La Colonie
Nouvelle édition contenant une pièce non encore recueillie
Acteurs
[modifier]ARTHÉNICE, femme noble. MADAME SORBIN, femme d’artisan. MONSIEUR SORBIN, mari de Madame Sorbin. TIMAGÈNE, homme noble. LINA, fille de Madame Sorbin. PERSINET, jeune homme du peuple, amant de Lina. HERMOCRATE, autre noble. Troupe de femmes, tant nobles que du peuple.
La scène est dans une île où sont abordés tous les acteurs.
Scène première
[modifier]ARTHÉNICE, MADAME SORBIN
ARTHÉNICE
Ah çà ! Madame Sorbin, ou plutôt ma compagne, car vous l’êtes, puisque les femmes de votre état viennent de vous revêtir du même pouvoir dont les femmes nobles m’ont revêtue moi-même, donnons-nous la main, unissons-nous et n’ayons qu’un même esprit toutes les deux.
MADAME SORBIN, lui donnant la main.
Conclusion, il n’y a plus qu’une femme et qu’une pensée ici.
ARTHÉNICE
Nous voici chargées du plus grand intérêt que notre sexe ait jamais eu, et cela dans la conjoncture du monde la plus favorable pour discuter notre droit vis-à-vis les hommes.
MADAME SORBIN
Oh ! pour cette fois-ci, Messieurs, nous compterons ensemble.
ARTHÉNICE
Depuis qu’il a fallu nous sauver avec eux dans cette île où nous sommes fixées, le gouvernement de notre patrie a cessé.
MADAME SORBIN
Oui, il en faut un tout neuf ici, et l’heure est venue ; nous voici en place d’avoir justice, et de sortir de l’humilité ridicule qu’on nous a imposée depuis le commencement du monde : plutôt mourir que d’endurer plus longtemps nos affronts.
ARTHÉNICE
Fort bien, vous sentez-vous en effet un courage qui réponde à la dignité de votre emploi ?
MADAME SORBIN
Tenez, je me soucie aujourd’hui de la vie comme d’un fétu ; en un mot comme en cent, je me sacrifie, je l’entreprends. Madame Sorbin veut vivre dans l’histoire et non pas dans le monde.
ARTHÉNICE
Je vous garantis un nom immortel.
MADAME SORBIN
Nous, dans vingt mille ans, nous serons encore la nouvelle du jour.
ARTHÉNICE
Et quand même nous ne réussirions pas, nos petites-filles réussiront.
MADAME SORBIN
Je vous dis que les hommes n’en reviendront jamais. Au surplus, vous qui m’exhortez, il y a ici un certain Monsieur Timagène qui court après votre cœur ; court-il encore ? Ne l’a-t-il pas pris ? Ce serait là un furieux sujet de faiblesse humaine, prenez-y garde.
ARTHÉNICE
Qu’est-ce que c’est que Timagène, Madame Sorbin ? Je ne le connais plus depuis notre projet ; tenez ferme et ne songez qu’à m’imiter.
MADAME SORBIN
Qui ? moi ! Et où est l’embarras ? Je n’ai qu’un mari, qu’est-ce que cela coûte à laisser ? ce n’est pas là une affaire de cœur.
ARTHÉNICE
Oh ! j’en conviens.
MADAME SORBIN
Ah çà ! vous savez bien que les hommes vont dans un moment s’assembler sous des tentes, afin d’y choisir entre eux deux hommes qui nous feront des lois ; on a battu le tambour pour convoquer l’assemblée.
ARTHÉNICE
Eh bien ?
MADAME SORBIN
Eh bien ? il n’y a qu’à faire battre le tambour aussi pour enjoindre à nos femmes d’avoir à mépriser les règlements de ces messieurs, et dresser tout de suite une belle et bonne ordonnance de séparation d’avec les hommes, qui ne se doutent encore de rien.
ARTHÉNICE
C’était mon idée, sinon qu’au lieu du tambour, je voulais faire afficher notre ordonnance à son de trompe.
MADAME SORBIN
Oui-da, la trompe est excellente et fort convenable.
ARTHÉNICE
Voici Timagène et votre mari qui passent sans nous voir.
MADAME SORBIN
C’est qu’apparemment ils vont se rendre au Conseil. Souhaitez-vous que nous les appelions ?
ARTHÉNICE
Soit, nous les interrogerons sur ce qui se passe. (Elle appelle Timagène.)
MADAME SORBIN appelle aussi.
Holà ! notre homme.
Scène II
[modifier]Les acteurs précédents, MONSIEUR SORBIN, TIMAGÈNE
TIMAGÈNE
Ah ! pardon, belle Arthénice, je ne vous croyais pas si près.
MONSIEUR SORBIN
Qu’est-ce que c’est que tu veux, ma femme ? nous avons hâte.
MADAME SORBIN
Eh ! là, là, tout bellement, je veux vous voir, Monsieur Sorbin, bonjour ; n’avez-vous rien à me communiquer, par hasard ou autrement ?
MONSIEUR SORBIN
Non, que veux-tu que je te communique, si ce n’est le temps qu’il fait, ou l’heure qu’il est ?
ARTHÉNICE
Et vous, Timagène, que m’apprendrez-vous ? Parle-t-on des femmes parmi vous ?
TIMAGÈNE
Non, Madame, je ne sais rien qui les concerne ; on n’en dit pas un mot.
ARTHÉNICE
Pas un mot, c’est fort bien fait.
MADAME SORBIN
Patience, l’affiche vous réveillera.
MONSIEUR SORBIN
Que veux-tu dire avec ton affiche ?
MADAME SORBIN
Oh ! rien, c’est que je me parle.
ARTHÉNICE
Eh ! dites-moi, Timagène, où allez-vous tous deux d’un air si pensif ?
TIMAGÈNE
Au Conseil, où l’on nous appelle, et où la noblesse et tous les notables d’une part, et le peuple de l’autre, nous menacent, cet honnête homme et moi, de nous nommer pour travailler aux lois, et j’avoue que mon incapacité me fait déjà trembler.
MADAME SORBIN
Quoi, mon mari, vous allez faire des lois ?
MONSIEUR SORBIN
Hélas, c’est ce qui se publie, et ce qui me donne un grand souci.
MADAME SORBIN
Pourquoi, Monsieur Sorbin ? Quoique vous soyez massif et d’un naturel un peu lourd, je vous ai toujours connu un très bon gros jugement qui viendra fort bien dans cette affaire-ci ; et puis je me persuade que ces messieurs auront le bon esprit de demander des femmes pour les assister, comme de raison.
MONSIEUR SORBIN
Ah ! tais-toi avec tes femmes, il est bien question de rire !
MADAME SORBIN
Mais vraiment, je ne ris pas.
MONSIEUR SORBIN
Tu deviens donc folle ?
MADAME SORBIN
Pardi, Monsieur Sorbin, vous êtes un petit élu du peuple bien impoli ; mais par bonheur, cela se passera avec une ordonnance, je dresserai des lois aussi, moi.
MONSIEUR SORBIN, il rit.
Toi ! hé ! hé ! hé ! hé !
TIMAGÈNE, riant.
Hé ! hé ! hé ! hé !…
ARTHÉNICE
Qu’y a-t-il donc là de si plaisant ? Elle a raison, elle en fera, j’en ferai moi-même.
TIMAGÈNE
Vous, Madame ?
MONSIEUR SORBIN, riant.
Des lois !
ARTHÉNICE
Assurément.
MONSIEUR SORBIN, riant.
Ah bien, tant mieux, faites, amusez-vous, jouez une farce ; mais gardez-nous votre drôlerie pour une autre fois, cela est trop bouffon pour le temps qui court.
TIMAGÈNE
Pourquoi ? La gaieté est toujours de saison.
ARTHÉNICE
La gaieté, Timagène ?
MADAME SORBIN
Notre drôlerie, Monsieur Sorbin ? Courage, on vous en donnera de la drôlerie.
MONSIEUR SORBIN
Laissons-là ces rieuses, Seigneur Timagène, et allons-nous-en. Adieu, femme, grand merci de ton assistance.
ARTHÉNICE
Attendez, j’aurais une ou deux réflexions à communiquer à Monsieur l’Élu de la noblesse.
TIMAGÈNE
Parlez, Madame.
ARTHÉNICE
Un peu d’attention ; nous avons été obligés, grands et petits, nobles, bourgeois et gens du peuple, de quitter notre patrie pour éviter la mort ou pour fuir l’esclavage de l’ennemi qui nous a vaincus.
MONSIEUR SORBIN
Cela m’a l’air d’une harangue, remettons-la à tantôt, le loisir nous manque.
MADAME SORBIN
Paix, malhonnête.
TIMAGÈNE
Écoutons.
ARTHÉNICE
Nos vaisseaux nous ont portés dans ce pays sauvage, et le pays est bon.
MONSIEUR SORBIN
Nos femmes y babillent trop.
MADAME SORBIN, en colère.
Encore !
ARTHÉNICE
Le dessein est formé d’y rester, et comme nous y sommes tous arrivés pêle-mêle, que la fortune y est égale entre tous, que personne n’a droit d’y commander, et que tout y est en confusion, il faut des maîtres, il en faut un ou plusieurs, il faut des lois.
TIMAGÈNE
Hé, c’est à quoi nous allons pourvoir, Madame.
MONSIEUR SORBIN
Il va y avoir de tout cela en diligence, on nous attend pour cet effet.
ARTHÉNICE
Qui, nous ? Qui entendez-vous par nous ?
MONSIEUR SORBIN
Eh pardi, nous entendons, nous, ce ne peut pas être d’autres.
ARTHÉNICE
Doucement, ces lois, qui est-ce qui va les faire, de qui viendront-elles ?
MONSIEUR SORBIN, en dérision.
De nous.
MADAME SORBIN
Des hommes !
MONSIEUR SORBIN
Apparemment.
ARTHÉNICE
Ces maîtres, ou bien ce maître, de qui le tiendra-t-on ?
MADAME SORBIN, en dérision.
Des hommes.
MONSIEUR SORBIN
Eh ! apparemment.
ARTHÉNICE
Qui sera-t-il ?
MADAME SORBIN
Un homme.
MONSIEUR SORBIN
Eh ! qui donc ?
ARTHÉNICE
Et toujours des hommes et jamais de femmes, qu’en pensez-vous, Timagène ? car le gros jugement de votre adjoint ne va pas jusqu’à savoir ce que je veux dire.
TIMAGÈNE
J’avoue, Madame, que je n’entends pas bien la difficulté non plus.
ARTHÉNICE
Vous ne l’entendez pas ? Il suffit, laissez-nous.
MONSIEUR SORBIN, à sa femme.
Dis-nous donc ce que c’est.
MADAME SORBIN
Tu me le demandes, va-t’en.
TIMAGÈNE
Mais, Madame…
ARTHÉNICE
Mais, Monsieur, vous me déplaisez là.
MONSIEUR SORBIN, à sa femme.
Que veut-elle dire ?
MADAME SORBIN
Mais va porter ta face d’homme ailleurs.
MONSIEUR SORBIN
À qui en ont-elles ?
MADAME SORBIN
Toujours des hommes, et jamais de femmes, et ça ne nous entend pas.
MONSIEUR SORBIN
Eh bien, après ?
MADAME SORBIN
Hum ! Le butor, voilà ce qui est après.
TIMAGÈNE
Vous m’affligez, Madame, si vous me laissez partir sans m’instruire de ce qui vous indispose contre moi.
ARTHÉNICE
Partez, Monsieur, vous le saurez au retour de votre Conseil.
MADAME SORBIN
Le tambour vous dira le reste, ou bien le placard au son de la trompe.
MONSIEUR SORBIN
Fifre, trompe ou trompette, il ne m’importe guère ; allons, Monsieur Timagène.
TIMAGÈNE
Dans l’inquiétude où je suis, je reviendrai, Madame, le plus tôt qu’il me sera possible.
Scène III
[modifier]MADAME SORBIN, ARTHÉNICE
ARTHÉNICE
C’est nous faire un nouvel outrage que de ne nous entendre pas.
MADAME SORBIN
C’est l’ancienne coutume d’être impertinent de père en fils, qui leur bouche l’esprit.
Scène IV
[modifier]MADAME SORBIN, ARTHÉNICE, LINA, PERSINET
PERSINET
Je viens à vous, vénérable et future belle-mère ; vous m’avez promis la charmante Lina ; et je suis bien impatient d’être son époux ; je l’aime tant, que je ne saurais plus supporter l’amour sans le mariage.
ARTHÉNICE, à Madame Sorbin.
Écartez ce jeune homme, Madame Sorbin ; les circonstances présentes nous obligent de rompre avec toute son espèce.
MADAME SORBIN
Vous avez raison, c’est une fréquentation qui ne convient plus.
PERSINET
J’attends réponse.
MADAME SORBIN
Que faites-vous là, Persinet ?
PERSINET
Hélas ! je vous intercède, et j’accompagne ma nonpareille Lina.
MADAME SORBIN
Retournez-vous-en.
LINA
Qu’il s’en retourne ! eh ! d’où vient, ma mère ?
MADAME SORBIN
Je veux qu’il s’en aille, il le faut, le cas le requiert, il s’agit d’affaire d’État.
LINA
Il n’a qu’à nous suivre de loin.
PERSINET
Oui, je serai content de me tenir humblement derrière.
MADAME SORBIN
Non, point de façon de se tenir, je n’en accorde point ; écartez-vous, ne nous approchez pas jusqu’à la paix.
LINA
Adieu, Persinet, jusqu’au revoir ; n’obstinons point ma mère.
PERSINET
Mais qui est-ce qui a rompu la paix ? Maudite guerre, en attendant que tu finisses, je vais m’affliger tout à mon aise, en mon petit particulier.
Scène V
[modifier]ARTHÉNICE, MADAME SORBIN, LINA
LINA
Pourquoi donc le maltraitez-vous, ma mère ? Est-ce que vous ne voulez plus qu’il m’aime, ou qu’il m’épouse ?
MADAME SORBIN
Non, ma fille, nous sommes dans une occurrence où l’amour n’est plus qu’un sot.
LINA
Hélas ! quel dommage !
ARTHÉNICE
Et le mariage, tel qu’il a été jusqu’ici, n’est plus aussi qu’une pure servitude que nous abolissons, ma belle enfant ; car il faut bien la mettre un peu au fait pour la consoler.
LINA
Abolir le mariage ! Et que mettra-t-on à la place ?
MADAME SORBIN
Rien.
LINA
Cela est bien court.
ARTHÉNICE
Vous savez, Lina, que les femmes jusqu’ici ont toujours été soumises à leurs maris.
LINA
Oui, Madame, c’est une coutume qui n’empêche pas l’amour.
MADAME SORBIN
Je te défends l’amour.
LINA
Quand il y est, comment l’ôter ? Je ne l’ai pas pris ; c’est lui qui m’a prise, et puis je ne refuse pas la soumission.
MADAME SORBIN
Comment soumise, petite âme de servante, jour de Dieu ! soumise, cela peut-il sortir de la bouche d’une femme ? Que je ne vous entende plus proférer cette horreur-là, apprenez que nous nous révoltons.
ARTHÉNICE
Ne vous emportez point, elle n’a pas été de nos délibérations, à cause de son âge, mais je vous réponds d’elle, dès qu’elle sera instruite. Je vous assure qu’elle sera charmée d’avoir autant d’autorité que son mari dans son petit ménage, et quand il dira : je veux, de pouvoir répliquer : moi, je ne veux pas.
LINA, pleurant.
Je n’en aurai pas la peine ; Persinet et moi, nous voudrons toujours la même chose ; nous en sommes convenus entre nous.
MADAME SORBIN
Prends-y garde avec ton Persinet ; si tu n’as pas des sentiments plus relevés, je te retranche du noble corps des femmes ; reste avec ma camarade et moi pour apprendre à considérer ton importance ; et surtout qu’on supprime ces larmes qui font confusion à ta mère, et qui rabaissent notre mérite.
ARTHÉNICE
Je vois quelques-unes de nos amies qui viennent et qui paraissent avoir à nous parler, sachons ce qu’elles nous veulent.
Scène VI
[modifier]ARTHÉNICE, MADAME SORBIN, LINA, QUATRE FEMMES, dont deux tiennent chacune un bracelet de ruban rayé.
UNE DES DÉPUTÉES
Vénérables compagnes, le sexe qui vous a nommées ses chefs, et qui vous a choisies pour le défendre, vient de juger à propos, dans une nouvelle délibération, de vous conférer des marques de votre dignité, et nous vous les apportons de sa part. Nous sommes chargées, en même temps, de vous jurer pour lui une entière obéissance, quand vous lui aurez juré entre nos mains une fidélité inviolable : deux articles essentiels auxquels on n’a pas songé d’abord.
ARTHÉNICE
Illustres députées, nous aurions volontiers supprimé le faste dont on nous pare. Il nous aurait suffi d’être ornées de nos vertus ; c’est à ces marques qu’on doit nous reconnaître.
MADAME SORBIN
N’importe, prenons toujours ; ce sera deux parures au lieu d’une.
ARTHÉNICE
Nous acceptons cependant la distinction dont on nous honore, et nous allons nous acquitter de nos serments, dont l’omission a été très judicieusement remarquée ; je commence. (Elle met sa main dans celle d’une des députées.) Je fais vœu de vivre pour soutenir les droits de mon sexe opprimé ; je consacre ma vie à sa gloire ; j’en jure par ma dignité de femme, par mon inexorable fierté de cœur, qui est un présent du ciel, il ne faut pas s’y tromper ; enfin par l’indocilité d’esprit que j’ai toujours eue dans mon mariage, et qui m’a préservée de l’affront d’obéir à feu mon bourru de mari, j’ai dit. À vous, Madame Sorbin.
MADAME SORBIN
Approchez, ma fille, écoutez-moi, et devenez à jamais célèbre, seulement pour avoir assisté à cette action si mémorable. (Elle met sa main dans celle d’une des députées.) Voici mes paroles : vous irez de niveau avec les hommes ; ils seront vos camarades, et non pas vos maîtres. Madame vaudra partout Monsieur, ou je mourrai à la peine. J’en jure par le plus gros juron que je sache ; par cette tête de fer qui ne pliera jamais, et que personne jusqu’ici ne peut se vanter d’avoir réduite, il n’y a qu’à en demander des nouvelles.
UNE DES DÉPUTÉES
Écoutez, à présent, ce que toutes les femmes que nous représentons vous jurent à leur tour. On verra la fin du monde, la race des hommes s’éteindra avant que nous cessions d’obéir à vos ordres, voici déjà une de nos compagnes qui accourt pour vous reconnaître.
Scène VII
[modifier]LES DÉPUTÉES, ARTHÉNICE, MADAME SORBIN, LINA, UNE FEMME qui arrive.
LA FEMME
Je me hâte de venir rendre hommage à nos souveraines, et de me ranger sous leurs lois.
ARTHÉNICE
Embrassons-nous, mes amies ; notre serment mutuel vient de nous imposer de grands devoirs, et pour vous exciter à remplir les vôtres, je suis d’avis de vous retracer en ce moment une vive image de l’abaissement où nous avons langui jusqu’à ce jour ; nous ne ferons en cela que nous conformer à l’usage de tous les chefs de parti.
MADAME SORBIN
Cela s’appelle exhorter son monde avant la bataille.
ARTHÉNICE
Mais la décence veut que nous soyons assises, on en parle plus à son aise.
MADAME SORBIN
Il y a des bancs là-bas, il n’y a qu’à les approcher. (À Lina.) Allons, petite fille, alerte.
LINA
Je vois Persinet qui passe, il est plus fort que moi, et il m’aidera, si vous voulez.
UNE DES FEMMES
Quoi ! Nous emploierions un homme ?
ARTHÉNICE
Pourquoi non ? Que cet homme nous serve, j’en accepte l’augure.
MADAME SORBIN
C’est bien dit ; dans l’occurrence présente, cela nous portera bonheur. (À Lina.) Appelez-nous ce domestique.
LINA appelle.
Persinet ! Persinet !
Scène VIII
[modifier]Tous les acteurs précédents, PERSINET
PERSINET accourt.
Qu’y a-t-il, mon amour ?
LINA
Aidez-moi à pousser ces bancs jusqu’ici.
PERSINET
Avec plaisir, mais n’y touchez pas, vos petites mains sont trop délicates, laissez-moi faire.
Il avance les bancs, Arthénice et Madame Sorbin, après quelques civilités, s’assoient les premières ; Persinet et Lina s’assoient tous deux au même bout.
ARTHÉNICE, à Persinet.
J’admire la liberté que vous prenez, petit garçon, ôtez-vous de là, on n’a plus besoin de vous.
MADAME SORBIN
Votre service est fait, qu’on s’en aille.
LINA
Il ne tient presque pas de place, ma mère, il n’a que la moitié de la mienne.
MADAME SORBIN
À la porte, vous dit-on.
PERSINET
Voilà qui est bien dur !
Scène IX
[modifier]LES FEMMES susdites.
ARTHÉNICE, après avoir toussé et craché.
L’oppression dans laquelle nous vivons sous nos tyrans, pour être si ancienne, n’en est pas devenue plus raisonnable ; n’attendons pas que les hommes se corrigent d’eux-mêmes ; l’insuffisance de leurs lois a beau les punir de les avoir faites à leur tête et sans nous, rien ne les ramène à la justice qu’ils nous doivent, ils ont oublié qu’ils nous la refusent.
MADAME SORBIN
Aussi le monde va, il n’y a qu’à voir.
ARTHÉNICE
Dans l’arrangement des affaires, il est décidé que nous n’avons pas le sens commun, mais tellement décidé que cela va tout seul, et que nous n’en appelons pas nous-mêmes.
UNE DES FEMMES
Hé ! que voulez-vous ? On nous crie dès le berceau : vous n’êtes capables de rien, ne vous mêlez de rien, vous n’êtes bonnes à rien qu’à être sages. On l’a dit à nos mères qui l’ont cru, qui nous le répètent ; on a les oreilles rebattues de ces mauvais propos ; nous sommes douces, la paresse s’en mêle, on nous mène comme des moutons.
MADAME SORBIN
Oh ! pour moi, je ne suis qu’une femme, mais depuis que j’ai l’âge de raison, le mouton n’a jamais trouvé cela bon.
ARTHÉNICE
Je ne suis qu’une femme, dit Madame Sorbin, cela est admirable !
MADAME SORBIN
Cela vient encore de cette moutonnerie.
ARTHÉNICE
Il faut qu’il y ait en nous une défiance bien louable de nos lumières pour avoir adopté ce jargon-là ; qu’on me trouve des hommes qui en disent autant d’eux ; cela les passe ; revenons au vrai pourtant : vous n’êtes qu’une femme, dites-vous ? Hé ! que voulez-vous donc être pour être mieux ?
MADAME SORBIN
Eh ! je m’y tiens, Mesdames, je m’y tiens, c’est nous qui avons le mieux, et je bénis le ciel de m’en avoir fait participante, il m’a comblé d’honneurs, et je lui en rends des grâces nonpareilles.
UNE DES FEMMES
Hélas ! Cela est bien juste.
ARTÉNICE
Pénétrons-nous donc un peu de ce que nous valons, non par orgueil, mais par reconnaissance.
LINA
Ah ! si vous entendiez Persinet là-dessus, c’est lui qui est pénétré suivant nos mérites.
UNE DES FEMMES
Persinet n’a que faire ici ; il est indécent de le citer.
MADAME SORBIN
Paix, petite fille, point de langue ici, rien que des oreilles ; excusez, Mesdames ; poursuivez, la camarade.
ARTHÉNICE
Examinons ce que nous sommes, et arrêtez-moi, si j’en dis trop ; qu’est-ce qu’une femme, seulement à la voir ? En vérité, ne dirait-on pas que les dieux en ont fait l’objet de leurs plus tendres complaisances ?
UNE DES FEMMES
Plus j’y rêve, et plus j’en suis convaincue.
UNE DES FEMMES
Cela est incontestable.
UNE AUTRE FEMME
Absolument incontestable.
UNE AUTRE FEMME
C’est un fait.
ARTHÉNICE
Regardez-la, c’est le plaisir des yeux.
UNE FEMME
Dites les délices.
ARTHÉNICE
Souffrez que j’achève.
UNE FEMME
N’interrompons point.
UNE AUTRE FEMME
Oui, écoutons.
UNE AUTRE FEMME
Un peu de silence.
UNE AUTRE FEMME
C’est notre chef qui parle.
UNE AUTRE FEMME
Et qui parle bien.
LINA
Pour moi, je ne dis mot.
MADAME SORBIN
Se taira-t-on ? car cela m’impatiente !
ARTHÉNICE
Je recommence : regardez-la, c’est le plaisir des yeux ; les grâces et la beauté, déguisées sous toutes sortes de formes, se disputant à qui versera le plus de charmes sur son visage et sur sa figure. Eh ! qui est-ce qui peut définir le nombre et la variété de ces charmes ? Le sentiment les saisit, nos expressions n’y sauraient atteindre. (Toutes les femmes se redressent ici. Arthénice continue.) La femme a l’air noble, et cependant son air de douceur enchante. (Les femmes ici prennent un air doux.)
UNE FEMME
Nous voilà.
MADAME SORBIN
Chut !
ARTHÉNICE
C’est une beauté fière, et pourtant une beauté mignarde ; elle imprime un respect qu’on n’ose perdre, si elle ne s’en mêle ; elle inspire un amour qui ne saurait se taire ; dire qu’elle est belle, qu’elle est aimable, ce n’est que commencer son portrait ; dire que sa beauté surprend, qu’elle occupe, qu’elle attendrit, qu’elle ravit, c’est dire, à peu près, ce qu’on en voit, ce n’est pas effleurer ce qu’on en pense.
MADAME SORBIN
Et ce qui est encore incomparable, c’est de vivre avec toutes ces belles choses-là, comme si de rien n’était ; voilà le surprenant, mais ce que j’en dis n’est pas pour interrompre, paix !
ARTHÉNICE
Venons à l’esprit, et voyez combien le nôtre a paru redoutable à nos tyrans ; jugez-en par les précautions qu’ils ont prises pour l’étouffer, pour nous empêcher d’en faire usage ; c’est à filer, c’est à la quenouille, c’est à l’économie de leur maison, c’est au misérable tracas d’un ménage, enfin c’est à faire des nœuds, que ces messieurs nous condamnent.
UNE FEMME
Véritablement, cela crie vengeance.
ARTHÉNICE
Ou bien, c’est à savoir prononcer sur des ajustements, c’est à les réjouir dans leurs soupers, c’est à leur inspirer d’agréables passions, c’est à régner dans la bagatelle, c’est à n’être nous-mêmes que la première de toutes les bagatelles ; voilà toutes les fonctions qu’ils nous laissent ici-bas ; à nous qui les avons polis, qui leur avons donné des mœurs, qui avons corrigé la férocité de leur âme ; à nous, sans qui la terre ne serait qu’un séjour de sauvages, qui ne mériteraient pas le nom d’hommes.
UNE DES FEMMES
Ah ! les ingrats ; allons, Mesdames, supprimons les soupers dès ce jour.
UNE AUTRE
Et pour des passions, qu’ils en cherchent.
MADAME SORBIN
En un mot comme en cent, qu’ils filent à leur tour.
ARTHÉNICE
Il est vrai qu’on nous traite de charmantes, que nous sommes des astres, qu’on nous distribue des teints de lis et de roses, qu’on nous chante dans les vers, où le soleil insulté pâlit de honte à notre aspect, et, comme vous voyez, cela est considérable ; et puis les transports, les extases, les désespoirs dont on nous régale, quand il nous plaît.
MADAME SORBIN
Vraiment, c’est de la friandise qu’on donne à ces enfants.
UNE AUTRE FEMME
Friandise, dont il y a plus de six mille ans que nous vivons.
ARTHÉNICE
Et qu’en arrive-t-il ? que par simplicité nous nous entêtons du vil honneur de leur plaire, et que nous nous amusons bonnement à être coquettes, car nous le sommes, il en faut convenir.
UNE FEMME
Est-ce notre faute ? Nous n’avons que cela à faire.
ARTHÉNICE
Sans doute ; mais ce qu’il y a d’admirable, c’est que la supériorité de notre âme est si invincible, si opiniâtre, qu’elle résiste à tout ce que je dis là, c’est qu’elle éclate et perce encore à travers cet avilissement où nous tombons ; nous sommes coquettes, d’accord, mais notre coquetterie même est un prodige.
UNE FEMME
Oh ! tout ce qui part de nous est parfait.
ARTHÉNICE
Quand je songe à tout le génie, toute la sagacité, toute l’intelligence que chacune de nous y met en se jouant, et que nous ne pouvons mettre que là, cela est immense ; il y entre plus de profondeur d’esprit qu’il n’en faudrait pour gouverner deux mondes comme le nôtre, et tant d’esprit est en pure perte.
MADAME SORBIN, en colère.
Ce monde-ci n’y gagne rien ; voilà ce qu’il faut pleurer.
ARTHÉNICE
Tant d’esprit n’aboutit qu’à renverser de petites cervelles qui ne sauraient le soutenir, et qu’à nous procurer de sots compliments, que leurs vices et leur démence, et non pas leur raison, nous prodiguent ; leur raison ne nous a jamais dit que des injures.
MADAME SORBIN
Allons, point de quartier ; je fais vœu d’être laide, et notre première ordonnance sera que nous tâchions de l’être toutes. (À Arthénice.) N’est-ce pas, camarade ?
ARTHÉNICE
J’y consens.
UNE DES FEMMES
D’être laides ? Il me paraît à moi, que c’est prendre à gauche.
UNE AUTRE FEMME
Je ne serai jamais de cet avis-là, non plus.
UNE AUTRE FEMME
Eh ! mais qui est-ce qui pourrait en être ? Quoi ! s’enlaidir exprès pour se venger des hommes ? Eh ! tout au contraire, embellissons-nous, s’il est possible, afin qu’ils nous regrettent davantage.
UNE AUTRE FEMME
Oui, afin qu’ils soupirent plus que jamais à nos genoux, et qu’ils meurent de douleur de se voir rebutés ; voilà ce qu’on appelle une indignation de bon sens, et vous êtes dans le faux, Madame Sorbin, tout à fait dans le faux.
MADAME SORBIN
Ta, ta, ta, ta, je t’en réponds, embellissons-nous pour retomber ; de vingt galants qui se meurent à nos genoux, il n’y en a quelquefois pas un qu’on ne réchappe, d’ordinaire on les sauve tous ; ces mourants-là nous gagnent trop, je connais bien notre humeur, et notre ordonnance tiendra ; on se rendra laide ; au surplus ce ne sera pas si grand dommage, Mesdames, et vous n’y perdrez pas plus que moi.
UNE FEMME
Oh ! doucement, cela vous plaît à dire, vous ne jouez pas gros jeu, vous ; votre affaire est bien avancée.
UNE AUTRE
Il n’est pas étonnant que vous fassiez si bon marché de vos grâces.
UNE AUTRE
On ne vous prendra jamais pour un astre.
LINA
Tredame, ni vous non plus pour une étoile.
UNE FEMME
Tenez, ce petit étourneau, avec son caquet.
MADAME SORBIN
Ah ! pardi, me voilà bien ébahie ; eh ! dites donc, vous autres pimbêches, est-ce que vous croyez être jolies ?
UNE AUTRE
Eh ! mais, si nous vous ressemblons, qu’est-il besoin de s’enlaidir ? Par où s’y prendre ?
UNE AUTRE
Il est vrai que la Sorbin en parle bien à son aise.
MADAME SORBIN
Comment donc, la Sorbin ? m’appeler la Sorbin ?
LINA
Ma mère, une Sorbin !
MADAME SORBIN
Qui est-ce qui sera donc madame ici ; me perdre le respect de cette manière ?
ARTHÉNICE, à l’autre femme.
Vous avez tort, ma bonne, et je trouve le projet de Madame Sorbin très sage.
UNE FEMME
Ah ! je le crois ; vous n’y avez pas plus d’intérêt qu’elle.
ARTHÉNICE
Qu’est-ce que cela signifie ? M’attaquer moi-même ?
MADAME SORBIN
Mais voyez ces guenons, avec leur vision de beauté ; oui, Madame Arthénice et moi, qui valons mieux que vous, voulons, ordonnons et prétendons qu’on s’habille mal, qu’on se coiffe de travers, et qu’on se noircisse le visage au soleil.
ARTHÉNICE
Et pour contenter ces femmes-ci, notre édit n’exceptera qu’elles, il leur sera permis de s’embellir, si elles le peuvent.
MADAME SORBIN
Ah ! que c’est bien dit ; oui, gardez tous vos affiquets, corsets, rubans, avec vos mines et vos simagrées qui font rire, avec vos petites mules ou pantoufles, où l’on écrase un pied qui n’y saurait loger, et qu’on veut rendre mignon en dépit de sa taille, parez-vous, parez-vous, il n’y a pas de conséquence.
UNE DES FEMMES
Juste ciel ! qu’elle est grossière ! N’a-t-on pas fait là un beau choix ?
ARTHÉNICE
Retirez-vous ; vos serments vous lient, obéissez ; je romps la séance.
UNE DES FEMMES
Obéissez ? voilà de grands airs.
UNE DES FEMMES
Il n’y a qu’à se plaindre, il faut crier.
TOUTES LES FEMMES
Oui, crions, crions, représentons.
MADAME SORBIN
J’avoue que les poings me démangent.
ARTHÉNICE
Retirez-vous, vous dis-je, ou je vous ferai mettre aux arrêts.
UNE DES FEMMES, en s’en allant avec les autres.
C’est votre faute, Mesdames, je ne voulais ni de cette artisane, ni de cette princesse, je n’en voulais pas, mais l’on ne m’a pas écoutée.
Scène X
[modifier]ARTHÉNICE, MADAME SORBIN, LINA
LINA
Hélas ! ma mère, pour apaiser tout, laissez-nous garder nos mules et nos corsets.
MADAME SORBIN
Tais-toi, je t’habillerai d’un sac si tu me raisonnes.
ARTHÉNICE
Modérons-nous, ce sont des folles ; nous avons une ordonnance à faire, allons la tenir prête.
MADAME SORBIN
Partons ; (à Lina) et toi, attends ici que les hommes sortent de leur Conseil, ne t’avise pas de parler à Persinet s’il venait, au moins ; me le promets-tu ?
LINA
Mais… oui, ma mère.
MADAME SORBIN
Et viens nous avertir dès que des hommes paraîtront, tout aussitôt.
Scène XI
[modifier]LINA, un moment seule ; PERSINET
LINA
Quel train ! Quel désordre ! Quand me mariera-t-on à cette heure ? Je n’en sais plus rien.
PERSINET
Eh bien, Lina, ma chère Lina, contez-moi mon désastre ; d’où vient que Madame Sorbin me chasse ? J’en suis encore tout tremblant, je n’en puis plus, je me meurs.
LINA
Hélas ! ce cher petit homme, si je pouvais lui parler dans son affliction.
PERSINET
Eh bien ! vous le pouvez, je ne suis pas ailleurs.
LINA
Mais on me l’a défendu, on ne veut pas seulement que je le regarde, et je suis sûre qu’on m’épie.
PERSINET
Quoi ! me retrancher vos yeux ?
LINA
Il est vrai qu’il peut me parler, lui, on ne m’a pas ordonné de l’en empêcher.
PERSINET
Lina, ma Lina, pourquoi me mettez-vous à une lieue d’ici ? Si vous n’avez pas compassion de moi, je n’ai pas longtemps à vivre ; il me faut même actuellement un coup d’œil pour me soutenir.
LINA
Si pourtant, dans l’occurrence, il n’y avait qu’un regard qui pût sauver mon Persinet, oh ! ma mère aurait beau dire, je ne le laisserais pas mourir.
Elle le regarde.
PERSINET
Ah ! le bon remède ! je sens qu’il me rend la vie ; répétez, m’amour, encore un tour de prunelle pour me remettre tout à fait.
LINA
Et s’il ne suffisait pas d’un regard, je lui en donnerais deux, trois, tant qu’il faudrait.
Elle le regarde.
PERSINET
Ah ! me voilà un peu revenu ; dites-moi le reste à présent ; mais parlez-moi de plus près et non pas en mon absence.
LINA
Persinet ne sait pas que nous sommes révoltées.
PERSINET
Révoltées contre moi ?
LINA
Et que ce sont les affaires d’État qui nous sont contraires.
PERSINET
Eh ! de quoi se mêlent-elles ?
LINA
Et que les femmes ont résolu de gouverner le monde et de faire des lois.
PERSINET
Est-ce moi qui les en empêche ?
LINA
Il ne sait pas qu’il va tout à l’heure nous être enjoint de rompre avec les hommes.
PERSINET
Mais non pas avec les garçons ?
LINA
Qu’il sera enjoint d’être laides et mal faites avec eux, de peur qu’ils n’aient du plaisir à nous voir, et le tout par le moyen d’un placard au son de la trompe.
PERSINET
Et moi je défie toutes les trompes et tous les placards du monde de vous empêcher d’être jolie.
LINA
De sorte que je n’aurai plus ni mules, ni corset, que ma coiffure ira de travers et que je serai peut-être habillée d’un sac ; voyez à quoi je ressemblerai.
PERSINET
Toujours à vous, mon petit cœur.
LINA
Mais voilà les hommes qui sortent, je m’enfuis pour avertir ma mère. Ah ! Persinet ! Persinet ! (Elle fuit.)
PERSINET
Attendez donc, j’y suis ; ah ! maudites lois, faisons ma plainte à ces messieurs.
Scène XII
[modifier]MONSIEUR SORBIN, HERMOCRATE, TIMAGÈNE, UN AUTRE HOMME, PERSINET
HERMOCRATE
Non, seigneur Timagène, nous ne pouvons pas mieux choisir ; le peuple n’a pas hésité sur Monsieur Sorbin, le reste des citoyens n’a eu qu’une voix pour vous, et nous sommes en de bonnes mains.
PERSINET
Messieurs, permettez l’importunité : je viens à vous, Monsieur Sorbin ; les affaires d’État me coupent la gorge, je suis abîmé ; vous croyez que vous aurez un gendre et c’est ce qui vous trompe ; Madame Sorbin m’a cassé tout net jusqu’à la paix ; on vous casse aussi, on ne veut plus des personnes de notre étoffe, toute face d’homme est bannie ; on va nous retrancher à son de trompe, et je vous demande votre protection contre un tumulte.
MONSIEUR SORBIN
Que voulez-vous dire, mon fils ? Qu’est-ce que c’est qu’un tumulte ?
PERSINET
C’est une émeute, une ligue, un tintamarre, un charivari sur le gouvernement du royaume ; vous saurez que les femmes se sont mises tout en un tas pour être laides, elles vont quitter les pantoufles, on parle même de changer de robes, de se vêtir d’un sac, et de porter les cornettes de côté pour nous déplaire ; j’ai vu préparer un grand colloque, j’ai moi-même approché les bancs pour la commodité de la conversation ; je voulais m’y asseoir, on m’a chassé comme un gredin ; le monde va périr, et le tout à cause de vos lois, que ces braves dames veulent faire en communauté avec vous, et dont je vous conseille de leur céder la moitié de la façon, comme cela est juste.
TIMAGÈNE
Ce qu’il nous dit est-il possible ?
PERSINET
Qu’est-ce que c’est que des lois ? Voilà une belle bagatelle en comparaison de la tendresse des dames !
HERMOCRATE
Retirez-vous, jeune homme.
PERSINET
Quel vertigo prend-il donc à tout le monde ? De quelque côté que j’aille, on me dit partout : va-t’en ; je n’y comprends rien.
MONSIEUR SORBIN
Voilà donc ce qu’elles voulaient dire tantôt ?
TIMAGÈNE
Vous le voyez.
HERMOCRATE
Heureusement, l’aventure est plus comique que dangereuse.
UN AUTRE HOMME
Sans doute.
MONSIEUR SORBIN
Ma femme est têtue, et je gage qu’elle a tout ameuté ; mais attendez-moi là ; je vais voir ce que c’est, et je mettrai bon ordre à cette folie-là ; quand j’aurai pris mon ton de maître, je vous fermerai le bec à cela ; ne vous écartez pas, Messieurs. (Il sort par un côté.)
TIMAGÈNE
Ce qui me surprend, c’est qu’Arthénice se soit mise de la partie.
Scène XIII
[modifier]TIMAGÈNE, HERMOCRATE, L’AUTRE HOMME, PERSINET, ARTHÉNICE, MADAME SORBIN, UNE FEMME avec un tambour, et LINA, tenant une affiche.
ARTHÉNICE
Messieurs, daignez répondre à notre question ; vous allez faire des règlements pour la république, n’y travaillerons-nous pas de concert ? À quoi nous destinez-vous là-dessus ?
HERMOCRATE
À rien, comme à l’ordinaire.
UN AUTRE HOMME
C’est-à-dire à vous marier quand vous serez filles, à obéir à vos maris quand vous serez femmes, et à veiller sur votre maison : on ne saurait vous ôter cela, c’est votre lot.
MADAME SORBIN
Est-ce là votre dernier mot ? Battez tambour ; (et à Lina) et vous, allez afficher l’ordonnance à cet arbre. (On bat le tambour et Lina affiche.)
HERMOCRATE
Mais, qu’est-ce que c’est que cette mauvaise plaisanterie-là ? Parlez-leur donc, seigneur Timagène, sachez de quoi il est question.
TIMAGÈNE
Voulez-vous bien vous expliquer, Madame ?
MADAME SORBIN
Lisez l’affiche, l’explication y est, vous y trouver ici tout ce qui vous fera dire le contraire.
ARTHÉNICE
Elle vous apprendra que nous voulons nous mêler de tout, être associées à tout, exercer avec vous tous les emplois, ceux de finance, de judicature et d’épée.
HERMOCRATE
D’épée, Madame ?
ARTHÉNICE
Oui d’épée, Monsieur ; sachez que jusqu’ici nous n’avons été poltronnes que par éducation.
MADAME SORBIN
Mort de ma vie ! qu’on nous donne des armes, nous serons plus méchantes que vous ; je veux que dans un mois, nous maniions le pistolet comme un éventail : je tirai ces jours passés sur un perroquet, moi qui vous parle.
ARTHÉNICE
Il n’y a que de l’habitude à tout.
MADAME SORBIN
De même qu’au Palais à tenir l’audience, à être Présidente, Conseillère, Intendante, Capitaine ou Avocate.
UN HOMME
Des femmes avocates ?
MADAME SORBIN
Tenez donc, c’est que nous n’avons pas la langue assez bien pendue, n’est-ce pas ?
ARTHÉNICE
Je pense qu’on ne nous disputera pas le don de la parole.
HERMOCRATE
Vous n’y songez pas, la gravité de la magistrature et la décence du barreau ne s’accorderaient jamais avec un bonnet carré sur une cornette…
ARTHÉNICE
Et qu’est-ce que c’est qu’un bonnet carré, Messieurs ? Qu’a-t-il de plus important qu’une autre coiffure ? D’ailleurs, il n’est pas de notre bail non plus que votre Code ; jusqu’ici c’est votre justice et non pas la nôtre ; justice qui va comme il plaît à nos beaux yeux, quand ils veulent s’en donner la peine, et si nous avons part à l’institution des lois, nous verrons ce que nous ferons de cette justice-là, aussi bien que du bonnet carré, qui pourrait bien devenir octogone si on nous fâche ; la veuve ni l’orphelin n’y perdront rien.
UN HOMME
Et ce ne sera pas la seule coiffure que nous tiendrons de vous…
MADAME SORBIN
Ah ! la belle pointe d’esprit ; mais finalement, il n’y a rien à rabattre, sinon lisez notre édit, votre congé est au bas de la page.
HERMOCRATE
Seigneur Timagène, donnez vos ordres, et délivrez-nous de ces criailleries.
TIMAGÈNE
Madame…
ARTHÉNICE
Monsieur, je n’ai plus qu’un mot à dire, profitez-en ; il n’y a point de nation qui ne se plaigne des défauts de son gouvernement ; d’où viennent-ils, ces défauts ? C’est que notre esprit manque à la terre dans l’institution de ses lois, c’est que vous ne faites rien de la moitié de l’esprit humain que nous avons, et que vous n’employez jamais que la vôtre, qui est la plus faible.
MADAME SORBIN
Voilà ce que c’est, faute d’étoffe l’habit est trop court.
ARTHÉNICE
C’est que le mariage qui se fait entre les hommes et nous devrait aussi se faire entre leurs pensées et les nôtres ; c’était l’intention des dieux, elle n’est pas remplie, et voilà la source de l’imperfection des lois ; l’univers en est la victime et nous le servons en vous résistant. J’ai dit ; il serait inutile de me répondre, prenez votre parti, nous vous donnons encore une heure, après quoi la séparation est sans retour, si vous ne vous rendez pas ; suivez-moi, Madame Sorbin, sortons.
MADAME SORBIN, en sortant.
Notre part d’esprit salue la vôtre.
Scène XIV
[modifier]MONSIEUR SORBIN rentre quand elles sortent ; tous les acteurs précédents, PERSINET
MONSIEUR SORBIN, arrêtant Madame Sorbin.
Ah ! je vous trouve donc, Madame Sorbin, je vous cherchais.
ARTHÉNICE
Finissez avec lui ; je vous reviens prendre dans le moment.
MONSIEUR SORBIN, à Madame Sorbin.
Vraiment, je suis très charmé de vous voir, et vos déportements sont tout à fait divertissants.
MADAME SORBIN
Oui, vous font-ils plaisir, Monsieur Sorbin ? Tant mieux, je n’en suis encore qu’au préambule.
MONSIEUR SORBIN
Vous avez dit à ce garçon que vous ne prétendiez plus fréquenter les gens de son étoffe ; apprenez-nous un peu la raison que vous entendez par là.
MADAME SORBIN
Oui-da, j’entends tout ce qui vous ressemble, Monsieur Sorbin.
MONSIEUR SORBIN
Comment dites-vous cela, Madame la cornette ?
MADAME SORBIN
Comme je le pense et comme cela tiendra, Monsieur le chapeau.
TIMAGÈNE
Doucement, Madame Sorbin ; sied-il bien à une femme aussi sensée que vous l’êtes de perdre jusque-là les égards qu’elle doit à son mari ?
MADAME SORBIN
À l’autre, avec son jargon d’homme ! C’est justement parce que je suis sensée que cela se passe ainsi. Vous dites que je lui dois, mais il me doit de même ; quand il me paiera, je le paierai, c’est de quoi je venais l’accuser exprès.
PERSINET
Eh bien, payez, Monsieur Sorbin, payez, payons tous.
MONSIEUR SORBIN
Cette effrontée !
HERMOCRATE
Vous voyez bien que cette entreprise ne saurait se soutenir.
MADAME SORBIN
Le courage nous manquera peut-être ? Oh ! que nenni, nos mesures sont prises, tout est résolu, nos paquets sont faits.
TIMAGÈNE
Mais où irez-vous ?
MADAME SORBIN
Toujours tout droit.
TIMAGÈNE
De quoi vivrez-vous ?
MADAME SORBIN
De fruits, d’herbes, de racines, de coquillages, de rien ; s’il le faut, nous pêcherons, nous chasserons, nous redeviendrons sauvages, et notre vie finira avec honneur et gloire, et non pas dans l’humilité ridicule où l’on veut tenir des personnes de notre excellence.
PERSINET
Et qui font le sujet de mon admiration.
HERMOCRATE
Cela va jusqu’à la fureur. (À Monsieur Sorbin.) Répondez-lui donc.
MONSIEUR SORBIN
Que voulez-vous ? C’est une rage que cela, mais revenons au bon sens ; savez-vous, Madame Sorbin, de quel bois je me chauffe ?
MADAME SORBIN
Eh là ! Le pauvre homme avec son bois, c’est bien à lui parler de cela ; quel radotage !
MONSIEUR SORBIN
Du radotage ! À qui parlez-vous, s’il vous plaît ? Ne suis-je pas l’élu du peuple ? Ne suis-je pas votre mari, votre maître, et le chef de la famille ?
MADAME SORBIN
Vous êtes, vous êtes… Est-ce que vous croyez me faire trembler avec le catalogue de vos qualités que je sais mieux que vous ? Je vous conseille de crier gare ; tenez, ne dirait-on pas qu’il est juché sur l’arc-en-ciel ? Vous êtes l’élu des hommes, et moi l’élue des femmes ; vous êtes mon mari, je suis votre femme ; vous êtes le maître, et moi la maîtresse ; à l’égard du chef de famille, allons bellement, il y a deux chefs ici, vous êtes l’un, et moi l’autre, partant quitte à quitte.
PERSINET
Elle parle d’or, en vérité.
MONSIEUR SORBIN
Cependant, le respect d’une femme…
MADAME SORBIN
Cependant le respect est un sot ; finissons, Monsieur Sorbin, qui êtes élu, mari, maître et chef de famille ; tout cela est bel et bon ; mais écoutez-moi pour la dernière fois, cela vaut mieux : nous disons que le monde est une ferme, les dieux là-haut en sont les seigneurs, et vous autres hommes, depuis que la vie dure, en avez toujours été les fermiers tout seuls, et cela n’est pas juste, rendez-nous notre part de la ferme ; gouvernez, gouvernons ; obéissez, obéissons ; partageons le profit et la perte ; soyons maîtres et valets en commun ; faites ceci, ma femme ; faites ceci, mon homme ; voilà comme il faut dire, voilà le moule où il faut jeter les lois, nous le voulons, nous le prétendons, nous y sommes butées ; ne le voulez-vous pas ? Je vous annonce, et vous signifie en ce cas, que votre femme, qui vous aime, que vous devez aimer, qui est votre compagne, votre bonne amie et non pas votre petite servante, à moins que vous ne soyez son petit serviteur, je vous signifie que vous ne l’avez plus, qu’elle vous quitte, qu’elle rompt ménage et vous remet la clef du logis ; j’ai parlé pour moi ; ma fille, que je vois là-bas et que je vais appeler, va parler pour elle. Allons, Lina, approchez, j’ai fait mon office, faites le vôtre, dites votre avis sur les affaires du temps.
Scène XV
[modifier]LES HOMMES et LES FEMMES susdits, PERSINET, LINA
LINA
Ma chère mère, mon avis…
TIMAGÈNE
La pauvre enfant tremble de ce que vous lui faites faire.
MADAME SORBIN
Vous en dites la raison, c’est que ce n’est qu’une enfant : courage, ma fille, prononcez bien et parlez haut.
LINA
Ma chère mère, mon avis, c’est, comme vous l’avez dit, que nous soyons dames et maîtresses par égale portion avec ces messieurs ; que nous travaillons comme eux à la fabrique des lois, et puis qu’on tire, comme on dit, à la courte paille pour savoir qui de nous sera roi ou reine ; sinon, que chacun s’en aille de son côté, nous à droite, eux à gauche, du mieux qu’on pourra. Est-ce là tout, ma mère ?
MADAME SORBIN
Vous oubliez l’article de l’amant ?
LINA
C’est que c’est le plus difficile à retenir ; votre avis est encore que l’amour n’est plus qu’un sot.
MADAME SORBIN
Ce n’est pas mon avis qu’on vous demande, c’est le vôtre.
LINA
Hélas ! le mien serait d’emmener mon amant et son amour avec nous.
PERSINET
Voyez la bonté de cœur, le beau naturel pour l’amour.
LINA
Oui, mais on m’a commandé de vous déclarer un adieu dont on ne verra ni le bout ni la fin.
PERSINET
Miséricorde !
MONSIEUR SORBIN
Que le ciel nous assiste ; en bonne foi, est-ce là un régime de vie, notre femme ?
MADAME SORBIN
Allons, Lina, faites la dernière révérence à Monsieur Sorbin, que nous ne connaissons plus, et retirons-nous sans retourner la tête. (Elles s’en vont.)
Scène XVI
[modifier]Tous les acteurs précédents.
PERSINET
Voilà une départie qui me procure la mort, je n’irai jamais jusqu’au souper.
HERMOCRATE
Je crois que vous avez envie de pleurer, Monsieur Sorbin ?
MONSIEUR SORBIN
Je suis plus avancé que cela, seigneur Hermocrate, je contente mon envie.
PERSINET
Si vous voulez voir de belles larmes et d’une belle grosseur, il n’y a qu’à regarder les miennes.
MONSIEUR SORBIN
J’aime ces extravagantes-là plus que je ne pensais ; il faudrait battre, et ce n’est pas ma manière de coutume.
TIMAGÈNE
J’excuse votre attendrissement.
PERSINET
Qui est-ce qui n’aime pas le beau sexe ?
HERMOCRATE
Laissez-nous, petit homme.
PERSINET
C’est vous qui êtes le plus mutin de la bande, seigneur Hermocrate ; car voilà Monsieur Sorbin qui est le meilleur acabit d’homme ; voilà moi qui m’afflige à faire plaisir ; voilà le seigneur Timagène qui le trouve bon ; personne n’est tigre, il n’y a que vous ici qui portiez des griffes, et sans vous, nous partagerions la ferme.
HERMOCRATE
Attendez, Messieurs, on en viendra à un accommodement, si vous le souhaitez, puisque les partis violents vous déplaisent ; mais il me vient une idée, voulez-vous vous en fier à moi ?
TIMAGÈNE
Soit, agissez, nous vous donnons nos pouvoirs.
MONSIEUR SORBIN
Et même ma charge avec, si on me le permet.
HERMOCRATE
Courez, Persinet, rappelez-les, hâtez-vous, elles ne sont pas loin.
PERSINET
Oh ! pardi, j’irai comme le vent, je saute comme un cabri.
HERMOCRATE
Ne manquez pas aussi de m’apporter ici tout à l’heure une petite table et de quoi écrire.
PERSINET
Tout subitement.
TIMAGÈNE
Voulez-vous que nous nous retirions ?
HERMOCRATE
Oui, mais comme nous avons la guerre avec les sauvages de cette île, revenez tous deux dans quelques moments nous dire qu’on les voit descendre en grand nombre de leurs montagnes et qu’ils viennent nous attaquer, rien que cela. Vous pouvez aussi amener avec vous quelques hommes qui porteront des armes, que vous leur présenterez pour le combat. (Persinet revient avec une table, où il y a de l’encre, du papier et une plume.)
PERSINET, posant la table.
Ces belles personnes me suivent, et voilà pour vos écritures, Monsieur le notaire ; tâchez de nous griffonner le papier sur ce papier.
TIMAGÈNE
Sortons.
Scène XVII
[modifier]HERMOCRATE, ARTHÉNICE, MADAME SORBIN
HERMOCRATE, à Arthénice.
Vous l’emportez, Madame, vous triomphez d’une résistance qui nous priverait du bonheur de vivre avec vous, et qui n’aurait pas duré longtemps si toutes les femmes de la colonie ressemblaient à la noble Arthénice ; sa raison, sa politesse, ses grâces et sa naissance nous auraient déterminés bien vite ; mais à vous parler franchement, le caractère de Madame Sorbin, qui va partager avec vous le pouvoir de faire les lois, nous a d’abord arrêtés, non qu’on ne la croie femme de mérite à sa façon, mais la petitesse de sa condition, qui ne va pas ordinairement sans rusticité, disent-ils…
MADAME SORBIN
Tredame ! ce petit personnage avec sa petite condition…
HERMOCRATE
Ce n’est pas moi qui parle, je vous dis ce qu’on a pensé ; on ajoute même qu’Arthénice, polie comme elle est, doit avoir bien de la peine à s’accommoder de vous.
ARTHÉNICE, à part, à Hermocrate.
Je ne vous conseille pas de la fâcher.
HERMOCRATE
Quant à moi, qui ne vous accuse de rien, je m’en tiens à vous dire de la part de ces messieurs que vous aurez part à tous les emplois, et que j’ai ordre d’en dresser l’acte en votre présence ; mais, voyez avant que je commence, si vous avez encore quelque chose de particulier à demander.
ARTHÉNICE
Je n’insisterai plus que sur un article.
MADAME SORBIN
Et moi de même ; il y en a un qui me déplaît, et que je retranche, c’est la gentilhommerie, je la casse pour ôter les petites conditions, plus de cette baliverne-là.
ARTHÉNICE
Comment donc, Madame Sorbin, vous supprimez les nobles ?
HERMOCRATE
J’aime assez cette suppression.
ARTHÉNICE
Vous, Hermocrate ?
HERMOCRATE
Pardon, Madame, j’ai deux petites raisons pour cela, je suis bourgeois et philosophe.
MADAME SORBIN
Vos deux raisons auront contentement ; je commande, en vertu de ma pleine puissance, que les nommées Arthénice et Sorbin soient tout un, et qu’il soit aussi beau de s’appeler Hermocrate ou Lanturlu, que Timagène ; qu’est-ce que c’est que des noms qui font des gloires ?
HERMOCRATE
En vérité, elle raisonne comme Socrate ; rendez-vous, Madame, je vais écrire.
ARTHÉNICE
Je n’y consentirai jamais ; je suis née avec un avantage que je garderai, s’il vous plaît, Madame l’artisane.
MADAME SORBIN
Eh ! allons donc, camarade, vous avez trop d’esprit pour être mijaurée.
ARTHÉNICE
Allez vous justifier de la rusticité dont on vous accuse !
MADAME SORBIN
Taisez-vous donc, il m’est avis que je vois un enfant qui pleure après son hochet.
HERMOCRATE
Doucement, Mesdames, laissons cet article-ci en litige, nous y reviendrons.
MADAME SORBIN
Dites le vôtre, Madame l’élue, la noble.
ARTHÉNICE
Il est un peu plus sensé que le vôtre, la Sorbin ; il regarde l’amour et le mariage ; toute infidélité déshonore une femme ; je veux que l’homme soit traité de même.
MADAME SORBIN
Non, cela ne vaut rien, et je l’empêche.
ARTHÉNICE
Ce que je dis ne vaut rien ?
MADAME SORBIN
Rien du tout, moins que rien.
HERMOCRATE
Je ne serais pas de votre sentiment là-dessus, Madame Sorbin ; je trouve la chose équitable, tout homme que je suis.
MADAME SORBIN
Je ne veux pas, moi ; l’homme n’est pas de notre force, je compatis à sa faiblesse, le monde lui a mis la bride sur le cou en fait de fidélité et je la lui laisse, il ne saurait aller autrement : pour ce qui est de nous autres femmes, de confusion nous n’en avons pas même assez, j’en ordonne encore une dose ; plus il y en aura, plus nous serons honorables, plus on connaîtra la grandeur de notre vertu.
ARTHÉNICE
Cette extravagante !
MADAME SORBIN
Dame, je parle en femme de petit état. Voyez-vous, nous autres petites femmes, nous ne changeons ni d’amant ni de mari, au lieu que des dames il n’en est pas de même, elles se moquent de l’ordre et font comme les hommes ; mais mon règlement les rangera.
HERMOCRATE
Que lui répondez-vous, Madame, et que faut-il que j’écrive ?
ARTHÉNICE
Eh ! le moyen de rien statuer avec cette harengère ?
Scène XVIII
[modifier]Les acteurs précédents, TIMAGÈNE, MONSIEUR SORBIN, quelques hommes qui tiennent des armes.
TIMAGÈNE, à Arthénice.
Madame, on vient d’apercevoir une foule innombrable de sauvages qui descendent dans la plaine pour nous attaquer ; nous avons déjà assemblé les hommes ; hâtez-vous de votre côté d’assembler les femmes, et commandez-nous aujourd’hui avec Madame Sorbin, pour entrer en exercice des emplois militaires ; voilà des armes que nous vous apportons.
MADAME SORBIN
Moi, je vous fais le colonel de l’affaire. Les hommes seront encore capitaines jusqu’à ce que nous sachions le métier.
MONSIEUR SORBIN
Mais venez du moins batailler.
ARTHÉNICE
La brutalité de cette femme-là me dégoûte de tout, et je renonce à un projet impraticable avec elle.
MADAME SORBIN
Sa sotte gloire me raccommode avec vous autres. Viens, mon mari, je te pardonne ; va te battre, je vais à notre ménage.
TIMAGÈNE
Je me réjouis de voir l’affaire terminée. Ne vous inquiétez point, Mesdames ; allez vous mettre à l’abri de la guerre, on aura soin de vos droits dans les usages qu’on va établir.