La Collection Thomy Thierry

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Le Figaro du 25 janvier 1903 (p. 3-20).


AU LOUVRE
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La collection Thomy Thierry


La collection Thomy Thierry a, dans son genre, fait presque autant de bruit que la collection Dutuit. L’inauguration qui a lieu demain est donc un événement d’une certaine importance, et il faut s’attendre qu’à partir de mardi la foule envahisse les salles de la colonnade, ou tout au moins vienne presque en aussi grand nombre que lorsque, dans ces salles, étaient exposés les petits bateaux du musée de la marine.

Il faut être juste. On ne nous a pas fait trop attendre. Les bruits les plus menaçants avaient couru sur la date de la révélation au public de ces célèbres richesses. Il paraissait à la fois monstrueux et vraisemblable que les salles ne dussent s’ouvrir qu’au moment où le ministère des colonies quitterait le Carrousel, – autant dire jamais. Nous n’avons attendu qu’un an, ce qui est peu en matière administrative.

Nous avions été également alarmés au sujet des traitements que les conservateurs avaient fait subir aux tableaux. Ces malheureux (c’est des tableaux que je parle) avaient été exposés au froid, au chaud, à l’humidité, ce qui est, de toutes les façons d’exposer un tableau, la plus fâcheuse, et ils auraient commencé à subir des dégradations notables. Rassurons encore le public sur ce point. Les tableaux de la collection Thomy Thierry sont en bon état. En si bon état même que beaucoup ont presque l’air de sortir directement de la rue Laffitte, preuve et garantie de leur excellente conservation.

Autre alarme assez chaude, c’est le cas de le dire. Les salles du deuxième étage ont la réputation, méritée, d’être torrides au cœur de l’été, et celle, discutée, d’être délétères pour la peinture. On y a vu d’importants tableaux fondre de chaleur, et d’autres se fendiller comme une peau trop rôtie. L’administration discute énergiquement cette opinion.

Elle objecte que les tableaux « qui avaient commencé à se craqueler dans ces galeries ont continué de le faire dans celles de l’étage inférieur, ombreuses et fraîches ». On pourrait répondre qu’en cette occasion, il n’y a que la première craquelure qui coûte, et que l’important était de ne pas commencer. Mais cette discussion semble n’avoir plus d’objet avec les savantes précautions prises, nous affirme-t-on, par M. Redon, qui, comme on sait, apporte de l’activité et du sérieux dans ses fonctions d’architecte du Louvre. Il y a une grande baie percée dans la paroi côté cour, et qui n’existait pas. Il y aura, en été, des ventilateurs assi actifs que l’architecte lui-même. Bref, tout danger de dommages paraît écarté, et c’est bien, car ce serait pitié que l’école française de 1830 fût enfin assez bien représentée au Louvre uniquement pour nous être servie cuite.

Espérons, pendant que nous faisons des vœux, qu’elle ne sera jamais brûlée, comme nous le prédisent, régulièrement et sinistrement, nos excellents confrères du Bulletin de l’art.

Il ne nous reste donc à parler que de la collection en elle-même.

Pour vous dire en toute franchise l’impression qu’on en peut ressentir tout d’abord, il faut quelque précaution, car cette impression est assez complexe. Si vous vous attendez à rencontrer un grand nombre d’œuvres capitales, vous serez déçus. Il n’y en a que trois ou quatre qui méritent ce nom de chef-d’œuvre dont on a si bien usé et abusé dans ces dernières années qu’il est devenu très difficile de ne pas tout admirer et plus difficile encore d’admirer quelque chose.

Si vous voulez voir un bon ensemble d’excellents spécimens de l’école dite de Fontainebleau, vous serez servis à souhait. Corot, Daubigny, Rousseau, Troyon, Dupré, Barye sont représentés par des notes fort diverses qui donnent une juste idée de la moyenne de cette école. Beaucoup de ces notes pourtant ne sont pas des plus « rares ». Le collectionneur était équilibré, modéré dans ses goûts. Il ne semble pas avoir eu l’amour de la chose tranchée, de l’œuvre décisive que l’on a généralement pour moins cher parce que tout le monde en a peur d’abord, quitte à ce que tout le monde s’exclame devant plus tard. M. Thomy Thierry a visiblement préféré le bon petit tableau, le tableau de tout repos. C’est pour cela que sa collection est excellente, extrêmement intéressante à étudier dans un sens, mais qu’elle ne prépare pas pour la postérité des ravissements pareils à celle, par exemple, de Lacaze. D’autre part, il n’est pas un de ces tableaux qui fasse tache dans l’ensemble comme l’on est si souvent déconcerté d’en rencontrer dans certaines collections des plus célèbres. À tout prendre, capable de charmer et d’instruire, sans enthousiasmer, la collection Thomy Thierry, par le nombre des œuvres et par leur bonne qualité, constitue un très riche cadeau.

Corot et Delacroix sont ici les triomphateurs. Il faut ajouter qu’un panneau considérable de Decamps causera une certaine surprise. Il y a comme cela des peintres pour lesquels un jour arrive. Cette fois, c’est le jour de Decamps ; il faut en prendre et en laisser.

Corot ! La Route d’Arras !… Mais c’est très curieux : si on a mis ce chef-d’œuvre (ah ! pour celui-là on peut bien employer le mot) en belle place sur la cimaise, ainsi que deux ou trois autres tableaux d’une certaine importance, il en est au moins cinq ou six, dont trois délicieux, que l’on a relégués, comme par un parti pris, au second rang. C’est fâcheux pour deux raisons : d’abord, parce qu’on ne met pas au second rang des Corots comme le Vallon, la Saulaie, la Porte d’Amiens ; et puis, parce qu’on ne peut pas savoir, à cette hauteur, peu considérable pour un grand tableau, mais trop grande pour de petits, si les autres sont authentiques… Mais parlons de cette Route d’Arras. Quelle merveille de délicatesse, de légèreté ! Quelle joie de respirer et de peindre finement, bravement, avec candeur ! La mare, l’arbre abattu, au premier plan ; la route avec son petit bonhomme à cheval ; les maisons, les arbres s’enlevant si légèrement sur le beau ciel limpide ! Cela est peint avec de l’air, tandis que tous les autres voisins, même les meilleurs, sont peints avec de la peinture. On n’a pas besoin de vous recommander encore de voir l’Étang, la Danse des bergers, l’Églogue, etc. Vous les découvrirez et les apprécierez sans peine.

Delacroix, autre grand dominateur dans cette réunion. Corot et Delacroix sont ici de grands artistes ; les autres sont des peintres. De Delacroix la Médée, diminutif de celle de Lille, est un morceau robuste, dramatique, un peu lourd. Mais le beau fracas romantique de l’épisode d’Ivanhoe ; l’Enlèvement de Rébecca ; la précieuse couleur et l’atmosphère de tempête de Roger délivrant Angélique ; le tragique accent de l’Hamlet et Horatio, avec ses porteurs funèbres ; les deux lions, dévorant l’un un lapin, l’autre un sanglier ; voilà de ces œuvres qui conservent et transmettent le frisson de cette haute et sensible nature de poète et de peintre.

Millet commençait à être très complètement représenté au Louvre. Avec la collection Thierry, il n’a plus grand-chose à nous apprendre ici. Les Botteleurs surtout sont une peinture pleine d’action et l’effet d’orage en est beau. Les diverses figures de Lessiveuse, de Vanneur, et autres bonnes petites études de labeurs et de gestes rustiques, ainsi que la petite scène de mœurs intitulée (on a de l’esprit dans l’administration) la Précaution maternelle, nous donnent, enfin, un Millet que le Louvre peut montrer sans déshonneur.

Il y a encore de très riches notes de Rousseau. C’est même un des maîtres les mieux représentés ici. Les chênes sont un magnifique exemple du paysage à contraste d’ombres et de lumière, tel qu’on le conçût alors et tel que Rousseau l’imposa malgré les efforts des vieux académiciens éplorés. C’est une riche et vaillante peinture, très dorée, très travaillée, mais gardant, malgré ce travail, un accent de nature des plus appréciables. Une plaine avec une rivière, sous le titre de Printemps, est aussi une toile de vive et riche couleur. Enfin, parmi divers autres petits tableaux, une Plaine aux pieds des Pyrénées est, comme on disait dans l’insupportable argot de la critique de naguère, d’un « ragoût excellent ».

Une note d’art véritable est encore donnée par deux Daubigny : le Moulin de Gylieu et surtout la Tamise à Erith, d’une intensité de tristesse presque égale à celle de la région même.

Ensuite, il nous faut descendre de quelques degrés. Ici la peinture est aussi bonne, parfois meilleure, si on y tient ; mais l’art devient moindre… Ces Decamps, en bataille rangée, sont à coup sûr des tableaux, des choses « cuisinées », – encore l’argot de la peinture comestible, – mais pour un agréable coup de soleil, pour une anecdote présentée avec bonhomie, il faut aussi supporter bien de la lourdeur et du terre-à-terre. Enfin, le Rémouleur, le Valet de chiens, les Mendiants sont de bonnes petites choses, des trésors de virtuosité bourgeoise, qui produisent d’autant plus d’effet que les maîtres hollandais en sont séparés, au musée, par vingt minutes de marche et divers escaliers.

Jules Dupré, sauf en un Soleil couchant, apparaît ici d’une opacité extrême ; c’est de la maçonnerie picturale indigeste, qui ne se sauve que par une certaine puissance de couleur. Et pour Troyon, malgré la perfection du métier, malgré un sens du paysage assez vaste, qui s’affirme surtout dans la grande vue des Hauteurs de Suresnes et dans la Barrière, les tableaux exposés ici sentent tout de même plus le haut commerce que l’art véritable. Œuvres d’une « valeur marchande » extraordinaire si l’on veut ; œuvres émouvantes, non.

L’émotion, si on veut la chercher, c’est plutôt, pour finir, dans le petit tableau sinistre de Barye : Lions près de leur antre, qu’on la trouvera !

Et cela tombe fort bien que notre promenade se termine sur ce nom. Les vitrines qui renferment la magnifique collection de ses bronzes sont peut-être la plus belle chose de toute la galerie, sa plus grande richesse. Voilà un superbe ensemble de ces figurines jadis tant méprisées, déclarées si révolutionnaires, et qui nous paraissent aujourd’hui tout simplement classiques. Épreuves précieuses, uniques même, patines admirables, la fête est complète.

La salle qui précède et celle qui suit la collection Thierry sont consacrées à d’autres œuvres du dix-neuvième siècle que l’on a remontées ou fait venir du Luxembourg ; elles sont là en bonne lumière et la présentation en est louable. Les principales « nouveautés » en sont toute une série de Meissoniers et un portrait vigoureux d’Alfred Dehodencq par lui-même. Il y en a, on voit, pour tous les goûts. C’est peut-être un peu hardi d’avoir remonté ici les Femmes d’Alger.

Enfin !… Pauvre école française ! Dans le premier musée de France on ne pourra jamais la voir d’ensemble. Le seizième siècle est là-bas, le dix-septième et le dix-huitième ailleurs, le dix-neuvième ici, par moitié. Et c’est une ironie qui nous plaît à signaler, pour finir, que le don de la collection Thierry ne l’ait enrichie que pour la mieux disperser encore.

Arsène Alexandre.