La Colline inspirée/XVIII

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Émile-Paul frères (p. 367-384).

CHAPITRE XVIII


UN HIVER DE DIX ANNÉES


Et maintenant quel silence, quelle indifférence autour de Léopold Baillard ! La guerre a rejeté tant de choses au fond des siècles ! L’histoire des Baillard fait désormais partie d’un monde aboli. On n’en voit plus au milieu des broussailles que l’espèce de tour ruinée qu’est la vieillesse de Léopold. Des légendes flottent dessus. Comme les Raymond Lulle et les Nostradamus, ce maudit a connu l’art de tirer l’or des poches obscures où il sommeille. Dans les veillées, on parle de ses grands voyages, comme des aventures que coururent toujours les chercheurs de trésors. Sa visite surtout, chez l’Empereur, à Vienne, éblouit. Nul ne voit les anges et les fantômes au milieu desquels il vit, mais beaucoup admettent qu’il sait de grands secrets. Les dernières rêveries du moyen âge le rejoignent. Et lui, toujours pareil à lui-même, il reprend son éternelle songerie et son dialogue avec Dieu, Des années encore, son rêve bizarre va jaillir de son âme, monotone et régulier comme le bourdonnement d’une coquille d’œuf sur le jet d’eau d’un vieux jardin. Rien de la vie, pas même les appels de la mort, ne peut plus le distraire. Et pourtant, à coups redoublés, la destinée l’assaille.

C’est d’abord Quirin, Quirin l’infidèle, qui rend l’âme, dans l’hospice réservé aux vieux prêtres, à Rozières-aux-Salines, après une abjuration complète de la doctrine vintrasienne. Depuis longtemps on ne recevait de lui à Saxon que de vagues et lointaines nouvelles. Léopold a-t-il gardé de son cadet plus d’images que nous n’en possédons nous-mêmes ? Jusqu’à ces derniers temps, dans les séminaires lorrains, on avait coutume de raconter aux jeunes diacres l’histoire d’un prêtre, magnifiquement doué d’éloquence et d’intelligence, qui avait écouté les suggestions du démon de l’orgueil. À quel degré de misère était-il tombé ! Un jour, dans les rues de Nancy, on l’avait rencontré, vêtu d’une longue blouse et le fouet à la main, conduisant un haquet de marchand de vins. C’était Quirin, passé à l’état d’image exemplaire pour épouvanter les jeunes séminaristes… Par ailleurs, on racontait l’avoir vu dans le petit village vosgien de Rugney, campé dans une roulotte, sur la place, entre la fontaine et l’église, avec une femme et des enfants. Était-ce sœur Quirin ? On ne sait. Elle portait un bonnet noir : elle entrait peu ou pas à l’église. Mais Quirin, lui, ne manquait pas un office. Couvert d’une longue pèlerine noire, et coiffé d’un vaste chapeau de même couleur, il se plaçait près du confessionnal et suivait les prières sur son livre avec un grand recueillement. Sa roulotte était un théâtre de marionnettes. C’était lui qui tirait les fils et faisait parler les pantins, en contrefaisant sa voix.

Après Quirin, c’est Euphrasie qui meurt. On était si bien accoutumé à la voir humble devant tous, dévouée à Léopold et soumise aux oblats, que personne ne prenait la peine d’apprécier cette vieille femme, Léopold et Marie-Anne Sellier pas plus que les autres gens du village. Elle s’éteint. C’est un miserere qui se tait, une imploration que la mort accueille, une forme chétive qui s’en va humblement sous la terre.

Quirin, Euphrasie disparaissent ; les larmes ne montent pas aux yeux du vieillard insensible ; elles pourraient l’empêcher de voir clair dans le ciel et de saisir le moment où apparaîtra la comète. Mais Vintras qui meurt ! Tout son être s’émeut. Quel vide immense dans l’univers ! C’est l’orchestre du monde soudain qui se tait.

L’annonciateur de la nouvelle loi n’est plus. Que la création entière prenne le deuil ! Il était entré dans la vie des Baillard comme un coup de vent dans la pauvre cabane, comme le messager de Dieu. Et ce grand favori du ciel, aux heures où l’Esprit le laissait en repos, se montrait le plus simple des artisans et le plus tendre des amis. Sa maison respirait les vertus de l’atelier de Nazareth… Vintras est mort. Léopold pleure ; il a perdu son bon maître, son consolateur, celui qu’il tenait par la main pour le dur voyage de la vie.

Avec quelle ardeur, faite de tendresse humaine et de sentiment de l’infini, au milieu de la toute petite église assemblée, le Pontife d’Adoration célèbre une messe solennelle pour celui qui mena son peuple à deux pas de la Terre de Chanaan sans pouvoir y pénétrer lui-même. D’une voix toujours forte, il entonne le cantique de la Miséricorde et, aussitôt après, un triomphant alleluia. Il affermit sur sa tête la mitre qu’y a déposée Vintras. Le prophète disparu, les promesses divines subsistent. Pas un instant. Léopold ne doute de relever un jour les murs de Sion. Dans son naufrage, quasi seul sur l’océan, le vieillard ne se détourne pas une minute de sa ligne. Il continue de nager vers la rive promise en tenant au-dessus des flots son poème d’espérance[1].

Tous les soirs, durant des années Marie-Anne couchée, le vieil homme reste seul debout jusqu’à minuit, non pour rêver devant les cendres éteintes, mais pour attendre les âmes de ses morts. Saxon repose, tous les villages dorment ; le vent tournoie avec un bruit lugubre autour de la maison maudite ; les voix de Vintras, de François, d’Euphrasie, de Thérèse passent dans ces grands espaces désolés, dans ces bourrasques lorraines, leur donnent une âme et transforment des forces physiques en un immense sentiment de douleur. Léopold appelle devant l’âtre de sa cuisine ses trépassés. Il les accueille, converse avec eux, et s’il les a vainement attendus, avant de se coucher, il prend soin de ranimer le feu et de disposer des chaises devant, car ils viendront tout transis finir la veillée chez lui.

Ces interminables divagations mortuaires où le vieux pontife s’égarait, plus fréquentes à mesure qu’il cédait à l’assoupissement du grand âge, qui pourrait nous en donner la clef ? Il y laisse abîmer sa raison. Il ne fournit plus rien au monde et n’accueille plus rien du monde, sinon le souffle des tempêtes dans sa cime. Par son seul tronc il fait encore l’effet le plus imposant, mais il a passé la saison des feuilles. Les tempêtes l’ont ébranché ; nul oiseau, même d’hiver, ne vient se reposer sur lui, et la seule touffe verdoyante qu’il tende vers le ciel, c’est, comme un bouquet de gui parasitaire, la pensée vintrasienne. Dans cette intelligence entourée de brumes, quelques souvenirs, toujours les mêmes, passent à de longs intervalles, rappelant ces vols de buses qui, sous un ciel neigeux, s’élèvent des taillis de la côte, y reviennent, en repartent, obéissent à quelque rythme indiscernable. Un vent froid et sonore commence à souffler continûment sur la colline ; le soleil ne l’éclaire plus que bien rarement d’une franche lumière. Dans ce vieux cœur, la vie prend les couleurs désolées d’un février lorrain, tout de vent, de dégel et de pluie ; l’horizon se rapproche, le silence se fait, les formes s’enveloppent de brouillard. C’est l’hiver plus en rapport avec sa défaite, avec la monotonie de son âme, avec le repliement de son génie monocorde. Léopold semble aux yeux de tous un vieillard plus aride et plus pierreux que le sommet de Sion, mais sur cette lande, les esprits dansaient. C’est l’âge et c’est l’heure où Victor Hugo produit le Pape, l’Âne, la Pitié suprême. Personne ne tient plus les orgues, mais elles continuent de vibrer et d’emplir les voûtes.

Un soir glacial de l’année 1883, au milieu d’une tempête de neige, un jeune paysan qui se rendait à cheval de Vézelise à Étreval, entendit dans un champ des appels désespérés. Il se dirigea vers l’endroit d’où partaient les cris et trouva un vieil homme, affolé de terreur et de froid, qui battait les champs au hasard. C’était Léopold Baillard.

L’hiver, cette année-là, était particulièrement rude. Depuis trois semaines, la neige et le froid tenant Léopold bloqué dans sa pauvre masure, il passait ses journées avec Marie-Anne, tous deux serrés dans l’âtre de la cuisine, et de fois à autre, désireux de regarder au dehors, ils approchaient un fer chaud de la vitre pour fondre la glace qui se reformait aussitôt. Cependant l’argent manquait à la maison, et ce matin-là, bravement, Léopold avait dit se mettre en route pour aller recouvrer une créance à Vézelise. Son affaire s’y régla plus vivement qu’il n’avait osé l’espérer ; trois heures achevaient de sonner ; la soirée dans la petite ville s’annonçait pénible et coûteuse. Quoique la nuit en cette saison vienne avec rapidité, il calcula qu’il avait le temps de regagner Saxon, et sans plus tarder il prit les sentiers à travers champs. À cette heure où le crépuscule commençait de tomber la plaine offrait un spectacle plein de tristesse. La neige poussée par le vent s’était amassée aux points où quelque obstacle l’arrêtait, contre une clôture de haie, contre un revers de talus et donnait au pays un aspect inconnu. Sous ce linceul argenté, les objets perdaient leur apparence réelle. La nuit descendait rapidement. Bientôt il n’y eut plus de clarté que celle qui sortait du sol éblouissant de blancheur. Une brume glaciale qui s’abattit sur le plateau acheva de brouiller et de confondre toutes choses. Le vieillard perdu en plein champ, exténué, transi de froid, aveuglé par la neige, n’entendait ni un pas, ni un aboiement, ni une sonnerie de cloche. Il n’apercevait aucune lueur. Tout ce qui faisait depuis des semaines, l’objet de ses entretiens avec Marie-Anne lui revint à l’esprit : les loups, poussés par la faim, venant rôder jusque dans les villages ; plusieurs facteurs tombés de froid dans le fossé des routes ; le vin gelé dans les tonneaux, les pommes de terre dans les caves et les porcs dans les réduits. Aucun doute, cette fois, c’était la Véritable Année Noire qui commençait. La terreur envahit le cœur de cet homme vieux, fatigué et qui avait toujours été d’un naturel craintif. Il se mit à crier désespérément, et ses longs cris qui lui revenaient dans le silence nocturne eurent pour effet de redoubler son épouvante. Léopold tournoyait sur lui-même, – assez pareil à quelque oiseau égaré et perdu, unique survivant d’une espèce envolée, d’une troupe disparue derrière les nuages d’un soir d’hiver. À la fin, épuisé, à bout de force, il se laissa tomber… C’est alors que le paysan le trouva, attiré par ses gémissements. Ce bon Samaritain, qui était un jeune et vigoureux garçon, prit le pauvre pontife dans ses bras, le hissa sur son cheval et l’emmena en croupe dans la direction d’Étreval où il habitait. Mais chemin faisant, quand il eut reconnu dans ce passant égaré le fameux M. Léopold Baillard, il fut pris d’un vague malaise, comme s’il portait le diable en croupe, et ma foi ! la force avec laquelle le vieillard avait noué ses bras décharnés autour de son cavalier donnait quelque vraisemblance à ce soupçon. Il ne se soucia pas d’introduire chez lui ce bizarre compagnon, et avec une courtoisie prudente, il lui demanda s’il ne lui serait pas agréable de passer la nuit au château d’Etreval, chez les enfants de Monsieur Haye.

Étreval !… Monsieur Haye !… Souvenirs lointains, mots magiques ! Ils ranimèrent Léopold et lui donnèrent de l’imagination.

Il y avait longtemps qu’elle n’avait pas vu une arrivée aussi romanesque, la charmante ruine Renaissance, aux fenêtres sculptées de feuillages et de fruits, qui couronne la hauteur d’Étreval. Elle put frémir joyeusement, à l’apparition de ce cheval efflanqué et de ce jeune paysan qui lui amenaient en croupe le plus vieux et le plus étrange rêveur de cette terre. Jamais Walter Scott, le chantre des races opprimées, n’imagina un rendez-vous nocturne plus romantique que celui de ces vieilles pierres déchues et de ce représentant des antiques chimères. L’arrivée des deux cavaliers et le pas du cheval sonnant sur la terre durcie par le gel, dans le silence de cette heure tardive, révolutionnèrent les trois cours du château. Des portes s’ouvrirent en dépit du froid, et Léopold se trouva tout à coup au milieu d’un cercle de lumière.

— Prenez-le, vous autres, dit le jeune paysan qui l’amenait ; il est à moitié mort de froid.

Des bras se tendent vers Léopold, qui se laisse glisser du cheval. On le porte dans la cuisine, auprès d’un grand feu. Il remercie, et toujours sous l’empire de ses grandes imaginations, il se persuade que tous ces gens l’entourent avec épouvante, qu’ils lui demandent de les protéger, dans l’effroyable tourmente de neige et de froid où, ce soir, le monde va périr. Avec un esprit magnanime, il les rassure tous :

— Ne craignez rien, dit-il, je viens marquer la porte de vos demeures, afin que la colère de Dieu ne s’exerce pas sur vous.

Étonnés d’une si bizarre espèce de folie, chacun se pressait et échangeait les diverses interjections par lesquelles se témoigne la stupeur lorraine.

Mais Léopold peu à peu reconnaissait Mme  Haye, la petite-fille de son vieil ami, et près d’elle, dans ce cercle qui l’entourait, retrouvait, hommes faits et pères de famille, ceux qu’à cette même place, vingt-cinq années auparavant, il avait vus enfants. On les lui nommait, il s’attendrissait.

— Bonne dame, disait-il, voilà bien longtemps que je n’ai franchi le seuil de votre maison, mais je suis passé souvent près de votre cimetière, et je n’ai jamais manqué d’y entrer pour bénir les tombes des vôtres, la tombe de mon vieil ami, celle de la bonne maman, et vous savez, quand j’étends les mains, je délivre les pauvres âmes.

Cependant, la maîtresse de maison avait préparé une grande soupière de vin chaud. Elle en présenta un verre à Léopold. Il n’en but qu’un doigt, mais c’en fut assez pour le ranimer et pour le lancer plus avant. Maintenant, il ne lui suffisait plus d’avoir écarté de cette maison la colère du ciel, il voulait y apporter un bonheur miraculeux. Avisant un petit garçon qui se tenait dans un coin sombre avec un bandeau autour des joues, Léopold le prit dans ses bras et le regarda avec bienveillance.

— Mon fils, lui dit-il, tu ressembles au bon Monsieur Haye.

— C’est son arrière-petit-fils, lui dit-on, le petit fils de sa fille. Voilà deux jours qu’il a le mal d’oreilles.

Le vieillard s’attarda devant cette ravissante figure d’enfant, où revivaient, avec quelque chose de céleste, les traits du plus sûr de ses amis. Éprouva-t-il à cette heure le trouble d’une vieille âme qui ne se survivra dans aucune postérité ? Peut-être. Mais ce sentiment paternel, s’il exista dans son cœur, il l’exprima à sa manière bizarre et par un acte de pontife.

— Le Christ, dit-il, a donné à ses apôtres le pouvoir de guérir les malades, puisqu’il a dit : Super œgros manus imponent et bene habebunt. Attention, petit ! je vais te guérir.

À ces mots, l’enfant prit peur et se réfugia vivement dans les jupes de sa mère. Mais celle-ci lui dit tout bas à l’oreille d’écouter monsieur Baillard qui n’était pas méchant. L’enfant revint alors auprès de Léopold qui lui demanda pourquoi il s’était sauvé et ce que sa mère lui avait dit. Il le répéta naïvement. Le vieillard fut attendri de plaisir. Il embrassa l’enfant, lui imposa les mains, prononça la formule : Super œgros manus imponent et bene habebunt, et ajouta avec autorité en lui enlevant son bandeau :

— Maintenant, tu ne souffres plus.

Et l’enfant, au milieu de l’assistance émerveillée, convint avec une joie mêlée d’épouvante que sa douleur était partie.

Scène d’un caractère éternel, pareille à mille autres qu’elle ranime au fond de l’âme paysanne. Les gens rassemblés, ce soir, à Étreval, sont aussi prêts à gouailler qu’à croire cette chose extraordinaire qui vient de se passer sous leurs yeux. Quant à Léopold, refermant ses lourdes paupières pour cacher l’éclair orgueilleux de ses yeux, il ne voit pas, n’entend pas les mouvements divers qu’il suscite ; plus enivré par sa réussite que par le doigt de vin qu’il a bu, il jouit de sa toute-puissance. « Bonne mère, dit-il en son cœur ! et tournant son regard vers l’âtre où les trépassés se chauffent, invisibles et voyant tout, bonne mère, avait-il raison, le jeune prêtre trop méchant qui m’a chassé de votre maison ? » Ainsi pense-t-il et, sans un mot de récrimination, il distribue à tous des croix de grâce, que chacun accepte parfaitement, car dans le doute qu’est-ce qu’on risque ? Puis il leur dit qu’ils peuvent se retirer et s’aller coucher tranquilles.

Quant à lui, il refuse le lit qu’on lui offre, en disant qu’il ne veut pas dormir, mais veiller sur le sommeil de tous, étant donné les grandes chances qu’il y a pour que cette nuit ce soit la fin du monde.

Après avoir un peu insisté, ils le laissèrent auprès du grand feu, puisque c’était sa volonté, et chacun s’en alla chez soi sans attacher autrement d’importance aux prophéties de cet étrange visiteur.

Bientôt, tout Étreval dormait, enchanté d’une si curieuse soirée. Seul, l’enfant miraculé ne pouvait fermer les yeux. Ce n’était pas que son mal d’oreilles eût repris, mais son petit lit touchait à la cuisine, et à travers la cloison il entendait le vieillard qui marmonnait des choses inintelligibles, entrecoupées de profonds soupirs. La curiosité, à la fin, l’emportant sur la terreur, il se leva, et à travers une fente de la porte regarda.

Léopold se tenait debout, tourné vers la partie la plus obscure de la pièce, et s’adressant alternativement à des personnages invisibles, il disait :

— Je vous attendais, Vintras… Te voici, François… Où repose Thérèse ? Est-elle à l’abri du froid, du vent, de la tempête ? Où t’a menée la vie, Thérèse ?

Ces ténèbres et ces soupirs, ces flammes de l’âtre et ces adjurations remplissent l’enfant du sentiment qui nous saisirait devant une assemblée infernale au fond des bois. Aucune pensée dans son esprit, aucune réflexion, rien qu’une attente anxieuse : il attend comme semble attendre le feu dansant de l’âtre. Impossible d’être plus en accord avec l’ombre qui bouge et avec le vent qui gémit, que ne l’est ce cœur palpitant dans cette poitrine de petit garçon épouvanté.

— Où t’a menée la vie, Thérèse ? poursuivait Léopold, Es-tu plus noble ou dégradée ? Dans l’ombre où tu m’échappes, ton regard cherche-t-il nos souvenirs ? Ton visage brillant, terni par l’âge, est-il tourné vers la colline de ta jeunesse et de ta sainteté ? Ô Thérèse, messagère de mon esprit, pareille à moi, mais plus légère, tu volais plus audacieusement. Ô ma prophétesse, souviens-toi des prairies où je t’ai menée et qu’avec la force d’un petit faucon soudain tu quittais et tu dominais, les ailes battantes et le gosier sonore…

L’accent de la voix communiquait à ces mots un irrésistible pouvoir. L’enfant n’entendait rien de ce que disait, de ce que chantait ce vieux nécromancien. Mais c’était une musique dont il possédait un pressentiment, c’était une réponse obscure aux pensées qui se forment dans un petit garçon, au milieu des ténèbres et de la solitude. Le vieillard fou emportait l’enfant aux pays mortels du songe et du délire : il lui révélait soudain l’attrait de ces régions délaissées qui subsistent toujours au fond de nos cœurs et de ces rêves brouillés auxquels personne aujourd’hui, dans notre monde intellectuel, ne donne plus de sens ni de voix : il lui parlait la langue secrète, la langue natale de ceux qui sont prédestinés pour entretenir dans leur âme le feu des curiosités maudites. En dix minutes, cette cuisine de campagne venait d’être transformée en une chapelle de visionnaire. L’enfant avait la certitude de voir un sorcier — en savait-il le nom ? — un roi Mage, bref, l’être mystérieux qu’un cœur de paysan ne sera jamais étonné de voir surgir à la corne d’un bois ou dans un chemin creux. Il vivait là une de ces minutes qui ne laissent pas pareil à lui-même l’être qui les a vécues. Il en sort ébranlé pour toujours, détaché de la vie réelle, façonné pour les plus dangereuses rêveries. Ô sagesse de l’Église, qui rejette les Léopold et veut les écraser !

Tout à coup, et comme s’il allait arriver quelque chose d’extraordinaire, la flamme cessa de danser dans la cheminée, l’ombre s’arrêta de bouger et le vent de gémir : le vieillard se tut. Il se fit un profond silence et l’enfant lui-même retint sa respiration. Léopold s’avançait du côté de la fenêtre, de telle façon que le petit garçon ne pouvait plus le voir. Et brusquement un choc d’une violence inouïe bouleversa la pièce. Tout le vent qui soufflait autour de la maison, sur cette côte élevée, s’engouffra dans la cuisine avec un bruit sauvage. Il éteignit la lumière, sans parvenir à couvrir la voix de Léopold qui appelait les morts :

— Entre, Vintras ! Oh ! viens une fois encore.

Et l’enfant, persuadé qu’une troupe de démons échappés de l’enfer envahissait la cuisine, poussa un cri qui réveilla toute la maison, et tomba dans des convulsions, en même temps que le vieillard de plus en plus, divaguait :

— Vintras ! Voici ton heure ! Du sein de ta gloire, songe à Thérèse ! Elle s’est confondue parmi les pécheurs. Que nos anges la sauvent, qu’ils l’épargnent et qu’ils la transportent avec nous au-dessus des flots qui vont recouvrir la terre !


  1. Vintras mourut à Lyon, la ville religieuse, la ville humide où champignonnent autour de la foi nationale toutes les variétés de la flore mystique. À son lit de mort, semble-t-il, il élut pour son successeur le fameux abbé Boullan. Il lui chuchota les secrets que lui-même avait reçus de Martin de Gallardon et probablement aussi quelques noires pensées de derrière la tête, que le vieillard de Sion, tout limité au drame de sa colline, ne soupçonna jamais.