La Civilité puérile/Chapitre I

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Traduction par Alcide Bonneau.
Isidore Liseux (p. 11-41).

Chapitre I

De la décence et de l'indécence du maintien


Pour que le bon naturel d'un enfant se trahisse de toutes parts (et il reluit surtout sur le visage), que son regard soit doux, respectueux, honnête ; des yeux farouches sont un indice de violence ; des yeux fixes, signe d'effronterie ; des yeux errants et égarés, signe de folie ; qu'ils ne regardent pas de travers, ce qui est d'un sournois, de quelqu'un qui médite une méchanceté ; qu'ils ne soient pas ouverts démesurément, ce qui est d'un imbécile ; abaisser les paupières et cligner des yeux, c'est un indice de légèreté ; les tenir immobiles, c'est l'indice d'un esprit paresseux et l'on a repris cela chez Socrate ; des yeux perçants marquent de l'irascibilité ; trop vifs et trop éloquents, ils dénotent un tempérament lascif ; il importe qu'ils reflètent un esprit calme et respectueusement affectueux. Ce n'est pas au hasard, en effet, qu'il a été dit par les anciens sages : l'âme a son siège dans le regard. Les vieilles peintures nous apprennent que c'était autrefois le signe d'une modestie singulière que de tenir ses yeux demi-clos ; de même encore, chez les Espagnols, regarder quelqu'un en abaissant légèrement les paupières est une marque de politesse et d'amitié. Nous savons aussi, par les tableaux, que les lèvres jointes et serrées passaient jadis pour un indice de droiture. Ce qui est convenable en soi est convenable partout ; cependant il nous faut bien en cela faire comme les poulpes et nous accommoder aux mœurs de chaque pays. Il y a donc, pour ce qui est du regard, certaines convenances qui ne tombent pas sous le coup de nos préceptes, mais en général toute mauvaise habitude déforme, non seulement les yeux, mais le maintien et la beauté de tout le corps ; au contraire, des gestes réguliers et naturels donnent la grâce ; ils n'enlèvent pas les défauts, mais ils les masquent et les atténuent. Il est indécent de regarder en ouvrant un œil et en fermant l'autre ; qu'est-ce, en effet, autre chose que se rendre borgne à plaisir ? Laissons cela aux thons et à certains artisans[1].

Les sourcils doivent être étendus naturellement et non pas froncés, ce qui est signe de méchanceté ; ni relevés, ce qui indique de l'arrogance ; ni abaissés sur les yeux, ce qui indique de mauvaises pensées.

Que le front soit riant et uni, indice d'une bonne conscience et d'un esprit ouvert ; tout plissé de rides, c'est un signe de sénilité ; mobile, il rappelle le hérisson ; menaçant, il fait songer au taureau.

Avoir la morve au nez, c'est le fait d'un homme malpropre ; on a reproché ce défaut à Socrate le Philosophe. Se moucher avec son bonnet ou avec un pan de son habit est d'un paysan ; sur le bras ou sur le coude, d'un marchand de salaisons. Il n'est pas beaucoup plus propre de se moucher dans sa main pour l'essuyer ensuite sur ses vêtements. Il est plus décent de se servir d'un mouchoir, en se détournant, s'il y a là quelque personne honorable. Si l'on se mouche avec deux doigts et qu'il tombe de la morve par terre, il faut poser le pied dessus. Il n'est pas convenable de souffler bruyamment par les narines, ce qui dénote un tempérament bilieux ; encore moins de faire entendre un ronflement, marque de violence, si cela est passé en habitude ; c'est excusable chez les asthmatiques et chez ceux qui ont l'haleine courte. Il est ridicule de faire passer sa voix par le nez ; c'est bon pour les joueurs de cornemuse et les éléphants ; froncer le nez, c'est l'affaire des bouffons et des baladins.

S'il arrive d'éternuer en présence de quelqu'un, il est honnête de se détourner un peu ; quand l'accès est passé, il faut faire le signe de la croix, puis soulever son chapeau pour rendre leur politesse aux personnes qui ont salué ou qui ont dû le faire (car le bâillement, comme l'éternument, rend quelquefois l'ouïe moins fine), et s'excuser ou remercier. C'est chose religieuse de saluer celui qui éternue, et s'il y a là des gens plus âgés qui saluent quelque personne de mérite, homme ou femme, un enfant doit se découvrir. Il n'appartient qu'aux sots d'étemuer bruyamment et de recommencer à plaisir, pour faire parade de leur vigueur. Réprimer un accès naturel est le fait de ces niais qui font passer la politesse avant la santé.

Qu'une pudeur naturelle et ingénue colore tes joues ; n'use ni de fard ni de vermillon. Cependant il ne faut pas pousser la timidité trop loin, de manière qu'elle dégénère en sottise, en stupidité, et, comme dit le proverbe, en quatrième degré de folie. Il est, en effet, des gens chez qui cette fâcheuse disposition est si prononcée, qu'elle les fait ressembler à des idiots. On peut la combattre en habituant l'enfant à vivre avec de plus grands que lui et en l'exerçant à paraître dans des comédies.

Enfler les joues est un signe d'arrogance ; les laisser pendre est montrer du désespoir ; l'un est d'un Thrason, l'autre d'un traître Judas.

Ne pince pas tes lèvres, comme si tu craignais de respirer l'haleine des autres ; ne te tiens pas, bouche béante, comme un niais ; que tes lèvres soient seulement rapprochées de façon à se toucher légèrement l'une l'autre. Il n'est pas convenable d'avancer de temps à autre les lèvres pour faire entendre une sorte de sifflement : laissons cette habitude aux princes qui se promènent dans la foule. Tout sied aux princes ; c'est un enfant que nous voulons former.

Si le bâillement te prend et que tu ne puisses ni te détourner ni te retirer, couvre-toi la bouche de ton mouchoir ou avec la paume de la main, puis fais le signe de la croix.

Rire de tout ce qui se fait ou se dit est d'un sot ; ne rire de rien est d'un stupide. Rire d'un mot ou d'un acte obscène marque un naturel vicieux. L'éclat de rire, ce rire immodéré qui secoue tout le corps et que les Grecs appelaient pour cela le secoueur, n'est bienséant à aucun âge, encore moins à l'enfance. Il y en a qui en riant semblent hennir, c'est indécent. Nous en dirons autant de ceux qui rient en ouvrant horriblement la bouche, en se plissant les joues et en découvrant toute la mâchoire : c'est le rire d'un chien ou le rire sardonique. Le visage doit exprimer l'hilarité sans subir de déformation ni marquer un naturel corrompu. Ce sont les sots qui disent : je me pâme de rire ! Je tombe de rire ! Je crève de rire ! S'il survient quelque chose de si risible qu'on ne puisse se retenir d'éclater, il faut se couvrir le visage avec son mouchoir ou avec la main. Rire seul et sans cause apparente est attribué par ceux qui vous voient à la sottise ou à la folie. Cela peut arriver pourtant ; la politesse ordonne alors qu'on déclare le sujet de son hilarité ; dans le cas où l'on ne pourrait le faire, il faut imaginer quelque prétexte, de peur que quelqu'un des assistants ne croie qu'on riait de lui.

Il n'est pas de bon ton de mordre avec ses dents du haut la lèvre inférieure : c'est un geste de menace ; comme de mordre la lèvre supérieure avec les dents du bas. Se pourlécher le bord des lèvres en allongeant la langue est tout à fait inepte. Avancer les lèvres comme pour baiser passait jadis, en Allemagne, pour une façon d'être agréable ; les peintures en font foi. Se moquer de quelqu' un en lui tirant la langue est d'un farceur.

Détourne-toi pour cracher, de peur d'arroser et de salir quelqu'un. S'il tombe à terre quelque crachat épais, pose le pied dessus, comme j'ai dit plus haut : il ne faut faire lever le cœur à personne. Le mieux est de cracher dans son mouchoir.

Il n'est pas bienséant de ravaler sa salive ; pas davantage, comme on voit certaines gens le faire, non par besoin, mais par habitude, de cracher dès la troisième parole qu'ils prononcent.

D'autres toussent comme cela, en vous parlant, sans nécessité aucune, mais par manie ; c'est l'habitude des menteurs et de ceux qui cherchent à se rappeler ce qu'ils doivent dire ; d'autres, non moins impolis, ne peuvent dire trois mots sans roter. Si ce défaut passe en habitude dès l'enfance, il persiste jusque dans l'âge mûr ; il en est de même du crachement. Clitiphon, dans Térence, est repris de l'un et l'autre par son esclave. Si un accès de toux te prend, tâche de ne pas tousser dans la figure des autres ; garde-toi aussi de tousser plus fort qu'il n'est besoin.

Si tu as envie de vomir, éloigne-toi un peu : vomir n'est pas un crime. Ce qui est honteux, c'est de s'y prédisposer par sa gloutonnerie.

Il faut avoir soin de se tenir les dents propres ; les blanchir à l'aide de poudres est tout à fait efféminé ; les frotter de sel ou d'alun est nuisible aux gencives ; les laver avec de l'urine est une mode Espagnole. S'il reste quelque chose entre les dents, il ne faut pas l'enlever avec la pointe d'un couteau, ni avec les ongles, comme font les chiens et les chats, ni à l'aide de la serviette ; sers-toi d'un brin de lentisque, d'une plume, ou de ces petits os qu'on retire de la patte des coqs et des poules.

Se laver le visage, le matin, dans de l'eau fraîche, est aussi propre que salubre ; le faire plus souvent est inutile. Nous parlerons en temps et lieu de la langue et de l'usage qu'on doit en faire.

C'est de la négligence que de ne pas se peigner ; mais s'il faut être propre, il ne faut pas s'attifer comme une fille. Prends bien garde d'avoir des poux ou des lentes : c'est dégoûtant. S'éplucher continuellement la tête auprès de quelqu'un n'est guère convenable ; il est également malpropre de se gratter avec les ongles le reste du corps, surtout si c'est par habitude et sans nécessité.

Que les cheveux ne tombent pas sur le front, qu'ils ne flottent pas non plus jusque sur les épaules. Les relever en secouant la tête, c'est ressembler à un cheval qui secoue sa crinière ; les redresser à gauche, du front au sommet de la tête, est inélégant ; il vaut mieux les séparer avec la main.

Fléchir le cou et tendre le dos indiquent de la paresse ; renverser le corps en arrière indique de l'orgueil ; il suffit de se tenir droit sans roideur. Que le cou ne penche ni à droite, ni à gauche, à moins que les besoins d'un entretien ou de tout autre motif n'y forcent ; sinon, c'est l'allure de l'hypocrite.

Il convient de maintenir ses épaules dans un juste équilibre, de ne pas élever l'une pour abaisser l'autre, à la façon des antennes. De tels défauts, négligés chez un enfant, se convertissent en habitudes et détruisent, en dépit de la nature, toute la symétrie du corps. Ainsi ceux qui par indolence ont pris le pli de se courber, s'octroient une bosse que la nature ne leur avait pas donnée ; ceux qui s'accoutument à tenir la tête penchée s'endurcissent dans cette mauvaise position, et, en grandissant, s'efforcent en vain de la rectifier. Les corps souples des enfants sont semblables à ces jeunes plantes que l'on courbe à l'aide de baguettes et de liens ; elles croissent et gardent à jamais le pli qu'on leur a donné.

Se croiser les bras en les entrelaçant l'un dans l'autre est l'attitude d'un paresseux ou de quelqu'un qui porte un défi ; il n'est pas beaucoup plus convenable de se tenir debout ou de s'asseoir une main posée sur l'autre. Quelques personnes pensent que cette attitude est élégante, qu'elle sent l'homme de guerre, mais tout ce qui plaît aux sots n'est pas nécessairement convenable ; la véritable convenance consiste à satisfaire la nature et la raison. Nous reviendrons sur ce sujet quand nous en serons aux entretiens et aux repas.

Il est indigne d'un homme bien élevé de découvrir sans besoin les parties du corps que la pudeur naturelle fait cacher. Lorsque la nécessité nous y force, il faut le faire avec une réserve décente, quand même il n'y aurait aucun témoin. Il n'y a pas d'endroit où ne soient les anges. Ce qui leur est le plus agréable, chez un enfant, c'est la pudeur, compagne et gardienne des bonnes mœurs. Si la décence ordonne de soustraire ces parties aux regards des autres, encore moins doit-on y laisser porter la main.

Retenir son urine est contraire à la santé ; il est bienséant de la rendre à l'écart.

Être assis les genoux ouverts en compas et se tenir debout les jambes écarquillées ou tout de travers, est d'un fanfaron. Il faut s'asseoir les genoux rapprochés, rester debout les jambes près l'une de l'autre, ou du moins avec peu d'intervalle. Quelques personnes s'assoient une jambe suspendue sur l'autre, d'autres se tiennent debout les jambes croisées, en forme d'X ; la première attitude est d'un homme inquiet ; la seconde, d'un imbécile.

C'était la coutume des anciens rois de s'asseoir, le pied droit appuyé sur la cuisse gauche ; on y a trouvé à redire. En Italie, pour honorer quelqu'un, on pose l'un de ses pieds sur l'autre et l'on se tient debout sur une seule jambe, comme les cigognes. Cela convient-il aux enfants ? Je n'en sais, ma foi, rien.

De même, pour ce qui est de saluer en fléchissant les genoux, ce qui est convenable ici fait rire ailleurs. Quelquesuns plient en même temps les deux genoux, tout en conservant le corps droit ; d'autres, en se courbant un peu. Il en est qui estiment que fléchir les deux genoux ensemble c'est bon pour les femmes et qui, se tenant roides, plient d'abord le genou droit, puis le genou gauche ; en Angleterre, on trouve cela gracieux chez les jeunes gens. Les Français plient seulement le genou droit, en faisant un demi-tour de corps, avec aisance. Lorsque les usages, dans leur diversité, n'ont rien qui répugne à la décence, on est libre d'user de la mode de son pays ou de prendre celle des autres nations ; les façons étrangères plaisent généralement davantage.

Que le pas ne soit ni trop lent ni trop pressé ; l'un est d'un insolent, l'autre d'un écervelé. Il faut aussi éviter le balancement, car il n'y a rien de désagréable comme cette espèce de claudication. Laissons cela aux soldats Suisses et à ceux qui sont tout fiers de porter des plumes à leur chapeau. Cependant nous voyons des courtisans affecter cette démarche.

Jouer avec ses pieds, étant assis, est le fait d'un sot ; gesticuler des mains est le signe d'une raison qui n'est pas intacte.

  1. Ce rapprochement des thons et de certains artisans est assez bizarre. Erasme fait sans doute allusion aux menuisiers, qui ferment un œil pour voir si la planche qu'ils ont rabotée est droite. J.B. de La Salle, en imitant ce passage, a été pris d'un singulier scrupule. Craignant de ridiculiser leurs parents aux yeux des enfants des écoles chrétiennes, presque tous fils d'artisans, il s'est imaginé de dire : «C'est contre faire le borgne, ce qui appartient aux arbalétriers et aux harquebuziers». Quant à la particularité du thon fermant un œil pour mieux voir de l'autre, Erasme l'a observée dans Athénée et dans Aristote beaucoup plus que dans la nature. Mais l'histoire naturelle a été longtemps écrite comme cela.