La Civilisation française

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Revue des Deux Mondes6e période, tome 36 (p. 849-877).
LA CIVILISATION FRANÇAISE[1]


Plus je vis l’étranger, plus j’aimai ma patrie.
(Du BELLOY.)
Et plus je suis Français, plus je me sens humain
(SULLY PRUDHOMME.)


« Ah ! monsieur, on doit le dire, les Français ont plus d’humanité que les autres. » Ce mot d’un sous-officier prussien dans le livre Au service de l’Allemagne, je n’en veux point chercher d’autre pour symboliser ce qui me paraît être le caractère original et foncier, la tradition constante de la civilisation française.


I

En littérature, d’abord. La littérature est-elle l’expression de la société ? Elle est, en tout cas, l’expression la plus spontanée, parce qu’elle est la moins systématique, du génie particulier, des tendances instinctives d’un peuple.

Qu’il y ait, dans la littérature française, « plus d’humanité » que dans les autres littératures modernes, c’est, je crois, ce qui ressort d’un examen, même superficiel, de ces diverses littératures. Nos écrivains sont moins artistes que les Italiens, moins mystiques que les Russes, moins poètes que les Anglais, moins philosophes que les Allemands, moins romanesques que les Espagnols ; mais comme ils sont plus humains. C’est à l’homme qu’ils songent avant tout ; c’est l’homme, dans ses différentes attitudes morales, dans les dispositions profondes de sa nature, qu’ils s’efforcent de comprendre et de peindre ; ce sont des questions humaines qu’ils traitent, questions morales ou questions sociales ; c’est la pratique de la vie individuelle ou collective que, presque toujours, ils ont en vue ; et c’est enfin à l’homme qu’ils s’adressent, à l’homme concret, réel et vivant, à l’homme non pas exceptionnel, mais à l’homme moyen dont ils parlent la langue habituelle, et dont ils recherchent l’assentiment. Instruire et moraliser, humaniser en un mot, voilà leur objet essentiel. On sait ce que Bossuet disait des poètes grecs : « Homère et tant d’autres poètes, dont, les ouvrages ne sont pas moins graves qu’ils sont agréables, ne célèbrent que les arts utiles à la vie humaine, ne respirent que le bien public, la patrie, la société, et cette admirable civilité que nous avons expliquée. » Ce pourrait être la définition même de la littérature française.


Précisons cette impression générale. Voici deux grandes époques de notre histoire littéraire, le XVIIe et le XVIIIe siècle, qu’on a coutume, et non sans raison d’ailleurs, d’opposer l’une à l’autre. Et, en effet, autant le XVIIe siècle a aimé l’ordre, la règle, la discipline, autant le XVIIIe s’est montré rebelle à toute autorité religieuse, intellectuelle ou politique. Mais pourtant, à travers ces indéniables divergences, qu’on aille au fond des choses, et l’on reconnaîtra que, par des moyens différens, c’est bien le même idéal qui s’affirme et se poursuit.

La littérature française du XVIIe siècle a été passionnément curieuse de l’âme humaine : c’est là, semble-t-il, son caractère distinctif, celui qui en explique non seulement les mérites originaux, mais aussi les faiblesses ou les lacunes. On lui a reproché, par exemple, d’avoir dédaigné la nature : c’est qu’à force de regarder l’homme, elle a négligé tout ce qui n’était pas lui. Voir vivre, des « yeux de son âme, » et représenter avec exactitude cet « être merveilleusement vain, ondoyant et divers, » cela lui a paru un spectacle qui faisait pâlir tous les autres, une besogne auprès de laquelle toutes les autres n’étaient que « divertissement. » « Je trouve bon, a dit Pascal, qu’on n’approfondisse pas l’opinion de Copernic ; mais ceci : Il importe à toute la vie de savoir si l’âme est mortelle ou immortelle. » Pareillement, eût dit Racine, que nous importe le paysage où se déroule la tragique histoire de Phèdre ? Ce qui nous intéresse, c’est l’âme de Phèdre, c’est la manière dont elle réagit contre la folle passion qui l’envahit et qui l’obsède ; ce sont les fluctuations de sa conscience morale ; et quel paysage matériel vaudrait ce paysage intérieur ? Tous les écrivains du XVIIe siècle ont été là-dessus de l’avis de Racine. Tous, poètes, dramaturges, orateurs, romanciers, philosophes, ont fait du cœur humain leur unique étude ; tous ont essayé d’enfermer dans leur œuvre la plus grande somme possible d’observation morale. De là la richesse psychologique de toutes ces œuvres. « Une psychologie vivante : » la célèbre définition de Taine ne s’applique peut-être pas à toute espèce de littérature ; mais elle convient excellemment à la littérature du XVIIe siècle.

On notera que nos grands classiques, s’ils ont été de très pénétrans psychologues, n’ont pas été des psychologues désintéressés. Connaître pour connaître, fut-ce la plus intéressante des réalités, n’est point leur idéal. Leur attitude en face de l’homme n’est point du tout celle du « naturaliste, » ou du savant qui observe, constate des faits, établit des lois et, ce travail accompli, croit son rôle achevé. Autant que des psychologues, ce sont des moralistes. Ils ne se contentent pas d’étudier et de connaître l’homme ; ils se proposent de lui fournir une règle de vie ; ils le veulent meilleur et plus heureux. De leur long voyage d’exploration et d’étude, ils sont revenus sans illusion sur la nature humaine ; ils la croient profondément mauvaise et perverse, en proie aux plus bas instincts, aux plus misérables passions. Pour mater ces instincts, pour dompter ces passions, pour faire luire dans toute cette misère un rayon d’idéal, de vertu et de bonheur, ils ne voient tous, ou presque tous, qu’un seul remède : l’acceptation d’une règle religieuse, la soumission de tout l’être intime à une tradition hautement vénérable, et qui, d’ailleurs, a fait ses preuves. À cette condition, pensent-ils, mais à cette condition seulement, l’homme pourra être heureux, autant du moins que le comporte sa destinée mortelle, et il se ménagera, pour la vie future, le bonheur infini auquel il aspire.

Comme les écrivains du XVIIe siècle, ceux du XVIIIe sont convaincus que « l’homme veut être heureux, et ne veut qu’être heureux, et ne peut ne vouloir pas l’être, » et comme eux, ils jugent cette aspiration légitime. Mais, au lieu de croire, avec Pascal et presque tous les contemporains de Pascal, que « le bonheur n’est ni hors de nous, ni dans nous, » qu’il est « en Dieu, et hors et dans nous, » ils s’imaginent que nous serions parfaitement heureux, si nous étions délivrés de toutes les contraintes que tant de siècles de « superstition » ont fait peser sur nous. N’ayant ni très longuement, ni très profondément étudié l’homme, ils croient à sa bonté native ; ils croient à la toute-puissance de la raison pour remédier aux imperfections provisoires qu’ils découvrent en lui ; ils croient en un mot à la disparition progressive du mal dans le monde. Illusion peut-être, mais illusion généreuse, au moins en son principe, puisqu’elle procède d’un excès de confiance dans la nature humaine. Ne croyant pas, ou ne croyant guère à la vie future, s’en désintéressant en tout cas, les écrivains d’alors reportent sur la vie présente toute leur sollicitude ; ils ne songent qu’à l’aménager pour le plus grand bonheur de l’humanité. Puisque l’homme, d’après eux, ne peut compter que sur lui-même pour améliorer sa destinée, qu’il mette toute son industrie à la rendre plus confortable et plus douce. Convaincus que l’homme n’existe et ne vaut que dans et par la société, et qu’en dehors d’elle, il n’y a pour lui ni salut, ni bonheur, les uns se font les apologistes passionnés de l’institution sociale ; ils en célèbrent sans relâche les bienfaits et la sainteté même ; ils en réclament le perfectionnement ; et ils verraient volontiers dans un corps de bonnes lois le souverain bien que puisse poursuivre l’humanité. Les autres, plus hardis, ou plus imprudens, bien loin d’avoir dans les règles ou les conventions sociales cette confiance ingénue, leur attribuent tous les maux qui désolent la vie humaine. La société pour eux, voilà l’ennemi ; ils rêvent d’un retour à un soi-disant état de nature ; et déjà ils s’en forgent une félicité

Qui les fait pleurer de tendresse.


Et ce sont là, assurément, des tendances fort différentes, fort différentes aussi de celles qui avaient cours au siècle précédent. Mais quoi ! Bossuet a beau se faire de l’homme et de la vie une conception qui ne ressemble guère à celle de Voltaire ou à celle de Rousseau : est-ce que tous trois, et tous les écrivains français leurs contemporains avec eux, ne sont pas comme hantés par l’obsession d’un même problème : celui du bonheur ? Et c’est cette préoccupation essentielle qui donne à l’œuvre de ces deux siècles littéraires, — comme à la littérature française en général, — cet accent d’humanité que les étrangers eux-mêmes aiment à trouver en elle.


Précisons encore, s’il se peut, et serrons de plus près les questions. Prenons quelques-unes des grandes œuvres françaises qui se sont le plus fortement imposées à l’attention et à l’admiration européennes, et demandons-nous ce qui, plus que tout le reste, a légitimé et consacré leur durable fortune.

A Jove principium. La Chanson de Roland est notre premier chef-d’œuvre national. Chef-d’œuvre incomplet sans doute, et chef-d’œuvre un peu rude, mais chef-d’œuvre tout de même, ce vieux poème où, selon le mot de Gaston Paris, « apparaît pour la première fois cette divine expression, la douce France. »


Tere de France, mult estes dulz païs.


Et chef-d’œuvre enfin qui a fait au moyen âge le tour de toute l’Europe. Traduit en Espagne et en Allemagne bien avant l’apparition des Niebelungen et du Romancero du Cid, l’Italie, l’Angleterre, le Danemark, l’Islande l’ont connu à travers d’innombrables compilations ou adaptations. Or, la véritable raison de cette universelle renommée, c’est un poète, Auguste Angellier, qui l’a donnée, dans un opuscule trop peu connu. « Ce qui distingue, écrivait-il, la Chanson de Roland des épopées de tous les temps, c’est qu’elle a cette suprême beauté d’avoir relevé le malheur et d’être le poème du revers noble et de la mort glorieuse… Certes, ce n’étaient pas les noms retentissans de batailles ou de guerriers qui manquaient au poète… Je ne sais rien de plus grand et de plus touchant que ce spectacle unique d’une nation qui, lorsqu’elle peut s’attacher à des souvenirs heureux et glorieux, s’enthousiasme pour une souffrance et s’éprend d’une défaite ! » Et voilà ce qu’ont senti, plus ou moins obscurément, tous les autres peuples : ils ont lu, admiré, adopté notre vieille chanson de geste, parce qu’elle leur offrait le généreux témoignage d’une humanité supérieure. Franchissons quelques siècles. Il n’y a pas, dans toute notre littérature, de livre plus « européen » que les Essais de Montaigne. Il est hors de doute qu’on y a goûté, à l’étranger comme en France, la grâce incomparable d’un style perpétuellement inventé. Mais l’œuvre n’aurait pas eu un succès aussi unanime et aussi constant, si elle n’avait pas été avant tout, comme le disait si bien Amyot d’un autre livre, « un cas humain représenté au vif. » « Tout homme, déclarait Montaigne, porte en soi la forme de l’humaine condition, » et c’est pour décrire cette « forme » d’humanité générale qu’il s’est analysé lui-même avec cette complaisance un peu narquoise, que certains ont pu juger « haïssable, » mais où la plupart des lecteurs ont trouvé tant de charme. Pour la première fois, dans un ouvrage écrit en langue « vulgaire, » on voyait enfin transparaître, peinte au naturel, une âme totale ; on se reconnaissait en elle ; chacun faisait son profit de cette riche expérience morale ainsi mise au service de tous ; on admirait cette manière d’écrire « toute composée de pensées nées sur les entretiens ordinaires de la vie. » Bref, « on fut tout étonné et ravi, car on s’attendait de voir un auteur, et on trouvait un homme. » Jamais peut-être le mot célèbre ne s’appliqua plus justement.


Quelques années se passent ; la littérature classique naît et s’organise ; le Cid, cette fleur immortelle de jeunesse, inaugure la longue suite des grandes œuvres tragiques. Veut-on voir en quoi s’y exprime la pure tradition du génie français ? Qu’on le compare au drame espagnol, d’où Corneille l’a tiré. A bien des égards, le Cid pourrait être défini une « adaptation » ou une « transposition » de la pièce, d’ailleurs fort belle, de Guillen de Castro. Mais comme cette adaptation est libre, et cette transposition originale ! Une vaste épopée dramatique, bigarrée, pittoresque, dispersée, inégale, pleine de détails de mœurs qui surprennent ou qui choquent, où l’invraisemblance et le mauvais goût fleurissent avec une luxuriante ingénuité, voilà l’œuvre espagnole. Corneille abrège, réduit, concentre ; il ramène à l’unité d’une forte action scénique la multiplicité des incidens et des épisodes ; il simplifie le sujet, l’intrigue et le style ; il rapproche de nous les personnages ; il approfondit les caractères ; il élimine impitoyablement tout ce qui, dans son modèle, est trop barbare, trop local ou trop espagnol ; il met en pleine lumière l’intérêt psychologique et moral de la donnée qu’il exploite. En un mot, par tous les moyens en son pouvoir, il humanise l’œuvre étrangère, et le drame intérieur qu’il en a dégagé s’est imposé non seulement à toute l’Europe lettrée, mais aux Espagnols eux-mêmes.

« Beau comme le Cid, » disaient les contemporains de Corneille. Parlant des Pensées de Pascal, la génération suivante a pu dire, avec Mme de La Fayette, que « c’était méchant signe pour ceux qui ne goûteraient pas ce livre ; » et la postérité a largement ratifié le jugement de l’amie de La Rochefoucauld., Or, aujourd’hui encore, qu’est-ce qui nous émeut et nous prend aux entrailles dans le livre des Pensées ? La force et la beauté du style ? La profondeur et la hardiesse de la pensée ? Ces qualités sans doute ne nous sont point indifférentes. Mais comme l’âme méthodique et ardente que l’on sent frémir dans ces simples fragmens nous intéresse et nous passionne davantage ! Voilà un homme, — l’un des plus puissans esprits que le monde ait connus, — qui s’est posé avec une sorte d’angoisse tragique le problème de la destinée, et qui, en ayant découvert la solution, voudrait conduire ses semblables aux convictions bienfaisantes où il a trouvé lui-même l’unique apaisement de son inquiétude, irraisonné, il s’attendrit, il implore, il invective tour à tour. Ce n’est pas un logicien qui argumente, c’est un apôtre, presque un martyr, qui confesse sa foi et qui veut la faire partager. « Si ce discours vous plaît et vous semble fort, sachez qu’il est fait par un homme qui s’est mis à genoux aupavant et après, pour prier cet Etre infini et sans parties, auquel il soumet tout le sien, de se soumettre aussi le vôtre pour votre propre bien et pour sa gloire. » Quel accent de grave et virile tendresse ! Comme c’est bien là un de nos frères qui souffre avec nous, qui prie pour nous, qui « cherche en gémissant » avec nous ! « Veux-tu qu’il me coûte toujours du sang de mon humanité, sans que tu donnes des larmes ? » L’admirable parole qu’il prête à son Dieu, c’est de la bouche même de Pascal que nous l’entendons tomber à toutes les pages des Pensées.

C’est une tout autre parole qui pourrait servir d’épigraphe à l’œuvre de Molière. « Ah ! nature ! nature ! » s’écrie le bonhomme Argan en voyant sa fille sourire, dès qu’il lui parle de mariage ; et presque tout Molière est dans cette exclamation admirative. Ceux qu’il ridiculise le plus volontiers, et avec une sorte de verve vengeresse, ce sont tous ceux qui fardent, déguisent, mutilent ou contrarient la nature : faux dévots, faux savans, maris jaloux, bourgeois gentilshommes, barbons amoureux, précieuses ou petits-maîtres. Comme tout, à l’entendre, irait mieux par le monde si chacun, au lieu de s’évertuer à le brider ou à le corriger, obéissait tout simplement à l’instinct ! Et la leçon pourrait être dangereuse si, d’une part, elle ne s’accompagnait de sages conseils de modération, et si, d’autre part, on ne sentait, sous les railleries et les rires, une profonde pitié pour les pauvres hommes qui se rendent eux-mêmes misérables, et un grand amour pour eux. C’est un génie très humain que celui de Molière. S’il a moins connu que d’autres, s’il a même un peu méconnu les plus hautes parties de la nature humaine, il en a bien exploré, rendu, aimé les régions moyennes et les côtés modérés. Et le mot, un peu inattendu, qu’il prête à son Don Juan : « Va, je te le donne pour l’amour de l’humanité » est peut-être l’un des rares « mots » je ne dis pas « d’auteur, » mais d’homme que le grand poète impersonnel se soit jamais permis[2].

A première vue, rien ne ressemble moins au théâtre de Molière que l’Esprit des Lois de Montesquieu. Et pourtant c’est déjà dans Molière que se manifestent certaines tendances qui vont se développer largement dans les œuvres du siècle suivant, chez Montesquieu aussi bien que chez Voltaire. « L’humanité avait perdu ses titres : M. de Montesquieu les lui a rendus, » disait-on de l’Esprit des Lois ; et la formule rend assez bien compte de la nature du prodigieux succès que le livre eut en son temps. Justifier par leurs raisons profondes les innombrables lois et coutumes qui régissent les diverses communautés humaines, inspirer à ses lecteurs le respect et la religion même de ces institutions vénérables, répandre les idées de liberté, de tolérance, d’équité qui doivent rendre la vie sociale plus confortable et plus douce, tout rapporter, en un mot, au « bien de la société, » si tel est bien l’objet essentiel de Montesquieu en écrivant l’Esprit des Lois, on conçoit que ses contemporains lui aient su un gré infini d’avoir consacré sa vie à fortifier, à resserrer les liens qui unissent les hommes.


Près d’un siècle se passe. Un monde nouveau se forme. Une poésie nouvelle est née, qui a rencontré dans l’œuvre de Lamartine son expression la plus sincère et la plus pure. Ce qu’a été pour les contemporains cette poésie lamartinienne, personne peut-être ne l’a mieux dit qu’un critique, aujourd’hui bien oublié, mais qui ne pouvait se rappeler sans émotion le jour de sortie où, jeune collégien, ayant acheté « par hasard » le petit volume des Méditations, il y trouva rassemblés « tous les sentimens de l’âme et toutes les passions du cœur, tous les bonheurs de la terre et les ravissemens du ciel, toutes les espérances du temps présent et toutes les inquiétudes de l’avenir. » Et ce ne sont pas seulement les lecteurs français et étrangers de 1820 qui pensent là-dessus comme Jules Janin. Sait-on que, de 1905 à 1914, en neuf années, une seule librairie parisienne a vendu plus de 42 000 exemplaires des seules Méditations ? Il faut croire que depuis près d’un siècle on n’a pas cessé de voir et d’aimer dans les vers de Lamartine l’homme moderne au complet, dont le poète, en se chantant lui-même, nous a tracé l’idéale et pourtant ressemblante et vivante image.

Et ne peut-on pas en dire autant des romans de George Sand, celui de tous nos écrivains qui, pour l’élégante fluidité du style, la générosité de la pensée, et peut-être même le tempérament moral, rappelle le mieux Lamartine ? Elle a écrit plus de cent romans, d’inspiration fort différente, qui ont enchanté, séduit, consolé plusieurs générations de lecteurs. Est-il bien sûr, comme on le dit quelquefois, qu’on ne les lise plus de nos jours ? Qu’il y ait des parties caduques dans une œuvre aussi considérable, c’est ce qui ne saurait nous surprendre. Mais tant qu’il y aura des hommes, et qui rêvent, et qui aiment, on lira ces livres, j’allais dire ces poèmes, où se sont exprimés avec une fidélité presque naïve les rêves, souvent contradictoires, les aspirations sentimentales, les inquiétudes intellectuelles et sociales de l’inquiète humanité.


Mise au centre de tout comme un écho sonore,


l’âme de George Sand a été la mystérieuse lyre à sept cordes dont elle parle dans l’un de ses livres, et dont seule la pupille de maître Albertus sait tirer une magnifique harmonie.

« Tout ce qui est d’intérêt général et intéresse l’esprit humain, a dit Sainte-Beuve, appartient de droit à la littérature. » Et n’est-ce pas la définition même ou la devise de sa critique ? L’auteur du Port-Royal et des Lundis a été infiniment curieux de toutes les formes et de toutes les nuances de l’âme humaine, et, depuis Pascal jusqu’à Ninon de Lenclos, en passant par Jomini, il a, si l’on peut dire, rempli tout « l’entre-deux. » C’est cette curiosité passionnée et toujours en éveil des réalités morales qui fait de son œuvre quelque chose de véritablement unique dans la littérature universelle ; et alors que tant d’autres critiques ont sombré dans l’indifférence ou dans l’oubli, c’est ce qui en fait l’intérêt toujours vivant. Sainte-Beuve nous a légué une prodigieuse galerie de portraits biographiques et moraux plus nombreux, plus variés, plus fouillés que ceux dont l’assemblage compose les Vies parallèles ; son œuvre propre, à lui aussi, a été de collectionner « des cas humains représentés au vif ; » et peut-être, quelque jour, l’appellera-t-on le Plutarque français.


Ainsi donc, dans les genres les plus divers, les plus hauts chefs-d’œuvre de la littérature française sont précisément ceux que leur caractère d’humanité a signalés à la tendre et reconnaissante admiration des contemporains et de la postérité. L’humanité dans toutes les acceptions du mot, c’est donc bien ce qui caractérise une littérature que dix siècles d’une production ininterrompue n’ont pas épuisée. La littérature française est humaine parce qu’elle étudie l’homme ; elle est humaine, parce qu’elle agite sans cesse, et qu’elle fait passer au premier plan les plus hautes questions qui intéressent l’homme, son bonheur, sa conduite et sa destinée ; et elle est humaine enfin parce qu’elle est comme nourrie « du lait de l’humaine tendresse. » Homo sum… On voudrait ne pas rappeler le vers si souvent cité du poète latin, et devenu banal à force d’être cité. Mais comment l’éviter, s’il est comme la devise même de tout écrivain français ?


Et c’est là encore ce qui explique les caractères les plus constans, les qualités les plus vantées de notre langue : clarté, simplicité, probité. A la différence de l’Anglais ou de l’Allemand, même de l’Italien, qui, si souvent, n’écrivent que pour se satisfaire eux-mêmes, pour prolonger leur rêve intérieur de beauté ou de vérité, le Français, lui, n’écrit que pour autrui. Il croit avoir quelque chose à dire, et à dire aux autres hommes. Avant tout, il veut être compris. L’effort qui s’impose à tout esprit qui veut entrer en communication avec un autre esprit, le Français le prend presque tout entier sur lui-même. Il s’efforce de réduire au minimum la tâche de son lecteur. Au lieu d’accepter sa pensée à l’état brut, en quelque sorte, telle qu’elle jaillit des profondeurs de sa conscience, il la soumet à un long travail de réflexion, de concentration, d’épuration, de manière à n’en retenir que les élémens les plus incontestables et les plus impersonnels ; il en élimine avec un soin jaloux tout ce qui, étant trop particulier, trop individuel, risquerait d’être obscur et de paraître inintelligible. Et ce résidu de pensée, au lieu de le revêtir de la première expression venue qui se présentera à son esprit, il ne le livrera au public qu’après avoir, entre toutes les formes verbales qu’il aura successivement appelées et comparées, délibérément choisi non pas seulement la plus élégante, mais la plus courte, la plus simple, la plus claire, la plus directe et la plus persuasive, celle qui entrera comme de plain-pied dans l’esprit de son lecteur. Boileau se vantait d’avoir enseigné à Racine l’art de faire difficilement des vers faciles. Cet art-là, c’est l’art par excellence de l’écrivain français. Ce souci perpétuel du public, cette scrupuleuse déférence à l’égard du lecteur, ce besoin constant de lui faciliter sa lâche, ce désir touchant de l’instruire sans l’ennuyer, de le distraire sans l’offusquer, de le moraliser sans le heurter, d’être pour lui comme un ami discret, bienveillant et sans morgue, cette sorte de charité spirituelle largement et généreusement pratiquée, tout cela a créé dans notre langue une tradition qui ne compte guère d’infidèles. À cette tradition nous devons, avec la diffusion de notre langue, celle de notre esprit. Les autres peuples parlent peut-être moins couramment qu’autrefois de « l’universalité de la langue française ; » mais ils continuent à voir en elle, — comme tout récemment encore l’auteur allemand de J’accuse ! — la langue idéale de la diplomatie et des rapports internationaux[3] ; et quand, il y a quelques années, un Russe revendiquait pour la langue française l’honneur d’être « la langue auxiliaire du groupe de civilisation européen[4], » n’était-ce pas reconnaître en elle la langue même de l’humanité civilisée ?


II

Si féconde et si brillante que soit une littérature, elle n’est pas l’unique, ni même le plus important facteur d’une civilisation : la religion et la philosophie en sont d’autres plus puissans, plus intimes ; et si le génie d’une race se traduit peut-être moins clairement dans ces formes plus impersonnelles de l’activité nationale, il s’y révèle cependant aux regards de l’observateur attentif.

Pour bien saisir ce qui constitue l’originalité propre de la philosophie française, on n’a qu’à songer à une philosophie voisine, hier encore très arrogante, et dont nous commençons à soupçonner les sinistres méfaits. On ne saurait concevoir contraste plus frappant. Et d’abord, en ce qui concerne la langue. Tandis qu’en Allemagne, les philosophes, — à l’exception de Schopenhauer et de Nietzsche, qui sont d’ailleurs nourris de notre littérature, — se forgent une langue barbare, pédante, toute hérissée de mots nouveaux et d’expressions sibyllines, nos philosophes français, eux, se font une gloire et une loi de parler et d’écrire la langue de tout le monde, et de s’adresser non aux pédans de l’école, mais aux « honnêtes gens. » Ce sont, pour la plupart, de bons, voire d’excellens écrivains, et parfois même de très grands écrivains. Si Renouvier et surtout Auguste Comte, écrivent, avouons-le, assez mal, si Descartes n’est peut-être pas le maître de la langue qu’on a quelquefois salué en lui, c’est un bien remarquable écrivain que Malebranche, et si l’on ne veut pas mettre au nombre des purs philosophes un Voltaire ou un Rousseau, un Lamennais, un Renan ou un Taine, y a-t-il dans aucune langue un plus grand écrivain que Pascal ? « Le bon sens, disait Descartes, — et ce sont les premiers mots du Discours de la méthode, — est la chose du monde la mieux partagée. » Et, à cet égard, tous nos philosophes ont pensé comme Descartes. Ils ne font pas deux parts dans le monde : les philosophes, et les autres, la foule innombrable des pauvres êtres qui ne « pensent » pas. Pour eux, tout être humain est capable de réfléchir, de « penser, » donc de recevoir et de juger la vérité. Et c’est à l’universalité des esprits cultivés qu’ils soumettent le résultat de leurs spéculations sur l’ensemble et sur le fond des choses.

De là une conséquence. Tandis que dans d’autres pays la philosophie reste l’apanage de certains spécialistes, voire de « professionnels, » chez nous, et quoique nous ne manquions pas de purs philosophes, la philosophie, étant plus mêlée à la vie, pénètre tous les domaines de l’activité intellectuelle. Elle pénètre la littérature. Ils ne sont pas rares, ceux de nos écrivains qui, s’ils l’avaient voulu, auraient pu se « spécialiser » dans la philosophie purent il en est même un, — c’est Taine, — qui n’a été littérateur, et grand écrivain, qu’à son corps défendant. Plus d’un a dans son œuvre des travaux de philosophie pure : tels Renan, Lamennais, Voltaire ou Bossuet. Et de leur œuvre à tous, ou presque tous, sans parler des idées vraiment philosophiques qu’ils y ont si souvent semées, on peut dégager sans arbitraire une « philosophie, » une vue générale très cohérente, et parfois très explicite, de l’univers et de l’homme, de la vie et de la destinée. Sans vouloir assurément transformer Corneille, Racine ou Molière en de profonds métaphysiciens, on aurait tort de ne voir en ces trois poètes que de simples assembleurs de rythmes ou de phrases ; ils ont « pensé » aussi fortement que bien d’autres qui « tiennent boutique » de philosophie. La psychologie de Racine, c’est exactement celle des Pensées de Pascal, comme la psychologie de Corneille ressemble, trait pour trait, à celle de Descartes, dans son Traité des Passions. Et ce n’est pas seulement Gassendi, c’est peut-être Spinoza lui-même qui se serait reconnu dans le théâtre de Molière. « L’homme, a écrit Spinoza, n’est pas dans la nature comme un empire dans un empire, mais comme une partie dans un tout. » Et Molière a-t-il dit, ou tout au moins suggéré autre chose ?

La philosophie, chez nous, pénètre aussi profondément la science. Non seulement il est de tradition en France, beaucoup plus qu’ailleurs, que les philosophes de profession doivent posséder une forte et vaste culture scientifique ; mais encore nos plus grands philosophes ont été, plus que de simples hommes de science, de très grands savans : Descartes, Pascal, Auguste Comte, Cournot, Claude Bernard, Henri Poincaré. La philosophie et la science françaises ont également bénéficié de cette mutuelle pénétration. D’une part, en effet, nos philosophes, au lieu de construire dans les nuées, ont conservé, même en métaphysique, les excellentes habitudes d’esprit qu’engendre et entretient la discipline scientifique : ils se sont soumis au réel ; la méthode et la précision ne leur ont pas été des vertus étrangères ; quand ils spéculaient sur la nature et sur la science, ils partaient de notions positives, concrètes, et qu’ils connaissaient autrement que par ouï-dire. D’autre part, nos savans, en sortant de leurs laboratoires, en se mêlant au monde des idées générales, ont appris à penser et à juger leur science ; ils ont su lui assigner sa juste place dans l’ensemble des choses et des connaissances humaines ; ils en ont connu l’exacte portée, et en même temps, ils en ont touché les limites. Ils ont bien vu qu’elle n’était pas le tout de l’homme, et que, dans l’homme même, et en dehors de l’homme, bien des réalités échappaient à ses prises. Bref, ils ont fermement répudié le scientisme, cette grossière doctrine de demi-savans ou de demi-philosophes qui nous vient d’Allemagne, et qui consiste à faire de la science positive le type unique du savoir et l’unique règle de l’action. Ils ont eu le culte raisonné de la science, ce qui est bien ; ils ont évité d’en avoir la religion ou la superstition, ce qui est mieux encore. Et en l’affranchissant de cette superstition servile, ils ont rendu à l’esprit humain un service dont nous commençons seulement à entrevoir le bienfait.

La tradition philosophique française a encore un autre caractère : elle répugne aux systèmes rigides, abstraits, aux « palais d’idées » dont s’enchante, sous d’autres cieux, l’imagination dialectique. Non, certes, que nous en soyons incapables. Descartes, ce « héros de la pensée moderne, » comme l’appelait Hegel, est un génie aussi constructeur que Kant, et l’on ne voit pas ce que Malebranche peut avoir à envier à Spinoza, et Auguste Comte à Hegel. Mais il y a dans les constructions françaises moins d’arbitraire, un souci plus vif et plus constant de côtoyer la réalité et de se modeler sur elle ; et d’ailleurs, les systèmes de nos philosophes ne sont point de vastes prisons où ils s’enferment eux-mêmes, on s’interdisant d’en jamais sortir ou de regarder au dehors. Il leur arrive sinon de se contredire, tout au moins de tenter d’autres voies un peu divergentes, de suivre des points de vue, d’essayer des modes de penser que l’attitude générale de leur esprit ne faisait point prévoir. Voyez Descartes : il passe avec raison pour être le père du rationalisme moderne et pour avoir fait triompher une conception mécaniste du monde qui lui a longtemps survécu ; et cela, encore une fois, est parfaitement vrai. Mais il y a dans Descartes plus d’une page qui rend un tout autre son : et les philosophies plus récentes de la liberté, de l’effort volontaire, de l’intuition qui, d’ordinaire, se rattachent elles-mêmes, et fort justement, à Pascal, peuvent aussi se recommander, dans une certaine mesure, de l’auteur du Discours de la méthode. Et le cas de Descartes n’est point unique chez nous.

C’est que la plupart de nos philosophes, de même qu’ils ne désertent pas volontiers le terrain de l’observation scientifique, de la réalité matérielle, n’aiment pas à quitter non plus le solide terrain de la réalité morale. Quel que soit leur goût instinctif pour les aventures métaphysiques, ils savent le refréner parfois pour se livrer à de plus modestes enquêtes psychologiques ou morales. « Le point de vue de Sirius, » comme disait Renan, s’il ne leur est pas tout à fait indifférent, n’est pourtant pas leur préoccupation dominante. Au fond, c’est à l’homme surtout qu’ils s’intéressent, et ce sont les problèmes humains qui par-dessus tout les attirent. L’âme humaine leur est une énigme plus troublante et plus utile à déchiffrer que toutes les énigmes de l’univers. Et c’est là qu’ils en reviennent toujours. Or, à étudier sans relâche cette mobile et fuyante réalité, ils se sont formé de la vérité une idée plus souple, moins arrêtée, plus vivante pour tout dire, que celle dont, en d’autres pays, les purs logiciens se sont forgé la dure image. Les théories de nos philosophes restent ouvertes aux observations et aux recherches ultérieures. Ils n’ont pas la prétention d’y enfermer l’absolu. Ils laissent à d’autres le soin de rectifier, de compléter, d’enrichir leurs conceptions personnelles, et la philosophie ainsi entendue et ainsi pratiquée a quelque chose du libre mouvement, de la continuité Ondoyante de la vie. Ayant tous le sentiment que l’âme humaine est chose infiniment complexe et diverse, il ne leur viendrait jamais à l’esprit de proclamer supérieur à tous les autres, d’imposer à l’admiration et à l’obéissance universelles tel type particulier d’humanité nationale, et au contraire, c’est dans la coexistence de multiples formes d’esprit, ayant chacune leur droit imprescriptible à l’existence, qu’ils aperçoivent la condition essentielle de tout progrès. La philosophie française a toujours cru à la liberté, et jamais elle n’a pu se résigner à l’apologie du despotisme : c’est là un de ses caractères les plus constans : ni Hobbes, ni Hegel, ne sont Français. Et Nietzsche ne l’est pas davantage. Rien n’est plus contraire à tout l’esprit français que la conception barbare et immorale du « surhomme. » Etre homme ; l’être aussi complètement, aussi profondément que possible ; ne point forcer, ne point guinder, ne point rabaisser non plus la nature humaine ; la respecter en soi et chez les autres ; en accepter les limites, en développer les puissances et en concilier les contrastes : tel est l’idéal que, de tout temps, la philosophie française a fait sien et a propagé par le monde. Il en est de plus farouchement orgueilleux : y en a-t-il de plus sage et de plus généreux[5] ?


Ce serait trop simplifier les choses que de définir la religion la philosophie des humbles. Mais il est certain que les humbles n’en ont pas d’autre, et que, faite pour les humbles, aussi bien que pour les « habiles, » la religion traduit d’une manière plus spontanée et plus complète que la philosophie pure les aspirations de tout un peuple. Cette loi qu’a si fortement établie Fustel de Coulanges se vérifie dans notre histoire. A travers bien des vicissitudes, le catholicisme est resté notre religion nationale. Et il faut croire qu’entre le catholicisme et le génie français, il y avait une sorte d’ « harmonie préétablie, » car, du jour où la Gaule romaine a été entièrement chrétienne, elle s’est montrée remarquablement fidèle à l’Eglise. Alors que les peuples barbares qui l’envahissaient, Burgondes ou Wisigoths, inclinaient à l’arianisme, elle sut se dérober au prestige de l’hérésie. Bien mieux, c’est autour de l’idée catholique que se constitua pour ainsi dire l’unité nationale. Si Clovis s’était fait arien, eût-il été aussi facilement accepté comme roi de France ? En tout cas, en se convertissant au catholicisme, il a eu un sûr pressentiment de nos destinées nationales, et, après lui, Charles-Martel et Charlemagne n’auraient pas réussi à fonder une dynastie nouvelle, s’ils n’avaient pas été avant tout les champions de la catholicité. Le rôle civilisateur et moralisateur de l’Église n’a été nulle part plus visible et plus universellement reconnu que dans la France du moyen âge ; et la France du moyen âge a rendu à son tour de si éclatans services au catholicisme qu’elle a mérité, on le sait, d’être appelée « la Fille ainée de l’Église, » et ses rois, les « Rois très chrétiens. » La France des Croisades, la France des cathédrales gothiques, la France de saint Louis a été, durant de longs siècles, la grande puissance catholique ; et au XVIe siècle, alors qu’une formidable révolution religieuse bouleversait l’Europe, c’est à l’interprétation traditionnelle du christianisme que s’est finalement ralliée la patrie de Calvin, et c’est cette interprétation qu’elle a imposée à la nouvelle lignée de ses rois. Enfin, de nos jours encore où les « religions d’autorité » sont si fortement battues en brèche, de bons juges estiment que nulle part, dans l’ordre tout au moins des idées et de la vie intérieure, le catholicisme n’est aussi vivace, aussi agissant que chez nous. C’est la France contemporaine qui fournit à l’Église le plus grand nombre de ses missionnaires, les deux tiers de leur contingent total ; et ce simple fait en dit plus que toutes les considérations abstraites.

Mais la France n’est pas la seule nation catholique, et l’Espagne et l’Italie, par exemple, pourraient, elles aussi, revendiquer ce titre. Le catholicisme français ne ressemble pourtant ni au catholicisme italien, ni au catholicisme espagnol. C’est assurément le même ensemble de dogmes ou de croyances ; mais chaque grand peuple y met sa marque propre, en développe tel aspect plutôt que tel autre, suivant les dispositions de son génie particulier. L’Espagne a surtout été séduite par le côté mystique du catholicisme, les Italiens par son côté décoratif et poétique. La France, elle, voit, dans la religion, quelque chose d’autre et de plus qu’ « un beau poème tenu pour vrai, » comme disait Taine, ou qu’un moyen d’exalter, de purifier, de « sublimer » l’âme individuelle. Non qu’elle méconnaisse la légitimité de ce double point de vue : elle est le pays de Pascal et de Chateaubriand. Mais, d’une manière générale, elle préfère le point de vue de Bossuet, qui ne laisse pas d’être un peu différent. Aux yeux de l’auteur des Variations, en effet, le catholicisme est avant tout un lien social. Non seulement, il unit entre eux les hommes d’une même génération en réglant leurs rapports mutuels, en leur prescrivant un même idéal et la communauté d’une même croyance ; mais encore il rattache le présent au passé et à l’avenir par son dogme de la communion des saints, et ainsi, cette assemblée des vivans et des morts qui s’appelle la patrie, au lieu d’être une simple entité verbale, devient la plus vivante des réalités. Ce n’est même point assez dire. Le catholicisme ainsi conçu ne se laisse point enfermer dans des frontières nationales : il rêve de fraternité humaine ; il travaille à l’union des âmes par l’unification des croyances ; par-delà les divergences ethniques, il veut fonder une « cité de Dieu » qui rassemblera l’universalité des consciences humaines, et dont la « chrétienté » du moyen âge n’a été qu’une bien imparfaite ébauche. Si cette conception du catholicisme, qui a pour elle la plus authentique orthodoxie, n’est certes point particulière aux Français, c’est en France qu’elle a rencontré le plus de faveur, et qu’elle a été, non point seulement adoptée, mais pratiquée avec le plus d’esprit de suite. Le Français est le moins individualiste des hommes ; il est né apôtre ; il aime à penser en commun, à propager ses idées, à prêcher, à convertir. Le catholicisme flattait et utilisait ces profonds instincts de la race. Une religion dont l’excellence ne se traduirait pas par le perfectionnement de la vie sociale passerait vite en France pour une religion fausse.

Et cela est si vrai que l’irréligion française, dans sa lutte contre le catholicisme, n’a jamais développé d’autre objection, ni trouvé d’autre formule. Qu’est-ce que Voltaire et les Encyclopédistes reprochent à la religion de Pascal et de Bossuet ? D’être contraire à la nature humaine, à la civilisation générale, au « progrès des lumières, » aux lois même de la société. Ils reprochent en propres termes aux bons chrétiens d’être de mauvais citoyens. « Quel moyen, dira Montesquieu, de contenir par les lois un homme qui croit être sûr que la plus grande peine que les magistrats lui pourront infliger, ne finira dans un moment que pour commencer son bonheur ? » Réfractaires à tout ascétisme, ne se rendant pas compte que les tendances de la nature humaine ne sont pas toutes également bonnes, et qu’il est d’une bonne hygiène morale et sociale d’en contenir ou d’en réprimer quelques-unes pour permettre aux autres de s’épanouir plus librement, mauvais psychologues et médiocres historiens, nos « philosophes » se sont dérobés à l’évidence : ils n’ont pas voulu reconnaître les innombrables services que le catholicisme avait rendus à la civilisation européenne, dont il était l’un des facteurs essentiels ; ils en ont nié la vertu sociale et l’action moralisatrice. Mais il est assez curieux d’observer que c’est au nom même de l’ « humanité, » — d’une humanité que le catholicisme leur avait appris à aimer, — qu’ils ont combattu le catholicisme : semblables, comme eût dit La Bruyère, à « ces enfans drus et forts d’un bon lait qui battent leur nourrice. »

La vérité de l’histoire, on le sait, est tout autre ; et Chateaubriand, dans le Génie du Christianisme, n’a pas eu de peine à la rétablir contre les derniers encyclopédistes. Assurément, le christianisme n’a pas transformé et renouvelé de fond en comble la nature humaine, et trop souvent la religion même a servi de prétexte à un débordement de passions qui n’avaient rien du tout de chrétien. Mais si l’on scrute dans leurs origines tous les progrès d’ordre social ou moral dont nous nous enorgueillissons à bon droit, combien d’entre eux ne devra-t-on pas rapporter à l’influence chrétienne ? Si l’on pouvait supprimer d’un trait de plume ce que Taine appelait « l’apport du christianisme dans nos sociétés modernes, » on serait effrayé du spectacle que nous offrirait le monde ou l’histoire : « un coupe-gorge ou un mauvais lieu, » disait encore Taine. C’est ce que l’on a, presque toujours, très clairement senti en France. « La plus-value humaine, » — selon le mot, un peu bizarre, mais expressif, d’Alexandre Dumas fils, — voilà ce que le catholicisme français a toujours eu en vue. Il est épris d’action plus que de contemplation, et d’action sociale plus que de perfection individuelle ; ou plutôt encore, la perfection individuelle, au lieu de se confiner et de s’absorber en elle-même, se résout toujours chez nous en action sociale. Les subtiles discussions théologiques, les minutieuses recherches d’exégèse, les raffinemens d’une dévotion compliquée, ne sont guère notre fait. Un robuste bon sens qui va droit à l’essentiel, une foi simple et non pas sans nuances, mais sans superfluités ; un goût très vif des réalités morales ; une grande ardeur d’apostolat et un véritable besoin de communiquer sa croyance ; par-dessus tout, peut-être, un désir de fraternité et une sorte de passion de la charité : il semble bien que ce soient là, de saint Martin à saint Louis, et de Bossuet à Lacordaire, les principaux caractères du catholicisme français.

Et ce sont là aussi les traits qui caractérisent, dans l’histoire religieuse, la sainteté française. Car il y a une sainteté française, comme il y a une sainteté italienne et une sainteté espagnole. Si les saints appartiennent à l’Eglise universelle, ils appartiennent aussi à leur pays d’origine, dont ils expriment à leur manière le génie particulier et la pensée profonde. Nos saints français ne ressemblent pas à ceux des autres peuples : ils ont entre eux comme un air de famille qui les distingue. Si ardente et si pure que soit leur vie intérieure, elle ne les détourne point, et tout au contraire, de l’action pratique ; elle les mêle, de toute leur âme, à cette humanité qu’ils aiment, et dont ils souhaitent passionnément le salut, même temporel. Saint Bernard a été comme le fondé de pouvoirs de la papauté de son temps. Saint Louis a été le meilleur, le plus généreusement actif, le plus juste, le plus scrupuleusement dévoué, le plus humain de tous les rois. Plus on étudie l’histoire de Jeanne d’Arc, plus on est frappé de son lumineux bon sens, et de ce que je voudrais pouvoir appeler son hardi réalisme. C’est par d’autres vertus, c’est par d’autres « facultés maîtresses » que sainte Thérèse, la grande sainte espagnole, et que le Poverello d’Assise, le grand saint italien, se recommandent à notre admiration. Nous ne la leur marchanderons pas, mais nous en réserverons une large part aussi à celui qui, par sa malicieuse et ferme raison, par sa prodigieuse activité, par son amour passionné des humbles, par son inépuisable charité, mérite d’être salué comme notre grand saint français, à saint Vincent de Paul.


III

Le génie d’une race se reflète dans sa religion comme dans sa philosophie et sa littérature ; mais il ne s’impose et il ne se justifie même que par la grandeur et la continuité du rôle historique. Sans Marathon et sans Salamine, la civilisation grecque ne serait pas pour nous tout ce qu’elle est, et Homère, Aristote et le Parthénon n’auraient pas, à nos yeux, tout leur sens et tout leur prix.

De très bonne heure, et comme si elle se sentait appelée à de hautes destinées, la France a pris conscience d’elle-même comme personne morale, et elle a travaillé à réaliser son unité nationale. Son premier roi, Clovis, a eu l’intuition de ce que pouvait devenir le grand pays sur lequel il était appelé à régner ; il en conçut très clairement les limites géographiques, s’appliqua à réduire et à fondre sous son autorité les différentes peuplades qui s’y étaient successivement établies, à en écarter les nouvelles invasions ; enfin, il fit de Paris sa capitale. A sa mort, il y avait une France. Mais la France de Clovis fut vite démembrée, et il fallut de longs siècles et de longues épreuves pour la reconstituer. Ce fut surtout l’œuvre patiente, obstinée, de la troisième race de nos rois. A travers bien des vicissitudes, appuyés d’ailleurs sur le sentiment public, ils eurent à reconquérir la France sur d’innombrables roitelets français et sur de puissans voisins, toujours à l’affût de nos faiblesses et des riches proies qu’ils trouvaient sur notre sol. Et le résultat de leur bravoure, de leur politique et de leur persévérance fut tel, qu’au sortir du moyen âge, la « douce France » est devenue une réalité politique : elle est le premier des États de l’Europe moderne dont l’unité soit un fait accompli. Unité encore imparfaite, sans doute, puisque, à l’heure actuelle, le rêve de notre ancienne monarchie, — nos frontières naturelles, — n’est pas réalisé, — peut-être le sera-t-il demain ; — mais unité solide et durable, et qui pourra bien s’élargir, mais qui n’est plus à fonder.

Pour la fonder, cette unité, si longtemps précaire et toujours menacée, il fallut bien des guerres, de longues et, parfois, d’interminables guerres. La France, d’instinct sans doute, puisqu’elle est fille de la Gaule, mais par nécessité aussi, a été une grande nation militaire. Elle a connu et pratiqué tous les genres de guerre : guerres de défense et guerres de conquête, guerres d’équilibre et guerres d’expansion, guerres d’hégémonie et guerres de propagande. Mais il est à remarquer que presque toutes les guerres qu’a provoquées ou soutenues la France se ramènent à des guerres défensives, ou, si l’on préfère, à des guerres d’unité nationale. Les guerres d’Italie ; les guerres, toujours renaissantes, contre la Maison d’Autriche ; la plupart même des guerres de Louis XIV n’ont pas eu d’autre objet : il s’agissait avant tout de compléter ou de consolider notre unité, de repousser loin de nos frontières un ennemi trop puissant et ambitieux, de prévenir ses orgueilleux desseins, de le réduire à l’inaction ou à l’impuissance. Il n’est même pas sûr que des préoccupations de cet ordre aient été absolument étrangères à Napoléon, et qu’il se soit, toujours et partout, laissé entraîner par le pur esprit de conquête et de domination ; en tout cas, ses armées avaient la conviction, souvent illusoire, de combattre les « tyrans » et de lutter tour la liberté du monde. En fait, d’ailleurs, le résultat des guerres révolutionnaires et impériales n’a-t-il pas été d’éveiller les diverses consciences nationales et d’encourager leurs aspirations ? Et Napoléon lui-même n’a-t-il pas commencé l’unité allemande ?


Ainsi donc, même quand elle pratiquait avec quelque intempérance « l’égoïsme sacré, » la France avait peine à s’y tenir. Il faut insister là-dessus : c’est un trait essentiel de son histoire. La plupart des guerres qu’elle a entreprises pour consommer ou pour défendre son unité nationale avaient en même temps pour objet de garantir ou de consolider l’équilibre européen. Ne point permettre qu’une puissance exerçât l’hégémonie en Europe, courbât sous son despotisme d’autres États plus faibles ; vouloir l’indépendance pour les autres comme on la veut pour soi-même ; établir entre les forces respectives et les ambitions des divers peuples un équilibre stable ; les limiter les uns par les autres ; leur assurer à tous le libre développement de leur génie propre ; s’opposer à tout empiétement, à toute usurpation, et cela, non pas seulement par amour de la paix, mais par amour de la justice : à cette politique traditionnelle la France trouvait assurément son intérêt ; mais elle n’était pas la seule à en bénéficier : et elles sont, au total, assez rares, les victoires françaises qui n’ont point été par quelque côté des victoires d’intérêt européen. Supposez que Philippe-Auguste n’ait pas été vainqueur à Bouvines : l’avenir de l’Europe eût été aussi profondément modifié que l’avenir de la France elle-même. Si Jeanne d’Arc n’avait point réussi dans sa mission, la France devenait anglaise, et, de nouveau, la cause de la liberté européenne se trouvait singulièrement compromise. Si la France a tant lutté contre la maison d’Espagne et la maison d’Autriche, c’est sans doute parce qu’un si puissant empire constituait pour elle un danger de tous les instans ; mais le danger n’était guère moins grand pour les autres nations de l’Europe ; et le traité de Westphalie, en même temps qu’il consacrait la victoire de la diplomatie et des armes françaises, a été, pour près de deux siècles, la charte du droit européen. Et la France ne s’est pas contentée d’assurer aux autres peuples le droit à l’existence ; elle a aidé, de son or et de son sang, plusieurs nationalités à se constituer. L’unité italienne est son œuvre ; et si l’on peut dire que la cession de la Savoie et du comté de Nice a bien payé nos sacrifices personnels, quel bénéfice matériel avons-nous retiré de notre intervention dans la guerre de l’Indépendance américaine et dans la guerre de l’émancipation hellénique ? Généralement très soucieuse de concilier son intérêt national avec l’intérêt général, européen ou humain, — et n’est-ce pas la formule même des grandes guerres françaises ? — la France est capable, plus qu’aucun autre peuple, de se désintéresser d’elle-même, de se dévouer pour autrui, et dès que les grandes idées de justice et d’humanité sont en jeu, ce n’est jamais en vain qu’on fait appel à sa générosité.

On se tromperait fort si l’on admettait, sur la foi de quelques théoriciens et de certains étrangers, que nos expéditions coloniales sont un démenti infligé à l’habituel idéalisme de notre politique extérieure. D’abord, on oublie que les guerres coloniales sont assez loin d’être de simples guerres de conquête. Quand elles ne sont pas imposées par le souci de la sécurité nationale, comme par exemple les guerres d’Algérie et, de Tunisie, elles le sont par de sérieuses raisons économiques et politiques. Une grande puissance que le partage du monde laisserait indifférente, et qui s’abstiendrait d’y participer, se verrait bien vite distancée par ses rivales, et son prestige, sa prospérité matérielle iraient promptement en décroissant : elle resterait stationnaire, tandis que les autres se développeraient et s’agrandiraient ; elle souscrirait par conséquent à une rupture d’équilibre dont, un jour ou l’autre, elle risquerait de devenir la victime. Les guerres coloniales sont souvent des guerres d’intérêt national. D’autre part, elles ne sont pas nécessairement des guerres injustes et immorales : elles ne le seraient que si elles avaient pour objet d’ « asservir » des populations d’égale culture. Or tel n’est point le cas. Sans vouloir le moins du monde partager les hommes en races inférieures et en races supérieures, nous pouvons croire que les peuplades du Congo ou de Madagascar en sont restées, au moins provisoirement, à un stade inférieur de civilisation. Ce serait un étrange paradoxe que d’assimiler leur notion de patrie à celle des Alsaciens-Lorrains. Il ne s’agit pas d’ailleurs de les réduire en esclavage, mais de les prendre en tutelle, de ménager leurs vrais intérêts, de leur enseigner le prix d’une vie sociale régulière, bref, de les élever peu à peu jusqu’à nous. Nous leur rendons largement en services moraux et sociaux les ressources que nous tirons de leur sol. En un mot, nous les civilisons, nous les humanisons, nous les associons progressivement à une vie que nous considérons comme supérieure ; nous ne les exploitons pas. C’est du moins toujours ainsi qu’en France nous avons compris la colonisation ; et nous estimons que cette conception est suffisamment « altruiste » pour justifier les expéditions et les guerres que nous avons entreprises pour la réaliser. Il suffit au demeurant de jeter un coup d’œil sur notre œuvre en Algérie, en Tunisie et au Maroc pour constater que la réalité des faits, en matière d’activité coloniale, répond assez exactement à notre constant idéal.

Cet idéal qui consiste à ne point séparer sa cause de la cause de la civilisation elle-même, la France, plus que d’autres peuples modernes, peut-être, a le droit de s’en glorifier : ne l’a-t-elle pas fait triompher, les armes à la main, sur plus d’un champ de bataille ? Elle n’était pas encore la France que déjà, dans les Champs catalauniques, elle arrêtait, comme jadis Athènes à Marathon, le plus formidable flot de barbarie qui eût encore menacé notre civilisation occidentale. Si Attila l’eût emporté, ce n’est pas seulement l’Europe moderne qui eût été submergée et anéantie par l’invasion brutalement destructrice ; c’est l’ensemble des sentimens, des traditions et des idées que « les deux antiquités » nous avaient légués. Deux siècles plus tard, la civilisation chrétienne est de nouveau mise en péril par la triomphante invasion des Sarrasins, et c’est de nouveau la France qui, dans les plaines de Poitiers, sauve le monde du joug de l’Islam. Et enfin, quand, il y a quelques mois, sous la ruée des nouveaux Barbares, tout ce qui fait la parure, la délicatesse morale, l’orgueil de nos âmes contemporaines menaça de s’effondrer pour toujours, c’est la France encore qui, dans les plaines historiques de la Marne, brisa l’élan des hordes germaniques et les contraignit à rebrousser chemin. Un écrivain anglais l’a dit avec une éloquente concision : « C’est la haute et dure destinée de ce pays d’être la nation gardienne, » — gardienne de ce trésor d’humanité, de sagesse, d’expérience et de moralité qu’on appelle la civilisation.

Et c’est pourquoi, plus qu’aucune autre nation, la France aime à se battre pour des idées. Les croisades, ces gestes héroïques de l’idéalisme chrétien, ne sont pas une œuvre exclusivement française ; mais c’est en France qu’elles prirent naissance ; c’est un moine français, c’est un pape français qui prêchèrent la première ; c’est un roi français qui dirigea les deux dernières ; et ce sont les Français qui y participèrent le plus généreusement. Le Français ne se bat jamais aussi bien que lorsqu’il sent que sa cause le dépasse et que son intérêt matériel n’est pas seul en jeu. Certes, il aime son pays et pour défendre le sol natal il consent aux plus lourds, aux plus sanglans sacrifices ; mais il est heureux que ces sacrifices profitent à d’autres qu’à lui-même et à ses proches ; et quand ces sacrifices lui sont demandés non seulement pour sa patrie, mais pour le triomphe d’une de ces grandes idées généreuses, humanité, religion, justice, civilisation, liberté, qui soulèvent l’homme au-dessus de lui-même, et mêlent à sa personne éphémère quelque chose des lois éternelles, alors il donne sa vie avec cette sorte d’ardeur mystique qui le rend si terrible sur les champs de bataille. Au fond, les vraies guerres françaises, — et nous le voyons bien en ce moment, — sont, plus ou moins, des croisades. Les guerres de la Révolution ont été des guerres de défense nationale, et, tout à la fois, des guerres de propagande révolutionnaire. Les volontaires de 1792 se croyaient avec une sincérité touchante les missionnaires de la liberté dans le monde. La Législative n’avait-elle pas déclaré que la France « n’entreprenait pas la guerre dans le but de faire des conquêtes ? » Et plus tard, après Jemmapes, que disait la Convention ? « La Convention nationale déclare, au nom de la Nation française, qu’elle apportera secours et fraternité à tous les peuples qui voudront recouvrer leur liberté. » On parle de liberté, au lieu de parler du« tombeau du Christ : » l’esprit, au total, n’a point changé.

Il n’y a donc pas d’histoire moins étroitement nationaliste que l’histoire de la France, et cela est vrai même de son histoire intérieure. La France rayonne au dehors par son esprit et par son exemple, même quand elle paraît uniquement absorbée en elle-même. La première des nations de l’Europe féodale, elle avait conçu un régime de monarchie fortement centralisée ; et ce régime, à peine inauguré chez nous, devint bien vite le « modèle idéal » vers lequel s’orientèrent tous les grands États modernes. Nous n’avons, en France, jamais cherché à imiter l’Espagne, la Russie ou l’Allemagne. Mais il n’est pas, au XVIIe et au XVIIIe siècle, de principicule allemand qui n’ait essayé de copier Louis XIV. L’Angleterre, dont nous devions si souvent nous inspirer dans la suite, subit, comme toute l’Europe d’alors, le prestige du grand Roi : elle en oublie sinon sa langue, tout au moins sa littérature, et Corneille et Racine ont à Londres plus d’admirateurs que Shakspeare. Et quand, au siècle suivant, nous commençons à nous détacher d’un régime dont nous avons épuisé tous les avantages, c’est ce même régime qui fleurit à Berlin et à Saint-Pétersbourg : Frédéric II et Pierre le Grand sont des disciples de Louis XIV.


Nous sommes habitués en France à considérer la Révolution française de 1789 comme l’un des plus grands événemens de l’histoire, d’une portée analogue à celle de la Réforme. Mais de très bonne heure on en a jugé ainsi à l’étranger, et ni Kant, ni Burke, ni Gœthe, ni Joseph de Maistre, on le sait, ne s’y sont mépris. Or, qu’une révolution purement française, et qui, au début, n’avait pour objet que de remédier aux abus de l’ancien régime et de donner une constitution au pays, ait eu cette répercussion d’abord sur les esprits, puis sur les institutions de l’Europe moderne, voilà qui est véritablement unique dans l’histoire universelle. D’autres peuples ont fait des révolutions : l’Angleterre, l’Amérique, la Russie. Ces révolutions sont restées des révolutions nationales, toutes locales, par conséquent, et dont la portée générale n’a guère dépassé celle de notre Fronde. Rien de pareil dans la Révolution française. Dès les premiers jours de sa naissance, elle déborde les frontières de sa patrie d’origine. Ce n’est pas seulement le Français du XVIIIe siècle qu’elle veut affranchir ; c’est l’homme Universel ; et c’est moins de deux mois après la prise de la Bastille, c’est le 27 août 1789 que l’Assemblée Constituante vote la fameuse Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Un historien, Edgar Quinet, a voulu voir dans ce manifeste « l’Evangile des temps nouveaux, » et c’est peut-être beaucoup dire : car enfin, l’« Assemblée nationale » a beau se mettre « en présence et sous les auspices de l’Etre suprême, » rien n’est moins religieux que la Déclaration, et si c’est un Évangile, c’est un Evangile purement politique. Mais d’autre part, que ces quelques pages aient changé la « mentalité » politique et sociale de l’Europe, tout au moins dans le pays où ont pénétré les armes françaises, et que la Révolution, dans le cours de son développement, ait procédé à la manière d’une véritable religion, c’est ce qu’on ne saurait nier. Et l’Europe absolutiste et à demi féodale encore a bien senti le péril dont la menaçait la France révolutionnaire. Si elle s’est dressée tout entière contre la patrie de la Déclaration des droits de l’homme, c’est sans doute parce qu’elle comptait bien se partager ses dépouilles ; mais c’est aussi et surtout, parce qu’elle se proposait d’écraser la nation subversive, coupable d’avoir inventé et propagé une pernicieuse doctrine anarchique. Plus encore que des guerres d’intérêt, les guerres de la Révolution ont été des guerres de principes. Et c’est là ce qui, surtout du côté français, a fait leur indéniable grandeur.

Mais la Révolution française se prolonge et se poursuit encore. Nos deux révolutions de 1830 et de 1848 ont eu elles aussi un retentissement européen, et elles ont provoqué un peu partout des mouvemens révolutionnaires et la naissance de constitutions libérales. Qu’est-ce à dire encore, sinon que la Déclaration des droits n’est pas un simple accident dans notre histoire nationale, et qu’il semble véritablement que tous les peuples, pour s’affranchir et réaliser leurs aspirations profondes, attendent la parole libératrice de la France ? Gesta Dei per Francos. Il fut un temps où nous n’osions guère rappeler la vieille devise qui, parfois, avouons-le, avait trop aisément flatté notre orgueil. Mais il faut bien reconnaître qu’elle n’est pas tout à fait illusoire, que la France, dans l’histoire universelle, a été génératrice de grandes choses, et que ceux qui pensent qu’elle a été créée pour instituer sur elle-même des expériences dont profiteront les autres peuples, n’ont peut-être pas entièrement tort.

Les autres peuples ! Ils nous ont jalousés, combattus, raillés ; ils ne nous ont pas toujours rendu justice ; ils n’ont pas toujours eu conscience de ce que nous avions fait pour eux ; mais ils ne nous ont jamais haïs, et à plus d’une reprise, ils ont fortement senti « ce que la France signifie dans le monde. » Quand, à la fin d’août 1914, l’armée allemande s’avançait à marches forcées sur Paris, et que l’on put un moment croire à la réussite du plan pangermanique et, sinon à la disparition, tout au moins à la diminution de la France, il y eut dans tous les pays alliés ou neutres comme un sursaut de stupeur angoissée. Comme à la lueur d’un éclair, on entrevit toute l’œuvre passée de la civilisation française, on en reconnut la salutaire et unique influence, et ce fut avec une sorte d’effroi qu’on envisagea, sans la France, le lointain avenir. Il semblait que l’humanité fût sur le point de perdre le génie lumineux et bienfaisant qui, durant tant de siècles, lui avait servi de guide. On ferait un volume des touchans témoignages que nous valut alors notre infortune, et que notre victoire changea bien vite en un chaleureux élan d’allégresse. En Espagne et en Italie, en Suisse et en Hollande, en Angleterre et en Russie, partout à la sombre inquiétude des journées tragiques succédaient la joie confiante et le renaissant espoir. Nous pouvons le dire sans forfanterie : le monde « qui retenait sa respiration » fit alors une expérience décisive : il vit, il comprit, il sentit combien, à son insu peut-être, la France lui était chère et nécessaire. Comme un ami dont la tendresse souriante et discrète ne nous apparaît à son vrai prix qu’au moment où nous sommes menacés de le perdre, ainsi la France, sur le point de succomber, semblait plus belle, et plus digne que jamais de l’admiration et de l’affection universelles. « Nous nous disions, — écrit un Suisse, M. Paul Seippel, — nous nous disions : Si la France est écrasée cette fois, que deviendra-t-elle ? Que fera-t-on de cette nation qui a joué un rôle si magnifique dans l’histoire du monde, et à laquelle, nous, Suisses romands, nous devons le meilleur de notre pensée ? Quelle place lui laissera-t-on sur la surface du globe ? Quel rôle pourra-t-elle encore jouer ? Qui, dans le monde, pfourra faire contrepoids à ses vainqueurs ? » Et il aurait pu ajouter : Quelle sera, désormais, notre grande préceptrice d’humanité ?


Car c’est toujours là qu’il en faut revenir quand on veut pénétrer jusqu’à l’âme de la civilisation française. La France a pour originalité et pour mission de voir toutes choses sous l’aspect de l’humanité, sub specie humanitatis. De là cette puissance de sympathie qui émane de sa littérature, de sa philosophie, de sa religion, de son histoire tout entière. La France a poussé l’amour de l’humanité jusqu’au point où il devenait dangereux pour elle-même ; et plus d’une fois, dans le cours de sa vie, elle a été la victime et la dupe de ses tendances humanitaires. Glorieuse faiblesse que celle qui consiste à ne pas savoir haïr, à ne pas se défier des hommes, à oublier trop vite les dures leçons de l’expérience, les jalousies obstinées et les ambitions sans scrupule. La France n’a jamais pu croire que la force toute seule, la force orgueilleuse et brutale eût le dernier mot dans les affaires de ce monde. Elle n’a jamais admis que la science eût pour fin dernière de multiplier les moyens de destruction et d’oppression, et c’est un de ses vieux écrivains, c’est Rabelais qui a prononcé cette parole mémorable : « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme. » Elle n’a jamais pu concevoir qu’un groupe ethnique, une forme particulière d’esprit eussent le droit d’en supprimer d’autres, et au lieu d’une uniformité rigide et mécanique de pensée et de vie, l’idéal auquel elle aspire, c’est celui du libre jeu, de l’épanouissement spontané, de la vivante harmonie des divers génies nationaux. Un monde où fleuriraient l’abus systématique et irraisonné de la force, le formalisme pédantesque, l’orgueil bureaucratique, la laideur infatuée et soi-disant scientifique, le goût du « colossal » lui paraitrait le plus odieux des enfers. Ce que d’autres appellent « culture, » elle l’appelle, de son vrai nom, barbarie. À cette barbarie, d’autant plus barbare qu’elle est plus savante, s’oppose trait pour trait la civilisation française. La France est liberté, grâce aimable, sens de la mesure, courtoisie, discrétion, finesse ; elle est indulgence, pitié, charité ; elle est humanité en un mot. Si elle venait à disparaître du nombre des nations, la vie humaine perdrait une partie de sa noblesse et de sa beauté.


VICTOR GIRAUD,

  1. L’Académie française avait choisi comme sujet du concours pour le Prix d’éloquence à décerner en 1916 : la Civilisation française. Nous sommes heureux de donner ici le « Discours » qui a obtenu le prix et dont l’auteur est notre collaborateur M. Victor Giraud.
  2. On peut rapprocher de ce passage le mot célèbre de Bossuet dans l’Oraison funèbre du Prince de Condé : « Loin de nous les héros sans humanité ! »
  3. Article 25 du traité russo-japonais de 1906 : « Le présent traité sera signé en français et en anglais. Les textes en seront absolument conformes ; mais en cas de contestation dans l’interprétation, le texte français fera foi. »
  4. J. Novicow, la Langue auxiliaire du groupe de civilisation européen : les chances du français (Revue des Deux Mondes du 1er décembre 1907).
  5. Voyez, sur tout ceci, les belles pages de M. Henri Bergson, dans la Science française, tome I.