La Cloche qui parlait aux soldats, conte de Noël

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La Cloche qui parlait aux soldats, conte de Noël
Revue des Deux Mondes4e période, tome 144 (p. 810-816).
LA CLOCHE
QUI PARLAIT AUX SOLDATS

CONTE DE NOËL

La saison et le lieu étaient également farouches, — le cœur même de l’hiver, une sourde et mystérieuse forêt de cette Russie encore inconnue à l’Europe, la vieille Russie de par delà la Volga. — Dans ce décor sauvage, une scène abstraite et sans date : des hommes emmitouflés, encapuchonnés, lourds et velus comme des bêtes, allaient sous les branches toutes blanches, ramures éclatantes, végétations du ciel qui tendaient par-dessus ce groupe sombre une féerie de glace et de soleil. Le chef, à deux pas devant les autres, cherchait des yeux l’horizon, et, rien qu’en marchant, montrait la route ; les autres, en tas, chantaient et sifflaient, des bâtons à la main, sur l’épaule de longs objets pointus, sans doute leurs arcs ; quatre porteurs s’appliquaient aux brancards d’une civière ; là-dessus des choses vagues sur lesquelles il avait neigé, ustensiles de métal qui s’entre-choquaient, dépouille massive et velue ; et derrière, les chiens muets, passifs, suivant ces chasseurs, attendant leurs restes.

Des hommes d’avant l’histoire peut-être ? Les fils de Caïn fuyant jusqu’au pôle le crime de leur père ? Non, mais des soldats d’aujourd’hui, un détachement de ces éclaireurs qu’on exerce à la marche, au patinage, à la chasse, au bivouac, et qui vont traquant l’ours dans les forêts d’Europe, le tigre sur les frontières de Chine, et la panthère au Turkestan. Ceux-là, munis de thé, de sel et de biscuit, riches d’une marmite et d’un réchaud, vivaient depuis huit jours dans la forêt ; ils portaient en sautoir non pas des arcs, mais de longues raquettes finnoises qu’ils chaussaient par instans, en terrain favorable, pour filer sur la neige vierge ; ils portaient sur la civière une ourse pesante tuée tout à l’heure, chemin faisant. Mais l’ourson vivant, caché sous sa mère morte, fouissait et gémissait ; il cherchait les mamelles et les serrait dans sa gueule rose, étonné de les trouver froides ; soulevant ces pattes inertes, armées tantôt pour son salut, il les agitait à son tour, il leur rendait un peu de cette vie indivise qui lie la nourrice au nourrisson.

— Il faut le poser à terre, dit le plus petit des porteurs, en changeant d’épaule sa bricole.

Personne ne protesta, chacun ayant sa part de bagage et de fatigue. Abandonné, l’animal suivit d’abord, en gémissant toujours ; les chiens curieux se retournaient vers lui, une patte levée, en dressant les oreilles ; puis il fit une halte, courut de nouveau et s’arrêta enfin, petite boule noire qui s’effaçait dans le prompt déclin du jour septentrional.

Si longtemps qu’on eût marché sur cette neige douteuse et noircissante, l’officier poursuivait encore ; la boussole à la main, il naviguait au nord du monde, soucieux d’atterrir quelque part en ce dernier jour d’avant Noël. La nuit close l’arrêtant à la fin en plein hallier, on dressa la tente à la manière kirguise, on la capitonna chaudement avec de la neige et l’on s’endormit, la tête sous la toile et les pieds au feu. Celui qui veillait les autres, vers minuit, frissonnait aux bruits des ténèbres et de la solitude ; les sapins, craquant dans leurs mâtures, entre-choquaient leurs vergues blanches ; des souffles passaient obscurément ; puis une aile invisible heurta une branche et fit pleuvoir à terre une poudre de diamant. Chassant ces visions, cherchant en soi des réconforts, le soldat se souvenait de son village ; il se revoyait tout petit, portant à la main une lanterne de papier en forme d’étoile, et, de chaumière en chaumière, bondissant sur la neige haute :

« Christ est né ! — annonçait-il, — Christ au haut des cieux ! Christ par toute la te-e-erre !… »

La voix lui manquait pour aller jusqu’au bout du verset, mais les gens lui donnaient des kopeks, et, courant davantage, il chantait toujours…

Ainsi songeait-il, sentant son enfance toute proche et ses parens bien loin. Levant les yeux avec un soupir, il regarda les étincelles s’envoler vers les branches roses des reflets du brasier et s’éteindre dans le ciel noir. Aucune étoile là-haut ; celle qui avait dirigé les mages ne revenait pas luire sur ces soldats en quête de leur Dieu. Mais tout à coup, une cloche lointaine et surnaturelle vint mêler son rythme à la confuse rumeur des choses ; d’un timbre atténué, caressant, elle chanta, comme les anges avaient chanté, le même chant de paix et de bonne volonté.

— Ecoute ! Ecoute ! c’est une musique ! disait-il en secouant celui qui devait veiller à sa place ; mais l’autre, encore ensommeillé, ne percevait que le pétillement des flammes et l’égouttement du givre fondu à la chaleur du brasier. Demeuré seul à son tour, déjà l’heure approchait pour lui de se rendormir, quand cette voix de l’église ou du monastère s’éleva, balbutia, et pour lui seul qui s’émerveillait, sonna les matines au fond de la nuit.

— C’était ici ! racontèrent-ils le lendemain ; ou plutôt non, c’était là...

Ils montraient l’est et l’ouest, la futaie et le taillis. « Ou peut-être là-haut ? » répondit l’officier incrédule ; et, tenant que cette cloche de paradis n’avait pas sonné ailleurs que dans le rêve de ces moujiks, il allait faire tirer des salves et prendre pour carillon une pétarade de coups de fusil, quand de nouveau la cloche miraculeuse retentit du côté du nord, sa musique rompit la paix morne du désert, sa fête ailée s’envola dans le deuil immense de la forêt. D’une voix claire, changeante et répétée, ou plutôt avec un millier de voix qui jasaient ensemble et racontaient les choses d’autrefois, elle sonnait l’asile offert, la vie reconquise, les hommes retrouvés...

— Ecoutez-la ! écoutez-la ! Elle parle ! disaient entre eux les soldats.

La saluant de loin avec des signes de croix, ils marchèrent allègrement vers elle ; les chiens, en aboyant, quêtaient dans la neige. Tout à coup ils s’élancèrent, devinant l’espace et la liberté. La cloche se tut à l’instant même, comme ayant fini d’appeler : on atteignait la lisière des bois.

Le soleil tardif, hivernal, à peine émergeant au-dessus des arbres, éclairait partout une mer de feuillages de givre et de vapeurs, et, dans un golfe étroit, le havre où la troupe arrivait. Autour d’une église couronnée par cinq coupoles vertes, c’étaient d’antiques maisons aux étroites fenêtres, un clocher isolé dont le dôme d’or étincelait. Une enceinte crénelée, faite d’un parapet de terre entre deux blindages de bois, descendait vers le ruisseau gelé et circonscrivait ce paysage, plein de douceur et de religion.

Deux robustes frères portiers, effrayés à la vue des fusils, fermèrent précipitamment les battans de la grille qui grincèrent en refoulant la neige de la nuit.

— Attendez, bons soudards ! criaient-ils en ôtant leurs bonnets, par peur ou par politesse. Nous vous apportons tout à l’heure la bénédiction de l’abbé.

Ils s’enfuirent dans cette cour fermée et morte, toute pleine d’une odeur d’autrefois. Quelques Noëls envolés au son des cloches, quelques hivers bientôt chassés par les printemps, quelques générations éteintes, vite remplacées et d’âge en âge reprises par cette vie monacale, toujours pareille et que la mort même n’altérait pas : — à travers ces obstacles minces, on se sentait là tout près du passé.

— Au nom du Père et du Fils, dit d’une voix profonde le frère procureur, en tournant la clef, — soyez les bienvenus.

La pieuse douceur de l’atmosphère, l’odeur de la cire, l’encens évaporé dans l’air surprirent, au seuil de l’église, les rudes pèlerins ; ils remercièrent les Images d’abord, les frères ensuite, puis l’abbé, grave et patriarcal.

— Merci aussi à votre cloche, ajouta l’officier ; c’est elle qui nous a appelés vers vous.

— Oui, oui, elle aime les soldats ; nous-mêmes, autrefois, avons été quelque peu soldats ; en cherchant bien dans nos resserres, vous trouveriez encore des mousquets ; et quant à la cloche, c’est une brave servante de l’Empereur, un vétéran des vieilles guerres...

Au temps jadis, — l’année même où notre communauté se formait, — elle fut coulée d’un singulier métal ! Des marins de Novgorod avaient amené à la côte une épave qui portait un canon ; avec ce canon du naufrage, on fondit une cloche qu’on apporta toute neuve à notre monastère tout neuf.

Cent ans elle appela au temple de Dieu les pèlerins, les voyageurs, les vagabonds, les exilés, les affligés. Nos frères l’avaient logée dans ce clocher où vous la voyez ; et, ne la sonnant plus qu’aux grands jours, ils se servaient d’une cloche plus petite pour les exercices habituels.

Vinrent les années de Pierre ; un courrier parut ici, apportant de graves nouvelles, la bataille de Narva perdue par les nôtres, l’Empereur obligé d’accroître l’armée, l’ordre partout donné de livrer aux commissaires les canons existant sur les remparts des villes, de fondre les cloches inutiles ou de les envoyer aux fonderies impériales pour être façonnées en coulevrines, bombardes et fauconneaux.

Le hasard des batailles nous imposant un sacrifice, il fallait du moins que le sacrifice fût digne de l’Empereur. Nos frères n’hésitèrent pas. « Fondons la vieille de Novgorod, Jeanne la Veillante, dirent-ils en conseil ; elle a déjà été canon, elle connaît bien le goût de la poudre ! » On la descendit, avec un cantique, du haut du clocher ; elle, en clochant au bout des cordages et sonnant à petits coups, comme pour un glas, vint se reposer à terre ; on eût dit un vieux boyard qui regrette sa demeure et s’ébranle lourdement pour la guerre à l’appel du tsar. Nous avions alors au monastère, — peut-être l’avons-nous encore, — un creuset de fondeur ; nos frères firent donc eux-mêmes la besogne.

Ah, capitaine ! la belle pièce qui sortit du moule ! Et juste du calibre impérial : ils l’avaient bien calculée. Elle portait sur le corps l’écusson de Moscou, un verset de l’Écriture, le nom de la communauté, tous signes propres à la faire reconnaître pour nôtre ; pourtant nos frères ne s’accommodèrent pas de l’abandonner au hasard des temps ; il lui donnèrent pour servans deux novices qui en avaient vu de toutes sortes dans leur âge et qui n’étaient pas novices au fait de se battre. Le frère procureur, en signant leur feuille de route, inscrivit sur cette feuille que le canon était nôtre, et que nous le prêtions seulement à l’Empereur ; le frère imagier leur peignit une image de Sainte Barbe, pour être clouée sur l’affût ; eux, promirent de n’abandonner jamais la Veillante, de la ramener un jour au monastère, si telles étaient la grâce de Dieu et la volonté du tsar. Et voilà ! Ils partirent un matin, bénis par leur abbé.

Des années avaient passé ; on se souvenait encore de Sœur Jeanne, mais on n’espérait plus la revoir, quand arriva le jour choisi par Pierre pour la bataille de Poltava. Nos servans accompagnaient toujours notre cloche, je veux dire notre canon, enfin elle, la Veillante ; ils la rangèrent à sa place de bataille, dans ces champs de l’Ukraine. Devant eux, un bois où s’ouvrait une brèche et, dans cette brèche, des fortifications déterre comme on en construit pour se battre, vous savez ces choses-là mieux que moi. Ils la pointèrent sur cet endroit, et furent bien inspirés, car c’est de ce côté que les ennemis se montrèrent d’abord. Déjà deux de nos régimens avaient cédé, la Veillante était au plus épais de la bataille et du danger, quand le tsar se lança lui-même pour arrêter l’assaut des Suédois. C’est alors que notre cloche, en redoublant sa mitraille, coupa comme d’un coup de serpe la hampe du drapeau ennemi ; nos frères se jetèrent à la rescousse, mais sans réussir à s’emparer de l’étoffe, tant les Suédois s’en montraient jaloux ; — ceux-là aussi se battaient bien, autrement comment auraient-ils défait les nôtres à la journée de Narva ? — Nos frères ne rapportèrent donc à la Veillante que le panache de ce drapeau ennemi ; ils le lui attachèrent au cou. C’était de son travail à elle !

Voilà comment notre canon sonnait la gloire de Dieu sur ce champ de bataille ; mais, quand tout fut achevé, nos frères canonniers n’oublièrent pas non plus leurs devoirs de religieux. L’armée entière chantait victoire ; c’étaient des airs et des musiques, l’Empereur radieux passait à cheval devant son artillerie, et tous ces artificiers noirs de poudre l’acclamaient. Les nôtres s’enhardirent bien jusqu’à se mettre à genoux sur son chemin ; mais, au moment de lui présenter leur requête, la tête leur manqua :

— Pierre Alexéitch, rendez-nous notre cloche ! s’écrièrent ces nigauds, sans seulement lui donner son titre de Majesté.

— Debout, soldats ! dit le tsar Pierre ; et lisant sur leur feuille de route ce que le procureur avait écrit :

— Votre archimandrite est-il si avare que de réclamer à son Empereur ce morceau de métal ?

L’un répondit :

— Il l’a prêté au temps de vos revers. Votre Majesté Impériale ; il le redemande au jour de votre gloire. — Et l’autre : — En temps de guerre, la Veillante sonne l’alarme ; mais en temps de paix, elle sonne la prière et le pardon.

Que se passa-t-il alors dans l’âme de Pierre ? Il s’éloigna en emportant leur feuille et jamais plus les nôtres n’ont revu son visage. Mais le lendemain, remerciés, gratifiés, garantis par brevet comme de bons canonniers, on les renvoya au monastère et avec eux le canon, et sur le canon une banderole portant en lettres d’argent ces paroles de l’Empereur : « Sonne, Jeanne la Veillante, sonne la victoire de Poltava ! »

Cependant les frères, à la nuit close, fêtaient leurs hôtes dans le réfectoire ; le pain blanc, les œufs, la crème aigre, les champignons salés, les poissons pêches justement sous la glace, l’hydromel et les liqueurs abondaient sur les tables, et c’était un repas de Noël, cordial et joyeux comme un festin pascal. Les vitres de mica, fermant les fenêtres ogivales, luisaient au loin et, pareilles à de grands yeux débonnaires, regardaient doucement la solitude ; au dedans, la flamme dansante des cierges éclairait les voûtes peintes et dans ce paradis tout proche éveillait le Panthéon des saints ; on voyait des mains allongées bénir et rayonner des nimbes d’or.

Puis, la nuit dormie, la messe chantée, les soldats près de partir vinrent en corps saluer la Veillante. Ils admiraient l’inscription impériale, les restes du drapeau suédois, et, sur sa robe de bronze, le signe nouveau qu’elle portait maintenant ; le fondeur l’avait marquée cette fois au blason de Smolensk, qui est d’un canon sur lequel un oiseau se déploie. Cet oiseau, choisi comme de raison en forme de colombe, représentait ici le Saint-Esprit ; elle, pourtant, toujours militaire, répondait d’un murmure à la voix des nouveaux venus ; ils ne pouvaient toucher du doigt son métal martelé par les éclats de la poudre sans qu’il s’émût encore et, simulant d’abord l’écho lointain du canon, rendît à la fin aux oreilles un murmure de prière et de bénédiction.

Les uns, pour faire à cette Veillante un cadeau digne d’elle, voulaient qu’on la dorât tout entière ; d’autres, plus mesurés, parlaient de lui acheter un battant d’argent, ou simplement une corde de soie jaune et noire, aux couleurs de Saint Georges. Mais comme ils étaient pauvres et ne possédaient rien que leur bon cœur, ils se souvinrent à temps qu’il ne faut pas donner ce qu’on n’a pas, ni, suivant le proverbe, vendre la peau d’un ours qui court encore ; leur offrande ne fut donc que la dépouille de cette ourse qu’ils portaient depuis la veille sur leurs brancards. Puis, chaussant leurs longues raquettes, sautant sur la neige comme une bande de moineaux francs, ils s’attelèrent à la civière redevenue traîneau et s’en allèrent, ravis de leur cadeau : la fourrure étant épaisse et de grande dimension, on en pourra couvrir Jeanne tout entière ; et là-dessous la vieille Sœur ne souffrira pas du froid.


ART ROË.

(D’après un anonyme russe.)