La Citoyenne française

La bibliothèque libre.
Son altesse la femmeA. Quantin, imprimeur-éditeur (p. 143-164).

LA


CITOYENNE FRANÇAISE

UNE AVENTURE


SOUS LA RÉVOLUTION
Illustration


LA CITOYENNE


FRANÇAISE


UNE AVENTURE


SOUS LA RÉVOLUTION


Les femmes de la Révolution, ont écrit Edmond et Jules de Goncourt dans leur très remarquable Histoire de la Société française — manquent d’une grâce et de ce quelque chose de leur sexe qui est le charme même des actrices de l’histoire : elles ne sont pas femmes ; elles sont de celle mascula protes, de cette race dont parle le poète.

« Elles donnent à croire qu’elles ont un rôle ou une mission plutôt qu’un sentiment, en ce boulever- sement de la France ; et elles portent en elles une résolution grande et tendue, une pensée fixée ou une action délibérée qui prend toute l’âme, l’apaise, Templit, et n’y laisse place aucune au tumulte des passions et des enivrements. Elles dédaignent d’être françaises, et, comme des statues de marbre, elles portent sur leur front serein les vertus de la vieille Rome ; si bien que, comme elles ont marché sans pâlir ni faiblir jusqu’au bout, leur mort intéresse plus qu’elle n’attendrit, et que ces têtes, cueillies jeunes et fraîches par les bourreaux hâtés, ont plu- tôt la couronne que l’auréole et attirent mieux l’étude qu’elles n’attachent le souvenir. »

« La Révolution a fait les cœurs sérieux, — disent encore plus loin les mêmes historiens phy- siologistes, — l’amour n’est plus badinage. Les Cupidons roses de Boucher lisent à présent les Tristes d’Ovide. Le romanesque succède au liber- tin ; le roman anglais au papillotage français ; cela commence à être une passion qu’une attache, et un dévouement qu’une intrigue* L’amour quitte le xviii0 siècle et se tourne vers le xix° : c’était une comédie libre et c’est presque déjà un drame noir ! et le passe-temps est devenu une grande affaire dans la vie. La terreur mûrit et fait graves toutes les affections de l’homme ; et l’amour qui passait joyeux désapprend le rire et se fait prêt aux regrets, voyant passer à côté de lui un amour vêtu de deuil et les lèvres sur une mèche de cheveux. »

Cependant, Dieu sait si on aima jamais davan- tage ni plus profondément, avec cette sensation épicurienne et troublante que donnait l’incertitude du lendemain ! Le dévouement grandissait, sublimi- sait la femme et relevait presque la fille qui parfois montrait, au milieu de ses débordements, le carac- tère héroïque de certaines courtisanes antiques. — Entraînée par la nature de son cœur vers les oppri- més, vers tous ceux que traquaient les puissants du jour, vers les vaincus marqués pour la mort, la citoyenne, tout en apprêtant de ses doigts mignons la cocarde tricolore de sa coiffe, dissimula souvent sous un rideau de son alcôve un ci-devant inscrit sur la grande liste de l’abattoir.

En ce temps aventureux où le cœur battait comme un tocsin d’alarme, le roman naissait de toutes parts et expirait en tous lieux. La chronique s’inquiétait peu de recueillir les historiettes d’amour, et, quel que soit le nombre d’aventures que les ro- manciers de ce siècle aient emprunté aux anecdotes, légendes courantes et journaux du temps, il en est que la littérature n’a jamais effleurées, qui sont de- meurées profondément enfouies dans le passé. Ce ne sont assurément pas les moins poignantes ou les moins fantastiques, quelques-unes même méritent d’être mises en dehors de la tradition orale et con- signées dans le livre. Telle est l’aventure suivante que je vais m’efforcer d’exposer nettement dans les termes exacts où elle me fut contée par un aïeul vénérable et très disert, qui avait vu les derniers jours de la Terreur.

Approchez donc et écoutez :

« Vous connaissez, cela est hors de doute, le fameux Hérault de Séchelles, un des hommes les plus ardents et les plus jeunes de la Convention, qui, après avoir été ci-devant avocat général au Châtelet, sur les instances de la reine Marie-Antoinette, s’em- pressa, en juillet 1789, de se ranger sous l’étendard des patriotes et de montrer, dit-on, un rare cou- rage à la fameuse prise de la Bastille. Séchelles était bien le digne fils de ce colonel du régiment de Rouergue qui se fit tuer à la bataille de Minden, et le rusé petit-fils de René Hérault, ce fougueux en- nemi des Jansénistes, qui a laissé bien des souve- nirs dans l’administration en tant que lieutenant- général de police de Paris. Le jeune conventionnel était né coiffé et possédait tous les moyens de succès et de séduction. Beauté, naissance, esprit, fortune, tels étaient les dons que les bonnes fées avaient mis dans son trousseau. Travailleur opiniâtre, il avait su acquérir par lui-même une éducation de premier ordre et une éloquence aisée, fleurie et chaleureuse. Les électeurs de Paris, qui le choisirent en septembre 1791 pour les représenter à l’Assemblée législative où il siégea à l’extrême gauche, mettaient en cet homme, à peine mûri par la vie, une confiance aveugle, qu’il mérita, sans faillir, on le peut dire, jusques à la fatale bascule.

« Hérault de Séchelles fut galant à l’extrême, de cette galanterie qui marqua la fin du xviiie siècle et qui fut si française dans sa légèreté et son inaltérable politesse. À peine âgé de vingt ans, il avait vécu dans l’entourage de la duchesse de Polignac, qui le présenta par la suite à la cour, parmi tant de jeunes femmes aimables qui n’aimaient guère soupirer en mineur et vis-à-vis desquelles il était de bon ton de découvrir ses feux, sans en promettre l’éternelle incandescence. Lauzun brillait alors à Versailles et ses prétendues amours avec la reine, amours clandestines qu’on se chuchotait à l’oreille, remettaient le caprice en vogue dans les cerveaux féminins. Ce fut là que Séchelles fit ses premières armes et qu’il papillonna en avocat du roi qui savait mieux que tout plaider la cause de ses désirs et faire acquitter ses audaces et ses larcins. Le jouvenceau montrait une mâle et fière beauté, une grande énergie dans le regard et en même temps une douceur caressante qui le fit surnommer un jour par une nymphe éprise de ses charmes le céleste Séchelles. Ambitieux et aventureux, il regardait la femme comme un divin délassement ou comme un utile marchepied, mais il n’aimait guère donner à bail son cœur en gage à ses friponnes maîtresses, ayant la fatuité de se complaire à passer la main dès qu’il sentait la place sûrement conquise et occupée. « Qui n’a mangé que d’un pain ne connaît le goût que d’un pétrin », disait-il souvent avec son esprit rabelaisien, et aussi tâtait-il à bien des pétrins sans y laisser sa main blanche et sans souci des maris mi- trons qui veillaient mal au grain de la communauté conjugale.

« Séchelles n’affectait pas, du reste, une grande délicatesse en amour ; il s’égarait un peu partout, et s’il faut en croire à la lettre les confidences d’J//y- rine, de la très piquante Morancy, qui écrivit YÊcueil de l’inexpérience, le galant député colportait gaillar- dement son tempérament de faune chez les beautés faciles et les Chérubins de Vénus. La Morancy Jut une des plus longues étapes de sa vie amoureuse. Il la connut, la quitta, la reprit à sa fantaisie, comme un jouet docile et amusant, selon ses haltes à Paris, au milieu de ses voyages, au cours desquels il retra- çait à la Convention la marche des armées, les évé- nements extraordinaires et les formidables besoins d’hommes et d’argent nécessités par une guerre qui commençait à incendier le monde.

« La petite Illyrine n’eut point barre sur ce cher amant, autant qu’elle le voulut insinuer dans ses inqualifiables mémoires de gourgandine, et je dois arriver sans autres préambules au point d’origine de mon récit dont la fin, on le verra, fut si palpitante et dramatique.

« Hérault de Séchelles présida la fête nationale qui fut célébrée le 10 août 1793 comme inauguration ou plutôt comme consécration de la république fran- çaise. Ce fut pour lui un jour mémorable, car il de- vint le véritable pontife de cette fête publique. On sait qu’il prit à diverses reprises la parole en cette grande journée, et l’histoire a pris soin de nous con- server ses paroles lorsque, arrivé aux pieds d’un bûcher, dressé sur la place de la Révolution et sur lequel avaient été jetés tous les hochets somptueux de la royauté, il s’écria de sa belle voix superbe- ment timbrée en s’adressant à la foule :

« Qu’ils périssent, ces signes honteux d’une servitude que les despotes affectaient de reproduire sous toutes les formes à nos regards ! Que la flamme les dévore ! Qu’il n’y ait plus d’immortel que les sentiments de la vertu qui les a effacés ! Hommes libres, peuples d’égaux, de frères, ne composez plus les images de votre grandeur que des attributs de vos travaux, de vos talents, de vos vertus ! Que la pique et le bonnet de la liberté, que la charrue et la gerbe de blé, que les emblèmes de tous les arts, par qui la société est enrichie, embellie, forment désormais toutes les décorations de la République ! Terre sainte, couvre-toi de ces biens réels qui se partagent entre tous les hommes et deviens stérile pour tout ce qui ne peut servir qu’aux jouissances exclusives de l’orgueil. »

« À cet instant, Hérault, beau et élégant comme un dieu antique, d’un geste large, saisit une torche allumée, la jeta sur le bûcher, et l’on vit aussitôt disparaître dans les flammes le manteau royal, les écussons et armoiries, le trône, la couronne, le sceptre et les fleurs de lys, aux acclamations d’une foule iconoclaste.

« Or, ce jour, il se trouvait, perdue dans la multitude, une jeune femme qui fut plus émue que tout autre par cette pompe oratoire, ces apprêts révolutionnaires et par la flamme communicative du jeune président de la Convention. — Jacquette Aubert, tel était son nom, était une petite blonde aux yeux noirs, plus jolie que belle, veuve d’un gros commerçant du faubourg Saint-Antoine, et très éprise des idées de progrès, d’humanité, de nature, qu’invoquaient alors les amants de la déesse Raison. Elle conçut subitement pour Séchelles un ardent caprice qui se cristallisa bien vite en passion fougueuse et irrésistible.

« Jacquette Aubert avait l’esprit romanesque de la plupart des femmes de son temps ; c’était une patriote qui rêvait des vertus lacédémoniennes et qui s’enthousiasmait et battait des mains sur le passage des miliciens nationaux ; elle faisait partie de la Société des Amies de la Constitution et fréquentait assidûment son club où elle déployait, en petits discours et projets, une ardeur civique extraordinaire. Ce n’était point cependant une exaltée, une lècheuse de guillotiné, une Chevalière du Poignard ; rien de désordonné ne hantait sa mignonne petite tête. Avec son instinct de femme nourrie de Rousseau, et jusque-là sans passion au cœur, elle voulait une patrie forte où les filles eussent reçu à l’égal des hommes une éducation mâle, régénératrice, et une éducation physique qui eût participé à la fois de la république de Platon et des lois de Lycurgue. Elle citait toujours la phrase de Danton : « Tout se rétrécit dans l’éducation domestique, tout s’agrandit dans l’éducation commune. On nous parle des affections paternelles ; certes, je suis père aussi, mais mon fils n’est pas à moi, il est à la République. »

« Jacquette avait alors vingt-cinq ans et son veuvage datait déjà de trois années. Trois grandes années de sagesse contre laquelle la médisance n’avait prise. Son mari, bonhomme simple et borné, l’avait adorée, gâtée, choyée avec cette tendresse particulière à certaines natures un peu massives, qui tient plus de la paternité que de l’amour conjugal. Il semblait que ce rustique négociant eût peur de la blesser, de la briser sous ses étreintes trop rudes, tant il montrait à son égard de prévenances délicates, de petits soins, de cette affection admirative qu’un père témoigne à une fillette. Elle avait aimé son époux à travers la reconnaissance d’une malade qui se sent dorlottée, veillée, entourée de dévouement ; mais son cœur ne s’était point donné ; son âme était malade d’attente et de désir, car l’amour est l’âme de la femme et celle qui, par devoir, ne peut céder à cette religion naturelle échoue inévitablement au calvaire de la dévotion.

« Le bel Hérault de Séchelles porta donc la torche incendiaire dans ce cœur, comme il l’avait porté sur le bûcher de l’indépendance ; là aussi il détruisit tous les vestiges du passé, les croyances d’une femme en sa force et le manteau d’hermine où elle tente de réchauffer ses principes de vertu. Jacquette chercha vainement un refuge contre cet amour qui grandissait chaque jour en elle et l’étouffait. Pouvait-elle oublier l’aimable conventionnel alors que son nom retentissait partout aux échos de la popularité ! Dans son imagination surchauffée par la passion, elle considérait l’auteur de la Théorie de Vambition comme l’homme de génie destiné à sauvegarder les destinées de la République, et cette citoyenne prêcheuse des affranchissements sociaux aimait à reconnaître en lui un Maître sublime et despotique dont elle eût voulu être l’esclave soumise, la servante jalouse d’obéir à ses moindres caprices.

« La loi des attractions ne pouvait mentir en cette occurrence : Marie-Jean Hérault de Séchelles devait aimer Jacquette Aubert, — le hasard étant le messager galant des désirs, selon la formule des stoïciens, ces apôtres du Destin, — Jacquette était trop envahie par son amour pour n’en point faire confidence. Elle découvrit timidement un beau soir ses feux naissants à la brune citoyenne Olympe Audon, son amie et son ordinaire compagne dans la vie des clubs et des réjouissances publiques. Les femmes savent si bien confesser les femmes en matière amoureuse, que l’amie de la petite veuve comprit bien vite la nature d’un penchant si tempétueux et si entraînant. Jacquette était libre, Séchelles était garçon ; le mariage n’était plus qu’une cérémonie de consentement mutuel devant le pouvoir municipal. Elle se résolut de nouer ces deux existences et partit en campagne aussitôt.

« Ores, continua l’aïeul vénérable de qui je tiens cette anecdote, un certain Saint-Amarante, houzard de haute mine, brave et galant, engagé volontaire sous le drapeau de Mars et aussi sous l’étendard de Cupidon, qui courtisait depuis longtemps la coquette Olympe Audon, servit d’intermédiaire en cette affaire. Saint-Amarante était le compagnon d’école de Séchelles et son fidèle camarade aux heures de plaisir. Un dîner fut vite organisé en partie carrée. Il fallut beaucoup insister auprès de la pauvre Jacquette qui se défendait craintivement par instinct du danger. La tête penchait à droite, le cœur la conduisit à gauche.

« Le dîner eut lieu chez Robert, le restaurateur à la mode ; Jacquette, en redingote de pékin velouté citron s’ouvrant sur un tablier de satin rose pâle, un fichu blanc croisé sur la gorge, la cocarde tricolore gentiment plantée sur l’oreille gauche, était exquise en dépit de son trouble extrême. Séchelles fut séduit par tant de grâces et sentit soudain avec sa pénétration d’homme à bonnes fortunes qu’il serait l’épervier de cette charmante colombe venue sans qu’il la cherchât s’abattre toute pantelante à ses côtés. Le dîner s’anima, on porta des toasts à la beauté, à l’amour, à la liberté, au peuple ; Saint-Amarante chanta même au dessert, tandis que Hérault, qui venait de dire amoureusement un sonnet attendri, pressait la main de sa voisine, l’enveloppant, l’enlaçant déjà de toutes les paroles les plus douces qui soient au répertoire du dictionnaire de la passion.

« Cette soirée fut fatale à Jacquette Aubert. Le président de la Convention eut vite conquis la douce citoyenne et point n’eut besoin de beaux discours pour lui prouver que l’amour et le mariage n’ont rien de commun et vivent rarement et longtemps en bonne intelligence. Les deux amants ne firent donc pas figurer leur nom sur la statistique Illustration



des unions civiles ; ils invoquèrent la nature et la raison, se mirent à relire ensemble les théories du grand Jean-Jacques, éprouvant, se disaient-ils, une ivresse intime et infinie à braver les superstitions, les préjugés et les convenances sociales. Ils ne cherchèrent point le bonheur, ils le trouvèrent dans le mystère de leur liaison ; ils communièrent d’âme et sentirent qu’ils s’appartenaient comme ces deux moitiés humaines dont parle Platon, qui rampent l’une vers l’autre dans les tâtonnements de la vie, se cherchent désespérément, se rencontrent enfin et se soudent pour l’éternité dans un spasme voluptueux.

« L’amoureux démocrate avait loué à Chaillot, non loin de Sainte-Périne, une délicieuse maison- nette entre cour et jardin qu’il avait décorée du nom de Pavillon de V Amitié et qui avait tous les charmes de la solitude. Pendant quelques mois il y avait conduit autrefois des nymphes et demoiselles de frivolité qu’il honorait de ses faveurs, et l’on y voyait encore certain boudoir ayant la forme d’une grotte, dont la cheminée était formée d’une coquille gigantesque. Les murs y étaient tapissés de feuillage et de mousse et un tapis gazonné semé de fleurettes s’étendait sur le parquet ; partout des statuettes mythologiques et entre autres uû petit amour qui présentait cette inscription : « Fuyez loin d’ici, « profanes, si vous n’êtes purs et nus comme moi. » Ce fut là que Hérault emporta fiévreusement sa conquête, jurant de ne plus aimer qu’elle, sentant se lever l’aurore d’une vie nouvelle, éprouvant une liesse inconnue, une rosée de bonheur qui descendait en lui et imprégnait tout son être.

« Jacquette, elle aussi, était métamorphosée ; la possession, l’ivresse des sens ne lui avaient apporté aucune désillusion ; elle entrevoyait le conventionnel plus grand, plus brave, plus fier que jamais ; leur intimité était toujours remplie par de douces causeries où elle aimait à tisser dans l’avenir tout un canevas de projets merveilleux, souriante d’espoir pour son lion magnifique, et parfois aussi pleine d’inquiétudes et de craintes, se jetant à son cou, prise de pressentiments sinistres, lui recommandant la prudence et l’astuce dans les casse-cous et les pièges de la politique, où il marchait trop loyalement, le front levé, sans regarder les embûches dressées sous ses pieds. — « Va, laisse ! n’aie pas peur, mignonne ! soupirait doucement l’ambitieux ; il faut suivre sa destinée ; la vie n’est pas autre chose qu’un toit très incliné : les maladroits tombent et se tuent, les habiles glissent, mais se raccrochent aux tuiles. Je suis bon couvreur, crois-moi, et je n’ai pas le vertige. »

« Cependant, malgré la foi républicaine de Séchelles et en dépit de ses complaisances pour le parti terroriste et les gages qu’il donnait à ses amis, il avait déjà été dénoncé le 16 décembre 1793 par Bourdon de l’Oise comme ex-noble, établissant une correspondance criminelle avec des royalistes et trahissant dans les deux camps. L’histoire nous apprend de quelle manière il se justifia avec grandeur et fit refuser à l’unanimité sa démission de membre du Comité de Salut public ; mais ce que la muse Clio n’enregistre pas, ce sont les petits côtés des grands événements, les raisons occultes qui sont les vrais moteurs de la politique des hommes.

« Hérault de Séchelles invita au Pavillon de l’Amitié ses collègues et ses amis ; cet asile de l’amour, qui aurait dû être inviolable, devint une sorte de club où la politique côtoyait à table le bel esprit et la galanterie. Jacquette Aubert se plia à ce rôle, — que n’eût-elle fait pour son demi-dieu ! — Aimable pour tous, spirituelle, enjouée, elle était la reine de ces petites réunions ; coquette avec réserve, elle imposait le respect aux timides ; mais elle donnait, sans y prendre garde, de l’amour aux forts et aux violents toujours portés à ravager les paisibles retraites et les nids heureux où le plaisir se couve dans la ouate. Saint-Just, le farouche Saint-Just, la vit à l’un de ces dîners et en devint éperdument épris. Beau de visage, de manières distinguées, plein de faconde et de fatuité, ce jeune exalté prétendait que, pour lui, apparaître et vaincre étaient synonymes. Il se trompa, mais il ne se tint point pour battu.

« Le pauvre Séchelles, livré au Comité de sûreté générale, fut arrêté le 9 mars 1794 et enfermé dans les prisons du Luxembourg. — La petite veuve, loin de se livrer à sa douleur, montra sa grandeur d’âme et sa fermeté républicaine. Étalant partout sa passion, elle remua ciel et terre, vit Robespierre, non pas suppliante, mais hautaine ; les tigres ne fléchirent point ; — une femme, qu’était-ce cela ? n’en voyaient- ils pas des centaines chaque matin à leurs pieds. — Saint-Just pendant ce temps assiégeait lentement sa victime, lui promettant ses bons offices en échange d’un peu de tendresse ; mais Jacquette eût préféré la mort de son amant plutôt que le baiser insolent de ce traître. Elle employa la force, la ruse, l’énergie la plus indomptable pour déjouer tous les pièges qui lui furent tendus. Elle puisait dans sa passion toutes les subtilités admirables de sa défense.

« Le dénouement, hélas ! était proche ; le 13 germinal an II (2 avril 1794), l’accusateur Fouquier-Tinville fit son hideux réquisitoire contre Hérault de Séchelles, sur le rapport de Saint-Just, dans la fameuse fournée de Danton et Desmoulins. Tous furent condamnés, après trois jours de prétendues délibérations, à la peine capitale. On n’ignore point comment Hérault de Séchelles monta souriant à l’échafaud, approchant son visage de Danton pour l’embrasser,* brutalement saisi par le bourreau qui voulait que ces têtes ne se rencontrassent qu’au fond du même panier, et saluant une dernière fois le peuple et la statue de la liberté.

« Jacquette Aubert, dominant sa faiblesse et ses larmes, eut le sublime courage, ce jour-là, de demeurer sur la place parmi la foule assombrie, se soutenant à peine dans le flot populaire, sur le passage de la terrible charrette, et elle put envoyer pour l’Éternité un dernier adieu à ce cher et unique amant, qui portait sa tête fière et dédaigneuse sous le couperet. Elle le revoyait sur cette même place, où, huit mois auparavant, il dominait si superbement le peuple en incinérant la pourpre royale ; il semblait aussi glorieux, aussi maître de lui, sans affectation de pose théâtrale, comme séduit par la mort qui allait le faucher en pleine jeunesse, dans un rayonnement d’amour. — Pauvre Séchelles ! sur la toiture inclinée de la vie, il se laissait glisser, tout habile qu’il fût, sans pouvoir se retenir aux tuiles !

« L’amante infortunée, l’œil fixe, les pieds figés sur place, roidie comme une visionnaire, vit tous les apprêts terribles, la descente de charrette, la montée suprême des marches et la silhouette hautaine des condamnés sur la plate-forme ; la pensée s’était arrêtée en elle, le cœur même ne battait plus ; elle assistait vivante à son agonie…. Hérault passa le premier…. Il y eut une poussée dans la foule.

« Lorsque l’acier glissa en sifflant entre les bras sanglants de la guillotine et après qu’elle eut entendu le bruit sourd et affreux de la décapitation, ce bruit mat et inoubliable de muscles tranchés, Jacquette tomba évanouie et fut transportée dans une maison voisine, où des soins lui furent prodigués, — selon le style des faits divers.

« Robespierre, ce soir-là, se crut évidemment un grand homme.

« Le lendemain, le triomphant Saint-Just, calme et la conscience heureuse comme Ponce-Pilate, recevait sans trop d’étonnement la missive suivante, laissée sur sa table par une main inconnue :

« Citoyen Représentant,

« Tu m’as offert ton amour, je l’ai repoussé ; tu m’as faite « veuve d’âme et d’esprit ; s’il te plaît de venir voir comment « je me donne, — quand je me donne, — sois ce soir, au soleil « couché, en ma chambre ; des ordres seront donnés, les portes

« s’ouvriront devant toi.

« Vve Aubert.

« Chaillot, 17 germinal an II. »

« Le député de l’Aisne relut ce billet ambigu par trois fois, craignant vaguement des embûches et espérant cependant, en fat qu’il était, profiter d’un brusque revirement de cerveau féminin. Il hésita quelques instants, pris de peur, anxieux, jurant de rester céans ; mais sa passion l’emporta ; il se ras- séréna et, sifflotant un petit air gaillard, il se rendit au Pavillon de VAmitié d’un pas allègre, savourant ses baisers par avance, se félicitant in petto de ses moyens d’action.

« Il arriva, le soir tombant, et n’eut qu’à pousser la porte…, traversa deux chambres pour atteindre la troisième qui était éclairée. Il entra brusquement, comme s’il eût craint un guet-apens armé ; alors se peignit, sur son visage contracté et verdissant, une épouvante indescriptible, une terreur folle et horrible, un bouleversement monstrueux, lorsqu’il eut franchi le seuil de cette pièce où l’amour, lui semblait-il, devait veiller et l’attendre.

« Sur le lit, à la lumière de deux candélabres, sur un même oreiller, deux têtes reposaient lèvres contre lèvres, comme endormies dans l’extase, ou se chuchotant des paroles d’éternité heureuse : la tête de Hérault de Séchelles et la tête fine de Jacquette Aubert, soudées dans un baiser de mort, mais ayant l’expression de la plus noble béatitude.

« Saint-Just, les yeux hors la tête, la gorge sèche, affolé par cette vision, eut un cri étouffé, inhumain, et s’enfuit désespérément, les bras en avant, le poignard en main, poursuivi par cette surnaturelle apparition contre laquelle il ne se put défendre jusqu’à l’heure de son expiation.

« Le soir même de l’exécution de son amant, Jacquette s’était traînée au cimetière de Monceaux (non loin de la petite maison du duc d’Orléans), qu’on venait d’inaugurer ; elle avait jeté une bourse d’or au gardien, encore novice, afin d’obtenir cette tête sanglante et défigurée. — Après avoir assisté aux apprêts lugubres de l’exhumation, — elle rentra chez elle, munie de son doux et sinistre fardeau enclos dans un sac, et ayant tout préparé pour la funèbre mise en scène qu’elle réservait à Saint-Just, elle avait absorbé un poison subtil et foudroyant qui lui permit de rendre avec ivresse son dernier soupir sur les lèvres exsangues du cher guillotiné. »

Telle fut une grande citoyenne française, inconnue, conclut le narrateur. — Ne croyez-vous pas, ajoutait-il, qu’il y aurait un roman superbe à écrire sur cette anecdote ignorée de la Révolution française ?

Certes, aïeul vénérable, je le crois bien !… Mais ayant préparé la besogne et fourni le sujet, je passe très volontiers la main aux honorables cuisiniers du feuilleton populaire.


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