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La Cloche de minuit/14

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(2p. 14-44).



LA CLOCHE


DE MINUIT.



CHAPITRE XIV.


Telle est la destinée de l’homme. Aujourd’hui naissent les tendres feuilles de l’espérance, demain percent les bourgeons et les fleurs ; il brille de tout l’éclat du printems. Le troisième matin, la gelée, la gelée mortelle, au moment où il croit toucher à la maturité, mord sa racine. Il tombe, comme je tombe aujourd’hui.
Shakespeare.


Dans le récit des événemens de sa vie, Lauretta n’oublia pas toutes les particularités de celle de sa mère, que le comte ignoroit. Les détails dans lesquels elle entra pour prouver l’innocence de sa mère, malgré ses liaisons avec le comte de Cohenburg, l’objet de son premier, de son unique amour, affectèrent beaucoup son père.

« Oh ! s’écria-t-il, que ne m’a-t-elle fait connoître l’état de son cœur ! Nous serions maintenant, heureux tous les deux ; et moi, je serois encore vertueux. »

Un instant de silence suivit cette exclamation. Le comte reprit alors :

« Maintenant, mon enfant, écoute le triste récit des malheurs de ton père. Il t’apprendra qu’une mauvaise action conduit insensiblement l’homme le plus heureusement né à des crimes affreux, qui d’abord eussent effrayé son imagination.

» Mon père et sa sœur étoient les seuls enfans du comte de Byroff, gentilhomme allemand, qui résidoit dans une petite terre, environ à vingt lieues de Vienne. Comme la naissance ne donne pas toujours la fortune, l’embarras de ses affaires l’avoit obligé de s’éloigner de la cour.

» Ma tante eut le bonheur de plaire à un marquis italien immensément riche, l’épousa, et l’emmena avec lui en Italie.

» Mon père épousa une femme d’une naissance distinguée, mais dont la fortune n’avoit que trop de conformité avec la sienne. Il ne survécut pas un grand nombre d’années à son union avec la bien-aimée de son cœur, et en mourant, il me laissa, ainsi que ma mère, sous la protection de mon grand’père.

» Des malheurs aussi cruels qu’imprévus, avoient insensiblement diminué la petite propriété du vieux comte. À sa mort (j’avois alors dix-huit ans) il me laissa une fortune plus que médiocre ; en conséquence, ma mère et moi, nous résolûmes de vivre retirés du monde, et d’augmenter, par l’économie, mon petit capital, puisque ma naissance m’interdisoit tout autre moyen.

» Que les préjugés par lesquels nous nous laissons gouverner, sont misérables ! »

» Peu de tems après la mort de mon grand’père, nous reçûmes une lettre de ma tante. Elle nous instruisoit de la mort récente de son mari, qui lui avoit laissé par son testament la plus grande partie de ses immenses richesses. Elle nous invitoit, ma mère et moi, à venir en Italie, demeurer avec elle.

» La terre dans laquelle nous résidions étaqt une terre de famille, il eut été déshonorant à un gentilhomme, de la vendre. Nous quittâmes l’Allemagne sans donner aucune raison de notre départ.

» Ma tante, la marquise del Parmo, qui demeuroit à Venise, dans un palais magnifique, nous reçut avec la plus franche cordialité, et nous prodigua toutes les attentions de l’amitié. Ma mère mourut peu de tems après son arrivée en Italie. À sa mort, ma tante parut redoubler de tendresse pour moi ; elle me dit qu’elle étoit résolue à ne pas se remarier, et qu’à l’exception d’un petit nombre de legs, elle me laisseroit toutes ses propriétés. Je lui exprimai ma reconnoissance en termes proportionnés à ces magnifiques promesses. Elle ajouta qu’elle m’avoit choisi un gouverneur avec lequel elle désiroit que je voyageasse pendant deux ans, avant de former aucun plan d’établissement dans le monde. Elle connoissoit dès-lors mon attachement pour votre mère, qui avoit commencé peu de tems après mon arrivée en Italie.

» La jeunesse aime la nouveauté. L’offre de ma tante étoit trop séduisante pour ne pas me faire renoncer pendant quelque tems à la société de ma Lauretta. Je me flatai de revenir de mon voyage, plus digne d’elle ; car la marquise ayant parlé en ma faveur, au comte Arieno, il avoit immédiatement consenti à ma proposition d’épouser sa fille.

» J’étois absent de d’Italie depuis dix-huit mois, lorsque je reçus de l’intendant de la marquise, une lettre par laquelle il m’informoit qu’elle étoit morte subitement, et que j’étois son seul héritier.

» Je retournai sur-le-champ à Venise, prendre possession de ma nouvelle fortune. J’y étois à peine arrivé depuis quelques heures, lorsque le comte Arieno vint me faire une double visite de condoléance pour la perte de ma tante, et de congratulation pour l’acquisition de sa fortune. Avant de me quitter, il me rappela le contrat verbal passé entre nous, relativement à sa fille. En même tems, il me pria, si je remarquois un changement dans ses manières, de n’y pas faire attention, parce que je ne ferois que renouveler une douleur profonde qui s’affoiblissoit tous les jours et qui avoit pour cause la mort d’une amie intime.

» Je ne fis aucune difficulté de me conformer à ses intentions. Elles me parurent n’avoir d’autre but que la tranquillité de celle que j’aimois. À ma première visite, je fus vivement affecté de l’impression de chagrin répandue sur la physionomie de ma Lauretta. Je m’efforçai de détruire l’effet, sans dire un mot de la cause. Je ne pus m’empêcher de lui observer combien elle étoit changée. Elle pleura, et sûrement elle mésinterprêta mes paroles, comme moi la cause de sa douleur.

» Toutes les fois que je la visitai, je remarquai que son père ne quittoit pas l’appartement. Je connois maintenant la cause d’une conduite qui alors me surprit beaucoup.

» Il savoit combien sa fille le craignoit, et il étoit résolu à prévenir, par sa présence, une explication.

» Maudits soient mille fois les pères, dont la sordide avarice fait ainsi le malheur de leurs enfans !

» Je ne voyois jamais le comte Arieno sans qu’il me pressât de hâter mon mariage, que, par égard pour la mémoire de ma tante, j’avois jugé à propos de différer. Bientôt, cependant, ses argumens, d’accord avec mes propre sentimens, l’emportèrent sur mes scrupules, et je fus uni à votre mère.

» Après la célébration de notre mariage, le comte Arieno insista pour que nous passions au moins deux mois dans sa maison. Je crus alors, comme il me le dit, qu’il ne pouvoit se faire à l’idée de se séparer de sa fille. Je vois aujourd’hui qu’il vouloit la retenir auprès de lui, afin de pouvoir plus facilement veiller sur sa conduite, que sa barbarie lui donnoit lieu de soupçonner.

» J’employai tous les moyens imaginables pour rendre à votre mère son ancienne gaîté ; mais une triste mélancolie, qu’il me fut impossible de dissiper, s’étoit emparée de son esprit.

» Six semaines après notre union, un jour que je témoignois à Arieno, comme je l’avois déjà fait souvent, combien le malheureux état de ma femme m’affligeoit, il m’avoua qu’il avoit des raisons de croire que sa fille me préféroit un indigne rival.

» Ce coup fut terrible ; il troubla mon bonheur et offensa mon orgueil. Tout le mystère de la conduite du comte Arieno me fut à l’instant dévoilé, et je ne vis plus qu’avec mépris le misérable qui avoit ainsi trafiqué de sa fille.

» Il me fit part alors de tout ce qui s’étoit passé avant mon mariage, entre votre mère et le comte Frédéric. Il se prodigua à lui-même des éloges pour la fermeté qu’il avoit montrée dans cette affaire. Ainsi il se vantoit devant moi, d’avoir, par sa lâche imposture, fait le malheur de sa fille unique et le mien. Furieux de me voir condamné à d’éternels soupçons, je lui reprochai la bassesse de sa conduite. Il m’écouta tranquillement et en souriant, comme un homme satisfait d’avoir rempli ses désirs, et qui se soucie peu du malheur des autres. Lorsque je cessai de parler,

« Qui vous empêche, me dit-il froidement, de vous débarrasser de ce rival ? »

« Et comment ? Où puis-je fuir ? En quel lieu ne peut-il pas me suivre ? »

« Tuez-le. »

» Jamais mon épée n’avoit été tirée contre un de mes semblables. Je frémis à cette idée.

» Arieno s’en apperçut, et comme pour finir une phrase qu’il n’avoit pas achevée, il ajouta : — « Où souffrez patiemment l’infamie que le monde attache justement à un homme, qui ne sait pas venger son honneur outragé. »

» Ces derniers mots me percèrent le cœur.

« Donnez-moi la preuve de vos soupçons, lui dis-je, et à l’instant je lui envoie un cartel. »

« Vous l’aurez cette preuve, soyez-en assuré. » — Après ces mots il me quitta.

» À quel état misérable cette cruelle révélation me réduisit ! Apprendre que j’étois un objet d’horreur pour la femme sur laquelle j’avois placé toutes mes espérances de bonheur, et qui, comme moi, étoit la victime de l’avarice et de l’orgueil de son père !

» Je résolus cependant de souffrir en silence, jusqu’à ce que la preuve promise m’ait été donnée. Tantôt je doutois de la vérité de l’assertion du comte Arieno, tantôt je craignois de la voir confirmer. Mais quelle que fût l’opinion que j’adoptasse, toujours j’envisageois avec mépris le vil auteur de mes doutes.

» Environ quinze jours après notre dernière conversation sur le sujet de mes inquiétudes, il entra dans mon appartement, une lettre décachetée à la main. Il s’assit et me parla ainsi :

« J’ai annoncé hier matin, que vous et moi nous partirions ce soir pour la campagne, et que nous ne reviendrions pas avant deux ou trois jours. Vous devinerez facilement mon but, lorsque vous saurez, après avoir lu cette lettre, que ce bruit répandu à dessein, a déjà produit son effet.

» En même-tems il me remit la lettre. Je la lus. Concevez mon désespoir. C’étoit une invitation de votre mère au comte Frédéric (écrite de sa propre main) de se rendre ce soir même à un rendez-vous chez sa tante.

» Le comte Arieno, quand j’eus achevé la lecture de la lettre, que je parcourus plusieurs fois avant de pouvoir me convaincre que mes yeux ne me trompoient pas, m’instruisit de quelle manière il l’avoit arraché des mains du domestique, auquel ma femme l’avoit confiée, et des moyens qu’il avoit pris, afin de l’empêcher de retourner vers ses commettans.

» Je l’écoutois sans proférer une parole. J’étois dans un état, dont vous ne pouvez vous faire l’idée. Au moment où j’allois mettre la fatale lettre en morceaux, il se leva précipitamment de son siège, me l’arracha des mains. »

« Arrêtez ! s’écria-t-il. De cette lettre, dépend notre vengeance. »

» Il se mit alors à mon secrétaire, et ayant recacheté la lettre, il appella un domestique dont il étoit sûr, qu’il chargea de la porter à celui auquel elle étoit adressée.

» Toujours absorbé dans ma douleur, mon silence ne fut interrompu que par de profonds soupirs, jusqu’au moment où le domestique ayant quitté la chambre, le comte me demanda si j’avois remarqué ce qu’il avoit fait.

» Je lui répondis qu’oui, et je le priai de me dire quels étoient ses motifs pour en agir ainsi.

« Le comte de Cohenburg, répondit-il, se rendra certainement, ce soir, à cette invitation. Il faut nécessairement qu’il passe dans une rue étroite et obscure, pour se rendre chez ma sœur, lieu du rendez-vous. C’est maintenant votre affaire de chercher des agens qui l’attendront dans cet endroit. Il ne sera pas difficile d’en trouver sur lesquels nous puissions compter. — Nous quitterons la ville à l’heure que j’ai précédemment fixée pour notre départ. Ainsi les soupçons ne pourront tomber sur nous, et le sang de votre rival effacera votre deshonneur. »

» J’entendis prononcer ces derniers mots avec des sentimens bien différens de ceux dont j’aurois probablement été animé, si j’eusse été italien. Lorsqu’il cessa de parler, je m’écriai :

» — S’il mérite la mort, pourquoi craindrai-je de la lui donner moi-même ? S’il peut y avoir une excuse pour celui qui verse le sang d’un homme, elle est sans doute pour celui qu’une injure mortelle force à la vengeance. Pourquoi donc alors charger d’un crime la main d’un autre, et en payant le prix du sang, ajouter à mon propre crime ?

» Je fus beaucoup de tems avant de pouvoir faire comprendre à Arieno, accoutumé aux mœurs d’un pays où la vie des hommes s’achète comme celle des plus vils animaux, que je croyois devoir venger, de mes propres mains, ma propre injure, et sur-tout avant de le déterminer, à m’accompagner jusqu’à la petite rue, où devoit passer le comte Frédéric, pour se rendre à son rendez-vous avec votre mère. À la fin il promit de me suivre. Nous partîmes à l’heure indiquée la veille, par Arieno. Nous nous rendîmes à cheval à une petite maison, située environ à un quart de lieue de Venise ; elle appartenoit à un homme qui avoit autrefois été au service du comte ; nous laissâmes nos chevaux à cet endroit, et à l’approche de la nuit, nous retournâmes à pied à la ville.

» Nous arrivâmes dans la petite rue environ une heure avant le tems marqué pour le rendez-vous, par votre mère. — Je tirai mon épée, et nous nous plaçâmes à l’ombre d’un portique très-bas. Bientôt nous entendîmes le bruit des pas. — Un homme enveloppé dans un manteau s’avança rapidement vers nous. Arieno me dit tout bas : « C’est lui, c’est le comte lui-même. » — Je m’élançai sur-le-champ vers lui, et en le traitant de scélérat, je lui dis de se mettre en garde. Il donna un coup sur mon épée, avec une canne, qu’il tenoit à sa main, et essaya de passer outre. Mais je reculai de quelques pas, et je lui passai mon épée au travers du corps. Il tomba. Au même instant, nous entendîmes le bruit de plusieurs voix, et nous courûmes, moi à la maison du comte, et lui à celle de sa sœur, où il s’attendoit à trouver votre mère.

» Quels tourmens n’éprouvai-je pas pendant cette nuit cruelle, au moment où j’entrai dans l’appartement de votre mère ! Elle avoit été reportée de la maison de sa tante, à Venise, sans connoissance. Je me croyois indignement trahi, et cependant ses cris et ses reproches me déchiroient le cœur. — Elle m’avoua son amour pour le comte Frédéric ; mais au nom du ciel, elle jura qu’elle étoit innocente du crime dont son père et moi nous l’accusions. — Ses protestations ne me convainquirent pas ; et cependant je l’aimois à un tel point que je m’efforçai, par toutes les attentions possibles, et par l’assurance d’un pardon sincère et d’un dévouement sans bornes, de lui faire oublier celui qu’elle avoit perdu.

» Elle ne voulut rien écouter. Je quittai sa chambre, le cœur aussi déchiré que le sien.

» Le lendemain, dans la soirée, pendant que je faisois de nouveaux efforts pour consoler votre mère, on vint m’avertir que le comte Arieno me prioit de me rendre promptement dans son appartement.

» Je m’y rendis sur-le-champ. Il m’apprit en peu de mots que le comte Frédéric nous avoit échappé ; que l’homme tué par moi la nuit précédente, étoit le fils d’un des premiers sénateurs ; que cinq mille sequins étoient promis à celui qui arrêteroit le meurtrier ; et enfin que le sénat avoit prononcé l’exil et la confiscation des biens contre ceux qui, connoissant le coupable, ne le livreroient pas à l’instant entre les mains de la justice.

» Je ne puis vous rendre, et vous ne pouvez concevoir, ce que j’éprouvai en apprenant que j’avois tué un innocent.

» Maintenant continua le comte Arieno, que méririteroit un ami qui entreprendroit de vous tirer du danger, dont vous êtes menacé ?

» Si j’eusse été arrêté, la mort, je le savois, devoit être mon partage. En ce cruel moment, de toute autre main, que de celle du boureau, elle eût été pour moi un bienfait. Mais mourir sur un échafaud ! cette idée me faisoit frémir aussi, je répondis avec empressement : Tout. »

» Eh bien, reprit-il, je serai cet ami. — Occupons-nous, actuellement des moyens : si vous étiez arrêté pour ce crime, vous ne doutez pas que toutes vos propriétés seroient confisquées au profit de l’état.

» J’en suis convaincu, répondis-je.

» Votre vie dépend de votre prompte fuite. Il faut sortir à l’instant des domaines de la république. Il est par conséquent impossible que vous puissiez rassembler la valeur de tous vos biens, en si peu de tems. Tout ce que vous laisserez sous votre nom, sera immédiatement confisqué : faites-moi la cession de tous vos biens-meubles, qui forment la plus grande partie de vos richesses. Abandonnez votre terre à la confiscation. Fuyez, tandis qu’il en est encore tems. Je vous ferai passer le prix de tout ce que vous m’aurez cédé, aussi-tôt que je vous saurai arrivé en lieu de sûreté.

» Je fus si sensible à cette offre du comte Arieno, que j’oubliai entièrement sa conduite passée. J’acceptai sa proposition, et je me hâtai de la mettre à exécution, après lui avoir exprimé toute ma reconnoissance.

» J’avois à peine apposé ma signature et mon cachet à l’acte par lequel je cédois tous mes biens-meubles au comte Arieno, que le médecin de votre mère vint nous informer de sa fuite. Le comte parut recevoir cette nouvelle avec indifférence. J’étois trop occupé de mes dangers, pour donner une grande attention au discours du médecin. Je supposai qu’ayant appris que le comte de Cohenburg n’avoit pas été tué, elle avoit trouvé les moyens de se rendre auprès de lui.

» Quelques heures après, je n’étois plus sur les domaines vénitiens, et en moins de quinze jours, j’arrivai à Paris. C’étoit cette ville que j’avois choisie, pour me soustraire aux poursuites du gouvernement de Venise. Plus près, j’eusse craint d’être découvert par ses nombreux espions, et réclamé comme assassin.

» Le lendemain de mon arrivée, j’écrivis au comte Arieno. Je l’instruisis du lieu de ma retraite. Je ne crus pas nécessaire de l’engager à me faire promptement passer des fonds ; car il savoit très-bien que je n’avois emporté que l’argent que j’avois sur moi ; au moment de mon départ, et quelques bijoux de peu de valeur.

» Au bout de trois semaines, je reçus une lettre de lui. Elle étoit conçue à-peu-près en ces termes :

« On a découvert que vous étiez l’assassin du fils du sénateur ; en conséquence, on a confisqué toutes celles de vos propriétés qui étoient publiquement connues comme vous appartenant. Je suis désolé que cette découverte se soit faite si promptement. Cela m’empêchera de vous rendre les services que je vous ai offerts ; car, en ma qualité de sénateur vénitien, je m’exposerois à la mort, si l’on venoit à découvrir que je fais passer des secours à un homme condamné par les loix. Je ne puis donc vous envoyer que des remerciemens, pour m’avoir, par l’acte passé entre nous le soir de votre départ de Venise, autorisé à toucher une somme d’argent qui, sans cela, appartiendroit actuellement à l’état.

» Indigne sénateur, m’écriai-je, après avoir lu cette lettre infernale, tu observe avec soin en public, les loix de l’état, et tu n’hésite pas à les violer en secret. »

Le comte Byroff se reposa un moment ; puis il reprit ainsi sa narration :

« À quelle situation je me voyois réduit ! Pour toute propriété, quinze sequins, et deux bagues de peu de valeur ; sans aucuns moyens de recouvrer ce qui m’avoit été si bassement arraché ; ne pouvant même chercher à me venger de l’auteur de tous mes malheurs, sans m’exposer au plus grand des dangers ; au milieu d’une ville où j’étois absolument étranger ; sans un ami auquel je pusse avoir recours ; sans une connoissance même, dont la conversation fût du moins une distraction momentanée ; enfin sans espoir de sortir jamais de l’inextricable labyrinthe où m’avoit enfermé, pour satisfaire son avarice, un homme auquel je n’avois jamais témoigné que de l’amitié !

» Néanmoins, je m’occupai d’abord de ma sûreté. Je savois que si ma retraite étoit découverte, le gouvernement de Venise ne manqueroit pas de me réclamer. Quelquefois je craignois qu’Arieno, pour s’assurer encore davantage ce qu’il m’avoit ravi, n’instruisit le gouvernement de l’endroit où je m’étois retiré, et ne cherchât à se débarrasser, par ma mort, de l’appréhension de me voir un jour rentrer dans des biens qui m’appartenoient légalement. Mais je me rassurai en considérant que dans ce cas-là il auroit à redouter ma vengeance, et qu’il me suffiroit pour le perdre, de déclarer que les biens dont il étoit maintenant en possession, étoient à moi, et appartenoient par conséquent à l’état. Cette réflexion me tranquillisa. Mais à tout événement, sentant que j’étois intéressé à vivre ignoré, je changeai mon costume contre celui du pays que j’habitois, et je me fis appeller Montville, résolu de rester à Paris ; cette ville me parut être l’endroit du monde où il me seroit le plus facile d’échapper à l’observation.

» Je pris un logement dans une rue obscure de la Cité. Là, mon unique amusement fut de me rendre habituellement dans un café voisin, fréquenté par des jeunes gens qui, sans être d’une naissance distinguée, étoient cependant bien élevés, et jouissoient d’une fortune honnête.

» Tous les soirs ils se rassembloient en nombre plus ou moins grand, dans ce café, pour y jouer aux échecs. J’étois de la première force à ce jeu. Mon accent étranger me fit bientôt remarquer. On me proposa une partie. J’acceptai avec plaisir l’invitation. Ils jouoient très-petit jeu. Sans cela, quoique connoissant mes forces, je n’eusse pas osé m’exposer. Parmi ces jeunes gens, j’en rencontrai d’aussi forts que moi. Quand je jouois avec eux, j’éprouvois alternativement la bonne et la mauvaise fortune ; mais comme mon habileté étoit en général fort supérieure à celle de ceux avec qui je jouois, et que d’ailleurs l’état de ma bourse m’obligeoit à faire plus d’attention à mon jeu que n’en faisoient communément mes adversaires, je me retirois ordinairement avec du bénéfice. Je regardai cet argent comme un bienfait du ciel. Ma situation précaire m’avoit appris à être économe, et au bout de six mois, je me trouvai avoir cinquante louis devant moi. Le premier obstacle levé, je veux dire le défaut d’argent, je m’occupai alors des moyens de découvrir la retraite de votre mère, et de me venger de celui qui avoit détruit le bonheur de ma vie.

» Après avoir long-tems réfléchi sur ce projet, je finis par cette conclusion : — « La mort du comte de Cohenburg me rendra-t-elle le bonheur ? — Non. — Son sang effacera-t-il le sang dont mes mains sont souillées ? « — Non. — Puis-je espérer que ma femme sera pour moi, à l’avenir, ce qu’elle auroit toujours dû être ? — Non. — Pourquoi donc chercher celle qui me fuit, et percer d’un nouveau trait une conscience déjà blessée, par le meurtre de celui dont la mort ne peut me rendre la tranquillité que j’ai perdue ?

» Une fois convaincu qu’il étoit de mon intérêt de faire tous mes efforts pour oublier celle qui m’avoit été si chère, mon esprit devint plus calme ; car lorsque l’on a une fois adopté une opinion, toutes nos idées semblent ensuite une confirmation des motifs de notre détermination.

Toutes les fois cependant que je songeois à votre mère, au milieu des reproches que je lui adressois, je ne pouvois jamais me défendre d’un sentiment de pitié pour une femme qui avoit été réduite au désespoir par l’avarice de son père. — Quant au comte Arieno, toutes les fois que je pensois à lui, et malheureusement son image ne se présentoit que trop souvent à mon esprit, j’éprouvois une horreur invincible — « Est-il possible, m’écriai-je, que la terre porte un monstre capable de tant de crimes ? » — Il a sacrifié sa fille à son avarice. — Il a trompé l’inexpérience d’un jeune homme pour lui faire épouser sa fille. — Il a armé le bras de ce jeune homme, devenu son gendre. — Il a dirigé ses coups vers le cœur de celui auquel l’amour avoit donné la main de sa fille. — Il a ravi la propriété de ce jeune homme, par une violation de cette foi sacrée, sens laquelle l’homme ne verroit plus dans l’homme qu’un ennemi, et par le même crime, magistrat prévaricateur, il a volé l’état, dont il a solemnellement juré de défendre les droits au péril de sa vie. »