La Cithare (Gille)/L’Aveugle de Kymé

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La Cithare, Texte établi par Georges Barral Voir et modifier les données sur WikidataLibrairie Fischbacher (Collection des poètes français de l’étranger) (p. 15-18).

L’AVEUGLE DE KYMÉ


 
« L’hôte et le mendiant sont par Zeus envoyés.
« Acceptez qu’un vieillard s’asseye à vos foyers.
« Écoutez-moi : Depuis des ans, de ville en ville,
« Proscrit ou recueilli par la foule servile,
« J’erre, charmant les cœurs de mes récits pieux.
« Les yeux fermés au jour, je contemple les cieux ;
« Je chante les héros, et la Muse m’inspire.
« Quand je fais résonner les cordes de ma lyre

« Les vieillards, étonnés, au seuil de leur maison
« S’assemblent, ne sachant quel dieu passe, et le son
« De ma voix formidable et douce emplit la route.
« Béni qui me reçoit, bienheureux qui m’écoute ;
« Et toi, mon guide cher, ô toi qui me défends
« Des embûches, le ciel gardera tes enfants. »


Homère a dit. Il marche, et Glaucos l’accompagne.
Un soir religieux descend sur la campagne ;
L’air lumineux scintille entre les peupliers.
À l’horizon, les monts semblent de verts colliers
Que la mer ferme ainsi qu’une boucle d’agate.
La plaine dort : nul souffle ; une odeur délicate
Embaume la fraîcheur du soir.

Les voyageurs
S’avancent côte à côte, éblouis et songeurs,
Dans la solennité grave du crépuscule.
Un village apparaît. Au pied d’un monticule
Que couronne un bosquet, de myrtes parfumé,
Ils s’arrêtent. Alors, l’Aveugle de Kymé
Par son guide conduit, s’assied sur une borne
Qu’ombrage d’un mouvant feuillage une viorne.
Que les dieux protecteurs le gardent des méchants !
Par de calmes accords il prélude à ses chants ;
Sa voix mâle s’essaye. Aussitôt une troupe
D’enfants, d’adolescents et de vieillards se groupe,

Attentifs et surpris, autour de l’étranger :
— D’où nous vient cet aède, et quel est ce berger ?
— La Fortune pour eux sans doute fut amère.
Faites silence, ô tous ! écoutez, c’est Homère :


« Je chante la Déesse à la couronne d’or,
Aphrodite aux beaux seins de rose, le trésor
De Zeus tempétueux qui tonne au loin, la Reine
De la terre de Chypre odorante et sereine,
L’Immortelle qui trône au fond de l’éther bleu,
Aphrodite au péplos plus brillant que le feu,
Et qui, parmi les fleurs, aime les doux sourires,
Les rayons d’Hélios, les danses et les lyres.

« Sur la mer poissonneuse aux flots retentissants
Elle apparut jadis, les cheveux ruisselants.
Des perles la couvraient que le soleil allume ;
Éblouissante, au sein d’une neigeuse écume,
Et mollement bercée aux souffles frais du vent,
Sur la grève sonore elle aborda devant
Le temple de Paphos fleuri de violettes.
Or, les filles de Zeus, aux belles bandelettes,
Les Heures, dont les chœurs réjouissent les dieux,
L’accueillirent sur le rivage radieux,
Et, couronnant son front de guirlandes vermeilles,
L’ornèrent de joyaux et de pendants d’oreilles.

Puis, ayant détaché leurs plus riches colliers
Faits de laiton, d’argent et d’or bien travaillés,
Pour en garnir son cou flexible et blanc, les Heures
La menèrent au seuil des divines demeures.
Et les dieux, rassemblés sous les portes du ciel,
Admiraient sa beauté douce comme le miel. »