législateur ajoute qu’il recommande aux frères de doter leurs sœurs, ce qui achève de montrer que celles-ci n’ont par elles mêmes aucun droit à la succession paternelle.

Il en est de même à Athènes. Démosthène dans ses plaidoyers a souvent l’occasion de montrer que les filles n’héritent pas[6]. Il est lui-même un exemple de l’application de cette règle ; car il avait une sœur, et nous savons par ses propres écrits qu’il a été l’unique héritier du patrimoine ; son père en avait réservé seulement la septième partie pour doter sa fille.

Pour ce qui est de Rome, les disposions du droit primitif qui excluaient les filles de la succession, ne nous sont pas connues par des textes formels et précis ; mais elles ont laissé des traces profondes dans le droit des époques postérieures. Les Institutes de Justinien excluent encore la fille du nombre des héritiers naturels, si elle n’est plus sous la puissance du père ; or elle n’y est plus dès qu’elle est mariée suivant les rites religieux[7]. Il résulte déjà de ce texte que, si la fille avant d’être mariée pouvait partager l’héritage avec son frère, elle ne le pouvait certainement pas dès que le mariage l’avait attachée à une autre religion et à une autre famille. Et s’il en était encore ainsi au temps de Justinien, on peut supposer que dans le droit primitif le principe était appliqué dans toute sa rigueur et que la fille non mariée encore, mais qui devait un jour se marier, ne pouvait pas hériter du patrimoine. Les Institutes mentionnent encore le vieux principe, alors tombé en désuétude, mais non oublié, qui prescrivait que l’héritage passât toujours aux mâles[8]. C’est sans doute en souvenir de cette règle que la femme, en droit civil, ne peut jamais être instituée héritière. Plus nous remontons de l’époque de Justinien vers les époques anciennes, plus nous nous rapprochons de la règle qui interdit aux femmes d’hériter. Au temps de Cicéron, si un père laisse un fils et une fille, il ne peut léguer à sa fille qu’un tiers de sa fortune ; s’il n’y a qu’une fille unique, elle ne peut encore avoir que la moitié. Encore faut-il noter que pour que cette fille ait le tiers ou la moitié du patrimoine, il faut que le père ait fait un testament en sa faveur ; la fille n’a rien de son plein droit[9]. Enfin un siècle et demi avant Cicéron, Caton voulant faire revivre les anciennes mœurs fait porter la loi Voconia qui défend : 1° d’instituer héritière une femme, fût-ce une fille unique, mariée ou non mariée ; 2° de léguer à des femmes plus du quart du patrimoine[10]. La loi Voconia ne fait que renouveler des lois plus anciennes ; car on ne peut pas supposer qu’elle eût été acceptée par les contemporains des Scipions si elle ne s’était appuyée sur de vieux principes qu’on respectait encore. Elle rétablit ce que le temps avait altéré. Ajoutons qu’elle ne stipule rien à l’égard de l’hérédité ab intestat, probablement parce que sous ce rapport l’ancien droit était encore en vigueur et qu’il n’y avait rien à réparer sur ce point. À Rome comme en Grèce le droit primitif excluait la fille de l’héritage, et ce n’était là que la conséquence naturelle et inévitable des principes que la religion avait posés.

Il est vrai que les hommes trouvèrent de bonne heure un détour pour concilier la prescription religieuse qui défendait à la fille d’hériter, avec le sentiment naturel qui voulait qu’elle pût jouir de la fortune du père. La loi décida que la fille épouserait l’héritier.

La législation athénienne poussait ce principe jusqu’à ses dernières conséquences. Si le défunt laissait un fils et une fille, le frère, seul héritier, devait épouser sa sœur, à moins qu’il ne préférât la doter[11]. Si le défunt ne laissait qu’une fille, il avait pour héritier son plus proche parent ; mais ce parent, qui était bien proche aussi par rapport à la fille, devait pourtant la prendre pour femme. Il y a plus : si cette fille se trouvait déjà mariée, elle devait quitter son mari pour épouser l’héritier de son père. L’héritier pouvait être déjà marié lui-même ; il devait divorcer pour épouser sa parente[12]. Nous voyons ici combien le droit antique, pour s’être conformé aux croyances religieuses, a méconnu la nature.

La nécessité de satisfaire à la religion, combinée avec le désir de sauver les intérêts d’une fille unique, fit trouver un autre détour. Sur ce point-ci le droit hindou et le droit athénien se rencontraient merveilleusement. On lit dans les Lois de Manou : « Celui qui n’a pas d’enfant mâle, peut charger sa fille de lui donner un fils, qui devienne le sien et qui accomplisse en son honneur la cérémonie funèbre. Pour cela, le père doit prévenir l’époux auquel il donne sa fille, en prononçant cette formule : « Je te donne, parée de bijoux, cette fille qui n’a pas de frère ; le fils qui en naîtra sera mon fils et célébrera mes obsèques[13]. » L’usage était le même à Athènes ; le père pouvait faire continuer sa descendance par sa fille, en la donnant à un mari avec cette condition spéciale. Le fils qui naissait d’un tel mariage était réputé fils du père de la femme ; il suivait son culte, assistait à ses actes religieux, et plus tard il entretenait son tombeau[14]. Dans le droit hindou cet enfant héritait de son grand-père comme s’il eût été son fils ; il en était exactement de même à Athènes. Lorsqu’un père avait marié sa fille unique de la façon que nous venons de dire, son héritier n’était ni sa fille ni son gendre, c’était le fils de la fille[15]. Dès que celui-ci avait atteint sa majorité, il prenait possession du patrimoine de son grand-père maternel, quoique son père et sa mère fussent encore vivants[16].

Ces singulières tolérances de la religion et de la loi confirment la règle que nous indiquions plus haut. La fille n’était pas apte à hériter. Mais par un adoucissement fort naturel de la rigueur de ce principe, la fille unique était considérée comme un intermédiaire par lequel la famille pouvait se continuer. Elle n’héritait pas ; mais le culte et l’héritage se transmettaient par elle.


3° De la succession collatérale

Un homme mourait sans enfants ; pour savoir quel était l’héritier de ses biens, on n’avait qu’à chercher quel devait être le continuateur de son culte.

Or la religion domestique se transmettait par le sang, de mâle en mâle. La descendance en ligne masculine établissait seule entre deux hommes le rapport religieux qui permettait à l’un de continuer le culte de l’autre. Ce qu’on appelait la parenté n’était pas autre chose, comme nous l’avons vu plus haut, que l’expression de ce rapport. On était parent parce qu’on avait un même culte, un même foyer originaire, les mêmes ancêtres. Mais on n’était pas parent pour être sorti du même sein maternel ; la religion n’admettait pas de parenté par les femmes. Les enfants de deux sœurs ou d’une sœur et d’un frère n’avaient entre eux aucun lien et n’appartenaient ni à la même religion domestique ni à la même famille.

Ces principes réglaient l’ordre de la succession. Si un homme ayant perdu son fils et sa fille ne laissait que des petits-fils après lui, le fils de son fils héritait, mais non pas le fils de sa fille. À défaut de descendants, il avait pour héritier son frère, non pas sa sœur, le fils de son frère, non pas le fils de sa sueur. À défaut de frères et de neveux ? il fallait remonter dans la série des ascendants du défunt, toujours dans la ligne masculine, jusqu’à ce qu’un trouvât une branche qui se fût détachée de la famille par un mâle ; puis on redescendait dans cette branche de mâle en mâle, jusqu’à ce qu’on trouvât un homme vivant ; c’était l’héritier.

Ces règles ont été également en vigueur chez les Hindous, chez les Grecs, chez les Romains. Dans l’Inde l’héritage appartient au plus proche sapinda ; à défaut de sapinda, au samanodaca[17]. Or nous avons vu que la parenté qu’exprimaient ces deux mots était la parenté religieuse ou parenté par les mâles, et correspondait à l’agnation romaine.

Voici maintenant la loi d’Athènes : « Si un homme est mort sans enfant, l’héritier est le frère du défunt, pourvu qu’il soit frère consanguin ; à défaut de lui, le fils du frère ; car la succession passe toujours aux mâles et aux descendants des mâles[18]. » On citait encore cette vieille loi au temps de Démosthène, bien qu’elle eût été déjà modifiée et qu’on eût commencé d’admettre à cette époque la parenté par les femmes.

Les Douze Tables décidaient de même que si un homme mourait sans héritier sien, la succession appartenait au plus proche agnat. Or nous avons vu qu’on n’était jamais agnat par les femmes. L’ancien droit romain spécifiait encore que le neveu héritait du patruus, c’est-à-dire du frère de son père, et n’héritait pas de l'avunculus frère de sa mère[19]. Si l’on se rapporte au tableau que nous avons tracé de la famille des Scipions, on remarquera que Scipion Émilien étant mort sans enfants, son héritage ne devait passer ni à Cornélie sa tante ni à C. Gracchus qui, d’après nos idées modernes, serait son cousin germain, mais à Scipion Asiaticus qui était réellement son parent le plus proche.

Du temps de Justinien, le législateur ne comprenait plus ces vieilles lois ; elles lui paraissaient inique, et il accusait de rigueur excessive le droit des Douze Tables « qui accordait toujours la préférence à la postérité masculine et excluait de l’héritage ceux qui n’étaient liés au défunt que par les femmes[20]. » Droit inique, si l’on veut, car il ne tenait pas compte de la nature ; mais droit singulièrement logique, car partant du principe que l’héritage était lié au culte, il écartait de l’héritage ceux que la religion n’autorisait pas à continuer le culte.

4° Effets de l’émancipation et de l’adoption'

Nous avons vu précédemment que l’émancipation et l’adoption produisaient pour l’homme un changement de culte. La première le détachait du culte paternel, la seconde l’initiait à la religion d’une autre famille. Ici encore le droit ancien se conformait aux règles religieuses. Le fils qui avait été exclu du culte paternel par l’émancipation, était écarté aussi de l’héritage. Au contraire l’étranger qui avait été associé au culte d’une famille par l’adoption, y devenait un fils, y continuait le culte et héritait des biens. Dans l’un et l’autre cas, l’ancien droit tenait plus de compte du lien religieux que du lien de naissance.

Comme il était contraire à la religion qu’un même homme eût deux cultes domestiques, il ne pouvait pas non plus hériter de deux familles. Aussi le fils adoptif, qui héritait de la famille adoptante, n’héritait-il pas de sa famille naturelle. Le droit athénien était très explicite sur cet objet. Les plaidoyers des orateurs attiques nous montrent souvent des hommes qui ont été adoptés dans une famille et qui veulent hériter de celle où ils sont nés. Mais la loi s’y oppose. L’homme adopté ne peut hériter de sa propre famille qu’en y rentrant ; il n’y peut rentrer qu’en renonçant à la famille d’adoption ; et il ne peut sortir de celle-ci qu’à deux conditions : l’une est qu’il abandonne le patrimoine de cette famille ; l’autre est que le culte domestique, pour la continuation duquel il a été adopté, ne cesse pas, par son abandon ; et pour cela, il doit laisser dans cette famille un fils qui le remplace. Ce fils prend le soin du culte et la possession des biens ; le père alors peut retourner à sa famille de naissance et hériter d’elle. Mais ce père et ce fils ne peuvent plus hériter l’un de l’autre ; ils ne sont pas de la même famille, ils ne sont pas parents[21].

On voit bien quelle était la pensée du vieux législateur quand il établissait ces règles si minutieuses. Il ne jugeait pas possible que deux héritages fussent réunis sur une même tête, parce que deux cultes domestiques ne pouvaient pas être servis par la même main.


5° Le testament n’était pas connu à l’origine

Le droit de tester, c’est-à-dire de disposer de ses biens après sa mort pour les faire passer à d’autres qu’à l’héritier naturel, était en opposition avec les croyances religieuses qui étaient le fondement du droit de propriété et du droit de succession. La propriété étant inhérente au culte, et le culte étant héréditaire, pouvait-on songer au testament ? D’ailleurs la propriété n’appartenait pas à l’individu mais à la famille ; car l’homme ne l’avait pas acquise par le droit du travail, mais par le culte domestique. Attachée à la famille, elle se transmettait du mort au vivant, non d’après la volonté et le choix du mort, mais en vertu de règles supérieures que la religion avait établies.

L’ancien droit hindou ne connaissait pas le testament. Le droit athénien, jusqu’à Solon, l’interdisait d’une manière absolue, et Solon lui-même ne l’a permis qu’à ceux qui ne laissaient pas d’enfants[22]. Le testament a été longtemps interdit ou ignoré à Sparte, et n’a été autorisé que postérieurement à la guerre du Péloponnèse[23]. On a conservé le souvenir d’un temps où il en était de même à Corinthe et à Thèbes[24]. Il est certain que la faculté de léguer arbitrairement ses biens ne fut pas reconnue d’abord comme un droit naturel ; le principe constant des époques anciennes fut que toute propriété devait rester dans la famille à laquelle la religion l’avait attachée.

Platon dans son traité des Lois, qui n’est en grande partie qu’un commentaire sur les lois athéniennes, explique très clairement la pensée des anciens législateurs. Il suppose qu’un homme, à son lit de mort, réclame la faculté de faire un testament et qu’il s’écrie : « Ô dieux, n’est-il pas bien dur que je ne puisse disposer de mon bien comme je l’entends et en faveur de qui il me plaît, laissant plus à celui-ci, moins à celui-là, suivant l’attachement qu’ils m’ont fait voir ? » Mais le législateur répond à cet homme : « Toi qui ne peux te promettre plus d’un jour, toi qui ne fais que passer ici-bas, est-ce bien à toi de décider de telles affaires ? Tu n’es le maître ni de tes biens ni de toi-même ; toi et tes biens, tout cela appartient à ta famille, c’est-à-dire à tes ancêtres et à ta postérité[25]. »

L’ancien droit de Rome est pour nous très obscur ; il l’était déjà pour Cicéron. Ce que nous en connaissons ne remonte guère plus haut que les Douze Tables, qui ne sont assurément pas le droit primitif de Rome, et dont il ne nous reste d’ailleurs que quelques débris. Ce code autorise le testament ; encore le fragment qui est relatif à cet objet, est-il trop court et trop évidemment incomplet pour que nous puissions nous flatter de connaître les vraies dispositions du législateur en cette matière ; en accordant la faculté de tester, nous ne savons pas quelles réserves et quelles conditions il pouvait y mettre[26] Avant les Douze Tables nous n’avons aucun texte de loi qui interdise ou qui permette le testament. Mais la langue conservait le souvenir d’un temps où il n’était pas connu ; car elle appelait le fils héritier sien et nécessaire. Cette formule que Gaius et Justinien employaient encore, mais qui n’était plus d’accord avec la législation de leur temps, venait sans nul doute d’une époque lointaine où le fils ne pouvait ni être déshérité ni refuser l’héritage. Le père n’avait donc pas la libre disposition de sa fortune. À défaut de fils et si le défunt n’avait que des collatéraux, le testament n’était pas absolument inconnu, mais il était fort difficile. Il y fallait de grandes formalités. D’abord le secret n’était pas accordé au testateur de son vivant ; l’homme qui déshéritait sa famille et violait la loi que la religion avait établie, devait le faire publiquement, au grand jour, et assumer sur lui de son vivant tout l’odieux qui s’attachait à un tel acte. Ce n’est pas tout ; il fallait encore que la volonté du testateur reçût l’approbation de l’autorité souveraine, c’est-à-dire du peuple assemblé par curies sous la présidence du pontife[27]. Ne croyons pas que ce ne fût là qu’une vaine formalité, surtout dans les premiers siècles. Ces comices par curies étaient la réunion la plus solennelle de la cité romaine ; et il serait puéril de dire que l’on convoquait un peuple, sous la présidence de son chef religieux, pour assister comme simple témoin à la lecture d’un testament. On peut croire que le peuple votait, et cela était même, si l’on y réfléchit, tout à fait nécessaire ; il y avait en effet une loi générale qui réglait l’ordre de la succession d’une manière rigoureuse ; pour que cet ordre de la succession d’une manière rigoureuse ; pour que cet ordre fût modifié dans un cas particulier, il fallait une autre loi. Cette loi d’exception était le testament. La faculté de tester n’était donc pas pleinement reconnue à l’homme, et ne pouvait pas l’être tant que cette société restait sous l’empire de la vieille religion. Dans les croyances de ces âges anciens, l’homme vivant n’était que le représentant pour quelques années d’un être constant et immortel, qui était la famille. Il n’avait qu’en dépôt le culte et la propriété ; son droit sur eux cessait avec sa vie.


6° Le droit d’aînesse

Il faut nous reporter au delà des temps dont l’histoire a conservé le souvenir, vers ces siècles éloignés pendant lesquels les institutions domestiques se sont établies et les institutions sociales se sont préparées. De cette époque il ne reste et ne peut rester aucun monument écrit. Mais les lois qui régissaient alors les hommes ont laissé quelques traces dans le droit des époques suivantes.

Dans ces temps lointains on distingue une institution qui a dû régner longtemps, qui a eu une influence considérable sur la constitution future des sociétés, et sans laquelle cette constitution ne pourrait pas s’expliquer. C’est le droit d’aînesse.

La vieille religion établissait une différence entre le fils aîné et le cadet : « L’aîné, disaient les anciens Aryas, a été engendré pour l’accomplissement du devoir envers les ancêtres, les autres sont nés de l’amour. » En vertu de cette supériorité originelle, l’aîné avait le privilège, après la mort du père, de présider à toutes les cérémonies du culte domestique ; c’était lui qui offrait les repas funèbres et qui prononçait les formules de prière ; « car le droit de prononcer les prières appartient à celui des fils qui est venu au monde le premier. » L’aîné était donc l’héritier des hymnes, le continuateur du culte, le chef religieux de la famille. De cette croyance découlait une règle de droit : l’aîné seul héritait des biens. Ainsi le disait un vieux texte que le dernier rédacteur des Lois de Manou insérait encore dans son code : « L’aîné prend possession du patrimoine entier, et les autres frères vivent sous son autorité comme s’ils vivaient sous celle de leur père. Le fils aîné acquitte la dette envers les ancêtres, il doit donc tout avoir[28].

Le droit grec est issu des mêmes croyances religieuses que le droit hindou ; il n’est donc pas étonnant d’y trouver aussi, à l’origine, le droit d’aînesse. Sparte le conserva plus longtemps que les autres villes grecques, parce qu’elle fut plus longtemps fidèle aux vieilles institutions ; chez elle le patrimoine était indivisible et le cadet n’avait aucune part[29]. Il en était de même dans beaucoup d’anciennes législations qu’Aristote avait étudiées ; il nous apprend en effet que celle de Thèbes prescrivait d’une manière absolue que le nombre des lots de terre restât immuable, ce qui excluait certainement le partage entre frères. Une ancienne loi de Corinthe voulait aussi que le nombre des familles fût invariable, ce qui ne pouvait être qu’autant que le droit d’aînesse empêchait les familles de se démembrer à chaque génération[30].

Chez les Athéniens, il ne faut pas s’attendre à trouver cette vieille institution encore en vigueur au temps de Démosthène ; mais il subsistait encore à cette époque ce qu’on appelait le privilège de l’aîné[31]. Il consistait à garder, en dehors du partage, la maison paternelle ; avantage matériellement considérable, et plus considérable encore au point de vue religieux ; car la maison paternelle contenait l’ancien foyer de la famille. Tandis que le cadet, au temps de Démosthène, allait allumer un foyer nouveau, l’aîné, seul véritablement héritier, restait en possession du foyer paternel et du tombeau des ancêtres ; seul aussi il gardait le nom de la famille[32]. C’étaient les vestiges d’un temps où il avait eu seul le patrimoine.

On peut remarquer que l’iniquité du droit d’aînesse, outre qu’elle ne frappait pas les esprits sur lesquels la religion était toute puissante, était corrigée par plusieurs coutumes des anciens. Tantôt le cadet était adopté dans une famille et il en héritait ; tantôt il épousait une fille unique ; quelquefois enfin il recevait le lot de terre d’une famille éteinte. Toutes ces ressources faisant défaut, les cadets étaient envoyés en colonie.

Pour ce qui est de Rome, nous n’y trouvons aucune loi qui se rapporte au droit d’aînesse. Mais il ne faut pas conclure de là qu’il ait été inconnu dans l’antique Italie. Il a pu disparaître et le souvenir même s’en effacer. Ce qui permet de croire qu’au delà des temps à nous connus il avait été en vigueur, c’est que l’existence de la gens romaine et sabine ne s’expliquerait pas sans lui. Comment une famille aurait-elle pu arriver à contenir plusieurs milliers de personnes libres, comme la famille Claudia, ou plusieurs centaines de combattants, tous patriciens, comme la famille Fabia, si le droit d’aînesse n’en eût maintenu l’unité pendant une longue suite de générations et ne l’eût accrue de siècle en siècle en l’empêchant de se démembrer ? Ce vieux droit d’aînesse se prouve par ses conséquences et, pour ainsi dire, par ses œuvres[33]


  1. Cicéron, De legib., II, 19, 20. Festus, v. everriator.
  2. Isée, VI, 51. Platon appelle l’héritier διάδοχος θεών, Lois, V, 740.
  3. Lois de Manou, IX, 186.
  4. Digeste, liv. XXXVIII, tit. 16. 14.
  5. Institutes, III. i, 3 ; III, 9. 7 ; III, 19, 2.
  6. Démosthène, in Bœotum. Isée, X, 4. Lysias, in Mantith., 10.
  7. Institutes, II, 9, 2.
  8. Institutes, III, 2, 3.
  9. Cicéron, De rep., III, 7.
  10. Cicéron, in Verr., I, 42. Tite-Live, XLI, 4. Saint Augustin, Cité de Dieu, III, 21.
  11. Démosthène, in Eubul., 21. Plutarque, Thémist., 32. Isée, X, 4. Corn. Nepos, Cimon. Il faut noter que la loi ne permettait pas d’épouser un frère utérin ni un frère émancipé. On ne pouvait épouser que le frère consanguin, parce que celui-là seul était héritier du père.
  12. Isée, III, 64 ; X, 5. Démosthène, in Eubul., 41. La fille unique était appelée έπίκδηρος, mot que l’on traduit à tort par héritière ; il signifie qui est à côté de l’héritage, qui passe avec l’héritage, que l’on prend avec lui. En fait la fille n’était jamais héritière.
  13. Lois de Manou, IX, 127, 136. Vasishta, XVII, 16.
  14. Isée, VII.
  15. On ne l’appelait pas petit-fils ; on lui donnait le nom particulier de θυγατριδούς.
  16. Isée, VIII, 31 ; X, 12. Démosthène, in Steph., II, 20.
  17. Lois de Manou, IX, 186, 187.
  18. Démosthène, in Macart. ; in Leoch. Isée, VII, 20.
  19. Institutes, III, 2, 4.
  20. Institutes, III, 3.
  21. Isée, X. Démosthène, passim. Gaiüs, III, 2. Institutes, III, 1, 2. Il n’est pas besoin d’avertir que ces règles furent modifiées dans le droit prétorien.
  22. Plutarque, Solon, 21.
  23. Plutarque, Agis, 5.
  24. Aristote, Polit., II, 3, 4.
  25. Platon, Lois, XI.
  26. Uti legassit, ita jus esto. Si nous n’avions de la loi de Solon que les mots διάθεσθαι όπως άν έθεδη, nous supposerions aussi que le testament était permis dans tous les cas possibles ; mais la loi ajoute an mê paides ôsi.
  27. Ulpien, XX, 2. Gaius, I, 102, 119. Aulu-Gelle, XV, 27. Le testament calatis comitiis fut sans nul doute le plus anciennement pratiqué : il n’était déjà plus connu au temps de Cicéron (De orat., I, 53).
  28. Lois de Manou, IX, 105-107, 126. Cette ancienne règle a été modifiée à mesure que la vieille religion s’est affaiblie. Déjà dans le code de manou on trouve des articles qui autorisent le partage de la succession.
  29. Fragments des histor. grecs, coll. Didot. t. II, p. 211.
  30. Aristote, Polit., II, 9 ; II, 3.
  31. Πρεσβεία, Démosthène, Pro Phorm., 34
  32. Démosthène, in Bœot.,de nomine.
  33. La vieille langue latine en a conservé d’ailleurs un vestige qui, si faible qu’il soit, mérite pourtant d’être signalé. On appelait sors un lot de terre, domaine d’une famille ; sors patrimonium significat, dit Festus ; le mot consortes se disait donc de ceux qui n’avaient entre eux qu’un lot de terre et vivaient sur le même domaine ; or la vieille langue désignait par ce mot des frères et même des parents à un degré assez éloigné : témoignage d’un temps où le patrimoine et la famille étaient indivisibles. (Festus, v. Sors, Cicéron, in Verrem, II, 3, 23. Tite-Live, XLI, 27. Velleius, I. 10. Lucrèce, III, 772 ; VI, 1280.)