La Colonisation française à propos de Madagascar

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La Colonisation française à propos de Madagascar
Revue des Deux Mondes4e période, tome 132 (p. 349-381).


LA COLONISATION FRANÇAISE
À PROPOS DE MADAGASCAR

I

Depuis un quart de siècle l’auteur de cet article a fait de la colonisation l’un des objets favoris de ses études ; il s’est aussi pratiquement mêlé à diverses entreprises coloniales. Bien des fois il s’est demandé pourquoi la France, dont la situation en Amérique et en Asie paraissait si brillante et si pleine de promesses soit à la fin du XVIIe siècle, soit dans les trois premiers quartiers du XVIIIe, avait laissé glisser aux mains d’autrui les fruits de ses explorations et de ses découvertes. Les causes de nos échecs dans notre première carrière coloniale sont nombreuses ; elles peuvent, toutefois, se ramener à deux principales. Voici la première : parcourant habituellement le Times, mes yeux se fixèrent, il y a un peu plus de onze ans, sur un leading article du numéro du 12 septembre 1884, où, remontant le cours de l’histoire coloniale britannique, à propos de la publication d’un volume des Rolls Calendar of State Papers, lequel concernait les affaires des colonies de 1625 à 1629, c’est-à-dire il y a plus de deux siècles et demi, l’écrivain anglais s’exprimait en ces termes :

Si le résultat final obtenu encourage à la persévérance dans les affaires coloniales, les commencements, tels qu’ils sont détaillés dans ce livre, de nos entreprises en Asie, destinées à une fin si triomphante, nous avertissent d’une manière plus significative encore de la patience infinie nécessaire pour le succès. Naufrages et mésaventures sur mer, collisions avec l’autorité métropolitaine, mécontentement parmi les agens et les collègues, luttes avec, des princes barbares ou demi-barbares, furieuses jalousies avec les États commerciaux rivaux : voilà ce qui remplit toute cette énorme compilation de huit cents pages. M. Noël Sainsbray, en dépouillant la multitude de rapports qui sont à la garde du Master of the Rolls (conservateur des Archives), et qui rendent compte de la pose des bases de notre empire de l’Hindoustan, a dû souvent répéter l’exclamation du poète romain sur l’immensité de l’œuvre qui consiste à établir une race sur un sol étranger :

Tantœ molis erat Romanam condere gentem !

Pendant plus d’un siècle au-delà des années qui sont comprises dans ce volume, il n’y avait aucune certitude apparente de l’établissement d’un Empire britannique aux Indes. Sous le roi Charles Ier, l’Angleterre, bien loin d’être le plus puissant, pouvait être considérée comme le plus faible des trois compétiteurs apparens pour le commerce de l’Est. Politiquement, l’Espagne et le Portugal conservèrent un droit traditionnel à la suprématie. Commercialement, l’Angleterre venait bien après la Hollande.


Ces lignes saisissantes, cette déclaration inattendue de la prodigieuse lenteur du développement des entreprises coloniales de la Grande-Bretagne, firent une impression profonde sur mon esprit. Je recueillis ce passage et je l’insérai dans mon ouvrage sur la Colonisation chez les peuples modernes, comme la plus vivante leçon qui puisse être donnée aux peuples contemporains que tentent les entreprises coloniales. J’ai cru devoir le reproduire ici, tellement il mérite d’être lu, retenu et médité. Il fallut un siècle et demi ou plutôt même deux siècles pour faire épanouir en l’immense empire indo-britannique, que nous admirons et envions, les germes épars que la Grande-Bretagne avait semés en Asie et qu’elle arrosa de son sang et de ses trésors. Une non moins longue période d’années fut absorbée par la lente croissance des établissemens britanniques en Amérique.

Comme le dit excellemment l’écrivain anglais que nous citions : une patience infinie est nécessaire pour le succès. Dans la carrière coloniale, il faut, certes, la réunion de beaucoup de qualités : l’esprit d’entreprise, l’esprit de combinaison, l’esprit d’association, entre autres ; mais il est une vertu plus essentielle encore, c’est une immense persévérance, une persévérance qui se soutienne non pas pendant des années seulement, ni des décades d’années, mais pendant un ou plusieurs siècles. Ce serait une erreur de croire que la vapeur, l’électricité et toutes les inventions contemporaines aient rien changé à ces conditions primordiales de l’œuvre colonisatrice. Sauf des cas exceptionnels, comme la découverte de gisemens aurifères d’une immense richesse, tels que ceux de l’Australie ou de l’Afrique du Sud, toute colonie exige des dizaines d’années pour parvenir à l’âge où elle se suffit. Bien étourdi qui s’en étonnerait : un jeune homme n’arrive pas à pourvoir lui-même à ses besoins avant dix-huit, vingt ou vingt-cinq ans, suivant que le but qu’il poursuit dans la vie est plus ou moins élevé ; comment s’étonner qu’il faille trois ou quatre fois plus de temps pour former une société vivant de son propre fonds ?

Cette longue et nécessaire persévérance, c’est surtout ce qui nous a manqué. À peine la semence jetée sur le sol, nous étendons la main pour saisir le fruit et nous nous lassons de ne pas le recueillir encore ; nous déclarons que le sol ne vaut rien et ne produira jamais ; d’autres surviennent, prennent notre place, se rient de notre lassitude enfantine, profitent de nos défrichemens, les étendent, les fécondent et avec le temps engrangent l’ample récolte. Telle est l’histoire à peu près de notre Canada, de notre Louisiane, de l’Inde qu’un moment on crut devoir nous appartenir.

Le second défaut principal de la France dans les entreprises coloniales, c’est que nous les avons toujours considérées comme un but secondaire, un emploi accessoire et subalterne de notre activité, un objet de fantaisie ou de caprice, dont on s’éprend un instant, puis qu’on délaisse. La colonisation ne s’accommode pas de ce dilettantisme ; pour réussir, elle doit tout primer. Elle prime tout en Angleterre, tout aussi en Hollande ; elle tend de plus en plus à tout primer en Russie. Si nous voulons vraiment devenir colonisateurs, il faut que durant un quart de siècle tout au moins, la gestion et le développement de nos colonies deviennent le premier et le plus persistant de nos soucis nationaux.

Aussi bien, ne serait-ce aucunement déroger, ni nous distinguer du reste des nations, que de faire de notre politique coloniale l’objet principal de notre activité nationale. Le dernier quartier du XIXe siècle et, sans doute, les deux premiers quartiers du XXe, quand on les considérera de loin dans l’histoire, se caractériseront surtout par l’expansion des peuples européens, peut-être aussi d’autres peuples de notre race ou de la race jaune, en Asie, en Afrique et dans les îles du Pacifique et de l’Océan Indien.

« L’homme malade » de Constantinople intéresse moins aujourd’hui les gouvernemens occidentaux et l’opinion publique occidentale que « l’homme malade » de Fez et que la grande agglomération malade qui s’étend de la Manchourie au Pamir. Tout ce qui est asiatique ou africain passionne les esprits : ces énormes espaces, habités par des peuplades inorganisées, qui ne savent pas tirer parti de leurs immensités et des plus certaines ressources naturelles, séduisent les hommes du vieux monde, à l’étroit sur leurs territoires exigus. On voit réapparaître des héros qui, par leur audace, leur âpre volonté, leur avidité parfois, leur implacabilité, reproduisent tous les traits des Cortez et des Pizarre et dotent leur patrie d’empires dix fois grands comme elle.

Ce ne sont pas seulement les Européens qui obéissent à ce que M. de Bismarck appelait furor colonialis, la folie coloniale ; divers symptômes indiquent que les Américains eux-mêmes et tout au moins une des races asiatiques, les Japonais, commencent à céder à la même passion. Il fut question récemment de la prise de possession de l’archipel Hawaï par le gouvernement de Washington, et dans ces îles situées à six jours de distance de San Francisco, les plus opposés à cette annexion américaine sont les Japonais, qui y forment une colonie de vingt-quatre mille Ames sur environ quatre-vingt-dix mille habitans et y constituent le groupe de population le plus nombreux après les indigènes. L’Europe doit s’attendre à voir les Japonais élever des prétentions colonisatrices ; leur annexion de l’île de Formose, qui inquiète les Espagnols pour les Philippines, situées dans le voisinage, pourrait n’être qu’un prélude. Ce peuple de plus de quarante millions d’habitans sur un territoire de trois cent. soixante-dix mille kilomètres carrés, dont la moitié septentrionale n’est que médiocrement habitable et exploitable, nourrit l’ambition d’être une Angleterre orientale. Puisqu’on l’exclut du continent, il cherchera à se rejeter sur les îles, petites ou grandes, du Pacifique. Si l’Europe ne se fortifie dans ces contrées, il serait possible qu’il jetât son dévolu sur les archipels encore sans maîtres, peut-être même sur quelque partie négligée de grande île, comme la Nouvelle-Guinée : le groupe de vingt-cinq mille âmes de population japonaise qui s’est constitué dans l’archipel Hawaï avant les grands succès récens de l’Empire du Soleil Levant est un avertissement pour les puissances occidentales.

Cette furor colonialis est-elle si déraisonnable ? Au lieu de s’égorger, comme les peuples européens n’ont cessé de le faire durant trois siècles, pour quelques bicoques situées sur leurs frontières, est-il si absurde qu’ils s’efforcent d’acquérir, avec de bien moindres sacrifices d’hommes et d’argent, des domaines énormes dans d’autres parties du monde ? De froids calculateurs s’étonnent et s’irritent de cette ardeur à revendiquer et à prendre des territoires tellement immenses qu’il faudra des décades d’années, sinon des siècles, pour les mettre en valeur. Pourquoi ne pas procéder progressivement ? disent-ils, pourquoi accumuler colonies sur colonies ? Ne vaudrait-il pas mieux attendre que les plus anciennes fussent mises en valeur et devenues productrices, sinon rémunératrices, pour leur en joindre d’autres ? Ce raisonnement pourrait être exact, il aurait, du moins, l’apparence de l’exactitude, s’il était loisible à tous les peuples civilisés de s’imposer une règle commune, de se mettre tous à la même ration coloniale, si, par un accord loyalement observé, ils pouvaient déterminer, mesurer leurs prises de possession successives ; on se bornerait alors à occuper, par exemple, les côtes de l’Afrique et l’on ne pénétrerait que vers la fin du premier et du second quartier du XXe siècle dans l’arrière-pays.

Mais au cas même où pourrait s’établir et s’observer cet accord problématique, cette politique de limitation serait beaucoup moins sage en réalité qu’en apparence. L’expérience témoigne qu’un établissement civilisé ne peut supporter longtemps le voisinage de peuplades inorganisées et instables ; pour jouir de quelque sécurité, il faut à toute force les soumettre ; les occupations limitées, les zones neutres n’ont jamais pu se maintenir. Les leçons les plus logiques données aux peuples barbares ne portent aucun fruit, si on ne les soumet. Nos succès au Dahomey n’ont pas impressionné les Hovas ; une première expédition victorieuse contre les Achantis, il y a une vingtaine d’années, ne dispense pas les Anglais d’en faire aujourd’hui une seconde qui, sans doute, sera décisive ; tant que nous n’aurons pas réduit Samory dans la boucle du Niger, c’est-à-dire tant que nous ne lui aurons pas imposé lu sort de Behanzin, notre situation dans les régions avoisinantes sera toujours précaire. Un peuple européen ne peut s’arrêter dans la carrière colonisatrice qu’au point où il rencontre un autre peuple européen, ou tout au moins quelque grand État barbare organisé d’une façon à peu près compacte, ce qui est rare.

Le plus grand obstacle, toutefois, à la lente progression des prises de possession coloniales, c’est que l’époque du partage de l’Afrique, sinon d’une partie de l’Asie, est arrivée, et que ceux qui ne seraient pas parmi les copartageans actuels se présenteraient trop tard dans dix ans ou dans vingt ans. Ils trouveraient les autres pourvus et resteraient les mains vides ; ce qu’ils auraient hésité à prendre, d’autres se le seraient attribué. Cette politique d’extension graduelle n’aurait mené qu’à l’accaparement de la plus grande partie du monde par la puissance la plus active et la plus ambitieuse. De là vient que les divers peuples civilisés sont obligés de faire des approvisionnemens de colonies ; ils en prennent, certes, plus qu’ils ne pourront en utiliser dans le présent ou dans l’avenir prochain ; c’est une des nécessités de la concurrence entre les nations ; celle qui se montrerait trop circonspecte finirait par se trouver exclue. Toutes ces colonies dont on fait ainsi provision à l’envi, qu’en fera-t-on ? Si l’on a de la persévérance et de l’habileté, on en fera avec le temps, suivant qu’il s’agit de colonies de peuplement dans les climats tempérés ou de colonies d’exploitation dans les climats tropicaux ou équatoriaux, ce que les générations précédentes, disposant de beaucoup moins de moyens, ont fait des deux Amériques, de l’Australie, des Indes anglaises ou des Indes néerlandaises, c’est-à-dire une source merveilleuse de richesse pour l’Europe et d’amélioration des conditions d’existence du genre humain tout entier[1].

Par une rare bonne fortune, en ce qui nous concerne, les terres que les nations européennes se partagent aujourd’hui ne peuvent pas, sauf l’exception de quelques points, devenir des colonies de peuplement ; nous n’aurions guère la matière première à cet usage, qui est un excédent de population. Mais elles s’annoncent comme pouvant constituer de fort bonnes colonies d’exploitation, c’est-à-dire des colonies où les capitaux, l’esprit d’organisation et de combinaison et les capacités techniques du peuple colonisateur peuvent faire épanouir une production abondante, à la place de la stérilité actuelle. Les capitaux, on ne pourra prétendre que nous n’en possédons pas ; quoique la puissance d’épargne se soit peut-être un peu affaiblie chez elle depuis vingt ans, la France reste encore l’une des plus grandes fabriques de capitaux qui soient au monde. L’esprit d’organisation et de combinaison, nous en sommes un peu moins doués peut-être que certains autres peuples, mais il ne nous fait pas défaut. Les capacités techniques, elles abondent sur notre sol, et beaucoup n’y trouvent pas un emploi rémunérateur ; depuis que l’on a prodigué l’instruction, la question que posait déjà Proudhon, il y a cinquante ans, prend une actualité saisissante : si vous formez 500 000 capacités techniques par an, qu’en ferez-vous ? Ainsi, ces trois facteurs des colonies d’exploitation, les capitaux, l’esprit d’organisation et de combinaison, les capacités techniques, on peut espérer, sinon absolument compter, qu’ils ne nous manqueront pas dans la nouvelle carrière coloniale où nous sommes entrés depuis une vingtaine d’années.

Les terres non plus et les ressources naturelles à mettre en œuvre ne nous font pas défaut. Je relève dans un document parlementaire qui, lui-même, emprunte ce renseignement à la publication britannique bien connue, le Statesmans Year Book, que notre domaine colonial africain serait plus vaste que celui de l’Angleterre sur le même continent. Nous détiendrions 2 783 950 milles carrés de territoire en Afrique, alors que la Grande-Bretagne ne possède dans cette partie du monde que 2 462 436 milles carrés. Il est vrai que ces surfaces, possédées par les deux nations, sont d’une valeur bien dissemblable ; sur l’énorme empire africain qui nous appartient et qui, en mesures françaises, s’étend sur environ sept millions de kilomètres carrés, treize fois l’étendue de la France, le Sahara à lui seul entre pour plus du tiers, et non seulement il est et restera sans doute éternellement, pour la plus grande partie du moins, presque stérile, mais, en outre, nous ne le possédons que de nom, et il nous reste à y établir notre domination. En ajoutant à ces chiffres nos possessions dans les autres contrées du monde, les coloniaux consciencieux qui ne laissent pas échapper une parcelle de nos droits supputent à 8 350 000 kilomètres carrés[2], soit seize fois environ la superficie de la France, l’étendue de notre empire colonial. Quant à sa population actuelle, elle ne monterait qu’à trente-cinq millions d’âmes, restant ainsi un peu inférieure à celle de la mère patrie.

En déduisant pour les déserts, les savanes, les sols voués à une improductivité prolongée, sinon absolue, la moitié de cette immensité, il nous resterait encore, comme susceptible de mise en valeur prochaine, un domaine colonial égal à huit fois l’étendue de la France. Il est clair qu’il faudra bien des générations pour accomplir cette œuvre ; on ne peut aujourd’hui que l’ébaucher dans son ensemble et l’avancer sur quelques points. Si deux siècles trois quarts environ se sont écoulés depuis l’apparition des Anglais en Extrême-Orient jusqu’à l’heure présente où l’Empire indien est arrivé à une ‘puissance de production qui est loin d’avoir atteint encore les limites qu’on peut lui assigner, il faudra un temps au moins aussi long pour la mise complète en œuvre du domaine colonial français contemporain.

Ce domaine, nous ne croyons pas que ce fut une faute de le former. Nous pensons seulement que, à l’heure présente, il est constitué dans ses grandes lignes et que nous n’avons plus à l’étendre ; il suffit de le consolider et de le rendre compact en réunissant les divers morceaux de notre Afrique Nord-Occidentale, en joignant le Congo au Sahara, le Dahomey au Niger. C’est une tâche plutôt d’explorations et de négociations avec les puissances voisines, l’Angleterre et l’Allemagne, que de campagnes militaires. Il reste, toutefois, un adversaire dont il faut à tout prix se débarrasser dans la boucle du Niger, c’est Samory. Nous avons commis une lourde faute en usant à son endroit de demi-mesures et en laissant croître son ascendant ; on eût épargné bien des hommes et beaucoup d’argent en lui portant plus tôt un coup décisif. Il faudra bien en venir à cette résolution définitive ; on l’aura rendue plus coûteuse en la différant.


II

Parmi les huit millions et quelques centaines de mille kilomètres carrés que les écrivains coloniaux assignent à nos possessions extérieures, un des morceaux les mieux configurés et qui peuvent le plus aisément, non certes sans beaucoup de temps, recevoir l’empreinte de notre civilisation, c’est Madagascar ; elle entre pour près du dixième dans l’étendue totale de nos dépendances et se trouve à elle seule égaler en territoire la mère patrie. Objet de tentatives multipliées d’établissement et d’aventures, de la part de nos gouvernemens et de nos compatriotes depuis plus de deux siècles et demi, Madagascar vient enfin de tomber dans nos mains. Nous n’en occupons pas seulement quelques baies ou quelques côtes qui sont marécageuses et, en l’état actuel, insalubres. Nous en détenons le noyau qui est sain. Madagascar offre bien des avantages pour la colonisation ; d’abord c’est une île, ce qui est inappréciable ; on n’aura pas ainsi à lutter sans cesse contre de nouveaux groupes de populations instables ; on possède un territoire défini et circonscrit. Les communications par mer entre les différens ports permettront, au moins pendant un assez long temps, de se passer de voies de communication artificielles, toujours très coûteuses. Il suffira de relier Tananarive, par un chemin de fer à voie étroite, soit à Tamatave ou à tout autre port de la côte orientale, soit à Majunka. Les côtes, il est vrai, de la grande île malgache sont insalubres ; mais presque tout le littoral français de la Méditerranée l’est également., ou le fut autrefois, avant que des soins intelligens et le progrès des cultures n’aient atténué cet inconvénient. L’insalubrité bien connue de la vieille cité d’Aigues-Mortes, par exemple, ne l’empêche pas d’être le centre d’un des plus beaux vignobles du monde. Insalubre aussi est la côte africaine opposée à Madagascar, la célèbre Delagoa Bay, qui ne s’annonce pas moins comme devant être à bref délai un des points commerciaux les plus importans du globe. Comme il ne peut s’agir pour la France d’une colonie de peuplement, le mouvement intérieur de notre population ne se prêtant pas à ce genre de colonies, cette insalubrité, à supposer qu’elle persiste, et certainement on arrivera à l’atténuer, ne constitue pas un obstacle insurmontable. On dispute sur la qualité du sol de Madagascar ; les uns le considèrent, sauf dans les rares vallées, comme peu fertile et propre surtout aux pâturages ; d’autres en ont une opinion meilleure ; sur un point il y a unanimité d’avis, c’est que l’île abonde en richesses minérales, notamment aurifères. Il est si difficile à un explorateur, si instruit et si consciencieux soit-il, de juger, d’après les bandes de terrain parcouru, de l’avenir agricole d’un pays, qu’on doit n’accepter qu’avec beaucoup de réserve ces appréciations nécessairement sommaires. La colonisation ménage souvent des surprises ; le Canada et l’Australie passaient naguère pour des terres fort peu engageantes au point de vue cultural ; elles se trouvent, néanmoins, parmi celles qui, à l’heure présente, alimentent en produits divers les marchés européens et luttent avec succès contre les produits protégés du vieux monde. Les hauts plateaux du Transvaal, d’autre part, ne paraissent pas bien supérieurs au territoire de la grande île malgache, qui semble posséder, comme ceux-ci, la grande richesse, servant d’amorce à la colonisation, l’or.

La prise de possession de Madagascar par la France, quelque prix qu’elle nous ait coûté, quelles que soient les fautes ou les erreurs qu’on ait pu constater dans la préparation de l’expédition, a été une grande et belle œuvre. Une question se pose, toutefois, à l’heure actuelle, qu’il importe de trancher dans le bon sens, alors qu’il en est encore temps. Serons-nous vraiment les maîtres de la grande île australe ? Le traité intervenu entre la France et la reine Ranavalo nous donne-t-il un titre précis, incontesté, complet, non seulement pour l’administration intérieure, mais aussi à l’égard des étrangers, Anglais, Américains, Allemands ? Ne nous procure-t-il pas, au contraire, un domaine grevé de nombre de servitudes plus ou moins perpétuelles, et dont nous supporterons tous les frais sans jouir d’aucun avantage quant aux profits ?

Nous n’hésitons pas à dire que nous craignons, si l’on ne prend actuellement un supplément de précautions, qu’il n’en soit ainsi. Le traité conclu avec la reine Ranavalo nous paraît prêter à équivoque ; il ne nous assure pas une situation assez nette à l’égard des puissances étrangères. L’expérience que nous avons des affaires coloniales nous fait appréhender que l’on n’ait renouvelé, dans une mesure atténuée, si l’on veut, les fautes du traité du Bardo. Avec tous les hommes, nous pouvons dire sans aucune exception, qui ont suivi de près les questions concernant les colonies et qui se sont môles aux entreprises coloniales pratiques, nous pensons qu’il serait dangereux de s’en tenir à l’arrangement conclu par le général Duchesne, qu’il faut, soit l’amender, soit le compléter et l’expliquer par un autre acte ou par une déclaration formelle. C’est aussi l’avis de l’homme qui connaît le mieux en France Madagascar et les Hovas, de notre ancien résident à Tananarive, M. Le Myre de Vilers.

Nous rendons, certes, justice à MM. Ribot et Hanotaux ; on leur sera reconnaissant d’avoir établi notre domination à Madagascar ; mais on regrettera qu’ils n’aient pas déclaré, sans aucun ambage, Madagascar possession française ; et nous pensons que le Parlement doit faire cette déclaration dans les termes les plus décisifs.

Il s’est élevé dans beaucoup d’esprits une confusion au sujet des termes de protectorat et d’annexion ; les polémiques des journaux, notamment, sont remplies d’ambiguïtés à ce sujet. Le mot de protectorat est une formule nouvelle, introduite depuis très peu de temps dans la langue coloniale et politique et dénuée de toute précision. On entend par là, en général, qu’un gouvernement établit une sorte de contrôle sur un pays barbare et, sans modifier essentiellement la forme de l’administration intérieure, en laissant subsister, tout au moins en apparence, parfois aussi en réalité, les autorités indigènes, dirige, en quelque sorte par persuasion ou par suggestion, les affaires de ce pays. C’est donc un procédé d’administration ; comme tel, il donne souvent d’excellens résultats quand l’autorité indigène est à la fois solidement constituée, obéie par la population, et docile aux conseils ou aux ordres dissimulés du protecteur. Nul homme avisé et expérimenté dans les affaires coloniales ne contestera les mérites de cette méthode dans les conditions que nous venons d’indiquer. Elle fut imaginée par les Hollandais à Java et à Sumatra : les Anglais se l’approprièrent dans certaines parties de l’Inde, notamment au Kachmir ; des maharajahs, entourés d’une grande pompe et ayant au-dessous d’eux tout un appareil de fonctionnaires indigènes, sont les fidèles agens de transmission et d’exécution des volontés britanniques. Quelques résidens et sous-résidens européens suffisent alors à diriger l’administration de vastes pays. Cette appellation de résident, ce sont les Hollandais qui l’ont inventée et les Anglais, la trouvant bonne, la leur ont empruntée. Mais ni les Hollandais ni les Anglais n’ont pensé qu’ils dussent mettre officiellement le monde entier dans la confidence de ce procédé intérieur d’administration et en rendre en quelque sorte toutes les autres nations garantes. Ils ont considéré cette institution comme une organisation purement domestique, et les territoires où ils la laissaient subsister, ils les ont simplement déclarés possessions néerlandaises ou possessions britanniques. Ni le Kachmir, ni quelque autre partie de l’Inde où règne soit un maharajah, soit un prince feudataire, ne diffère aucunement au point de vue diplomatique, au point de vue de l’acte civil public, si nous pouvons ainsi parler, de la province de Madras ou de celle de Bombay.

Malheureusement, depuis notre occupation de la Tunisie, le mot de protectorat, dont il a été fait alors, si nous ne nous trompons, le premier usage dans la langue diplomatique et internationale, a pris un sens des plus confus. Il n’a pas de signification définie, il ne crée pas un titre de propriété clair, indiscutable et absolu ; il prête à des contestations sur une foule de points. J’ai, quant à moi, dès la première heure, désapprouvé le traité du Bardo et montré les difficultés incessantes qui en devaient découler. Nous avons, certes, bien fait de maintenir le bey, le premier ministre, le « ministre de la plume », les caïds et les khalifas. Nous avons constitué, au point de vue intérieur, un régime d’administration assez efficace, simple et peu coûteux. La colonisation française a pu s’établir en Tunisie et, sinon s’y épanouir aussi brillamment que le croit le public en général, du moins y prendre quelques développemens. Mais, il ne faut pas s’y méprendre, tous ceux qui connaissent ce pays savent que la colonie française y est très inquiète, qu’elle se trouve dans une situation très précaire, qu’elle est entravée et quasi arrêtée par les nombreuses servitudes qui grèvent la Tunisie au profil des étrangers et qui ont leur origine dans le titre confus de possession et non de propriété que nous crée le protectorat. Tous les colons qui sont venus dans ce pays au lendemain de notre occupation, c’est-à-dire de 1881 à 1885, ne se doutaient pas du régime auquel ils allaient être soumis, par les douanes notamment, soit pour l’importation des articles français qui leur devaient être nécessaires, soit pour l’exportation en France de leurs propres produits. Ce fut pour eux une douloureuse stupéfaction quand, au moment où leurs exploitations, par exemple leurs vignobles, arrivèrent à la période de production, vers 1887 et 1888, ils apprirent que les produits tunisiens ne pourraient pas entrer en franchise en France, qu’ils étaient assujettis à notre tarif général, encore plus dur à cette époque que le tarif conventionnel qui régissait l’importation sur notre marché des produits similaires espagnols et italiens.

M. Ribot, dans son passage au ministère des affaires étrangères, trouva, en 1890, un procédé pour atténuer les conséquences d’une aussi fâcheuse situation ; il fit admettre en franchise sur le territoire français quelques produits de la Tunisie, comme les céréales ; il réduisit les droits, sans les supprimer, sur d’autres articles, comme les vins communs ; il laissa subsister, au contraire, des taxes énormes, en certains cas tout à fait prohibitives, sur d’autres denrées tunisiennes, comme les vins de liqueur, les eaux-de-vie et tous les articles non dénommés, qui sont soumis à l’entrée en France au même traitement que les produits espagnols et autres ; dans certains cas, comme pour les eaux-de-vie, le droit qui monte à soixante-dix francs par hectolitre équivaut à une prohibition absolue. Ce régime adouci, par rapport aux rigueurs des premières années, ne laisse pas encore, on le voit, d’être bien sévère ; il n’est pas, en outre, définitif ; il est toujours révocable, dépendant d’une interpellation quelconque d’un député défavorable à la Tunisie ; les exportations tunisiennes, sous ce régime qualifié fort improprement de faveur, sont entourées des formalités les plus décourageantes pour le producteur. Le ministère du quai d’Orsay fixe d’avance chaque année les quantités des divers produits tunisiens qui pourront être introduites en France ; si ses estimations sont trop faibles, les denrées tunisiennes ne peuvent plus entrer, ou il faut attendre un nouveau décret, toujours incertain, augmentant ce que l’on appelle « les crédits d’exportation ». L’an dernier, au mois de mai, plusieurs milliers d’hectolitres de vins tunisiens qui étaient dans le port de Tunis et même déjà sur chalands pour être embarqués furent arrêtés, parce que l’on avait découvert que ces fameux « crédits d’exportation », fixés seulement à la somme dérisoire de soixante mille hectolitres de vin pour toute l’année, étaient atteints. La colonie fut dans une anxiété profonde durant plusieurs jours ; le résident télégraphiait au quai d’Orsay qui faisait attendre sa réponse ; je me trouvais à ce moment à Tunis et je parle ici des choses que j’ai vues. Heureusement, le ministre de l’agriculture devait venir présider le concours général agricole qui allait s’ouvrir dans la capitale de l’ancienne Régence. Le résident général lui fît comprendre que, si le décret élevant les crédits d’exportation ne devançait pas son arrivée, il ne pouvait répondre de l’accueil qu’il recevrait dans une colonie en proie aux plus vives alarmes.

Telle est encore la situation qui pèse sur la Tunisie : un colon tunisien ne peut vendre à l’avance ses produits dans la métropole, il ne peut conclure de marché à livrer, parce qu’il n’est jamais sûr que, sous prétexte d’épuisement des crédits d’exportation, ses denrées ne seront pas refusées en France. En vendant sa récolte, il risque toujours, de ce chef, de ne pas pouvoir tenir ses engagemens et d’être condamné à des indemnités, par la faute du déplorable régime auquel le commerce du pays est assujetti.

La France, d’un autre côté, ne peut pas davantage introduire en franchise ses produits dans l’ancienne Régence de l’Est ; ils sont uniformément frappés du droit de 8 pour 100 qui grève les marchandises des autres nations. Tout avantage que la France voudrait établir pour ses nationaux, toute immunité dont elle prétendrait faire jouir les produits français, seraient immédiatement revendiqués par l’Angleterre, qui se prévaut de la clause de la nation la plus favorisée à perpétuité. Dans une lettre écrite, il y a quelques semaines, par lord Salisbury à la Chambre de commerce de Manchester, lord Salisbury affirme hautement que les produits anglais jouiront en Tunisie de toute amélioration de traitement accordée aux produits français. Cette situation se résume en cette formule : les Français sont considérés en Tunisie comme des étrangers, ils ont la charge de l’administration, mais les étrangers sont, sous tous les rapports, leurs égaux.

On a bien dénoncé le traité italo-tunisien, et on sait avec quelle affectation l’Italie a fait remettre sa réponse à la communication qui lui a été faite, non pas au quai d’Orsay, ni à l’ambassade de France à Rome, mais au gouvernement du bey à Tunis ; on sait aussi comment elle fouille tout le passé et remue toutes les paperasses du vieux temps pour prétendre que, réserve faite du pouvoir d’administration, les Français ne peuvent avoir aucun droit à Tunis que n’y aient aussi les Italiens.

Sous ce régime, où aucune colonie ne s’est trouvée à l’égard d’aucune métropole, l’élan de la colonisation tunisienne s’est brusquement arrêté ; il y a en France, au sujet de la Tunisie, une légende dorée qui date des espérances des premiers jours. En fait, depuis 1888 ou 1889, la fondation d’exploitations agricoles a été presque complètement suspendue dans le pays ; tous les domaines que l’on cite datent des premiers jours où d’imprudens colons apportèrent d’amples capitaux, ne se doutant nullement du sort que leur réservait le traité du Bardo. Le budget s’aligne régulièrement en Tunisie, ce qui est, sans doute, un grand point ; mais les cultures s’étendent peu, il ne s’est encore fixé dans le pays qu’une douzaine de mille Français, dont la moitié représente les fonctionnaires et leurs familles. La Tunisie ne reprendra vraiment de l’essor que le jour où elle sera considérée comme une possession française véritable, le jour où une union douanière sera constituée entre elle et la France, où les Français seront regardés en Tunisie, non pas comme des étrangers, ce qui est leur situation officielle à l’heure présente, mais comme des nationaux. Ce que nous venons de dire des entraves au commerce tunisien et à la production tunisienne s’étend aussi aux impôts, aux tribunaux, à tout le régime personnel des Européens et des Français dans l’ancienne Régence de l’Est. On voudrait effectuer quelques modifications à l’organisation fiscale, par exemple, qui comporte trop de restes de l’ancienne barbarie, on est arrêté à chaque pas, parce que le gouvernement français n’est pas on Tunisie un maître incontesté ; on ne l’admet que comme une sorte de conseil judiciaire qui ne peut modifier les engagemens antérieurs de son pupille ; si, pour redresser ou tempérer quelque impôt baroque sur les ventes des denrées, on songe à établir un système de patentes, on éprouve l’appréhension que quelque consul étranger ne se réclame de quelque convention archaïque pour réclamer l’immunité en faveur de ses nationaux.

Ces difficultés viennent de ce que ce mot de protectorat, qu’on a employé légèrement, est un terme nouveau dans la langue diplomatique et qui n’a aucune signification définie. Il paraît laisser ou du moins certains intéressés prétendent qu’il laisse à la nation protectrice et à ses nationaux la qualité d’étrangers sur le sol de la nation protégée. Un conseil judiciaire ne peut administrer les biens de son pupille comme il administre ses propres biens à lui-même, il n’a pas la même liberté d’allures et de décision. Certes, nous espérons bien qu’à Tunis le gouvernement français sortira de cette situation ambiguë, qui contrarie le développement tunisien, mais il y faudra beaucoup de résolution ; il faudra qu’il fasse un acte d’autorité en déclarant qu’à ses yeux la nation protectrice a sur le territoire de la nation protégée des droits spéciaux, que la clause de la nation la plus favorisée ne peut être opposée par des tiers aux nationaux de la nation protectrice, qui doivent être considérés comme des nationaux sur le sol de la nation protégée. Il importe que le gouvernement français fasse celle déclaration, cet acte d’autorité, le plus tôt possible, sans ambages, et qu’il se rie ensuite avec courtoisie, mais fermeté, des remontrances qui pourront lui être adressées. Si le gouvernement français a ce devoir en ce qui concerne Tunis, on ne comprendrait pas par quelle aberration il se jetterait dans un guêpier du même genre à Madagascar.

On voit depuis plusieurs années, bien avant ses éblouissans succès, le Japon mettre tout en œuvre pour se dégager des servitudes qui, sous le nom de traités, le liaient aux puissances occidentales, et un grand pays comme la France irait assumer, dans des possessions qui lui ont coûté des trésors et du sang, des servitudes du même genre à l’égard de toutes les nations civilisées !

Le tort de notre gouvernement en cette matière a été de confondre une méthode intérieure d’administration avec un titre de possession. Le procédé qui consiste à maintenir, quand il se trouve suffisamment bien constitué, le gouvernement indigène et les autorités indigènes, est un procédé parfois excellent. Nous ne voudrions aucunement, quant à nous, que l’on supprimât le bey de Tunis, les deux ministres tunisiens, les caïds et les khalifats ; nous n’aspirons pas à ce qu’on donne à la Tunisie des députés et des conseillers généraux ; mais nous pensons que le bey de Tunis ne doit exister que pour nous et pour les indigènes, qu’il doit être, pour l’Angleterre et pour l’Italie, ce qu’est pour nous tout maharajah indien auquel le gouvernement britannique a laissé, sous le contrôle d’un résident, l’administration de ses États héréditaires. Voilà pourquoi nous avons imaginé cette formule : l’annexion à l’égard de l’étranger ; l’administration avec le concours des autorités indigènes comme régime intérieur.

Cette formule est la seule qui concilie les divers termes du problème ; c’est celle qui pratiquement a été observée, en mainte circonstance, par les Anglais dans l’Inde, par les Hollandais à Java et à Sumatra, par les Russes à Khiva où ils ont maintenu un khan, à Bokkhara où ils ont conservé un émir, par tous les peuples colonisateurs en un mot. Le bey de Tunis, la reine de Madagascar doivent être pour nous ce que sont le khan de Khiva, l’émir de Bokkhara pour la Russie, des intermédiaires commodes et souples pour l’administration intérieure, mais rien de plus. Un haut personnage russe que nous voyions ces jours-ci même nous disait que l’empereur de Russie avait fait le khan de Khiva colonel russe, et que celui-ci en avait éprouvé une grande joie.

L’homme qui connaît le mieux Madagascar et les Hovas et qui a du régime à suivre en ce pays la même conception que nous, M. Le Myre de Vilers, a trouvé une autre formule qui exprime la même idée que la nôtre : il faut à Madagascar un protectorat administratif, non un protectorat politique. Avec sa grande expérience des choses coloniales, M. Le Myre de Vilers a raison : le protectorat, dirons-nous en nous résumant sur ce point, est une méthode intérieure d’administration : ce n’est pas un titre de possession ; comme titre de possession, c’est un mot sans précision, au sens vague et incertain et dont les quelques rares précédens au point de vue diplomatique, notamment celui de Tunisie, sont fâcheux et prêtent à chicane.

Qu’on ne s’entête pas à tout confondre, comme l’ont fait les polémiques de presse en opposant à ce qu’on appelle ainsi le protectorat l’administration directe, la suppression des autorités indigènes, la création d’une série infinie de fonctionnaires français ; il ne s’agit de rien de pareil ; c’est en vérité se donner trop beau jeu que de dénaturer ainsi les idées et les projets des gens que l’on prétend réfuter. Le dissentiment porte non pas sur la méthode intérieure d’administration, mais sur la nature du titre de possession que la France revendiquera sur Madagascar. Or, ce titre de possession, ce ne peut être le protectorat, qui est un mot nouveau, à sens ondoyant et incertain, ambigu et contestable. Nous devons purement et simplement déclarer Madagascar possession française, comme les Anglais ont déclaré les Indes possessions anglaises, et les Hollandais Java et Sumatra possessions hollandaises ; puis, cette possession française, ainsi officiellement et nettement constituée, nous l’administrerons avec le concours de la reine et des autorités malgaches, comme les Anglais et les Hollandais, qui sont les inventeurs de tout ce système, administrent certaines parties de l’Inde, de Java ou de Sumatra, avec le concours de maharajahs ou de princes indigènes. Mais, au moins, nous aurons un titre de possession clair : nous serons souverains à Madagascar et, quoi qu’on en dise, après tout le sang que nous y avons répandu et la centaine de millions au moins que nous y avons dépensée, la France a le droit d’y jouir de la souveraineté, et elle en a même le devoir.

On demandera ce que deviendra en cette occurrence le traité passé avec la reine Ranavalo, et quelles peuvent être les conséquences de la modification que nous réclamons dans notre titre de possession.

Il est manifeste que le gouvernement, MM. Ribot et Hanotaux, se sont efforcés d’exclure de l’acte conclu avec la reine Ranavalo, les engagemens imprudens et les sources de difficultés qui se sont trouvés dans le traité du Bardo. Leur effort est méritoire, mais y ont-ils réussi ? Le traité paraît avoir été emporté ou envoyé de France au début ou au cours de la campagne, alors que l’on ne pouvait pas encore en supputer exactement les sacrifices ou mesurer la complète déroute finale des Hovas. Certes, si dès l’arrivée de nos troupes à Majunka, la reine Ranavalo avait spontanément accepté ces clauses, on eût pu arguer que, pour restreindre au minimum les sacrifices de la France, il était sage de s’en tenir là ; mais après une campagne de six mois, qui aura coûté plus de cent millions et environ quatre ou cinq mille hommes, quand nous possédons Tananarive et que la reine et tout son gouvernement sont dans nos mains, convient-il de se contenter d’un titre de possession qui est incomplet et ambigu ? Ce n’est pas trop s’avancer que de dire qu’il y a eu dans toutes les classes de la population en France une pénible surprise à la lecture des clauses du traité. J’en ai recueilli l’impression tant en province qu’à Paris, tant parmi les cultivateurs et les ouvriers que parmi les négocians et les hommes des professions libérales.

Convenait-il d’abord de faire un traité ? Rédiger à l’avance, tout au moins deux ou trois mois d’avance, une série d’engagemens qu’un général imposerait au vaincu, était-ce bien la meilleure méthode de tirer de notre coûteuse victoire tout le parti possible ? Il faut toujours un accord consacré par écrit pour mettre fin à toute lutte, même entre un peuple civilisé et un peuple barbare. Mais cet accord peut revêtir différentes formes ; ce pouvait être un acte de soumission, ce pouvait être une convention et non un traité : les mots ont ici leur importance, car toutes les nuances en ont une dans les questions de ce genre. On eût fait une convention où le général Duchesne, au nom du gouvernement français, se fût engagé à maintenir à la reine Ranavalo tous ses honneurs et toutes ses dignités, à lui assurer une liste civile d’une somme déterminée, à s’aider du concours des autorités hovas pour l’administration de l’île : il n’y a aucun doute qu’une convention de ce genre eût été acceptée par la reine, au point où en étaient ses affaires. Cette convention eût été, certes, bien préférable au traité. Si l’on avait voulu faire un traité à proprement parler, encore le général en chef du corps expéditionnaire eût-il dû avoir mission de poser seulement des préliminaires. Le général Bonaparte était certes un victorieux : ce ne furent pourtant que des préliminaires qu’il signa à Léoben.

Il est manifeste que le dernier cabinet a prévu les inconvéniens d’un traité aussi rapidement conclu ; il a été stipulé que ce traité ne serait valable qu’après l’approbation des Chambres. Les Chambres ont le droit, soit de l’approuver, soit de le rejeter, soit d’en amender le texte, sous la réserve que les Hovas donnent leur consentement aux modifications introduites, soit de le compléter et de l’expliquer par une déclaration et un commentaire.

Entre ces diverses solutions, quel est le parti le plus sage et le plus prévoyant ? Pour répondre à cette question, il faut rechercher le sens du traité. Les clauses en sont en partie fort claires, en partie fort obscures. Quant au droit de contrôle et même de direction du gouvernement français sur l’administration intérieure, elles sont suffisamment claires et précises. Quant au statut personnel de nos nationaux dans l’île, quant à l’assimilation des produits français aux produits malgaches, quant à l’impossibilité pour les gouvernemens étrangers d’invoquer à notre encontre la clause de la nation la plus favorisée, comme elles s’en prévalent en Tunisie, les clauses du traité sont absolument obscures ; elles nous laissent dans l’état de choses antérieur, et il n’en pouvait être autrement, puisqu’il s’agit d’un traité entre la France et les Hovas, liés eux-mêmes par des engagemens en cours, plusieurs à forme perpétuelle, avec différentes nations. Le gouvernement a bien vu la difficulté, mais il ne Ta pas résolue ; il a inséré à l’article VI cette clause : « Le gouvernement de la République française n’assume aucune responsabilité à raison des engagemens, dettes ou concessions, que le gouvernement de Sa Majesté la reine de Madagascar a pu souscrire avant la signature du présent traité. » Certes, nous approuvons le dernier cabinet de n’avoir pas répété dans le traité hova l’imprudente déclaration du traité du Bardo ; mais cette clause défensive constitue une précaution, sinon absolument inutile, du moins insuffisante. Déjà les journaux anglais déclarent que le traité entre la France et les Hovas, étant res inter aitos acta, ne peut porter aucune atteinte aux engagemens qui ont été pris par la reine de Madagascar envers l’Angleterre ; les Américains feront demain le même raisonnement et également les Allemands.

Dans cette situation, les Français continueront d’être considérés à Madagascar comme des étrangers ; les produits français seront assujettis à toutes les taxes qui grèveront les produits britanniques et américains ; éternellement, puisque les traités entre Madagascar et la Grande-Bretagne sont perpétuels, ce sort pénible sera réservé à nos exportations dans l’île. Nous ne serons jamais, pas plus dans un siècle ou deux qu’à l’heure présente, les maîtres des douanes, dont le maximum des droits ne devra jamais dépasser 8 pour 100, ni les maîtres des impôts, ni même les maîtres incontestés du régime des terres. Privée de ressources, car celles-ci ne lui peuvent venir que des douanes et des impôts, Madagascar ne pourra pas se développer. Nous aurons toutes les charges de l’occupation ; il faudra qu’avec les deniers de la mère patrie nous comblions les déficits d’un budget privé d’élasticité ; et les étrangers ayant tout autant de droits que nous, étant exactement sur le même pied que nous, tireront les plus palpables bénéfices de nos efforts et de nos dépenses. Il ne faut pas oublier, en effet, que Madagascar se trouve en face des possessions britanniques de l’Afrique australe. Si encore à Tunis, situé à peu de distance de la France et voisine de notre Algérie, nous avons pu, malgré le précaire et fâcheux régime international, implanter quelques cultures et jeter en quatorze ans une douzaine de mille âmes de population française, nous ne pouvons espérer à Madagascar, sans aucun avantage à l’encontre des Anglais, obtenir un résultat analogue. Avec ce protectorat, qui laisserait les Français et les produits français traités en étrangers à Madagascar, nous ferions tous les frais d’une sorte de communal européen, où ceux de nos rivaux qui ont déjà de grands établissemens dans cette région s’épanouiraient à l’aise. Il se rencontrerait, en peu d’années, que nous aurions simplement, avec le sang français et l’argent français, préparé, couvé et développé une colonie britannique.

Notre situation d’étrangers à Madagascar est encore accentuée dans le traité par l’article VII, relatif à la délimitation du territoire de Diego-Suarez. Le soin qui est apporté à préciser la ligne de démarcation ne fait qu’accentuer la différence entre la minuscule et infertile colonie qui nous appartient et la grande terre où nous serions des protecteurs, mais où nous resterions des étrangers.

Quand on analyse ces clauses, on comprend la déception qu’ont éprouvée, non seulement le gros public, qui juge d’après les impressions générales, mais tous les hommes, sans presque aucune exception, qui ont quelque pratique des questions coloniales : ceux, comme M. Le Myre de Vilers, qui ont représenté la France dans l’île, et ceux qui, s’étant mêlés à la colonisation tunisienne, ont éprouvé les fâcheux effets de ce que l’on appelle le protectorat diplomatique et politique.

Si, au contraire, on déclarait Madagascar possession française, réserve faite du régime d’administration intérieure, la situation serait tout autre. Dans ce cas, il est incontestable que les Français seraient considérés à Madagascar comme des nationaux ; les produits français seraient assimilés, dans l’île, aux produits nationaux ; ils seraient, ipso facto, affranchis des droits de douane ; les étrangers ne pourraient s’autoriser de cette immunité pour réclamer le traitement de la nation la plus favorisée. Ce serait là, déjà, un grand point ; nous n’avons pu encore y arriver, en Tunisie, après quatorze ans d’occupation. La déclaration que Madagascar est possession française suffirait-elle pour faire tomber les traités conclus entre la reine et l’Angleterre et les autres puissances ? Bien des précédens diplomatiques pourraient être invoqués dans ce sens, et l’affirmative paraît beaucoup plus probable que la négative. Mais en admettant que la question prêtât à douter, nous serions dans une situation bien meilleure pour en obtenir une solution favorable. Notre droit, par exemple, n’admet pas les engagemens perpétuels ou ne les admet que comme susceptibles de dénonciation à la volonté de l’une des parties ; nous serions donc dans une bien meilleure posture pour remanier des conventions contraires à tous les principes de notre droit que si nous sommes simplement les protecteurs des Hovas qui, en pleine connaissance de cause, ont conclu ces conventions. Mais n’y eut-il que ce fait, celui-ci incontestable, qu’en déclarant Madagascar possession française nous assurons aux produits français dans l’île l’immunité de tous droits, cette seule considération suffit pour démontrer que Madagascar doit être proclamée possession française. Ainsi il est impossible de s’en tenir au traité. Convient-il maintenant de l’amender ? On le pourrait, certes, et il n’en résulterait, suivant toutes les probabilités, aucun inconvénient matériel. La reine a signé l’acte qu’on lui a présenté, après l’épuisement de ses forces et dans l’impossibilité de toute résistance ; elle et son gouvernement étaient et sont encore dans nos mains. Elle eût signé et elle signerait encore tout autre acte qui lui conserverait ses honneurs, ses dignités, qui lui assurerait les moyens de tenir son rang, et qui ferait aux autorités malgaches une large part de collaboration dans l’administration intérieure de l’île. A vrai dire, les remaniemens à apporter à la convention conclue entre la reine et la France importeraient fort peu à la reine, puisqu’ils ne changeraient rien d’essentiel à sa situation ; qu’ils laisseraient subsister, suivant l’heureuse distinction de M. Le Myre de Vilers, le protectorat administratif ; et se contenteraient de substituer notre souveraineté, au point de vue diplomatique, à un indécis et obscur protectorat politique. On pourrait donc parfaitement amender la convention passée avec les Hovas sans qu’il en résultât rien de fâcheux.

Si l’on éprouve, cependant, quelque scrupule à le faire, il s’offre un autre moyen tout simple de trancher la question. Il suffit de considérer le traité comme une convention concernant uniquement le régime intérieur de l’île, à ne pas le communiquer aux puissances, à faire émettre par les Chambres la déclaration que Madagascar est possession française et à ne porter à la connaissance des puissances que cette seule déclaration. Le gouvernement saisirait le Parlement d’un projet de loi dans l’exposé duquel serait relaté le traité malgache et qui se terminerait par ce dispositif : le gouvernement français, approuvant les conventions passées avec la reine de Madagascar pour l’administration intérieure de cette île, déclare Madagascar possession française. Ainsi, tous les élémens du problème seraient résolus ; Madagascar serait, au point de vue politique et diplomatique, une possession française pure et simple ; d’un autre côté, pour l’administration intérieure, toutes les clauses du traité seraient observées, et c’est ce qui importe à la reine et aux Malgaches. Cette solution est la plus simple ; elle est d’une complète correction. Rien ne nous oblige à communiquer les diverses clauses du traité aux puissances ; le traité lui-même porte que « le résident général sera chargé des rapports avec les agens des puissances étrangères. » Nous avons donc toute liberté de nous en tenir à la communication qui nous paraîtra résumer le mieux la situation nouvelle de l’île.

On s’est demandé quel serait celui des ministères français qui aurait la charge d’administrer Madagascar. Si l’on déclare hautement le protectorat, il en découle que c’est le ministère des affaires étrangères qui dirigera les affaires malgaches, comme il dirige déjà les affaires tunisiennes. Si, au contraire, objecte-t-on, Madagascar est déclarée possession française, ce serait, objectera-t-on, le ministère des colonies qui devrait en avoir l’administration. Cette conséquence n’est nullement nécessaire ; les affaires de Madagascar, même proclamée possession française, peuvent parfaitement ressortir au ministère du quai d’Orsay ; il suffirait de modifier légèrement le titre d’une des directions de ce département et de l’intituler : direction des protectorats et des possessions diverses. Ce mot de possession est employé depuis longtemps chez nos voisins, dans la langue politique, en opposition au mot de colonie. Ainsi l’Inde n’est jamais qualifiée en Angleterre de colonie, mais toujours de possession, ce qui n’enlève rien à l’absolue souveraineté de la Grande-Bretagne sur cette dernière contrée[3]. Nous comprenons que l’on éprouve quelque défiance à l’endroit du ministère des colonies ; nous-même, si dévoué que nous soyons à l’expansion coloniale de la France, dont nous avons quelque droit de dire que nous avons été l’un des promoteurs, nous avons souvent déclaré que l’institution d’un ministère des colonies avait été prématurée et que ce rouage était plus dangereux qu’utile.

Voilà donc la solution trouvée, très simple, très nette, décisive et définitive : Madagascar est déclarée possession française, et le traité avec les Hovas est ratifié comme régime intérieur. Les mots confus et équivoques d’annexion et de protectorat sont éliminés.

Si l’on adopte ce procédé, les difficultés disparaissent ; Madagascar est à nous et bien à nous ; les Français et leurs produits sont traités à Madagascar comme nationaux ; d’autre part, nous conservons comme instrumens de transmission et d’exécution les autorités indigènes.

Si, au contraire, on communique aux puissances la convention conclue entre les Malgaches et la France, si l’on s’en tient pour notre dépendance nouvelle à l’appellation imprécise et vague de protectorat, alors les Français et leurs produits continueront à être traités à Madagascar comme étrangers ; les difficultés seront insurmontables et se succéderont les unes aux autres.

Qu’on y prenne garde : la France a bien des fois péché par légèreté et par précipitation dans sa carrière coloniale récente. Dans le désir de terminer hâtivement une affaire difficile, elle a signé des arrangemens désastreux qui ont été l’origine d’énormes et imprévus sacrifices. Il suffit de rappeler ici le déplorable traité de la Tafna conclu en 1837 avec Abd-el-Kader ; l’opinion publique en France le blâmait hautement ; on le ratifia par lassitude et pour en finir ; ce traité ne finit rien, au contraire, il aggrava la situation et on peut dire que, par ses conséquences, il coûta à la France plus d’un milliard et la mort de vingt mille à trente mille hommes. De même, le traité de 1883 avec la reine Ranavalo constitua une de ces paix boiteuses qui ne terminent rien. De même encore, quoique à un degré moindre, si l’on veut, le traité du Bardo a été l’origine de difficultés incessantes au milieu desquelles nous nous débattons aujourd’hui : quatorze ans après avoir occupé la Tunisie, nous ne sommes pas encore arrivés à constituer la franchise des relations commerciales entre ce pays et la France ; on n’entend pas encore dire que le gouvernement ait dénoncé le traité anglo-tunisien. Que l’expérience de toutes ces fautes nous instruise. Réglons définitivement l’affaire de Madagascar par la seule solution juste et précise, qui est celle que nous venons d’indiquer.


III

Nous nous sommes arrêté longtemps à notre dernière acquisition coloniale et à la définition de la formule qui doit la sanctionner et enlever toute équivoque à notre titre de possession. C’est que, par son urgence, cette question prime actuellement toutes les autres.

Nous voudrions, dans l’espace qui nous reste, examiner rapidement quelques autres sujets qui se rattachent à la colonisation française. Comment devons-nous organiser, d’une part, la garde de nos colonies, d’autre part, l’exploitation ou les premiers travaux de mise en œuvre des énormes régions qui nous sont dévolues ? C’est l’incertitude qui prévaut, dans les sphères gouvernementales et parlementaires, sur ces importans problèmes. On tâtonne et l’on hésite sans cesse ; on va au hasard, ou plutôt on suit à de courts intervalles des procédés contradictoires. On n’a aucune méthode.

On peut se passer de méthode pour acquérir, mais non pour mettre en valeur, ni même pour conserver.

En ce qui touche la garde de nos colonies, il est un instrument indispensable, c’est la constitution d’une armée coloniale spéciale ; cette armée ne peut être recrutée sans inconvéniens, que par des engagemens volontaires. Elle doit être une armée de mercenaires. Ce mot d’armée de mercenaires choque les oreilles délicates. Voilà vingt ans, quant à nous, que nous l’employons, parce que les idées nettes exigent des mots d’une complète netteté ; faute de les mettre en relief et de les employer, on n’a plus aucune ligne directrice et l’on crée des organisations confuses et instables.

Toutes les grandes puissances coloniales, aussi bien dans le passé que dans le présent, ont recouru ou recourent aux armées de mercenaires ; il suffit d’en citer les deux plus éclatans exemples : Carthage et la Grande-Bretagne.

Cela ne veut, certes, pas dire que tous les hommes qui s’engageront dans ces corps de troupes n’auront d’autre but que l’intérêt pécuniaire ; il s’y présentera, nous l’espérons, surtout pour le corps d’officiers, nombre de jeunes gens enthousiastes, épris d’aventures et de gloire ; mais le fonds même de la troupe sera composé d’hommes qui, tout en étant énergiques, sensibles à l’attrait de l’inconnu et de la vie exotique, ne seront attirés, pour la plupart, dans le rang que par des avantages de paie et surtout de primes d’engagement immédiatement payées. L’armée coloniale doit donc être une armée professionnelle où l’on ne passe pas, mais où l’on reste, d’où l’on ne sort que vers la quarantaine, sinon même un peu plus tard, pour jouir d’une pension ou de certains emplois coloniaux.

C’est une des plus grandes lacunes des sociétés du continent de l’Europe qu’il n’y existe plus de carrière militaire pour les hommes du peuple, sans instruction et sans aptitude spéciale. Dans tous les siècles antérieurs et dans toutes les autres sociétés, aujourd’hui encore chez les Anglais et, dans une moindre mesure, chez les Américains, la profession militaire est ouverte aux gens qui ne se sentent aucun goût pour une autre. On peut y être soldat, simple soldat quasi à vie, comme on est maçon ou tailleur, ou cordonnier. C’est alors un métier comme un autre, d’être soldat. Les anciennes monarchies, pour ne pas remonter plus haut, remplissaient ainsi l’armée d’engagés volontaires de trempe solide. Il y a toute une catégorie de gens qui ont des muscles robustes, de la bravoure en face du danger, de l’endurance dans des circonstances exceptionnelles, et dont l’esprit et le caractère sont faibles, qui consentent malaisément à s’assujettir à un travail libre et régulier, qui ne savent pas et ne veulent pas conduire leur vie. Ces hommes, bien encadrés, dirigés par une discipline à la fois sévère et bienveillante, ayant dans le régiment une vie toute tracée, où les devoirs imposés alternent avec des loisirs de quelque étendue, où les vivres sont assurés, où de temps en temps quelque grain d’aventure vient satisfaire la fantaisie, nos grandes armées modernes ne les emploient plus. Il n’existe aujourd’hui de carrière militaire que pour ceux qui veulent et peuvent devenir officiers ou tout au moins sous-officiers ; cette carrière est fermée à ceux qui constitueraient de simples soldats permanens, professionnels, n’ayant pas d’aptitude pour être gradés, à tous ces hommes, en un mot, qui ont le corps robuste et l’esprit nonchalant, insouciant.

De ces hommes, cependant, les nations modernes fourmillent. Certainement, il s’en trouve en France bien des dizaines de mille. C’étaient eux qui, il y a un quart de siècle encore, formaient « les remplaçons ». Ils faisaient de très bons soldats. Sait-on combien il s’en trouvait dans notre armée du second empire qui, si elle a été médiocrement commandée, a magnifiquement combattu ? D’après le Compte rendu sur le recrutement de l’armée pour l’année 1808, il se trouvait au 1er janvier 1869 dans l’armée française 1 225 substituans et 59,171 remplaçans ; plus de soixante mille hommes de ces deux catégories[4].

Ainsi, il se trouve en France une soixantaine de mille hommes qui ont le goût d’être soldats, simples soldats, et de faire de cette situation un métier permanent et professionnel. Ce sont des hommes qui préfèrent une vie dont tous les détails sont réglés d’avance et dépendent des ordres d’autrui à une existence qu’ils seraient obligés de conduire eux-mêmes et de pourvoir chaque jour. Mauvaises têtes, natures molles et muscles robustes, on peut se demander avec inquiétude ce que deviennent, aujourd’hui que la carrière militaire leur est, pour ainsi dire, fermée, ces soixante mille hommes. Si le nombre des délits et des crimes et celui des vagabonds se sont sensiblement accrus, la cause n’en est-elle pas en partie dans l’élimination d’une profession qui est une des plus naturelles à l’humanité, la profession de soldat ? Si, d’autre part, en Angleterre, les crimes et les délits sont beaucoup moins nombreux que chez nous, n’est-ce pas, pour une part, que l’armée sert d’asile permanent, non pas à plusieurs dizaines de mille hommes, mais à plusieurs centaines de mille, qui n’ont pas le goût des métiers civils et qui préfèrent une vie disciplinée avec quelques loisirs et quelque confortable à l’embarras de conduire soi-même son existence et d’y pourvoir chaque matin.

Le jour où on le voudra, on trouvera, parmi les hommes de vingt-quatre à quarante ans, beaucoup plus que le nombre qui serait nécessaire pour recruter amplement une armée coloniale professionnelle. Il n’est pas besoin, en effet, de soixante mille soldats français coloniaux, chiffre des remplaçans dans l’armée du second empire ; vingt mille à vingt-cinq mille Français suffiraient, au grand maximum, avec cinq mille hommes de la Légion étrangère et vingt-cinq mille à trente mille Kabyles, Arabes, Sénégalais, Haoussas, Comorriens, Annamites, etc.

Toute cette armée coûterait-elle cher ? Évidemment, il faudrait des primes d’engagement et peut-être un prêt un peu plus élevé que dans notre armée nationale ; on devrait y ajouter des pensions, les emplois coloniaux ne pouvant toujours suffire. Mais, d’une part, en ce qui concerne les Kabyles, Arabes, Sénégalais, Haoussas, Comorriens, les primes d’engagement peuvent être assez légères, ces gens ayant des habitudes peu exigeantes. Pour les Français, elles devraient naturellement être plus élevées ; mais, comme les engagemens ne seraient reçus que pour cinq ans au moins, qu’il y aurait beaucoup de réengagemens, que les frais de transport, de rapatriement, de maladie et d’hôpital resteraient des deux tiers ou des trois quarts au-dessous de ce qu’ils atteignent actuellement, il est probable qu’on trouverait dans ces économies la compensation de ce surcroît de dépenses. S’il manquait quelque chose à cette balance, on le regagnerait par la plus grande efficacité et rapidité des expéditions.

On objecte que les essais faits pour recruter des engagemens volontaires dans l’infanterie de marine n’ont pas donné tous les résultats qu’on en attendait ; c’est, sans doute, qu’on s’y est mal pris. On a été arrêté par des scrupules excessifs. Les « remplaçans » du second empire cédaient, en général, à l’appât d’une forte somme immédiatement payée : on leur remettait mille francs ou mille cinq cents francs, que beaucoup, sans doute, gaspillaient et dont ils faisaient un usage parfois peu recommandable. Cela valait toujours mieux que s’ils avaient été enclins à voler une somme de ce genre, et le résultat pratique que l’on cherchait était obtenu : on avait des soldats, hommes faits et vigoureux, sous les drapeaux. Aujourd’hui, par une pudeur, dont la source sans doute est louable, mais dont les résultats sont funestes, on appréhende de remettre à l’engagé volontaire une forte somme lors de son engagement ; on la lui inscrit sur un livret de caisse d’épargne dont le montant lui sera remis à sa sortie. Cette méthode est, certes, vertueuse, mais dénuée de toute efficacité. Si l’on veut que les engagemens volontaires affluent pour l’armée coloniale, il faut que, sur la prime d’engagement de mille à mille deux cents francs ou mille cinq cents francs, supposons-nous, pour un service de cinq à sept ans, la moitié soit offerte en paiement immédiat à l’engagé avec faculté pour lui d’en disposer à son gré. Dans ces conditions, on retrouverait les soixante mille remplaçons du second empire, et l’on n’a besoin que du tiers ou du quart de ce nombre.

Pour ce qui concerne les auxiliaires Kabyles, Arabes, Sénégalais, Haoussas, Dahoméens, Comorriens, Annamites, il importe ainsi que le service militaire soit strictement professionnel, avec des primes d’engagement qui peuvent être assez modiques et des pensions légères après quinze ou vingt ans de service. Ce système fortifierait considérablement notre situation dans nos diverses colonies et y rendrait beaucoup moins fréquentes les insurrections et les émeutes. Nous nous sommes avisés d’introduire dans diverses de nos dépendances le service militaire obligatoire pour les indigènes, en Tunisie par exemple ; au Tonkin, nous avons imposé une sorte de service de garde nationale ; c’est agir avec la plus grande imprévoyance. Nous n’avons aucun intérêt à apprendre le maniement des armes et la discipline à toute la population ; au contraire, c’est la mécontenter dans le présent et nous affaiblir en cas d’insurrection. Il faut, dans toutes nos colonies, n’imposer à personne le service militaire, mais faire de la situation de soldat un métier permanent, qu’embrasseront les hommes qui en auront le goût : en leur accordant quelques primes, quelques distinctions et quelques légères pensions, au bout d’un long temps de service, ces gens-là nous seront tous dévoués, ils craindront que la domination française ne disparaisse ; ils formeront un noyau actif pour nous soutenir.

La future armée coloniale doit donc être une armée strictement professionnelle. Divers projets ou propositions de loi s’écartent de ce principe et admettent que l’on pourra continuer à puiser dans le contingent annuel ; ce serait une énorme erreur ; il n’y a d’armée coloniale réelle que celle qui se recrute uniquement par engagemens volontaires, et à la condition d’offrir des primes d’un paiement immédiat, on trouvera trois ou quatre fois plus de volontaires qu’il n’est nécessaire.

On agite souvent aussi la question de savoir à quel ministère devra être rattachée cette armée coloniale. Nous répondons, quant à nous, sans hésiter, que c’est au ministère de la marine ; mais il serait trop long d’en exposer ici les raisons.


IV

Nous venons d’exposer le moyen de garder, au besoin même d’étendre ou de consolider, en ce qui concerne le Soudan et l’Afrique occidentale, nos colonies ; il convient, d’autre part, de les mettre en exploitation ; quelle est la méthode à suivre à ce sujet ?

Ces colonies sont de nature très différente : il y a les contrées proches de nous et où les travaux préparatoires sont déjà assez avancés, comme l’Algérie et la Tunisie ; on y peut joindre encore le Sénégal, Soudan non compris, et nos établissemens de l’Afrique occidentale dans leur partie côtière. Il suffit d’avoir dans ces régions un régime administratif libéral et souple, une gestion économe, d’y procurer la sécurité, d’y faire sans exagération quelques travaux publics, en recourant particulièrement aux ressources locales, pour que la colonisation, ou du moins l’exploitation, s’y développe. Les capitaux s’y porteront, pour peu que l’on soit bienveillant, c’est-à-dire équitable à leur endroit, et que l’on ne change pas, sans cesse, de méthode administrative.

Le premier devoir qui s’impose à la nation colonisatrice c’est une très stricte fidélité à ses engagemens ; nous craignons fort que, depuis quelques années surtout, les pouvoirs publics n’aient un peu dégénéré à ce sujet. Nous avons différens indices récens, en ce qui concerne l’Algérie, par exemple, et la côte d’Ivoire, d’une tendance de l’Etat à s’affranchir du respect des contrats qu’il a passés avec les particuliers. Les chemins de fer algériens fournissent une première preuve de cette disposition fâcheuse : l’Etat a fait exécuter les chemins de fer algériens, depuis 1871, sous un régime de garanties d’intérêts établies d’après des forfaits de construction et des forfaits d’exploitation. Il s’est trouvé à la longue que ce système, surtout en ce qui concerne les forfaits d’exploitation, a été démontré offrir de graves inconvéniens ; les compagnies n’avaient aucun intérêt parfois à accroître le trafic ; il se pourrait même qu’elles en eussent eu à l’écarter. Au lieu de négocier avec ces sociétés pour obtenir d’elles quelques remaniemens à des clauses anormales, — et l’on serait facilement arrivé à une solution équitable quand il s’agissait d’additions de lignes nouvelles, par exemple, ou de travaux extraordinaires, — on a prétendu leur imposer des modifications profondes à leur contrat, qui en altéraient complètement l’esprit et menaçaient la situation des actionnaires. Cette conduite arrogante et prépotente de la part de l’Etat est aussi imprévoyante qu’inique. Si le gouvernement ne respecte pas les contrats qu’il a signés, s’il s’attribue le droit de les changer par la force, quand ils se révèlent comme désavantageux, toute entreprise nouvelle, surtout aux colonies, est impossible.

Les capitaux que l’on expose dans des œuvres d’utilité publique ou privée, en plein pays neuf ou barbare, sont soumis à des aléas si nombreux et si intenses que toutes les personnes qui n’ont pas, à un assez haut degré, l’esprit d’aventure et de lucre s’abstiennent systématiquement de ce genre de placemens. Si l’Etat vient encore détruire l’équilibre naturel entre les bonnes et les mauvaises chances, en prétendant s’attribuer en partie le bénéfice des premières, quand par hasard elles se rencontrent, les motifs qui portent certains capitalistes aux entreprises lointaines et coloniales disparaissent absolument. Il faut laisser à ceux qui s’engagent dans ces emplois hasardeux de capitaux la plénitude des bonnes chances, et si le succès se manifeste, éclatant une fois, entre dix ou cent échecs, ne pas venir chicanera ces aventuriers heureux la plénitude des résultats favorables qui leur échoient.

Nous devons en prendre notre parti : les colonies ont toujours dû leur fondation et aussi leur prospérité première à des aventuriers : Cortez et Pizarre, comme Stanley et Cecil Rhodes, même Raleigh et Penn, comptent parmi les aventuriers. Un biographe de Raleigh résume ainsi sa vie : « Il se montra insatiable de places, de dignités et de richesses ; mais en même temps il avait le génie et les sentimens d’un héros. » Croire à la modération des désirs, au désintéressement démocratique, des hommes qui vont conquérir et défricher des continens nouveaux et qui y jettent les fondations d’immenses empires, c’est d’une inexprimable naïveté. Il n’est pas jusqu’à Colomb, dont la postérité pieuse a transfiguré les traits, qui n’ait stipulé à son profit d’énormes avantages pour les terres qu’il découvrirait. Les commerçans, les capitalistes, les amorceurs de trafic Jet de civilisation qui, non seulement au XVIe, mais au XVIIe siècle, nouèrent les premiers des relations ou qui les développèrent, quand elles n’étaient qu’en embryon, avec les pays barbares ou sauvages d’Orient et d’Occident, furent longtemps appelés, dans la Grande-Bretagne, merchants aventurers, les marchands aventuriers. Vouloir transformer ces vigoureuses et exubérantes natures, débordantes d’énergie et aussi parfois de cupidité, en des sortes de modestes pionniers, de pédagogues d’exportation, de comptables méticuleux, en vérité c’est une conception des plus enfantines et des plus ridicules.

Que la race des Pizarre, des Cortez, des Raleigh, se continue dans les grands héros colonisateurs du XIXe siècle, avec leurs belles qualités d’audace, d’esprit de suite, de persévérance, et leurs inévitables défauts, ressorts et moteurs de leurs qualités, la recherche âpre surtout et inassouvie des biens de ce monde et des richesses, un exemple récent et éclatant le démontre. Le compte rendu de l’assemblée générale d’une société financière, la Consolidated Goldfields of South Africa, est venu nous apprendre, ces jours derniers, la part de lion que sait se ménager dans les entreprises de finances le grand homme de l’Afrique du Sud, celui que l’on a appelé le Napoléon africain, M. Cecil Rhodes, qui, maître Jacques colossal, se trouve être à la fois premier ministre de la colonie du Cap, président de la compagnie à charte de l’Afrique du Sud, la célèbre Chartered, administrateur-directeur de la Consolidated Goldfields of South Africa, compagnie des mines d’or consolidées de l’Afrique méridionale, de la société de diamans De Beers et de nombre d’autres peut-être qui m’échappent. Un cumul si étrange de fonctions publiques et de fonctions privées choquerait, certes, et non sans quelque raison, le public français. Mais ce qui étonnerait bien plus nos législateurs, c’est que la seule Consolidated Goldfields, pour l’année qui vient de se clore, ayant réalisé un bénéfice net, dans un exercice exceptionnel il est vrai, de un million neuf cent soixante-dix mille sept cent quarante et une livres sterling, dix-neuf shellings, sept deniers, c’est-à-dire de cinquante millions de francs en chiffres ronds, la participation allouée aux deux directeurs généraux (managing directors), MM. Cecil Rhodes et C. Rudd, à raison de deux quinzièmes des bénéfices, monte pour cette seule année à trois cent trente-trois mille cinq cent trente-deux livres sterling, huit shellings, cinq pence, soit huit millions cent mille francs en chiffres ronds. Ainsi le premier ministre du Cap, le président de la Compagnie Britannique de l’Afrique du Sud, le Napoléon africain, reçoit en une seule année plus de quatre millions de francs pour sa part dans les bénéfices de la Consolidated Goldfields ; mais il est aussi un des managing directors de la célèbre Compagnie de diamans De Beers ; ils sont trois là, si nous ne nous trompons, au lieu de deux ; j’ai sous les yeux le chiffre des bénéfices de la compagnie De Beers pendant le dernier exercice ; il s’élève à quarante millions cinquante mille francs ; mais je n’ai pas en mains la répartition de cette somme et j’ignore combien de millions ou tout au moins de centaines de mille francs, mais il doit être plutôt question de millions, sont venus grossir les émolumens professionnels du grand metteur en œuvre de l’Afrique Centrale, M. Cecil Rhodes.

Les hommes et les peuples qui réussissent dans la carrière coloniale sont ceux qui ont une imagination réaliste, un idéal très élevé et très ample de grandeur matérielle ; ce ne sont pas les natures très correctes, si vous le voulez, mais pusillanimes et mesquines. Nous ne prétendons pas proposer les grands aventuriers que nous venons de nommer à l’imitation de nos compatriotes. Serait-ce, toutefois, un si grand malheur qu’il s’en élevât quelqu’un parmi nous ; et si quelque Warren Hastings devait nous valoir un Empire Indien, ne devrait-on pas avoir pour lui des trésors d’indulgence ? Nous entendons, au contraire, protester énergiquement contre le bas pharisaïsme, la niaise hypocrisie, l’esprit général d’envie et de suspicion, qui excitent la généralité du public français et du monde gouvernemental même contre toute entreprise, du moment où elle est heureuse, contre toute œuvre, fût-ce d’utilité publique, du moment où elle comporte quelques utilités particulières. Ces fâcheuses dispositions à l’endroit de toutes les sociétés, de tous les capitalistes, de tous les gens, qui réussissent, ne peuvent que river la France à la médiocrité.

On vient d’avoir encore dernièrement un exemple de la jalousie qui s’attache chez nous à tout succès. On sait combien est lent le développement de l’Algérie ; il reposait uniquement, jusqu’à ces dernières années, sur l’agriculture, et celle-ci se montrait peu prodigue de fortune envers les colons. L’Algérie n’a pas de mines d’or, la grande amorce de la colonisation australienne, californienne, australo-africaine ; elle n’a pas de charbon non plus ; quelques bonnes mines de fer, mais assez rares, quelques gisemens médiocres de zinc, voilà les maigres ressources minières qu’elle pouvait joindre à ses peu rémunératrices cultures. Tout à coup, le bruit se répand qu’on y a découvert d’énormes gisemens de phosphates, les plus vastes du monde peut-être, après sinon avant ceux de la Floride. Les phosphates sont un engrais des plus puissans pour l’agriculture, et comme le nitrate fait la richesse du Chili, ainsi les phosphates pourraient faire colle de notre Afrique du Nord. Ces phosphates ont été concédés par la préfecture de Constantine, légèrement ou non, à deux compagnies anglaises ; j’ai vu moi-même l’an dernier la gare de Soukharras encombrée de wagons qui portaient en grosses lettres Constantine Phosphate C° limited. Ce sont des Anglais qui ont obtenu ces concessions de phosphates dans notre Algérie ; aussitôt c’est une clameur universelle ; les concessions doivent être viciées ; il faut faire une enquête et les casser. En vérité, si c’est là le moyen que vous avez de développer les ressources des colonies françaises, il est d’un heureux choix !

Pourquoi, je vous prie, ne sont-ce pas les Français qui ont obtenu les concessions des phosphates de la province de Constantine ? Comment, nous occupons l’Algérie depuis soixante-cinq ans ; un chemin de fer est établi à Soukharras, voisin des phosphates, depuis une douzaine d’années au moins ; un autre petit chemin de fer relie, depuis six à sept ans, Soukharras à Tébessa, centre des gisemens de phosphates ; nous possédons le corps le plus remarquable qui soit, au point de vue théorique, d’ingénieurs des mines et d’ingénieurs des ponts et chaussées ; toute cette contrée de Soukharras et de Tébessa est complètement connue, pleine d’allans et venans, et il faut que ce soient des Anglais qui viennent nous révéler qu’il y a là des richesses prodigieuses. Ils ont obtenu du préfet les concessions, et l’on argue de quelques vices de forme pour les leur contester. Notez que, aux mains d’Anglais ou de Français, ces phosphates seront toujours pour le pays même une source de grande richesse, que le seul trafic des chemins de fer de Tébessa à Soukharras et de Soukharras à Bône va s’en trouver accru de plus de deux millions de francs par an, et la garantie d’intérêt de l’Etat en être allégée de un million à un million et demi annuellement. N’importe, on a, paraît-il, trouvé je ne sais quel défaut dans les concessions ; en attendant l’exploitation est en partie arrêtée et les recettes des chemins de fer qui aboutissent aux centres phosphatiers a baissé d’un bon tiers.

Nous voudrions, quant à nous, que notre administration coloniale se signalât par une plus stricte et plus scrupuleuse bonne foi, aussi bien vis-à-vis des étrangers que des Français ; ce serait le moyen de donner à nos colonies un grand essor. Il est un souhait aussi que nous formons, c’est que nos admirables corps des ingénieurs des mines et des ponts et chaussées s’imprègnent, dans les colonies tout au moins, d’un esprit un peu plus investigateur et plus pratique. Cette affaire des phosphates de Tébessa est assez désagréable pour nous ; de même, il est regrettable, lorsqu’il se fait quelque immense découverte pratique, comme celle des mines d’or du Transvaal ou de l’Australie de l’Ouest, que ce soient des ingénieurs américains ou allemands, MM. Hamilton Smith et Smeisser, qui révèlent au monde et mesurent ces richesses nouvelles. Il ne faut pas se préoccuper chez nous de former uniquement des professeurs, mais aussi, sinon des prospecteurs, du moins des découvreurs de gisemens et de ressources naturelles.

Un autre acte de médiocre scrupule dans l’observation des contrats se rencontre dans la révocation de la concession accordée à un commerçant, M. Verdier, dans notre colonie de la Côte d’Ivoire. Nous arrivons ici à un sujet que nous ne pouvons qu’esquisser en quelques lignes, celui des compagnies de colonisation. Les immenses solitudes que se sont adjugées, comme on l’a vu au début de cet article, les peuples civilisés, ne peuvent attendre de la simple action individuelle, ni de l’action de l’État, leur premier degré de préparation et de mise en œuvre. Notre territoire colonial comprend huit millions et quelques centaines de mille kilomètres carrés, soit exactement seize fois la superficie de la France ; en déduisant les déserts proprement dits, qui cependant sont susceptibles de culture de place en place, il reste encore au moins dix fois la superficie de la France. Que voulez-vous que fassent de simples particuliers, surtout de petits colons, dans ces immensités ? Si l’on voulait y constituer actuellement je ne sais quelle colonisation démocratique, on peut se demander s’il n’y aurait pas là autant de barbarie et d’inhumanité que d’ineptie. Que pensez-vous que deviendraient ces petits colons français, bretons ou languedociens, perdus au milieu des savanes, de la brousse, des marécages, en région tropicale ou équatoriale, à un ou deux mois de distance de la mère patrie, sans aucune des organisations protectrices auxquelles ils sont habitués et de l’outillage collectif qu’ils ont coutume de regarder comme naturel, routes, ponts, justice, poste, etc. L’idée que l’on procède ainsi avec des atomes en matière de colonisation est une des plus décevantes qui soient. Que l’on essaie d’implanter de petits colons en Tunisie, en Algérie, soit ; encore doit-on y apporter beaucoup de prudence. Mais sur nos huit millions et quelques centaines de mille kilomètres carrés, il s’en trouve tout au moins sept millions qui ne peuvent comporter, à l’heure actuelle et pendant plusieurs décades d’années encore, qu’une exploitation extensive faite par des groupes bien organisés et pourvus de capitaux.

Ces groupes coloniaux, ou plutôt ces groupes de capitalistes qui sont assez hardis pour tenter des entreprises coloniales, il faut les armer de certains pouvoirs, de droits de police, de justice, de fiscalité. Ce n’est pas là une conception arbitraire ; c’est la nature des choses qui le veut, et l’on n’a pas le choix. Ou l’on ne fera jamais rien des huit millions de kilomètres carrés que nous possédons, car l’action individuelle s’y perdrait et l’action de l’Etat s’y épuiserait, en y épuisant nos finances ; ou l’on ne pourra donner à ces huit millions de kilomètres carrés quelque préparation économique, un commencement d’exploitation, qu’en y taillant des domaines de quelques dizaines de milliers, tout au moins, de kilomètres carrés, qu’on conférerait à des compagnies. Les préjugés de juristes qui vont à l’encontre de ce système ne peuvent que rendre impossible toute exploitation, si sommaire fût-elle, de notre gigantesque empire colonial. Vous ne pouvez pas, en effet, disséminer dans ces immensités des dizaines de mille sous-préfets, juges de paix, commissaires de police, des centaines de mille agens. L’office que l’Etat ne peut pas remplir, il faut que des compagnies, d’une façon plus sommaire et plus économique, s’en acquittent. Les vastes concessions pour un quart ou un tiers de siècle, avec délégation de certains droits de police, de justice, de fiscalité, à des compagnies de colonisation sont la conséquence nécessaire de l’énormité des possessions coloniales contemporaines. Les mêmes raisons se présentent aujourd’hui pour la constitution de compagnies de colonisation temporairement privilégiées qu’au XVIe et au XVIIe siècle.

Il y a un ordre naturel de mise en œuvre des terres et des contrées ; il ne peut s’agir, d’abord, que d’une exploitation tout extensive, avec quelques essais de culture intensive sur de rares points bien choisis. Dans la colonisation contemporaine, l’exploitation des richesses minérales doit aider à l’agriculture, sinon même la précéder. Des compagnies importantes de colonisation, avec certains privilèges temporaires, constituant pour elles une sorte de brevet d’invention, sont l’instrument indispensable de la préparation des pays barbares à une culture plus soignée, qui constituera un stade ultérieur de développement.

Si nous ne nous décidons pas à recourir à des compagnies coloniales, si nous avons toujours des sentimens de jalousie envers les sociétés et les capitalistes, nous continuerons peut-être de posséder, pendant un temps du moins, huit millions de kilomètres carrés de terre africaine, mais il est certain que nous n’en ferons rien. Nous pouvons redevenir colonisateurs ; nous possédons une importante partie du globe dans laquelle se trouvent quelques très bons morceaux ; l’obstacle que nous avons surtout à surmonter, pour réussir dans cette grande œuvre, ce sont nos propres préjugés.


PAUL LEROY-BEAULIEU.

  1. Pour les avantages qu’offrent les colonies à la métropole, se reporter à notre Colonisation chez les peuples modernes, 4e édition, 1891.
  2. Rapport fait au nom de la Commission chargée d’examiner le projet de loi concernant la création de compagnies de colonisation, par André Lavertujon, sénateur, pages 27 à 30.
  3. Le document officiel anglais qui rend compte annuellement de tous les faits concernant les dépendances britanniques est intitulé : Statistical abstract for the several colonial and other possessions of the United Kingdom. Les possessions sont ainsi distinguées des colonies ; mais le droit de la métropole est aussi complet sur les unes que sur les autres.
  4. Voir l’Extrait du Compte rendu sur le recrutement de l’armée pour 1868 dans l’Annuaire de l’Économie politique et de la Statistique pour 1870, page 97.