La Colonisation française en Tunisie

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La Colonisation française en Tunisie
Revue des Deux Mondes3e période, tome 78 (p. 373-406).
LA
COLONISATION FRANÇAISE
EN TUNISIE

La France semble vouloir faire œuvre sérieuse de colonisation en Tunisie. Elle y prétend prendre sa revanche des lents tâtonnemens et des échecs coloniaux d’autrefois. Depuis cinq ans que nous en sommes maîtres, cette contrée est devenue la favorite de l’opinion publique française. Le traité du Bardo, qui y a posé le germe, encore insuffisamment développé, de notre domination, date du mois de mai 1881 et déjà un grand nombre de capitalistes français ont acheté des terres dans l’ancienne régence et s’efforcent de les mettre en valeur. La Tunisie a beaucoup d’attraits : une position superbe qui offre un développement de côtes tel qu’en possèdent peu de pays ; des golfes nombreux qui pénètrent dans les terres et qui peuvent former des ports excellens de guerre ou de commerce, une étendue de sol fertile dont la proportion à l’ensemble du territoire dépasse de beaucoup celle des autres contrées de l’Afrique du Nord ; des montagnes médiocrement élevées qui abritent les vallées et les plaines sans constituer aux voies de communication des obstacles difficilement surmontables ; la prédominance des vents du nord qui tempèrent la sécheresse de l’air et fournissent des pluies plus régulières et plus nombreuses que dans les autres parties de la Barbarie ; le voisinage de notre Algérie, déjà assez avancée en colonisation, la proximité de la Sicile et de Malte, qui déversent à Tunis le superflu de leur population robuste, sobre et laborieuse ; voilà, certes, des conditions physiques favorables. Les conditions morales et sociales ne le sont pas moins ; une race douce, pour la plus grande partie sédentaire, n’ayant aucun goût pour les armes, habituée à la vie des villes et au travail des champs, connaissant et pratiquant comme régime habituel la propriété individuelle ; les hautes classes et les classes moyennes déjà affinées par une demi-culture, ayant du penchant pour les choses de l’esprit, se sentant attirées par nos écoles, toutes disposées, sous la réserve des opinions religieuses, à se faire nos disciples ; un gouvernement indigène, naguère très corrompu, il est vrai, mais régulièrement obéi sur tout l’ensemble du territoire, ne se heurtant nulle part, comme l’ancien dey d’Alger, à des feudataires orgueilleux, jaloux ou récalcitrans ; une administration française qui, sans prétention apparente, sans ostentation, sans bruit, s’insinue avec discrétion, mais avec fermeté et persévérance, étend une main souple et légère sur les divers services publics, les soumet peu à peu à son empreinte ; une méthode excellemment éducatrice qui agit avec ménagement, faisant entrer le temps dans ses calculs, s’efforçant de modifier le caractère d’un peuple barbare et de former son esprit par les procédés dont un homme fait usage à l’endroit d’un enfant ; comme résultat de toutes ces circonstances heureuses, une paix que rien ne trouble, une sécurité qui n’a guère à envier aux pays les plus policés, une cordialité de rapports entre les nouveau-venus, les dominateurs européens, et la grande masse des habitans. Voilà une colonie presque idéale à son début ; il semble qu’il soit possible de la constituer sans massacres, sans expropriations, sans confiscations d’aucune sorte, sans aucunes mesures artificielles qui consacrent l’oppression ou l’humiliation d’un peuple au profit d’un autre. Sauf la guerre, aussi débonnaire que courte, du 22 avril 1881 au 31 mai de la même année et la révolte de Sfax du 28 juin au 16 juillet, aucune violence n’aura marqué l’établissement de la France en Tunisie. L’histoire si variée de la colonisation n’a pas présenté encore d’origines aussi pures.

Les colons français de Tunisie, cependant, ne sont pas tous dans le contentement. Il en est qui montrent quelque mauvaise humeur. Ils auraient été déçus ; le développement de la prospérité du pays ne serait pas aussi rapide qu’ils l’espéraient. Tous leurs rêves ne se seraient pas réalisés. Cette colonie, qui a aujourd’hui cinq ans et six mois environ, ne jouirait pas de tous les avantages qu’ils se flattaient qu’elle posséderait bientôt. Le progrès y serait lent; quelques-uns même prétendent qu’il serait complètement arrêté, et il en est qui vont jusqu’à dire que, au lieu d’avancer, la colonisation reculerait. Les terrains qui, à Tunis et auprès de Bizerte, avaient, au lendemain de l’occupation, décuplé de valeur, n’en gagneraient plus aujourd’hui ou même en perdraient. Les réformes jusqu’ici effectuées, la conversion de la dette tunisienne, la suppression des capitulations, seraient insuffisantes. La loi immobilière nouvelle, l’une des plus perfectionnées que connaisse le monde entier, ne serait encore qu’une vaine formule théorique, qui attendrait la consécration de l’application. Les impôts seraient mal assis, trop nombreux, trop touffus ; il les faudrait tous transformer. Le commerce extérieur serait entravé par des droits extravagans et absurdes. Les faillites augmenteraient en nombre ; l’excédent de l’importation sur l’exportation deviendrait considérable et menacerait la colonie de ruine. L’administration française, embarrassée par sa timidité et son goût pour les ménagemens, laisserait prédominer l’élément étranger. Bref, la colonisation serait dans une mauvaise voie. Certains esprits absolus iraient jusqu’à jeter un œil d’envie sur l’Algérie et regretteraient presque le régime des commissaires civils ou des bureaux arabes, des expropriations de terres, des concessions, des créations officielles de centres ou de villages, du code de l’indigénat et de toutes ces belles institutions qui ont été mêlées à la croissance de l’Algérie comme, dans une terre mal cultivée, le chiendent et les mauvaises herbes s’attachent aux racines des plantes utiles. Il se forme, à Tunis, un petit parti de l’annexion à l’Algérie. Sans aller aussi loin, la chambre de commerce de Tunis a adressé au résident général français, M. Cambon, depuis un an, diverses communications où elle demande des changemens essentiels dans l’organisation commerciale et fiscale de la contrée. Elle vient encore de publier un Exposé de la situation économique de la régence de Tunis, qui contient ses griefs et ses vœux.

Dans toutes les contrées, les colons sont impatiens. Ceux qui s’expatrient ou qui placent au loin leurs capitaux ont, en général, un esprit d’aventure qui apprécie mal les obstacles et s’en irrite. Les colons ressemblent aux adolescens ou aux jeunes gens qui, connaissant encore imparfaitement le monde, croient qu’ils n’ont qu’à marcher droit devant eux pour arriver promptement au but. Qu’il convienne parfois de faire des détours, de s’arrêter même et de réfléchir, cela n’entre ni dans leurs idées, ni dans leurs plans. La moindre déconvenue leur paraît venir du mauvais vouloir d’autrui. Il y a, dans les plaintes des Français résidant à Tunis, les traces de cette disposition de caractère. Il s’y trouve néanmoins aussi quelque chose de fondé. Sans prétendre inconsidérément qu’il faille tout réformer en Tunisie, le moment est venu où il importe de modifier l’organisation économique, du moins le régime commercial de l’ancienne régence. Nous jetterons un coup d’œil sur le pays, sur ses ressources, sur son organisation, sur les ébauches de la colonisation naissante, et nous pourrons distinctement nous rendre compte de l’avenir de la civilisation française à Tunis et des mesures qui en peuvent favoriser le développement.


II.

On n’est exactement fixé ni sur l’étendue, ni sur la population de la Tunisie. Il semble que nous ayons craint, au début, d’occuper toute la contrée : l’idée de laisser entre notre nouvelle possession et la Tripolitaine une sorte de zone neutre rencontrait à Paris beaucoup d’adhérens. On se flattait qu’une certaine surface de désert laissée à l’état vague, comme les anciennes marches, assurerait le mieux la tranquillité du pays. Le projet de mer intérieure du commandant Roudaire, si énergiquement appuyé par M. de Lesseps, entretenait cette illusion. Aussi les Chotts ou lacs salés du sud furent-ils considérés comme une frontière naturelle, et Gabès, qui en forme le seuil, malgré la mauvaise qualité de ses eaux qui en rend la séjour très malsain aux Européens, fut regardé, — et il l’est encore, — comme notre poste extrême. Depuis quelque temps, on s’est avisé que nous perdions ainsi un territoire considérable, que la Tunisie s’étend bien au-delà des Chotts, que le seul moyen de pacifier les tribus nomades est d’établir chez elles notre autorité qu’elles invoquent, de les soumettre à un contrôle qu’elles se déclarent prêtes à accepter et de transporter notre garnison la plus méridionale de l’oasis insalubre de Gabès à celle beaucoup mieux placée et mieux douée qui s’appelle Zarzis et qui se trouve à une quinzaine de lieues de Gabès, au sud-est, tout près de la Tripolitaine. L’habile résident général, M. Cambon, a mainte fois proposé au gouvernement cette extension de l’occupation française ; il semble que de vieilles et tenaces rancunes du ministre de la guerre, dont on n’a pas oublié les démêlés avec notre résident tunisien, fassent seules obstacle à l’exécution d’un plan aussi judicieux. On sera obligé, toutefois, un jour ou l’autre, d’établir un poste militaire près de la frontière réelle, et de même que, en Algérie, nous tenons maintenant garnison à Aïn-Séfra, tout près de l’oasis marocaine de Figuig, nous devrons porter nos avant-postes tunisiens à Zarzis, qui se trouve, par rapport à la Tripolitaine, dans des conditions analogues, avec le double avantage d’une situation maritime et d’une grande supériorité de climat.

L’évaluation de l’étendue du sol de la Tunisie a beaucoup varié suivant les auteurs. Les uns allaient jusqu’à lui attribuer 15 ou 17 millions d’hectares, c’est-à-dire de 150,000 à 170,000 kilomètres carrés et près de 2 millions d’habitans. Il semble que ces chiffres soient exagérés, que la superficie ne dépasse pas 116,000 à 118,000 kilomètres carrés ou un peu moins de 12 millions d’hectares et que le nombre des habitans soit inférieur à 1,500,000. Cela équivaudrait à moins du quart de la surface de l’Algérie et à plus du tiers de sa population. Or, comme il y a une supériorité de genre de vie des indigènes tunisiens relativement aux indigènes algériens, on voit par ce simple rapprochement combien les conditions de notre nouvelle possession africaine l’emportent sur celle de notre plus ancienne.

Quand on veut coloniser un pays, il faut se rendre compte avec exactitude du genre précis de colonisation qui convient à la fois à la contrée soumise et à la race colonisatrice. Il y a bien des sortes de colonies; mais on peut les ramener à trois types principaux, dont les dénominations sont déjà devenues familières à tous ceux qui quelque connaissance de cet intéressant sujet : les simples colonies commerciales, les comptoirs, comme l’ancienne chaîne des postes portugais tout autour de l’Afrique et dans la mer des Indes, comme aujourd’hui encore Aden, Singapour et Hong-Kong; les colonies de peuplement telles que les anciennes provinces anglaises d’Amérique qui forment aujourd’hui les États-Unis, et, dans le temps actuel, le Canada, l’Australie, la Nouvelle-Zélande; enfin, les colonies d’exploitation où la race supérieure dirige, élève, conduit la race inférieure fournit les capitaux, met au jour les richesses naturelles, transforme par un état-major intelligent d’administrateurs, d’ingénieurs, de capitalistes, de commerçans, de professeurs, de contremaîtres, un pays resté longtemps pauvre faute d’initiative et de ressources matérielles accumulées chez les habitans en une contrée prospère et opulente. Les Indes, Java, les Antilles, avec des degrés différens de succès et l’application de méthodes tantôt bonnes et justes, tantôt défectueuses et iniques, offrent des exemples diversement heureux de ce genre de colonisation. Ce mot de colonies d’exploitation a toutefois choqué un certain nombre d’esprits délicats. Ils y ont vu quelque chose de répréhensible et même d’odieux. Au lieu de prendre le terme dans le sens littéral et rigoureux qui ne soulève aucune idée blâmable, ils se sont laissé pénétrer des susceptibilités démagogiques. Ils ont paru comprendre que, dans une colonie de ce genre, il y avait, selon le jargon contemporain, « une exploitation de l’homme par l’homme, » ou plutôt d’un peuple par un autre. Ils n’ont pas réfléchi que l’on dit couramment, sans aucune pensée de critique, une exploitation industrielle, une exploitation agricole, l’exploitation des richesses naturelles, etc., et que c’est dans cette acception primitive et inoffensive du mot qu’on qualifie certaines colonies de colonies d’exploitation par opposition aux simples comptoirs commerciaux et aux colonies de peuplement[1]. Certain auteur récent a cru faire merveille en remplaçant ce mot si naturel et si juste de colonies d’exploitation par celui de « colonies de roulement, » qui nous paraît singulièrement obscur. Quand un peuple avancé en civilisation et en richesse apporte chez un autre qui est à un degré inférieur ses capitaux et ses connaissances, il peut parfaitement mettre en exploitation les richesses naturelles du pays sans manquer en rien aux égards et à la justice qu’il doit au peuple indigène.

Les conditions de notre prise de possession de la Tunisie, l’exemple médiocrement encourageant du lent développement de l’Algérie, devaient nous induire à tenter, dans notre nouvelle dépendance africaine, une colonisation du genre de celle que nous venons d’indiquer. Nous nous établissions, comme des protecteurs, chez un peuple dont la soumission avait été prompte ; nous ne pouvions penser à le spolier. C’est par voie d’infiltration lente que nous pouvions introduire, au milieu de lui, un certain nombre de nos nationaux, non pas par une immigration officiellement encouragée et subventionnée, ni par la constitution arbitraire de groupes européens au milieu de la population indigène. Nous avions pris, à l’endroit de l’Europe, des engagemens moraux qui, sans nous lier pour les détails, devaient dominer notre méthode générale d’action dans l’ancienne régence. Les circulaires de M. Barthélémy Saint-Hilaire, alors ministre des affaires étrangères, avaient été trop précises pour que nous pussions, au lendemain d’une promenade militaire, en violer manifestement l’esprit. Qu’aurions-nous gagné, d’ailleurs, à un manque de foi, sinon de répéter en Tunisie l’expérience algérienne, de mettre un grand nombre d’années à atteindre un résultat médiocre, de dépenser sans profit des centaines de millions que la France, peu portée aux grands desseins lointains, n’eût payés qu’à contre-cœur et avec rancune ? La raison, comme la loyauté, nous intimaient d’agir à Tunis tout autrement que nous n’avions agi à Alger. Développer avec nos capitaux et nos forces morales et intellectuelles, à l’avantage des Tunisiens et de la France, les richesses du pays, c’était là tout notre programme. Il fallait plus d’un jour pour le remplir ; l’on s’y mit avec entrain. Nombre de Français accoururent à Tunis ; la plupart, comme toujours en pareil cas, étaient avides de rapides fortunes : on se précipita sur les terrains urbains, non-seulement dans la capitale, mais à Bizerte et un peu tout le long de la côte. En général, ces sortes de spéculations n’ont pas le prompt succès qu’on en attend. Ceux qui connaissent l’histoire de la colonisation se rappellent l’éclatant désastre de la compagnie de l’Australie du sud et des sociétés ou des particuliers qui, en 1839, avaient soudainement plus que centuplé le prix des terrains à Adélaïde. On est revenu, depuis lors, de cette fièvre enfantine : Adélaïde est une ville florissante de plus de 100,000 habitans, et l’Australie méridionale tient le premier rang, pour l’agriculture proprement dite, entre toutes les colonies australiennes. Si, même dans les pays tout à fait neufs, les spéculateurs en terrains éprouvent souvent des déceptions de ce genre, il est naturel qu’elles soient plus fréquentes dans de vieux pays que l’on veut ranimer et rajeunir. Le sang nouveau qu’on leur transfuse goutte à goutte n’agit qu’à la longue sur l’organisme, et une ville ancienne de plus de 100,000 habitans, comme Tunis, ou de petites villes provinciales, comme Bizerte et Sousse, ne se doublent pas en quelques mois ni même en quatre ou cinq ans. Les acheteurs de terrains urbains sont, à l’heure actuelle, un certain nombre du moins, parmi les mécontens de la régence : ils ont tort, car l’avenir, pour peu qu’ils aient de la patience, pourra, sans réaliser leurs premiers rêves, rendre passables ou bonnes certaines de leurs spéculations.

Il est plus sérieux de créer des établissemens industriels que d’acheter, dans la banlieue des villes, des lots de terre dont on attend une plus-value. La Tunisie possède des mines et offre de grandes étendues d’alfas : ces dernières ont, sur leurs rivales d’Algérie, l’avantage d’être plus près de la mer. Quelques capitalistes se sont occupés d’exploitations de ce genre dans notre nouvelle possession. La célèbre compagnie de Mokta-el-Hadid a obtenu la concession des mines de fer de Tabarka, qui, situées sur la frontière de la province de Constantine, sont assez voisines des splendides gisemens qu’elle exploite depuis une vingtaine d’années. Elle s’est engagée à construire un petit chemin de fer local qu’elle ouvrira au public. A l’autre extrémité, dans le sud, une compagnie anglaise, qui jouit d’une concession d’alfa, a accepté aussi l’obligation de livrer à la circulation une petite voie ferrée. Ce sont des modes peu coûteux de faire quelques travaux publics. On a établi encore quelques minoteries, quelques huileries. Mais ces entreprises industrielles sont assez restreintes en nombre et en importance, et il est naturel qu’elles le soient. L’industrie n’est pas la première forme du développement économique d’une contrée : il faut que l’agriculture la précède. Quand la production des champs est abondante, qu’elle offre un excédent notable sur les besoins d’alimentation du pays, quand, en outre, la population est devenue assez dense, l’industrie peut apparaître avec ses usines, ses machines, toute sa mise en œuvre perfectionnée, exigeant tant de concours divers. Il est chimérique d’espérer en hâter artificiellement l’avènement. C’est donc par l’agriculture que, comme tout pays dont le territoire est fertile et très étendu relativement au nombre des habitans, la Tunisie doit commencer à renaître et à grandir. L’ancienne régence doit être d’abord une colonie agricole ; quand elle sera fort avancée sous ce rapport, dans une ou deux dizaines d’années, elle pourra devenir aussi une contrée industrielle.

Les ressources de la Tunisie pour la culture sont variées et abondantes ; les conditions sociales ne constituent aucun obstacle sérieux à la mise en valeur. Il y faut, toutefois, du temps et des capitaux, de l’intelligence et de la persévérance. Le sol tunisien, dans les diverses parties de la régence, se prête à presque toutes les productions : les céréales, l’élève du bétail, la sylviculture, l’olivier, l’oranger, la vigne, voilà pour la région du nord et du centre. Dans le sud s’y ajoute une exploitation qui, confinée d’abord dans les mains des indigènes, commence en Afrique à passer dans celles des Européens, les plantations de palmiers.

Les capitalistes de la métropole ne sont pas restés insensibles à toutes ces séductions et ces promesses. Ils avaient, en quelque sorte, devancé l’occupation française. On sait, en effet, que l’un des griefs, peut-être même le capital, qu’invoqua notre diplomatie au moment de l’expédition, ce fut le criant déni de justice qu’opposait le gouvernement du bey à la Société marseillaise qui avait acheté de Khérédine-Pacha les 130,000 hectares composant l’immense domaine de l’Enfida. Un petit juif retors et déloyal, protégé de l’Angleterre, prétendait soustraire cette immense propriété à ses acquéreurs réguliers en exerçant le droit barbare de cheffa, ou retrait vicinal, quoiqu’il ne se trouvât pas dans les conditions requises pour se prévaloir de cette coutume musulmane. La société financière qui, moyennant quelques millions, s’était approprié cet immense territoire, avait sans doute plutôt pour objet la spéculation sur la plus-value que la culture proprement dite. Néanmoins, en dehors d’elle, quelques Français, de situation modeste, aimant le climat et le sol de l’Afrique, et se sentant plus libres dans la Tunisie indépendante que dans notre Algérie si strictement réglementée et administrée, avaient créé çà et là quelques domaines ruraux. Au lendemain de l’occupation, les capitalistes français affluèrent. Les achats de terres se firent avec entrain : dans la seule année 1884, nos compatriotes acquéraient 40,000 hectares, par des transactions libres avec les indigènes. Cette étendue égale celle que la colonisation officielle d’Algérie place en moyenne chaque année depuis dix ans dans les mains des colons. En 1885, les acquisitions ont dû être à peu près aussi considérables. Peut-être se sont-elles un peu ralenties en 1 886 ; mais il est probable qu’au moment où nous écrivons plus de 250,000 hectares de terres, soit la moitié environ d’un département de notre France, appartiennent déjà en Tunisie à des Français.

Les concessions gratuites n’entrent pour rien dans ce chiffre. Le gouvernement se les est avec raison interdites. Il n’a fait à cette règle qu’une exception, à l’extrême sud, dans le district de l’Oued-Mela, où, après le percement heureux de puits artésiens, une certaine étendue, encore indéterminée, sera concédée à la société qui avait pour inspirateur le commandant Roudaire et pour principal associé M. de Lesseps. Il s’agit là de territoires situés dans le désert et qui, par conséquent, pouvaient être presque considérés comme vacans et sans maîtres. Dans les parties propres aux cultures ordinaires, le gouvernement beylical, en dehors de quelques palais et de fermes attenantes, ne possède comme propriété que des forêts qu’il n’a pas l’intention de céder gratuitement, et qu’il semble même se proposer d’exploiter en régie. Quant à exproprier les Arabes, suivant la méthode sauvage suivie en Algérie, pour attribuer leurs biens à des Européens, personne n’y pense à Tunis. Ce serait une barbarie inutile. La constitution de la propriété et de la société tunisienne est telle, que le transfert de la plupart des terres n’est gêné par aucune prohibition générale ou aucune entrave de droit. C’est la propriété privée, en effet, individuelle ou familiale, qui, dans la partie septentrionale et centrale de l’ancienne régence, constitue le régime terrien habituel. On trouve un grand nombre d’immenses domaines dont les propriétaires ne demandent pas mieux que de se dessaisir à prix d’argent. Les princes et les ministres tunisiens faisaient naguère rapidement d’énormes fortunes; les dizaines de millions affluaient en quelques années dans les mains des favoris du bey. C’est ainsi que le général Ben-Ayad, dont la succession a si longtemps occupé et occupe peut-être encore le tribunal de la Seine et la cour de Paris, le pacha Khérédine, devenu grand-vizir à Constantinople, après avoir été premier ministre de la régence, le général ou prince Mustapha qui fut notre adversaire et qui est devenu notre hôte, avaient réuni des richesses colossales dont une partie consistait en terres dans le pays qu’ils avaient administré. La faveur du souverain est dans les pays musulmans aussi précaire que prodigue ; quand elle se retire, l’ancien favori n’a guère d’autre ressource que de s’exiler et de réaliser ses biens ; la comptabilité était si peu respectée, les ministres, jusqu’à ces derniers temps, en prenaient avec elle si à leur aise, qu’il était facile de prouver après leur chute que leur biens étaient mal acquis. Une soudaine élévation, une faveur illimitée, une prompte et gigantesque fortune, une chute rapide, l’exil volontaire ou forcé, la reprise ou la confiscation des biens, telles étaient les habituelles et successives étapes des ministres dans un pays à gouvernement despotique et capricieux. Aussi tous ces princes ou ces aventuriers heureux qui avaient détenu le pouvoir ne se souciaient pas de conserver, longtemps après l’avoir perdu, de grands domaines dans la régence. Ce fut ainsi que Khérédine vendit les 120,000 ou 130,000 hectares de l’Enfida à la Société marseillaise. On sait que les tribunaux tunisiens ont donné tort à Ben-Ayad dans ses revendications contre le bey. Le général Mustapha lui-même a jugé expédient, il y a environ un an, de constituer, à Paris, une société anonyme à laquelle il a fait apport de tous ses domaines tunisiens, .au nombre d’une douzaine, paraissant avoir ensemble, d’après les déclarations faites au fisc, environ une centaine de mille hectares d’étendue, peut-être davantage.

Toutes ces propriétés géantes, dont la plupart ne comprennent pas moins de 5,000, 8,000 ou 10,000 hectares, seraient volontiers cédées à des Européens. La terre disponible ne manque donc pas en Tunisie. On la trouve par lots énormes, mais généralement assez loin des centres et des voies de communication, qui sont peu nombreuses encore. Dans la banlieue des villes, de Tunis notamment, on rencontre des domaines d’une étendue plus restreinte, 3, 4 ou 500 hectares, 1 ou 2 milliers d’hectares. Ce sont là les petites et les moyennes propriétés. Il y a trois ou quatre ans, on trouvait à les acquérir pour des sommes qui variaient entre 30 ou 40 francs l’hectare et 100 francs. Le premier prix était celui des très vastes domaines, situés loin des villes et des chemins, ayant souvent une partie montagneuse. Le prix de 100 francs répondait aux lots moins étendus et mieux situés. Il s’agit d’ailleurs, dans l’un et l’autre cas, d’un sol embroussaillé,. sans bâtimens, qui n’a reçu qu’une culture arabe, encore sur une faible partie de sa surface; il faut donc de fortes dépenses de défrichement et de constructions pour le transformer en quelque chose qui ressemble à un domaine d’Europe. Le défrichement fait à forfait coûte 100 à 200 francs par hectare. Dans ces derniers temps, le prix de la terre s’est notablement accru. Les grands domaines incultes et mal situés ne se vendent guère moins de 80 à 100 francs l’hectare, et les lots convenablement assortis, situés près des voies de communication, peuvent prétendre à 200 ou 250 francs, sinon davantage.

Deux sortes d’exploitation surtout ont attiré l’attention des capitalistes européens : d’une part, l’élève des bestiaux et de l’autre la culture de la vigne. Les propriétaires qui n’ont que des capitaux restreints, qui craignent de les aventurer et qui se contentent de perspectives bornées, se mettent à produire du bétail. On peut, dans ce cas, laisser la terre presque inculte, n’en défricher qu’une faible partie : l’on n’a besoin ni de beaucoup de bâtimens, ni de beaucoup de main-d’œuvre ; on assure que ceux qui se sont livrés à cette industrie en ont retiré dans ces derniers temps un intérêt d’au moins 12 à 15 pour 100 de leurs capitaux. Peut-être la baisse notable du prix de la viande sur les marchés européens rendra-t-elle moins rémunérateur à l’avenir ce mode de tirer parti du sol ; mais on peut espérer que la dépréciation toute récente du bétail tient en partie à des causes occasionnelles et temporaires. Pour l’éleveur tunisien, en temps normal, les risques sont faibles et le profit est presque assuré. Dans la région montagneuse, notamment aux environs de Mateur et de Téboursouk, on affirme qu’il s’est fait ainsi dans les mains de Français ou d’Anglais des fortunes notables.

La grande séduction, toutefois, reste la vigne. Cette plante, comme le jus qu’on en tire, a le don d’échauffer les cerveaux, de mettre les esprits en bonne humeur et de leur faire entrevoir l’avenir sous les couleurs les plus riantes. Que de fois depuis quinze ans que je cause de la vigne avec des propriétaires ou des vignerons méridionaux, puis avec des planteurs africains, ai-je constaté combien cette enchanteresse sait prendre possession des imaginations des hommes les plus positifs ! Moi-même j’ai cédé à son attrait et, au moment où j’écris ces lignes, je suis sous le charme des promesses de cette merveilleuse culture. Celui qui plante la vigne entrevoit la fortune certaine à brève échéance. Aucune déception, aucune expérience, ne parvient à refroidir son zèle : ni le phylloxéra, ni l’anthracnose, ni le mildew, ni le black-rot, ni le cortège désormais innombrable des ennemis de la vigne, ne fait impression sur son esprit. Qu’était le pot au fait de La Fontaine à côté de quelques ceps de vignes ? Il n’est pas de vigneron qui n’ait la tête de Perrette. Parlez à un planteur de vignes d’un revenu de 10, 12 ou 15 pour 100 du capital qu’ilengage, il lèvera les épaules, et ne se tiendra pas pour satisfait du double. C’est que, quels que soient la science, les soins du viticulteur, la culture de la vigne participe de la loterie, aujourd’hui plus que jamais. On a en perspective des gains illimités. Il est vrai que parfois la vigne a rapporté 25, 30, 40, peut-être même 50 pour 100 des capitaux employés; on va jusqu’à dire 100 pour 100, mais ceux qui parlent sont des méridionaux. En passant en Afrique, les Gascons ou les Provençaux se sont encore exaltés ; ils voient double ou triple. Les journaux algériens gourmandent sévèrement ceux qui, comme moi, déclarent, après bien des réflexions, des comparaisons et des calculs, que l’on doit être satisfait en moyenne sur un grand domaine africain d’une production annuelle, en tenant compte de toutes les vicissitudes diverses, de 40 à 50 hectolitres à l’hectare ; si j’ai le malheur d’écrire que la vigne peut, dans le Tell d’Alger ou dans les plaines et sur les coteaux de Tunis, produire un revenu de 10 à 15 ou 20 pour 100, ils s’indignent et affirment que je déprécie l’Afrique et la dénigre. Tel est l’état d’esprit des viticulteurs d’au-delà de la Méditerranée. On peut leur reprocher de dédaigner trop les calculs, de ne pas savoir au juste ce que c’est qu’une moyenne rigoureuse pour un grand nombre d’hectares et pour une série d’années, de généraliser des cas particuliers et exceptionnels, de transformer en ordinaires et normaux des rendemens rares.

La passion de la vigne sévit et sévira, néanmoins, en Afrique, à Tunis comme en Algérie. Est-ce un mal ? Non certes ; pourvu que ceux qui s’y adonnent ne confient pas toute leur fortune et toute leur destinée à cette plante fantasque, tantôt si prodigieusement libérale, tantôt si persévéramment décevante. La plupart des acheteurs de grands domaines tunisiens se sont mis à planter la vigne. Il y a déjà 2,200 hectares de vignobles en Tunisie, sans compter 1,500 hectares environ de vignes indigènes; cela peut paraître bien peu de chose encore, auprès des 70,000 hectares environ du vignoble algérien, et des 2 millions d’hectares assez avariés du vignoble français. Mais c’est qu’il en coûte cher de faire une vigne: on évalue cette dépense à 3 ou 4,000 francs par hectare. Le premier de ces deux chiffres doit paraître un minimum pour un travail sérieux et offrant des conditions de succès durable. C’est à peu près la même dépense que dans la métropole : le prix de la terre seule est notablement moindre. Les 2,200 hectares du vignoble tunisien appartiennent à une soixantaine de propriétaires différens. Un seul domaine a déjà 300 hectares de vignes, plusieurs en ont plus de 200. La culture de la vigne se constitue en Tunisie su ii s le régime de la très grande propriété, c’est ce qui la distingue de la métropole et de l’Algérie. Si le phylloxéra ne survient pas trop tôt, il est probable qu’on verra en Tunisie dans dix ans un certain nombre de domaines ayant 4 ou 500 hectares de vignes.

Quelques personnes blâment cet entrain de nos capitalistes à créer au-delà de la Méditerranée des vignobles gigantesques. N’est-ce pas là une culture bien exclusive, singulièrement coûteuse et terriblement aléatoire? A-t-on sous la main le personnel, dans l’esprit l’expérience, qui seraient nécessaires pour réussir? Quand l’insecte ennemi jette ses avant-gardes sur divers points du littoral africain, à Philippeville notamment, si proche de la régence de l’est, n’y a-t-il point de la témérité à le défier en lui préparant, par la plantation de vignes françaises non résistantes, une abondante proie? L’exemple de l’Algérie est-il, d’ailleurs, si séduisant? La vigne y produit, sans doute, mais beaucoup moins qu’on ne l’imagine en moyenne : guère plus de 1 million d’hectolitres en 1885 pour 70,000 hectares environ, dont la moitié ou tout au moins un bon tiers peut être considéré comme en production : une quarantaine d’hectolitres à l’hectare en moyenne, voilà donc ce que semble promettre le vignoble algérien : on peut, sans doute, obtenir mieux, mais aussi moins. L’Algérie, à l’heure actuelle, après tant d’années de tâtonnemens et d’efforts, commence à peine à récolter du vin au-delà de ses besoins. Les documens officiels n’annonçaient-ils pas ces jours-ci que, dans le mois d’avril 1886, l’importation du vin avait dépassé dans notre plus ancienne possession africaine de 1,673 hectolitres l’exportation, soit 17,562 hectolitres pour la première et 15,889 pour la seconde[2]. Ne remarque-t-on pas aussi une certaine gêne parmi beaucoup de vignerons algériens ? N’est-il pas exact qu’une pétition récente adressée au gouverneur-général par le comice agricole et industriel de Souk-Ahras représente comme très précaire la situation des propriétaires de vignes de ce district et dit, entre autres choses, qu’ils doivent au moins 6 millions de francs aux banquiers tels que la Banque de l’Algérie, le Crédit foncier et agricole d’Algérie, la Compagnie algérienne, etc.? Le même document n’ajoute-t-il pas que beaucoup de vignerons succombent faute d’avances nécessaires, que des hectares de vignes ne se vendent plus que 1,500 francs chacun et que la propriété foncière perd de sa valeur tous les jours[3] ? Ces exemples ne devraient-ils pas détourner les propriétaires tunisiens de confier tout leur avenir à cet arbuste fragile et capricieux? Ne serait-il pas plus prudent, plus généreux aussi, de perfectionner simplement la culture arabe, ou d’essayer d’introduire en Tunisie des paysans français pour y pratiquer le régime du métayage ?

Ces critiques sont exagérées, mais non dépourvues de toute vérité. On en doit faire son profit pour éviter les fautes qui ont pu être commises dans la colonie voisine. Sans doute, l’engouement pour la vigne en Algérie a trop exalté l’esprit et les espérances d’un grand nombre de colons. Quelques-unes des opinions courantes, entretenues par les journaux et les commérages individuels au sujet de cette magnifique culture, sont radicalement erronées. Quand on affirme que la vigne en Algérie produit à sa seconde feuille, c’est-à-dire à la deuxième année, quand on prétend qu’elle rend aisément 80 à 100 hectolitres à l’hectare, on s’illusionne. La vigne n’est pas plus précoce en Afrique que dans le midi de la France ; elle peut dans les premières années offrir une végétation plus luxuriante, mais elle ne porte pas plus tôt des fruits. Certains cépages, comme la carignane, peuvent à la troisième feuille donner une demi-récolte ; mais les autres cépages, comme l’aramon, le mourvèdre, ne commencent à fournir une véritable récolte qu’à la quatrième feuille, et d’une façon générale l’on n’arrive guère au plein de la production qu’à la cinquième ou la sixième année. Quant au rendement, il est en général inférieur à celui des vignes prolifiques de nos départemens méridionaux tels que l’Hérault ou l’Aude. Sans insister sur certaines infériorités, au moins passagères, des vignobles africains, tels que moins d’entente et de perfection dans le traitement de l’arbuste, moins d’abondance dans les fumures, une condition physique semble s’opposer à ce qu’en général la vigne produise d’aussi grandes quantités en Afrique que dans la France méditerranéenne, c’est la sécheresse de l’atmosphère pendant l’été et au moment de la récolte. Dans la luxuriante plaine de Béziers et de Narbonne, il est rare que, dans la quinzaine ou le mois qui précède la vendange il ne survienne pas quelque pluie qui fasse gonfler le raisin et en double le jus. Tout au moins, les abondantes rosées matinales ont cet effet. En Afrique, ces pluies sont très rares, elles sont souvent remplacées par le sirocco qui dessèche la grappe. De là les quantités moindres que semblent devoir produire les vignes africaines. Mais ce malheur a sa contre-partie heureuse. Le vin d’Afrique est plus alcoolique ; il a souvent aussi plus de bouquet et, en définitive, plus de valeur. En supposant que la récolte moyenne soit, pour le cours d’une dizaine d’années et pour un vignoble de 100 hectares, de 40 hectolitres seulement à l’hectare et en évaluant le prix à 30 francs, ce qui semble se rapprocher, pour une série d’années, de la valeur probable, on obtient un rendement brut de 1,200 francs au moins par hectare ; si l’on évalue à 350 ou 400 francs les frais d’exploitation, il reste un bénéfice de 800 francs environ par hectare ; or la constitution du vignoble n’a pas dû coûter plus de 3,500 à 4,000 francs par hectare. le sorte que le rendement net atteindrait 20 pour 100. Ce chiffre est assez beau et séducteur : il faut, toutefois, considérer que ces 20 pour 100 doivent contenir un amortissement rapide. Si, en effet, le phylloxéra frappait le vignoble au début de la période de production, s’il agissait d’une façon foudroyante comme dans certains districts du Midi, il faudrait dire adieu à tout revenu. Les frais de l’établissement de la vigne seraient perdus, sauf la valeur amoindrie de la terre et la valeur longtemps stérile du magasin et de la vaisselle vinaire. Il s’agit ici, en réalité, non pas d’une culture paisible, régulière, assurée contre tous les grands fléaux, mais d’une véritable industrie et d’une des plus chanceuses qui soient. Ces 20 pour 100 représentent donc un revenu industriel : parfois, avec beaucoup d’habileté et de bonheur, le rendement peut être plus élevé, double même dans certaines années. Mais, pour arriver à ce taux moyen, il faut déjà réunir à un haut degré ces deux conditions de bonheur et d’habileté.

La Tunisie ne se prête pas, dans les circonstances présentes, à l’installation de petits propriétaires français. Un jour viendra sans doute, par le morcellement des grands domaines, où, quand la culture sera plus développée, mieux assurée, il sera possible de faire une part aux petits propriétaires ruraux européens. Aujourd’hui ceux qui y viendraient seraient absolument désorientés, perdus au milieu d’indigènes, sans aucun appui, sans voisins, sans débouchés; ils languiraient et bientôt auraient disparu. Il n’existe pas dans l’ancienne régence de l’Est de ces centres artificiels, comme ceux que la colonisation officielle a créés de toutes pièces et avec un succès médiocre en Algérie. Quelques-unes des grandes compagnies foncières, celle de l’Enfida notamment, pourraient établir quelques villages de ce genre ; mais il y faudrait beaucoup de dépenses, et les résultats obtenus en Algérie par ce procédé sont trop peu tentans. Le petit cultivateur ne peut avoir d’emploi en Tunisie que comme salarié ou contremaître; il faudra dix ou quinze ans pour que la petite propriété européenne, en dehors du moins des potagers de la banlieue des villes, puisse naître à l’état viable. Il est vraisemblable, d’ailleurs, que pendant une longue série d’années, peut-être un siècle ou davantage, notre possession de l’Est offrira un caractère tout différent de celui de sa grande voisine algérienne. L’avenir prochain qu’elle peut rêver, au point de vue du régime agricole, nous ne disons pas à celui de la main-d’œuvre, se rapproche du brillant passé des Antilles ; il en différera heureusement sous bien des rapports, mais ce sont les grandes et les moyennes exploitations qui seront le lot de la Tunisie pendant toute son enfance et son adolescence. La démocratie rurale s’y constituera plus tard graduellement et librement. Aujourd’hui les conditions sociales et techniques ne lui sont pas propices.

Deux types de propriétés semblent convenir aux Européens dans cette contrée : la première est la moyenne, qui peut se composer de 2 ou 300 hectares jusqu’à 7 ou 800, suivant la fécondité du sol et sa situation. A un prix qui varie entre 100 francs et 300 francs l’hectare, on acquiert un domaine de ce genre, ce qui représente 60 à 100,000 francs de prix d’achat. Mais cette terre est en général brute et nue ; il la faut défricher en partie, défoncer, y construire des bâtimens, attendre enfin les récoltes. Un capital de 160,000 à 200,000 paraît indispensable pour faire œuvre qui vaille soit comme vigneron, soit comme éleveur de bétail. Le colon de cette catégorie doit résider sur les lieux; une exploitation de cette modeste étendue ne pourrait payer des frais de régie. De jeunes Français actifs, entreprenans, durs au travail, qui s’installeraient en Tunisie dans les conditions que nous venons de dire seraient presque assurés d’y accroître singulièrement leur avoir en douze ou quinze années : l’espoir de le tripler ou de le quadrupler ne semble pas exagéré, nous ne parlons pas ici, bien entendu, d’amateurs et d’oisifs, qui regardent faire leurs ouvriers et encore seulement pendant quelques heures de la journée, et qui croient que la tâche d’un propriétaire consiste uniquement à donner quelques ordres, à chasser et à recevoir. Il faut des caractères bien trempés et énergiques, qui se considèrent comme les premiers des travailleurs du domaine. On nous assure que quelques jeunes gens, appartenant à des familles de la riche bourgeoisie parisienne, se sont déjà établis en Tunisie avec le ferme propos de mener cette vie sérieuse et à la longue lucrative.

Le second type de propriété tunisienne, c’est la très grande, celle qui s’étend sur au moins 1 millier d’hectares et le plus souvent sur 3, 4, 5, 8 ou 10,000 hectares. Il y faut d’énormes capitaux; 1 million, 12 ou 1,500,000 francs. Pendant plusieurs années, quatre ou cinq au moins, ces très grandes dépenses ne rapportent aucun revenu. L’heure de la récolte sonne plus tard, mais celle-ci peut être très abondante. Il est désirable, presque indispensable, que ces capitaux appartiennent en propre à ceux qui en disposent : faire intervenir le crédit, du moins avant d’avoir obtenu des revenus considérables, dans une œuvre de colonisation, c’est courir à une ruine presque assurée. Quelle folie, d’ailleurs, d’emprunter pour faire des vignes ! Quelle témérité à la fois de la part de l’emprunteur et du prêteur ! Celui qui prête sur une vigne le quart seulement de sa valeur présente peut perdre la moitié de son argent si les fléaux naturels s’acharnent prématurément sur le vignoble hypothéqué. Il ne faut pas imiter certains vignerons algériens dont un document cité plus haut décrit la précaire situation. On nous écrivait, il y a quelques jours à peine, qu’on pourrait acheter en Tunisie, moyennant 400,000 francs ou peu s’en faut, un immense domaine ayant coûté plus de 1 million, mais que les propriétaires avaient eu le tort de créer en partie avec des emprunts. Les colons tunisiens demandent l’établissement d’une banque d’état : cela pourra servir au commerce, et, à un degré ultérieur de développement, à l’agriculture elle-même. Mais nous ne saurions trop dissuader ceux qui veulent constituer sérieusement des domaines tunisiens de recourir à l’emprunt. Le procédé le meilleur semble le suivant ; il faut former de petites sociétés amicales entre personnes sérieusement riches qui n’ont besoin ni de tous leurs capitaux, ni de tous leurs revenus. On réunit ainsi le million ou les 1,500,000 francs nécessaires ; l’on proscrit toute rétribution, tous frais de déplacement pour les administrateurs, l’on n’a aucuns frais généraux dans la métropole, l’un des associés servant de secrétaire gratuit : l’on court l’aventure, et l’on a la perspective de gains considérables si le bonheur a voulu qu’on mît la main sur un bon régisseur.

C’est là qu’est recueil. La grande propriété en France est tellement rare que ni la théorie, ni la pratique, ni les écoles ni les exploitations n’ont formé une pépinière de régisseurs capables, d’hommes qui aient des connaissances, de l’expérience et du caractère. Les Allemands, même les Suisses, nous ont devancés sur ce point. C’est par des Suisses que sont en général gérées les grandes sucreries de Cuba : les vignobles tunisiens sont analogues à celles-ci. Ce n’est pas une mince trouvaille que celle d’un homme ayant de l’instruction générale et une compétence spéciale, s’entendant à la culture, au bâtiment, à la comptabilité, un peu au commerce et surtout au maniement des hommes, qui ait un caractère ferme et souple, prévoyant et entreprenant, qui sache tenir en main et diriger, sans les froisser et les faire fuir, cent ouvriers de nationalités diverses et de tempéramens opposés, qui maintienne tout ce monde en haleine, qui voie à la fois le détail et l’ensemble, qui à la patience et à la persévérance joigne l’entrain. Tout cela est nécessaire pour la grande colonisation dans les pays neufs. Nous avons des écoles en France qui forment d’excellens directeurs et contremaîtres d’usines ; nos écoles d’agriculture ont bien des mérites ; mais il leur faudra beaucoup d’efforts encore pour qu’elles produisent de futurs et bons directeurs d’entreprises coloniales agricoles ; il ne s’agit pas seulement pour cet objet d’orner l’esprit de certaines connaissances, il faut encore façonner le caractère, apprendre aux jeunes gens à la fois à obéir, à surveiller et à commander. La difficulté de rencontrer de bons régisseurs est et restera longtemps l’une des entraves de la colonisation française.

Capital, talent et travail, telle était la formule assez exacte où une école du commencement du siècle renfermait les élémens nécessaires à une production perfectionnée. Les deux premiers étant trouvés, le troisième ne fera pas défaut. Sans être très abondante en Tunisie, la main-d’œuvre n’y manque pas. A la condition que les capitalistes dispersent leurs propriétés sur toute l’étendue cultivable du pays et ne concentrent pas leurs efforts sur une zone limitée, ils pourront se procurer dans des conditions acceptables des travailleurs. Les indigènes, soit Arabes, soit Kabyles, soit, ce qui est le cas habituel, mélange des uns et des autres, feront volontiers, pourvu qu’on les traite avec égard, les labeurs grossiers. Ils n’ont pas toutes les vertus, mais ils ne sont pas non plus la proie de tous les vices, comme quelques arabophobes le voudraient faire croire. On ne peut pas compter absolument sur leur assiduité; comme l’ouvrier parisien, quand ils ont travaillé quatre ou cinq jours par semaine, ils sont parfois enclins à tirer une bordée et à laisser le chantier ou la charrue. Au demeurant, ils sont de bons laboureurs, d’humeur assez docile quand on ne les violente pas; il ne faut point leur donner d’instrumens trop perfectionnés, mais ils se servent convenablement de notre araire méridionale. J’en ai vu pour 3 piastres environ par jour ou même 2 piastres 1/2, 1 fr. 80 et 1 fr. 50, labourer les vignes d’une façon satisfaisante. On doit renoncer à se servir d’eux pour les travaux plus délicats, la taille par exemple, les soufrages et les applications des insecticides ou cryptogamicides divers auxquels on est aujourd’hui obligé de recourir chaque jour. Pour ces tâches qui demandent plus d’intelligence et plus de soin, l’on a le choix entre les Italiens, d’ordinaire des Siciliens, et les Français. Les Maltais, qui sont, comme on les a heureusement appelés, des Arabes chrétiens, ne louent pas en général leur bras pour la grande culture. Ils s’adonnent aux mille métiers des villes, se font voituriers, portefaix, ou bien encore maçons, entrepreneurs de bâtisses ou même maraîchers dans les banlieues des centres importans. Le Sicilien, au contraire, le vrai voisin de la Tunisie, qui y afflue et y affluera de plus en plus, est, au-dessus de l’Arabe, le vigneron habituel. On le paie, d’ordinaire, 3 francs par jour ; il est laborieux, apprend assez vite, quand il l’ignore, la bonne culture ; parfois insoumis, mais plus rarement que le Piémontais, il rend de précieux services aux colons. A l’étage supérieur se présente le Français, Languedocien le plus souvent, arrivant de l’Hérault, du Gard ou de l’Aude; c’est à lui qu’échoient les fonctions de contremaître ou de chef d’équipe : il y apporte sa grande entente de la culture de la vigne, son habileté, son entrain, sa confiance illimitée en lui-même, son optimisme imperturbable : il a des défauts aussi, contre-partie de ses qualités; enfant un peu gâté par la prospérité éblouissante dont a joui si longtemps le midi méditerranéen, par les idées et les mœurs démocratiques qui y règnent, il est susceptible, allier et capricieux, bon garçon d’ailleurs et pouvant être aisément conduit quand on connaît sa nature et qu’on use d’un peu de flatterie à l’endroit de son chatouilleux amour-propre plutôt que de menaces et de raideur.

Le malheur du Français en Tunisie, comme partout, c’est qu’il coûte trop cher. On paie l’Arabe 1 fr. 50 à 1 fr. 80, le Sicilien environ 3 francs par journée de travail effective, le Français ne revient guère, déduction faite des jours non ouvrables, à moins de 4 francs, 4 fr. 50 ou même 5 francs. Les contremaîtres, naturellement, et chefs vignerons reviennent à plus. Arabes et Siciliens se trouvent sous la main ; les uns sont indigènes de la contrée, les autres y immigrent spontanément ; il faut, au contraire, dans la plupart des cas, faire venir les Français aux frais du propriétaire qui, le plus souvent, ne les connaît pas personnellement et se trouve, moralement du moins, engagé à les garder pendant un certain temps. Ces circonstances font que l’on réduit considérablement le nombre des Français dans une exploitation : on en occupe huit ou dix contre deux ou trois fois plus de Siciliens et quatre ou cinq fois plus d’Arabes. Il faut donc nous attendre à ce que l’élément italien conserve la supériorité numérique en Tunisie. Ce n’est pas là un signe avant-coureur de catastrophes : si nous nous y prenons avec habileté, il n’en résultera pour nous aucun danger sérieux. Nous nous étions bien assimilé les Allemands d’Alsace ; nous pourrons aussi, par l’éducation et la langue, peu à peu rapprocher de nous la population d’origine italienne, qui n’atteindra jamais en nombre la population indigène et qui, d’ailleurs, est indispensable à notre œuvre colonisatrice[4]. Après la vigne viendront l’oranger, le citronnier, les cultures maraîchères ; mais il y faut plus de temps ; ce ne sont plus là des cultures que l’on puisse en quelque sorte improviser. Une exploitation, au contraire, qui, dès maintenant, débute avec de séduisantes promesses de succès, c’est celle des dattiers. Il faut pousser dans le désert aux environs de Gabès pour tenter cette branche de production. La compagnie de M. de Lesseps, en poursuivant cette chimère de mer intérieure africaine, c’est-à-dire de la création de marais dans le genre de ceux qui infectent les départemens de l’Aude et de l’Hérault, aura mis par hasard la main sur une véritable source de richesses : en fonçant des puits artésiens on a fait jaillir des eaux abondantes qui atteignent, dit-on, l’énorme débit de 300 mètres cubes à l’heure. Ce sera une des fois, moins rares qu’on ne croit, où en courant après l’ombre on aura trouvé et saisi la proie. Il ne tient qu’à nous de reproduire dans le sud tunisien l’œuvre merveilleuse à laquelle nous nous sommes livrés avec succès dans le sud-est algérien. On sait quel nombre considérable de puits artésiens nous avons percés dans l’Oued Rhir. Un savant russe, M. de Tchihatchef, a rendu, il y a quatre ou cinq ans, un éclatant hommage au talent de nos ingénieurs qui ont ainsi fait jaillir les eaux souterraines sur presque tout le long parcours d’El-Kuntara à Tougourt et même à Ouargla. Après avoir, au grand ébahissement et au grand profit des indigènes, multiplié les puits dans cette région, nous nous sommes avisés que nous pourrions en tirer quelques bénéfices pour nous-mêmes. L’idée de planter des dattiers est devenue familière aux colons algériens entreprenans. J’ai sous les yeux le compte-rendu d’une compagnie dite Société agricole et industrielle de Batna, qui, en quatre ans, a foré aux environs de Tougourt huit puits artésiens, d’une profondeur moyenne de 75 à 80 mètres, débitant environ 21,000 litres d’eau par minute ; dans le même temps, elle a défriché, nivelé, défoncé et mis en valeur 400 hectares de terrains incultes ; planté 42,000 jeunes palmiers dattiers. Le tout a coûté jusqu’ici 450 à 500,000 fr. Le dattier n’a pas à l’heure actuelle d’ennemi connu, comme le phylloxéra. Il rapporte brut en moyenne 4 ou 5 francs par arbre, sur lesquels il semble que les deux tiers représentent un revenu net ; mais il faut s’armer d’une plus longue patience encore pour le palmier que pour la vigne, car il s’écoule huit à dix années avant la période de production. Il est vrai que cette exploitation fournit autre chose que des dattes : on peut considérer comme encore vraie la description faite par Pline le Jeune de l’oasis de Tacape et citée par M. Tissot dans sa Géographie comparée de la province romaine d’Afrique : « Là, sous un palmier très élevé, croît un olivier, sous l’olivier un figuier, sous le figuier un grenadier, sous le grenadier la vigne ; sous la vigne on sème du blé, puis des légumes, puis des herbes potagères, tous dans la même année, tous s’élevant à l’ombre les uns des autres. » Il y a peut-être quelque redondance dans cette peinture de l’écrivain antique ; mais le fond en est exact, et le palmier dattier permet une foule de cultures intercalaires qui viennent ajouter au produit. Le sud tunisien pour les transports est, par la proximité de la mer, bien plus favorablement placé que le sud-est algérien.

A la vigne, au palmier, à l’élève du bétail, aux plantes potagères, au chêne-liège, faut-il joindre ou préférer d’autres branches de production? Ces cultures, — du moins plusieurs d’entre elles, les plus rémunératrices, — sont aléatoires sans doute ; mais, dans ce temps où les capitaux ne rapportent que 3 1/2 à 4 pour 100 en fonds d’état ou en obligations de premier ordre, ne peut-on se lancer dans des entreprises où les gains peuvent être considérables et où la perte, si l’on ne recourt pas au crédit, ne peut jamais être que partielle? Quelques personnes, cependant, appréhendent ces aventures; mais où en serait le monde si l’on n’avait jamais rien aventuré ? Un homme distingué, ayant de l’aversion pour l’optimisme, M. Pascal, dans de récentes et intéressantes études, juge qu’il y a en Tunisie une œuvre plus simple et plus sûre à accomplir, c’est de perfectionner la culture arabe et de la diriger. D’après lui, sur une terre de 2,000 hectares, dont la valeur est de 100,000 francs tout au plus, avec un capital d’exploitation de 120,000 francs au maximum, l’agriculteur indigène peut obtenir 15,000 francs de revenu net par les céréales et 10,000 francs par le croît du bétail, ce qui lui ferait plus de 11 pour 100 de revenu net régulier. L’entreprise, dans ces conditions, serait tentante. M. Pascal entre dans de grands détails pour justifier ses conclusions ; nous n’avons pas le loisir de l’y suivre. Il est loin de notre pensée de détourner qui que ce soit de se faire simple directeur et commanditaire de culture indigène. Cependant, les calculs de M. Pascal nous paraissent exagérés, et le succès que l’on pourra atteindre dans certains cas ne nous semble pas universellement assuré. En premier lieu, on ne trouve plus à acheter à 50 francs l’hectare des terres dans une situation convenable, près des routes et des marchés ; il faut doubler, parfois même tripler ce chiffre. Puis, un lot de 2,000 hectares de terres ne peut pas être tout entier utilisé, même par la culture arabe; la moitié au moins, souvent les trois quarts, sont couverts de lentisques, de jujubiers, de romarins, et il les faut défricher, ce qui coûte cher; ensuite les travailleurs indigènes, colons partiaires, que l’on appelle des khammès, et qui abandonnent au propriétaire les quatre cinquièmes de la récolte, sont des débiteurs insolvables dont il a fallu acheter la dette, en général, 3 ou 400 francs par tête. Il faut être sur les lieux, ou avoir un représentant sûr, pour faire le partage des récoltes. En outre, ils se livrent souvent à la maraude, et il est bon de les surveiller, mais alors ils se froissent et quittent le domaine en se faisant racheter par un propriétaire moins vigilant. La culture arabe est certainement susceptible d’être améliorée et dirigée par des Européens ; les indications de M. Pascal sont utiles et pourront parfois être suivies ; mais ici, comme ailleurs, le succès sera variable et dépendra de la valeur du gérant ou du propriétaire dirigeant.

Les modes d’emplois des terres sont donc variés en Tunisie. L’achat en était jusqu’ici difficile, soumis à de grandes incertitudes. La propriété privée, soit individuelle, soit familiale, est fréquente ; mais il est fort malaisé, dans beaucoup de cas, de connaître le vrai propriétaire, ainsi que les limites exactes des domaines. Il arrivait que plusieurs personnes étaient possesseurs de titres pour une même propriété. Il fallait passer par l’intermédiaire de notaires arabes, dont quelques-uns, non tous, sont honnêtes et habiles ; puis on restait justiciable des tribunaux musulmans, ayant un caractère religieux et jugeant sans publicité. Il résultait de ces circonstances fâcheuses que la propriété avait un caractère précaire, que l’Européen était exposé à des évictions, tout au moins à de fréquentes contestations. M. Cambon a eu le mérite, entre beaucoup d’autres, de faire rédiger une loi immobilière très perfectionnée, imitée du célèbre act Torrens australien. Il est remarquable que les principaux personnages religieux, le cheik ul-islam, le cadi hanefi et le bach mufti-maleki aient collaboré à cette réforme, ce qui n’est pas une des moindres preuves de l’esprit progressif des Arabes tunisiens. On crée une méthode sommaire et simple de constatation, d’enregistrement et de conservation de la propriété. Un délai est donné à ceux qui prétendent des droits pour les faire valoir, et, passé ce délai, aucune revendication réelle ne peut être soulevée. C’est la création d’un grand livre terrien que la France enviera à la Tunisie. Les divers droits de préemption, nombreux dans la loi musulmane, sont abolis. En outre, on peut acquérir en jouissance perpétuelle, moyennant une redevance appelée enzel, les biens habous ou de mainmorte, qui sont nombreux dans la régence et qui appartiennent à des mosquées, à des écoles ou à des fondations philanthropiques. Cette loi immobilière vient d’être promulguée, elle va entrer en application ; elle mettra les Européens à même d’acheter en toute sécurité des terres dans l’ancienne régence.


II.

Pour que se développent les nombreux élémens de richesse de notre nouvelle possession africaine, il est nécessaire que l’administration y collabore. Il ne peut s’agir ici d’une intrusion dans les affaires de l’agriculture et de l’industrie ; les faveurs, les encouragemens, les subventions, la direction administrative, dont nous avons tant usé ailleurs, seraient des aides décevantes. L’administration doit à une colonie naissante un concours plus limité, mieux défini, mais cependant effectif. La première et la plus essentielle de ses attributions, c’est de garantir la sécurité. Sur ce point, on ne lui peut adresser aucun reproche. On est plus à l’abri d’attaques contre les personnes ou contre les biens dans les rues et dans la banlieue de Tunis que dans la banlieue et dans les rues de Paris. Même dans les campagnes éloignées, un Européen ne court aucun danger. Cette situation satisfaisante ne tient pas au nombre de troupes que nous entretenons dans l’ancienne régence : nous nous sommes un peu trop pressés de le réduire ; les garnisons sont faibles et très espacées; l’extrême sud n’est pas garni. On entretiendrait 3 ou 4.000 hommes de plus dans notre colonie, que ce serait une mesure de prudence, non pas pour les nécessités de la période de paix, mais pour les éventualités diverses que peut comporter l’état incertain de l’Europe.

La profonde sécurité dont on jouit actuellement en Tunisie vient de ce que la population indigène ne se sent pas froissée dans ses habitudes ni dans ses droits. Le régime du protectorat est plus souple et plus acceptable à tous que celui de l’annexion tel qu’on l’entend en France. Le maintien du bey et de nombreux fonctionnaires musulmans, qui sont nos intermédiaires, satisfait à la fois l’amour-propre des Arabes, et le besoin de places qu’éprouvent en tout pays la classe élevée et la classe moyenne. En Algérie, nous avons nécessairement indisposé ces deux classes parce que nous ne leur faisons, du moins en territoire civil, aucune place dans l’administration. Il faudra avec le temps changer ce système. A Tunis, nous sommes plus habiles. Les administrateurs français, un peu comme les résidens hollandais à Java, sont des tuteurs discrets, des conseillers pleins d’autorité, mais qui ne sont pas jaloux de l’apparence du pouvoir. Nous avons eu la fortune, qui nous est rarement échue en ce siècle, de mettre la main, pour fonder notre protectorat en Tunisie, sur un homme qui unit les qualités les plus précieuses : instruction et intelligence, tact et fermeté, entrain et persévérance. On l’attaque et on le calomnie. Des esprits superficiels se livrent à des critiques sans portée ou à des impatiences enfantines. Il faut défendre notre premier résident général, M. Cambon ; l’histoire lui rendra justice. Notre ancienne administration coloniale a compté des administrateurs d’un haut mérite dont le gouvernement métropolitain n’a pas su seconder les grandes qualités : Dupleix, Malouet, l’intendant Poivre, d’autres encore. Les petits esprits, qui croient qu’un empire ou un état s’établit en une demi-douzaine d’années, se sont toujours ligués contre ces administrateurs aux vastes pensées et aux longs desseins. N’est-ce donc rien que d’avoir maintenu depuis 1881 une paix inaltérée en Tunisie, d’avoir permis à l’élément français de s’y infiltrer, d’avoir placé les finances dans une situation telle qu’il n’est pas un seul état européen, notamment la France, qui ne pût les envier; d’avoir substitué aux capitulations une justice française, d’avoir inauguré et conduit à un certain degré de développement ce que, à notre honte, nous n’avons pas encore fait, après plus d’un demi-siècle de possession de l’Algérie : l’enseignement français parmi les indigènes? Tout cela n’est-il rien en cinq années ? Devant les misérables chicanes que l’on adresse à l’administration française en Tunisie, on est saisi de pitié pour la légèreté de ceux qui s’y livrent. En vérité, M. Cambon, pour sa défense, n’aurait qu’à rappeler les cinquante années de guerre presque ininterrompue en Algérie, les révoltes ou les frémissemens fréquens dans le sud oranais et dans l’Aurès, l’énorme effectif militaire des trois départemens franco-africains en face du chiffre réduit de nos troupes en Tunisie ; il pourrait mettre en comparaison les milliards dépensés dans notre première possession africaine et l’absence presque complète de tout sacrifice du budget français dans la seconde. Il lui serait loisible encore de faire passer devant ses piètres accusateurs et le Tonkin et l’Annam, et le Cambodge : il y pourrait joindre, s’il le voulait, les combats incessans que les Anglais sont obligés de livrer soit en Égypte, soit en Birmanie ; ceux que la Hollande renouvelle depuis dix années sur la terre d’Atchin ; l’état précaire des Italiens à Massouah ; et alors il n’aurait plus qu’à montrer la Tunisie paisible, s’imprégnant, graduellement il est vrai, mais sensiblement, de l’esprit français, se pénétrant, jusqu’au fond de ses tribus, de plus en plus de notre influence, et quel serait l’étourdi qui oserait encore l’accuser soit de tiédeur, soit de maladresse, soit d’insuccès? L’habile premier résident général. qui vient d’être appelé à l’ambassade de Madrid, a bien mérité de son pays il a fait une œuvre ; son successeur n’a qu’à la développer avec la même prudence et dans le même esprit.

Une colonie qui ne fait pas trop parler d’elle et qui ne coûte quasi rien, c’est déjà, dans ce temps d’aventures maussades, un spectacle réconfortant. Rien de plus simple et de plus pratique que notre organisation tunisienne. Notre résident général, comme un maire du palais sous les Mérovingiens, gouverne auprès et sous le nom du bey, auquel on laisse la pompe extérieure. Deux ministres indigènes : l’un dit premier ministre, l’autre, ministre de la justice et de la plume, assistent le bey et dirigent les caïds ou gouverneurs. Les ministères réels, effectifs, ceux dont part l’impulsion, sont dans des mains françaises. Le général commandant le corps de troupes est le vrai ministre de la guerre: les directeurs des finances, des travaux publics, de l’enseignement, sont des Français expérimentés qui ont foi dans leur œuvre. Le secrétaire général du gouvernement beylical est un Français, secrétaire d’ambassade. Dans les provinces, on a institué des contrôleurs civils qui exercent auprès des autorités indigènes les mêmes fonctions de direction et de conseil dont est investi auprès du bey le résident général. Au lieu de procéder avec notre esprit géométrique, qui, d’ordinaire, nous a induits en tant d’erreurs, et de diviser immédiatement le pays en un grand nombre de circonscriptions administratives françaises, nous avons suivi la méthode expérimentale et graduelle. Nous n’avons eu d’abord que six fonctionnaires civils installés au Khef, à La Goulette, à Nebel, à Sousse, à Sfax et à Gafsa. On en augmente peu à peu le nombre, suivant les ressources du budget et aussi les ressources en hommes. C’est ainsi qu’on vient d’établir six nouveaux contrôleurs civils à Tunis, Kérouan, Souk-el-Djemaa, Souk-el-Arba, Beja et Bizerte. La Tunisie ayant l’inappréciable avantage de ne pas posséder de représentans au parlement français, on n’est pas assujetti, pour les choix, aux recommandations parlementaires et au principe nouveau de l’épuration à outrance ou de la rotation des offices, maux qui sévissent dans la métropole et y auront bientôt tout désorganisé. On prend des hommes capables, connaissant bien l’arabe ; on leur donne un rayon étendu. Quand la Tunisie possédera quinze ou vingt bons contrôleurs civils, elle sera suffisamment gouvernée.

La justice tend à se franciser : les tribunaux consulaires ont disparu. La loi du 27 mars 1883 a institué un tribunal de première instance à Tunis et six justices de paix, à Tunis, La Goulette, Bizerte, Sousse, Sfax et Le Khef. Cette organisation rudimentaire doit s’étendre avec le temps. Deux ou trois autres tribunaux civils pourront être établis quand la colonisation se sera plus développée, et les justices de paix pourront avec le temps être doublées ou triplées. Mais il n’est nul besoin d’agir avec emportement: c’est une maladie française de croire qu’une organisation doit surgir complète, tout armée, définitive, du cerveau du législateur. Au point de vue de la compétence, les tribunaux français prononcent sur toutes les affaires qui concernent les Français ou les étrangers, et ont juridiction même sur les indigènes en matière mobilière ou commerciale lorsqu’un Européen est en cause. Malheureusement les transactions immobilières leur échappaient, et les Européens attaqués par des musulmans pour des actions réelles devaient aller devant des tribunaux indigènes : cet état de choses était intolérable; la nouvelle loi immobilière va l’améliorer. On institue dans les villes importantes, Tunis, La Goulette, Le Khef et Sousse jusqu’ici, des municipalités mixtes où entrent en proportions diverses des Européens, des musulmans, des Israélites. Les membres en sont nommés par décret beylical. La municipalité de Tunis comprend un président, deux adjoints, huit membres tunisiens, huit Européens, un israélite. Peu à peu il y faudra fortifier, avec tact et mesure, l’élément français.

Tout ce système est satisfaisant, suffisamment souple et perfectible. On ne pouvait lui faire qu’un reproche, c’est que différentes autorités françaises, celles de l’armée et la justice, ne fussent pas suffisamment subordonnées au résident général. On a eu, il y a deux ans, le scandale du commandant des troupes françaises et du président du tribunal de Tunis intriguant ouvertement contre l’homme éminent et judicieux qui était leur chef, et ces deux fonctionnaires, au lieu du châtiment que méritaient leur insubordination et leur légèreté, ont reçu l’un et l’autre de l’avancement. Il convient de ramener dans la main du résident général la haute influence sur tous les services sans exception. Il n’est pas un homme s’occupant des colonies qui ne sache l’incontestable supériorité du régime civil, quand les administrateurs sont choisis avec discernement, sur le régime militaire. En Tunisie, on a failli compromettre la paix en instituant à la dérobée, sous le nom d’agences de renseignemens confiées à des officiers, des bureaux arabes dissimulés; on les a supprimés avec raison et remplacés par des contrôleurs civils.

L’œuvre qui fait à Tunis le plus d’honneur à notre jeune protectorat, c’est celle de l’instruction publique. En Algérie, nous nous sommes bien occupés des colons, mais nous avons forfait à notre tâche à l’endroit des indigènes. Nous comprenons mieux notre mission et nos intérêts dans l’ancienne régence de l’est. Nous possédions déjà de nombreux établissemens libres fondés et entretenus par les soins du cardinal Lavigerie, des frères de la doctrine chrétienne, des sœurs de Notre-Dame de Sion, etc. Les écoles israélites, qui sont nombreuses dans le pays, nous étaient aussi d’un certain secours pour la propagation de notre langue. L’administration publique, à côté de toutes ces fondations privées, a fait son devoir. Sans aucune idée de rivalité sectaire ou haineuse comme en France, simplement inspirée par le sentiment du rôle élevé qui lui incombe, elle a su tirer un excellent parti des institutions existantes et en fonder beaucoup d’autres nouvelles. Une grande institution indigène, le collège Sadiki, qui compte environ deux cents élèves musulmans, a été réformé dans un sens français et scientifique. On a créé une école normale, ou collège Allaoui, dans lequel on forme des professeurs indigènes. J’ai visité ces établissemens, j’ai lu les compositions françaises faites par déjeunes Arabes et j’ai été émerveillé de leur correction relative. Les hautes classes et les classes moyennes de la société indigène se précipitent vers l’instruction française. Outre Tunis, des écoles où l’on enseigne notre langue sont ouvertes à La Goulette, au Khef, à Sousse, à Mehdia, à Monastir, à Sfax, à Djerbah, et l’on en crée sans cesse de nouvelles. On calcule que, dès à présent, six mille indigènes environ apprennent le français. Quand on songe que le budget algérien ne contient encore aujourd’hui qu’un crédit d’une cinquantaine de mille francs pour l’instruction parmi les musulmans, on se dit que, dans quinze ou vingt ans d’ici, on comptera beaucoup plus d’Arabes parlant le français dans notre jeune possession tunisienne que chez sa sœur aînée l’Algérie. Qu’on ne l’oublie pas, ce qui scelle la supériorité d’un peuple sur un autre, le cachet qui marque la soumission définitive, c’est la langue du vainqueur adoptée par le vaincu. Il serait injuste ici de ne pas nommer le directeur de l’instruction en Tunisie, M. Machuel, et de ne pas associer aux éloges qu’il mérite, ainsi que ses collaborateurs, la société de l’Alliance française.

Les travaux publics en Tunisie n’ont pas été jusqu’ici très importans : cependant l’on s’en occupe. Le chemin de fer de la Medjerda, qui, de la frontière algérienne, va jusqu’à Tunis et comprend, en outre, le petit tronçon de Tunis à Hamman-el-Lif, avait précédé notre occupation; il jouit d’une garantie d’intérêt du gouvernement français et est exploité par la compagnie de Bône à Guelma. Le petit chemin de fer de Tunis à La Goulette est resté italien, ce qui est une anomalie; un jour ou l’autre, on devra le racheter, mais cela ne presse pas. Quand nous aurons nommé le chemin de fer Decauville de Sousse à Khérouan, fonctionnant irrégulièrement trois ou quatre fois par mois, puis les voies ferrées que doivent livrer au public les compagnies concessionnaires des mines de Tabarka et de terrains à alfa, en y ajoutant les 10 ou 12 kilomètres de la voie de raccordement de Béja gare à Béja ville, nous aurons épuisé tout le réseau ferré existant ou concédé dans la régence. Cela représente environ 300 kilomètres, ou plutôt 250, car vraiment c’est un abus que de compter comme voie ferrée ouverte au public le petit chemin de fer Decauville de Sousse à Khérouan.

On devra d’ici cinq à six ans ajouter quelques lignes aux précédentes : les deux plus pressées sont celles de Tunis à Sousse, ayant une longueur d’environ 120 kilomètres, et de Tunis à Bizerte, qui peut avoir 75 kilomètres à partir de la station actuelle de Djedeïda. Si on les construisait à voie étroite, un capital de 20 millions, au maximum, représentant une garantie d’intérêts de 1 million pour le budget tunisien, suffirait amplement à l’œuvre. Il en coûterait 5 ou 6 millions pour transformer en voie ferrée régulière à voie étroite le petit Decauville de Sousse à Kaïrouan. Plus tard, le chemin de fer algérien en construction de Tébessa pourrait être prolongé à Gafsa et peut-être à Gabès ; mais il faudra attendre, car ce serait une imitation tunisienne du plan Freycinet, qui est pour beaucoup dans les embarras financiers de la France. On commence à s’occuper du réseau des routes. On a mis en état celle de Tunis à Carthage : on fait de même pour celles du Khef et de Béja à Tunis. Les phares ont aussi leur part ainsi que les ports : on a concédé, et on exécute celui de Tunis même. Un autre port aura une bien plus grande importance pour notre situation dans la Méditerranée, c’est celui de Bizerte ; la magnifique position de cette place doit en faire pour nous un Toulon africain. Il conviendrait d’y transporter les installations soit de Lorient, soit de Rochefort, nos arsenaux sur l’Atlantique étant surabondans. Mais cela regarde le budget français; nous ne pouvons pas plus faire supporter à la Tunisie les frais de nos établisse mens à Bizerte que les Anglais n’imposent à l’Arabie et à Malte les frais de création ou d’entretien de leurs places d’Aden et de La Valette. On a évité, en fait de travaux publics, l’emportement qui a causé tant de ravages dans les budgets continentaux. On a voulu édifier solidement les finances; c’était un plan judicieux qui a été heureusement exécuté.

La merveille de l’administration française à Tunis, c’est le considérable excédent des recettes sur les dépenses. On sait combien était délabré le budget du bey ; il ne pouvait payer qu’irrégulièrement et partiellement les intérêts de sa dette. L’opération, fort bien conçue, de la conversion de l’antique dette tunisienne en une dette nouvelle garantie par la France a sauvé les finances de la Tunisie sans coûter un centime à notre trésor. Le 4 pour 100 tunisien garanti est maintenant au-dessus du pair. Tous les derniers budgets se sont soldés par des excédens de recettes de 3 à 4 millions de francs. L’excédent du dernier budget courant, qui se termine au 13 octobre, s’annonce même comme plus considérable. Cependant aucun impôt nouveau n’a été établi. Quelques impôts anciens ont même été ou allégés ou supprimés, notamment le droit d’exportation sur les céréales. En outre, dans le budget des dépenses de 1885-86, une Comme de 9,944,000 piastres, soit approximativement 6 millions de francs, représentait les sommes consacrées aux travaux publics[5].


III.

Devant ces résultats, acquis dans la brève période de cinq années, il semble qu’il devrait y avoir un sentiment général de satisfaction. Il ne faudrait pas s’abandonner à cette confiance : ce serait mal connaître l’impatience naturelle au colon, surtout au colon français. On s’imagine qu’il suffit de changer de lieu pour rassembler en quelques mois une fortune, que, dans une colonie, toutes les spéculations doivent promptement réussir et que le temps ne fait rien à l’affaire. Il y fait beaucoup, c’est le grand maître : les longs efforts sont aussi indispensables dans une colonie que dans une vieille contrée ; ils y sont seulement plus productifs.

Nos colons de là-bas se plaignent donc. On a constitué avec raison une chambre de commerce de Tunis, et son premier soin, comme celui de toute assemblée, c’est de faire entendre des doléances; la plainte est si naturelle à l’homme ! Nous avons sous les yeux une brochure de cette chambre de commerce intitulée : Exposé de la situation économique de la régence de Tunis, et portant le sous-titre : Nécessité de l’assimilation des produits tunisiens aux produits algériens à leur entrée en France. Nous approuvons beaucoup ce sous-titre et l’idée qu’il exprime ; cette assimilation, nous l’avons demandée bien des fois ; le gouvernement français ne saurait plus longtemps négliger de s’en sérieusement occuper. La thèse de la chambre de commerce de Tunis est donc excellente ; mais pourquoi faut-il qu’elle la gâte par de déplorables exagérations? A l’en croire, il semblerait que la Tunisie serait en décadence, que, depuis l’administration française, elle ait reculé. Peut-on soutenir des idées aussi peu patriotiques et aussi extravagantes? Les preuves qu’offrent à l’appui de leurs affirmations téméraires les auteurs de ce document sont des plus singulières, tout en paraissant aux esprits superficiels des plus décisives. En 1880, on n’enregistrait à Tunis qu’une faillite; en 1881, pas une seule; en 1882, on en constate deux, puis sept en 1883, quatorze en 1884, quinze en 1885 et six dans les trois premiers mois mois de 1886. Voilà qui est probant : autrefois, il y avait un régime commercial irrégulier; tout se passait à la « la bonne franquette; » on n’appliquait pas la loi sur les faillites et il n’y en avait pas; aujourd’hui on l’applique et il y en a. Le nombre des commerçans aussi a augmenté, surtout des Européens, ceux qui, à peu près seuls, sont soumis au régime de la faillite, et l’on voit les dépôts de bilans devenir plus nombreux. Aux États-Unis, il y a beaucoup de faillites et à La Plata; nous sommes certains que dans dix ans, à Tunis, le nombre des faillites sera plus considérable qu’aujourd’hui. Quoi d’étonnant, d’ailleurs, que, dans les cinq premières années de la colonisation, il se rencontre des mécomptes ? Des commerçans qui n’ont pas assez réfléchi, qui ne possèdent pas assez d’avances, qui ne connaissent pas les besoins du pays, viennent tenter la fortune dans une contrée neuve, et ils ne la trouvent pas; c’est le train habituel de la colonisation. De même que, sur un sol neuf, les pionniers paient leur tribut à la fièvre, de même aussi un commerce nouveau ne peut éviter de payer tribut à la faillite. Il y a, cependant, à Tunis une cause spéciale de dépôts de bilans : c’est la facilité qu’y trouve la mauvaise foi de certains commerçans, soit indigènes soit israélites. On fera bien d’appliquer avec quelque rigueur nos lois françaises sur la banqueroute simple et la banqueroute frauduleuse[6].

Les membres de la chambre de commerce de Tunis comparent le mouvement du commerce extérieur de l’ancienne régence pendant les dix dernières années, et ils arrivent à cette conclusion singulière que la Tunisie s’appauvrit. Suivez leur raisonnement, qui reproduit toutes les vieilles erreurs vingt fois réfutées. Le chiffre des importations dans la régence, avant l’occupation française, variait entre un minimum de 8,400,000 francs pour l’exercice 1876-1877 et un maximum de 12,600,000 francs pendant l’année 1878-1879; pour les cinq années qui expirent en 1880, le total des importations atteignait 54,600,000 francs, soit une moyenne de 11 millions en chiffres ronds par année. De 1881 à 1885, ces chiffres augmentent considérablement; l’importation atteint au total, pour ces cinq années, 118,200,000 francs, soit une moyenne de près de 24 millions de francs, plus du double de la moyenne précédente. Il semblerait que ce soit là un signe de richesse; le doublement des importations en cinq ans paraîtra aux hommes compétens un sujet de réjouissance. La chambre de commerce de Tunis ne le voit cependant qu’avec mélancolie. Elle prétend que la présence et l’entretien du corps expéditionnaire est la cause de cet accroissement d’importation. Nous entretenons sept à huit mille hommes au maximum en Tunisie : les importations en 1884-1885 se sont élevées à 26,400,000 francs, dépassant de 15 millions le chiffre de 1879-1880, qui n’était que de 11,400,000 francs, et l’on voudrait faire croire que ces 15 millions d’excédent représentent l’entretien des sept à huit mille soldats que nous avons en Tunisie, soit 2,000 francs pour chacun d’eux, quoiqu’ils tirent leur nourriture presque entière du sol tunisien même ! Cet argument est vraiment inconsidéré : les trois quarts au moins de l’excédent des importations en 18S5, relativement à 1880, ont pour unique cause le développement des affaires dans la régence.

Le raisonnement de la chambre de commerce de Tunis au sujet de l’exportation n’est pas plus heureux. Dans la période de 1875 à 1880, dit-elle, les exportations se sont élevées à 58 millions de francs, soit 11,600,000 francs par année. De 1880 à 1885, elles atteignent S6 millions, soit 17,200,000 fr. comme moyenne annuelle. Il semble que ce soit là un progrès de 5,600,000 francs, soit de 50 pour 100 environ, dont on ait lieu de se réjouir. Ce n’est certainement pas le corps expéditionnaire qui a contribué à cet excédent ; car nos soldats, que nous sachions, n’exportent aucune marchandise. Néanmoins, devant cet heureux résultat, la chambre de commerce de Tunis reste morose ; il lui suffit, pour qu’elle s’attriste, que dans la période quinquennale qui a précédé l’occupation, les exportations aient dépassé de 3 millions les importations, tandis que dans la période quinquennale suivante, les exportations sont restées de 32 millions de francs au-dessous des importations. Le pays court à la ruine, puisqu’il reçoit plus de marchandises qu’il n’en envoie. Voilà, vraiment, des colons bien peu expérimentés et peu instruits des choses de la colonisation. S’ils comparaient, ils verraient que leur cas est celui de toutes les colonies jeunes et florissantes : l’Algérie, l’Australie, le Canada. En Algérie, d’une façon régulière, l’importation est au moins double de l’exportation ; en 1882, par exemple, les importations montent à 404 millions et à 311 millions en 1883, contre 141 millions et 131 millions à l’exportation pendant les mêmes années. L’ensemble des colonies australiennes, pour la dernière année dont nous ayons le compte rendu sous les yeux, importent pour 1,600 millions de francs et exportent pour 1,266 millions; le Canada, en 1883, importe pour 736 millions et exporte pour 549 ; de même au Cap ; je pourrais poursuivre à l’infini.

C’est que les membres de la chambre de commerce de Tunis ne réfléchissent pas qu’une colonie est comme un enfant qui, pendant toute la période de l’enfance et de l’adolescence doit naturellement plus recevoir que rendre. Quand une société française plante 3 ou 400 hectares de vignes en Tunisie, cela lui coûte 1,200,000 ou 1,500,000 francs, dont les deux tiers ou les trois quarts représentent le prix d’achat de la terre, le prix de la main-d’œuvre, les traitemens, etc. Mais le tiers ou le quart de ces 1,200,000 ou 1,500,000 francs vient en Tunisie sous la forme de charrues, de défonceuses, de machines agricoles, de matériaux de construction tels que les tuiles, les madriers, les colonnes de fonte, de vaisselle vinaire, parfois même d’animaux, comme des mulets ou des chevaux de France, etc. Toute cette importation enrichit la colonie, y apporte du capital. Ce n’est que plus tard, quand le vignoble est en rapport, que l’exportation se développe et fait rentrer les capitalistes dans leurs avances. Voilà l’explication de ce phénomène universel, que toutes les colonies, pendant la période de l’enfance et de l’adolescence, qui dure un demi-siècle, trois quarts de siècle, parfois un siècle ou davantage, importent beaucoup plus qu’elles n’exportent. C’est signe de santé, c’est surtout signe de croissance.

On ne peut non plus s’associer à la chambre de commerce de Tunis quand elle prend à tâche de démontrer que le budget tunisien est très fragile et que son excédent est tout à fait précaire. Ce parti-pris de dénigrement est lamentable ; il est, d’ailleurs, en contradiction avec les désirs exprimés par cette même chambre de commerce. Voilà des hommes qui déclarent qu’on a beaucoup exagéré la prospérité des finances de leur pays, et ils demandent des dégrèvemens énormes ; soyez logiques : si votre budget n’est pas solide, il ne faut pas réduire les impôts, il faut les accroître. Mais non, le budget tunisien vaut mieux que ne le dit la chambre de commerce de Tunis, il a un excédent réel d’environ 4 millions par an depuis quelques années ; seulement une partie de cet excédent peut tenir à ce que les récoltes des dernières années ont été excellentes et pourrait disparaître si l’on traversait une période de mauvaises récoltes. Voilà pourquoi il convient d’agir avec prudence et de ne pas disposer témérairement pour des dégrèvemens d’impôts de l’intégralité de cet excédent. Quant à l’idée d’une refonte complète des impôts, ce serait une souveraine imprudence : jamais aucun pays n’a pu réussir à substituer un système d’impôts nouveaux supposé plus rationnel à un système d’impôts anciens auxquels la population est habituée. La révolution française, qui a voulu le faire, n’a abouti qu’à une double banqueroute. L’habitude est pour beaucoup dans la résignation à supporter les impôts : si on voulait transformer brusquement et totalement le régime fiscal tunisien, on s’exposerait à ces deux inconvéniens graves : mettre le trésor à sec et mécontenter les indigènes, dont on troublerait les usages : les impôts nouveaux, même rationnels, provoquent toujours du mécontentement et parfois des insurrections. Aucun gouvernement sérieux ne courra une aussi périlleuse aventure.

On doit donc procéder graduellement. Les colons se plaignent surtout des droits d’exportation et des droits sur les huiles. La Tunisie, comme tous les états musulmans et, d’ailleurs, comme beaucoup de pays neufs, tels que la République Argentine, le Brésil, demande une partie de ses ressources à des droits d’exportation. Les droits à l’exportation figurent pour 2,300,000 piastres, soit 1,400,000 francs, au budget des recettes de l’année 1886-87. Étant donnée la situation du budget tunisien et pourvu qu’elle se maintienne, il semble qu’on pourrait les supprimer, non pas d’un coup, mais en trois ou quatre années. Les droits sur les oliviers et les dattiers représentent 2,800,000 piastres au budget de prévision, soit 1,700,000 francs environ : on pourrait les réduire aussi de moitié dans un même laps de temps ; ce serait ensemble un sacrifice de 2 millions de francs environ échelonné sur trois ou quatre années ; il semble que cela ne doive pas dépasser les forces du budget tunisien ; mais on ne saurait, sans imprudence, lui demander davantage.

Il est un point sur lequel nous approuverons sans restriction les doléances de la chambre de commerce de Tunis, c’est quand elle sollicite l’assimilation à l’entrée en France des produits tunisiens aux produits algériens, c’est-à-dire la franchise de droits. Le conseil général des Bouches-du-Rhône a dans sa dernière session émis un vœu dans le même sens. Sur ce point, il faut donner aux colons une satisfaction complète et prompte ; tout l’avenir de la colonisation en dépend. Croirait-on que les produits tunisiens sont traités en France comme étrangers et frappés de droits qui sont parfois doubles ou triples de ceux qui grèvent les produits italiens, espagnols ou allemands ? On doit modifier radicalement ce système ou renoncer à toutes les perspectives d’une colonisation fructueuse. Ce n’est pas une réduction de droits, c’est la franchise absolue de droits sur les produits tunisiens qui constituera la seule solution heureuse. L’obstacle, ce sont les traités de commerce qui nous lient à différens pays et qui contiennent la clause de la nation la plus favorisée, clause dont pourraient se prévaloir les nations étrangères. En réalité, celles-ci n’ont aucun intérêt sérieux à s’opposer à l’affranchissement en France des produits tunisiens : grâce, en effet, à une disposition précieuse de la loi du 17 juillet 1867, les produits tunisiens peuvent entrer en franchise en Algérie par la voie de terre et de là en France, où ils échappent à la douane française comme provenance algérienne : cela sauvegarde en partie les intérêts de l’agriculture, en imposant, toutefois, à ses récoltes des détours qui équivalent à une augmentation de frais ; mais le grand inconvénient de la continuation du régime actuel, c’est qu’il sacrifierait absolument la ville de Tunis et le port de Tunis. Le moment est favorable pour obtenir des puissances leur consentement à ne pas se prévaloir de la franchise que nous accorderions aux produits tunisiens et leur renonciation sur ce point à la clause de la nation la plus favorisée. Peut-être même pourrait-on se passer de consulter les nations étrangères et, par un simple article de notre loi du budget, déclarer que les produits tunisiens, venant directement de Tunis, seront reçus en franchise en France, de même qu’ils le sont déjà en Algérie. Le régime du protectorat doit être maintenu en Tunisie, mais les liens de la contrée protégée avec la contrée protectrice doivent être de plus en plus resserrés. Une fois accomplies ces réformes urgentes, nous serons tranquilles sur l’avenir de la Tunisie. Les énormes capitaux qui se forment chaque année en France et qui cherchent avec anxiété, sans le rencontrer, un intérêt sûr de 4 1/4 ou 4 1/2 pour 100, les forces perdues qui se lamentent sur l’encombrement des carrières, peuvent se rendre dans ce pays si bien doué de la nature. Il faut, toutefois, que les colons se souviennent toujours qu’il est trois conditions nécessaires à la prospérité des colonies : l’énergie, la persévérance et le temps.


PAUL LEROY-BEAULIEU.

  1. On nous permettra de renvoyer pour la théorie de la colonisation à notre ouvrage : de la Colonisation chez les peuples modernes. 3e édition; Guillaumin, éditeurs.
  2. Voir le deuxième numéro d’août 1886 (p. 5,174; de l’Algérie agricole, bulletin de la colonisation, publication faite par le comice agricole d’Alger.
  3. Voir la même publication, ibidem, p. 5.173.
  4. Le gouvernement ne doit négliger aucun moyen d’influence sur la population italienne en Tunisie. Or, au moment où nous écrivons, la commission du budget vient de réduire les crédits pour l’entretien du clergé français dans nos possessions françaises d’Afrique. On ne peut imaginer de plus antipatriotique ineptie. Le fanatisme de Louis XIV empêcha les protestans français de se porter vers nos colonies d’Amérique. Le fanatisme tout aussi sectaire et beaucoup moins excusable de nos députés, compromet la prépondérance française dans nos colonies africaines. Si nous voulons, — et c’est pour nous une question de conservation, — nous assimiler les colons espagnols en Algérie et les colons italiens en Tunisie, il faut entretenir, dans ces deux contrées, un clergé français nombreux et actif.
  5. d’après le Bulletin de statistique et de législation comparée du mois d’octobre 1886, les excédens des exercices écoulés depuis l’occupation, défalcation faite de la dotation d’un fonds de réserve, s’élèvent à la somme de 16,232,000 piastres, soit plus de 10 millions de francs, sur lesquels un décret du 12 juillet 1886 a affecté 11 millions 232,0G0 piastres, soit près de 7 millions de francs, à la construction du port de Tunis.
  6. Voir à ce sujet l’article intitulé Mémoire sur la situation commerciale à Tunis et Causes de sa stagnation actuelle, par M. Jacques Médina. Tunis, 1880.