La Comédie anglaise sous la Restauration/02

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LA
COMEDIE ANGLAISE
SOUS LA RESTAURATION

II.
LES POETES.

I

Au XVIIe siècle s’ouvre en Europe un genre de vie nouveau, la vie mondaine, qui bientôt prime et façonne les autres. C’est en France surtout et en Angleterre qu’elle paraît et qu’elle règne, pour les mêmes causes et dans le même temps.

Pour remplir les salons, il faut un certain état politique, et cet état, qui est la suprématie du roi jointe à la régularité de la police, s’établissait à la même époque des deux côtés du détroit. La police régulière met la paix entre les hommes, les tire de l’isolement et de l’indépendance féodale et campagnarde ; multiplie et facilite les communications, la confiance, les réunions, les commodités et les plaisirs. La suprématie du roi institue une cour, centre des conversations, source des grâces, théâtre des jouissances et des splendeurs. Ainsi attirés l’un vers l’autre et vers le trône par la sécurité, la curiosité, l’amusement et l’intérêt, les grands seigneurs s’assemblent, et du même coup ils deviennent gens du monde et gens de cour. Ce ne sont plus les barons du siècle précédent, debout dans la haute salle, armés et sombres, occupés de l’idée qu’ils pourront bien au sortir du palais se tailler en pièces, et que s’ils se frappent dans le palais, le bourreau est là pour leur couper la main et boucher les veines avec un fer rouge, sachant de plus que le roi leur fera peut-être demain trancher la tête, partant prompts à s’agenouiller pour se répandre en protestations de fidélité soumise, mais comptant tout bas les épées qui prendront leur querelle et les hommes sûrs qui font sentinelle derrière le pont-levis de leur château. Les droits, les pouvoirs, les contraintes et les attraits de la vie féodale ont disparu. Ils n’ont plus besoin que leur manoir soit une forteresse. Ils n’ont plus le plaisir d’y régner comme dans un état. Ils s’y ennuient, et ils en sortent. N’ayant plus rien à disputer au roi, ils vont chez lui. Sa cour est un salon, le plus agréable à voir et le plus utile à fréquenter. On y trouve des fêtes, des ameublemens splendides, une compagnie parée et choisie, des nouvelles et des commérages : on y rencontre des pensions, des titres, des places pour soi et pour les siens ; on s’y divertit et on y profite : c’est tout gain et tout plaisir. Les voilà donc qui vont au lever, assistent au dîner, reviennent pour le bal, s’assoient pour le jeu, sont là au coucher. Ils y font belle figure avec leurs habits demi-français, leurs perruques, leurs chapeaux chargés de plumes, leurs hauts-de-chausses en étages, leurs canons, et les larges rosettes de rubans qui couvrent leurs souliers. Les dames se fardent[1], se mettent des mouches[2], étalent des robes de satin et du velours le plus magnifique, toutes galonnées d’argent et traînantes, au-dessus desquelles paraît la blancheur de leur poitrine, dont l’éclatante nudité se continue sur toute l’épaule et jusqu’au bras. On les regarde, on salue et on approche. Le roi monte à cheval pour sa promenade à Hyde-Park ; à ses côtés courent la reine, et avec elle ses deux maîtresses, lady Castlemaine et mistress Stewart : « la reine[3] en gilet blanc galonné, en jupon court cramoisi, et coiffée à la négligence ; mistress Stewart avec son chapeau à cornes, sa plume rouge, ses yeux doux, son petit nez romain, sa taille parfaite. » On rentre à White-Hall, « les dames vont, viennent, causant, jouant avec leurs chapeaux et leurs plumes, les échangeant, chacune essayant tour à tour ceux des autres et riant. » En si belle compagnie la galanterie ne manque pas. « Les gants, parfumés, les miroirs de poche, les étuis garnis, les pâtes d’abricot, les essences, et autres menues denrées d’amour arrivent de Paris chaque semaine. » Londres fournit « des présens plus solides, comme vous diriez boucles d’oreilles, diamans, brillans et belles guinées de Dieu ; les belles s’en accommodaient, comme si cela fût venu de plus loin. » Les intrigues trottent, Dieu sait combien et lesquelles. Naturellement aussi la conversation va son train. On développe tout haut les aventures de Mlle Warmestré la dédaigneuse, « qui, surprise apparemment pour avoir mal compté, prend la liberté d’accoucher au milieu de la cour. » On se répète tout bas les tentatives de Mlle Hobart, l’heureux malheur de Mlle Churchill, qui, étant fort laide, mais ayant eu l’esprit de tomber de cheval, toucha les yeux et le cœur du duc d’York. Le chevalier de Grammont conte au roi l’histoire de Termes ou de l’aumônier Poussatin, tout le monde quitte le bal pour venir l’écouter, et le conte fait, chacun rit à se tenir les côtes. Vous voyez que si ce monde n’est pas celui de Louis XIV, c’est néanmoins le monde, et que s’il a plus d’écume, il va du même courant. Le grand objet y est aussi de s’amuser et de paraître. On veut être homme à la mode ; un habit rend célèbre : Grammont est tout désolé quand la coquinerie de son valet l’oblige à porter deux fois le même. Tel autre se pique de faire des chansons, de bien jouer de la guitare. « Russell avait un recueil de deux ou trois cents contredanses en tablature, qu’il dansait toutes à livre ouvert. » Jermyn est connu pour ses bonnes fortunes. « Un gentilhomme, dit Etheredge, doit s’habiller bien, danser bien, faire bien des armes, avoir du talent pour les lettres d’amour, une voix de chambre agréable, être très amoureux, assez discret, mais point trop constant. » Voilà déjà l’air de cour tel qu’il dura chez nous jusque sous Louis XVI. Avec de pareilles mœurs, la parole remplace l’action. La vie se passe en visites, en entretiens. L’art de causer devient le premier de tous, bien entendu qu’il s’agit de causer agréablement, pour employer une heure, sur vingt sujets en une heure, toujours en glissant, sans jamais enfoncer, de telle façon que la conversation ne soit pas un travail, mais une promenade. Au retour, elle continue par des lettres qu’on écrit le soir, par des madrigaux ou des épigrammes qu’on lira le matin, par des tragédies de salon ou des parodies de société. Ainsi naît une littérature nouvelle, œuvre et portrait du monde qui l’a pour public et pour modèle, qui en sort et y aboutit.

Encore faut-il qu’ils sachent causer, et ils commencent à l’apprendre. Une révolution s’est faite dans l’esprit comme dans les mœurs. En même temps que les situations reçoivent un nouveau tour, la pensée prend une nouvelle forme. La renaissance finit, l’âge classique s’ouvre, et l’artiste fait place à l’écrivain. L’homme revient de son premier voyage autour des choses ; l’enthousiasme, le trouble de l’imagination soulevée, le fourmillement tumultueux des idées neuves, toutes les facultés qu’éveille une première découverte se sont contentées, puis affaissées. Leur aiguillon est émoussé parce que leur œuvre est faite. Les bizarreries, les profondes percées, l’originalité sans frein, les irruptions toutes-puissantes du génie lancé au centre de la vérité à travers les extrêmes folies, tous les traits de la grande invention ont disparu. L’imagination se tempère, l’esprit se discipline : il revient sur ses pas ; il parcourt une seconde fois son domaine avec une curiosité calmée, avec une expérience acquise. Il se déjuge et se corrige. Il trouve une religion, un art, une philosophie à reformer et à réformer. Il n’est plus propre à l’intuition inspirée, mais à la décomposition régulière. Il n’a plus le sentiment ou la vue de l’ensemble ; il a le tact et l’observation des parties. Il choisit et il classe, il épure et il ordonne. Il cesse d’être créateur, il devient discoureur. Il sort de l’invention, il s’assoit dans la critique. Il entre dans cet amas magnifique et confus de dogmes et de formes ou l’âge précédent a entassé pêle-mêle les rêveries et les découvertes ; il en retire des idées qu’il adoucit et qu’il vérifie. Il les range en longues chaînes de raisonnemens aisés, qui descendent anneau par anneau jusqu’à l’intelligence du public. Il les exprime en mots exacts, qui offrent leur série graduée, échelons par échelons, à la réflexion du public. Il institue dans tout le champ de la pensée une suite de compartimens et un réseau de routes qui, empêchant toute erreur et tout écart, mènent insensiblement tout esprit vers tout objet. Il atteint la clarté, la commodité, l’agrément. Et le monde l’y aide. Les circonstances rencontrées achèvent la révolution naturelle. Le goût change par sa propre pente, mais aussi par l’ascendant de la cour. Quand la conversation devient la première affaire de la vie, elle façonne le style à son image et selon ses besoins. Elle en chasse les écarts, les images excessives, les cris passionnés, toutes les allures décousues et violentes. On ne peut pas crier, gesticuler, rêver tout haut dans un salon : on s’y contient ; les gens s’y critiquent et s’y observent ; le temps s’y passe à conter et à discuter ; il y faut des expressions nettes et un langage exact, des raisonnemens clairs et suivis ; sinon, on ne peut s’escarmoucher ni s’entendre. Le style correct, la bonne langue, le discours y naissent d’eux-mêmes, et ils s’y perfectionnent bien vite, car le raffinement est le but de la vie mondaine ; on s’étudie à rendre toutes choses plus jolies et plus commodes, les meubles comme les mots, les périodes comme les ajustemens. L’art et l’artifice y sont la grande marque. On se pique de savoir parfaitement sa langue, de ne jamais manquer au sens exact des termes, d’écarter les expressions roturières, d’aligner les antithèses, d’employer les développemens, de pratiquer la rhétorique. Rien de plus fort que le contraste des conversations de Shakspeare et de Fletcher, mises en regard de celles de Wycherley et de Congreve. Chez Shakspeare, les entretiens ressemblent à des assauts ; vous croiriez voir des artistes qui s’escriment de mots et de gestes dans une salle d’armes. Ils bouffonnent, ils chantent, ils songent tout haut, ils éclatent en rires, en calembours, en paroles de poissarde et de poète, en bizarreries recherchées ; ils ont le goût des choses saugrenues, éclatantes ; tel danse en parlant ; volontiers ils marcheraient sur leurs mains ; il n’y a pas un grain de calcul et il y a plus de trois grains de folie dans leurs têtes. Ici les gens sont posés ; ils dissertent ou disputent ; le raisonnement est le fond de leur style ; ils sont écrivains si bien qu’ils le sont trop, et qu’on voit à travers eux l’auteur occupé à combiner des phrases. Ils arrangent des portraits, ils redoublent des comparaisons ingénieuses, ils balancent des périodes symétriques. Tel personnage débite une satire, tel autre compose un petit essai de morale. On tirerait des comédies du temps un volume de sentences ; elles sont pleines de morceaux littéraires qui annoncent déjà le Spectator. Ils recherchent l’expression adroite et heureuse, ils habillent les choses hasardées avec des mots convenables, ils glissent prestement sur la glace fragile des bienséances et la rayent sans la briser. Je vois des gentilshommes, assis sur des fauteuils dorés, fort calmes d’esprit, fort étudiés dans leurs paroles, observateurs froids, sceptiques diserts, experts en matière de façons, amateurs d’élégance, curieux du beau langage autant par vanité que par goût, et qui, occupés à discourir entre un compliment et une révérence, n’oublieront pas plus leur bon style que leurs gants fins ou leur chapeau.

Ce sont là les mœurs oratoires et polies qui peu à peu, à travers l’orgie, percent et prennent l’ascendant. Insensiblement le courant se nettoie et marque sa voie, comme il arrive à un fleuve qui, entrant violemment dans un nouveau lit, clapote d’abord dans une tempête de bourbe, puis pousse en avant ses eaux encore fangeuses, qui par degrés vont s’épurer. Ces débauchés tâchent d’être gens du monde, y réussissent parfois. Wycherley écrit bien, très clairement, sans la moindre trace d’euphémisme, presque à la française. Son Dapperwitt dit de Lucy, en périodes balancées : « Elle est belle sans affectation, folâtre sans grossièreté, amoureuse sans impertinence. » Au besoin Wycherley est ingénieux, ses gentlemen échangent des comparaisons heureuses. « Les maîtresses, dit l’un, sont comme les livres : si vous vous y appliquez trop, ils vous alourdissent, et vous rendent impropre au monde ; mais si vous en usez avec discrétion, vous n’en êtes que plus propre à la conversation. — Oui, dit un autre, une maîtresse devrait être comme une petite retraite à la campagne, près de la ville, non pour y demeurer constamment, mais pour y passer la nuit de temps en temps. Et vite dehors, afin de mieux goûter la ville au retour ! » Ces gens font du style, et même à contre-temps, en dépit de la situation ou de la condition des personnages. Un cordonnier dit dans Etheredge : « Il n’y a personne dans la ville qui vive plus en gentilhomme que moi avec sa femme. Je ne m’inquiète jamais de ses sorties, elle ne s’informe jamais des miennes ; nous nous parlons civilement et nous nous haïssons cordialement. » L’art est parfait dans ce petit discours : tout y est, jusqu’à l’antithèse symétrique de mots, d’idées et de sons ; quel beau diseur que ce cordonnier satirique ! — Après la satire, le madrigal. Tel personnage, au beau milieu du dialogue et en pleine prose, décrit « de jolies lèvres boudeuses avec une petite moiteur qui s’y pose, pareilles à une rose de Provins fraîche sur la branche, avant que le soleil du matin en ait séché toute la rosée. » Ne voilà-t-il pas les gracieuses galanteries de la cour ? Rochester lui-même parfois en rencontre. Deux ou trois de ses chansons sont encore dans les recueils expurgés à l’usage des jeunes filles pudiques. Ils ont beau polissonner de fait, à chaque instant il faut qu’ils complimentent et saluent ; devant les femmes qu’ils veulent séduire, ils sont bien obligés de roucouler des tendresses et des fadeurs ; s’ils n’ont plus qu’un frein, l’obligation de paraître bien élevés, ce frein les retient encore. Rochester est correct même au milieu de ses immondices ; il ne dit d’ordures que dans le style habile et solide de Boileau. Tous ces viveurs veulent être gens d’esprit et du monde. Sir Charles Sedley se ruine et se salit, mais Charles II l’appelle « le vice-roi d’Apollon, » Buckingham exalte « la magie de son style. » Il est le plus charmant, le plus recherché des causeurs ; il fait des mots, et aussi des vers, toujours agréables, quelquefois délicats ; il manie avec dextérité le joli jargon mythologique ; il insinue en légères chansons coulantes toutes ces douceurs un peu apprêtées qui sont comme les friandises des salons. « Ma passion, dit-il à Chloris, croissait avec votre beauté, et l’Amour à mon cœur, pendant que sa mère vous favorisait, lançait un nouveau dard de flamme. » Puis il ajoute en manière de chute : « Ils employaient tout leur art amoureux, lui pour faire un amant, elle pour faire une beauté. »

Il n’y a point du tout d’amour dans ces gentillesses ; on les accepte comme on les offre, — avec un sourire ; elles font partie du langage obligé, des petits soins que les cavaliers rendent aux dames : j’imagine qu’on les envoyait le matin avec le bouquet ou la boîte de cédrats confits. Roscommon compose une pièce sur un petit chien mort, sur le rhume d’une jeune fille ; ce méchant rhume l’empêche de chanter : maudit hiver ! Et là-dessus il prend l’hiver à partie, l’apostrophe longuement. Vous reconnaissez les amusemens littéraires de la vie mondaine. On y prend tout légèrement, gaiement, l’amour d’abord, et aussi le danger. La veille d’une bataille navale, Dorset, en mer, au roulis du vaisseau, adresse aux dames une chanson célèbre. Rien n’y est sérieux, ni le sentiment ni l’esprit ; ce sont des couplets qu’on fredonne en passant ; il en part un éclair de gaieté ; un instant après, on n’y pense plus. « Surtout, leur dit Dorset, pas d’inconstance ! Nous en avons assez ici en mer. » Et ailleurs : « Si les Hollandais savaient notre état, ils arriveraient bien vite ; quelle résistance leur feraient des gens qui ont laissé leurs cœurs au logis ? » Puis viennent des plaisanteries trop anglaises : « Ne nous croyez pas infidèles si nous ne vous écrivons point à chaque poste. Nos larmes prendront une voie plus courte ; la marée vous les apportera deux fois par jour. » Voilà des larmes qui ne sont guère tristes ; la dame les regarde comme l’amant les verse, de bonne humeur, en un lieu agréable (il s’en doute et l’écrit), offrant sa main blanche à un autre qui la baise, et se donnant une contenance avec le froufrou de son éventail. Dorset ne s’en afflige guère, continue à jouer avec la poésie, sans excès ni assiduité, au courant de la plume, écrivant aujourd’hui un couplet contre Dorinda, demain une satire contre M. Howard, toujours facilement et sans étude, en véritable gentilhomme. Il est comte, chambellan, riche, pensionne et patronne les poètes comme il ferait des coquettes, c’est-à-dire pour se divertir sans s’attacher. Le duc de Buckingham fait la même chose et le contraire, caresse l’un, parodie l’autre, est adulé, moqué, et finit par attraper son portrait, qui est un chef-d’œuvre, mais point flatté, de la main de Dryden. On a vu en France ces passe-temps et ces tracasseries ; on trouve ici les mêmes façons et la même littérature, parce qu’on y rencontre la même société et le même esprit.

Entre ces poètes, au premier rang, est Edmund Waller, qui vécut et écrivit ainsi jusqu’à quatre-vingt-deux ans : homme d’esprit et à la mode, bien élevé, familier dès l’abord avec les grands, ayant du tact et de la prévoyance, prompt aux reparties, difficile à décontenancer, du reste personnel, de sensibilité médiocre, ayant changé plusieurs fois de parti, et portant fort bien le souvenir de ses volte-faces ; bref, le véritable modèle du mondain et du courtisan. C’est lui qui, ayant loué Cromwell, puis Charles II, mais celui-ci moins bien que l’autre, répondait pour s’excuser : « Les poètes, sire, réussissent mieux dans la fiction que dans la vérité. » Dans cette sorte de vie, les trois quarts des vers sont de circonstance : ils font la menue monnaie de la conversation ou de la flatterie ; ils ressemblent aux petits événemens et aux petits sentimens d’où ils sont nés. Telle pièce est sur le thé, telle autre sur un portrait de la reine : il faut bien faire sa cour ; d’ailleurs « sa majesté a commandé les vers. » Une dame lui fait cadeau d’une plume d’argent, vite un remerciement rimé ; une autre peut dormir à volonté, vite un couplet enjoué ; un faux bruit se répand qu’elle vient de se faire peindre, vite des stances sur cette grosse affaire. Un peu plus loin, il y aura des vers à la comtesse de Carlisle sur sa chambre, des condoléances à lord Northumberland sur la mort de sa femme, un joli mot sur une dame qui a été pressée dans la foule, une réponse, couplet pour couplet, à des vers de sir John Suckling. Il prend au vol les frivolités, les nouvelles, les bienséances, et la poésie n’est qu’une conversation écrite, j’entends la conversation qu’on fait au bal, quand on parle pour parler, en relevant une boucle de perruque ou en tortillant un gant glacé. La galanterie, comme il convient, en a la plus grande part, et on se doute bien que l’amour n’y est pas trop sincère. Au fond, Waller soupire avec réflexion (Sacharissa avait une belle dot), à tout le moins par convenance ; ce qu’il y a de plus visible dans ses poèmes tendres, c’est qu’il souhaite écrire coulamment et bien rimer. Il est affecté, il exagère, il fait de l’esprit, il est auteur. Il s’adresse à la suivante, « sa compagne de servage, » n’osant s’adresser à Sacharissa elle-même. « Ainsi, dans les nations qui adorent le soleil, un Persan modeste, un Maure aux yeux affaiblis n’ose point élever ses regards éblouis au-delà du nuage doré qui, sous la lumière du dieu triomphant, orne le ciel oriental, et honoré de ses rayons, dépasse en splendeur tout le reste. » Bonne comparaison ! Voilà une révérence bien faite : j’espère que Sacharissa répond par une révérence aussi correcte. Ses désespoirs sont du même goût ; il perce de ses cris les allées de Penshurst, « raconte sa flamme aux hêtres, » et les hêtres bien appris « inclinent leurs têtes par compassion. » Il est probable que dans ces promenades douloureuses son plus grand soin était de ne pas mouiller ses souliers à talons. Ces transports d’amour amènent les machines classiques, Apollon, les Muses ; Apollon est fâché qu’on maltraite un de ses serviteurs, lui dit de s’en aller, et il s’en va en effet, disant à Sacharissa qu’elle est plus dure qu’un chêne, et que certainement elle est née d’un rocher.

Ce qu’il y a de bien réel en tout cela, c’est la sensualité, non pas ardente, mais leste et gaie ; il y a telle pièce sur une chute qu’un abbé de cour sous Louis XV eût pu écrire : « Ne rougissez pas, belle, ne prenez pas l’air sévère ; que pouvait faire l’amant, hélas ! sinon fléchir quand tout son ciel sur lui s’appuyait ? Son tort unique, s’il en eut un, fut de vous laisser vous relever trop tôt. » D’autres mots se sentent de l’entourage et ne sont point assez polis. « Amoret, s’écrie-t-il, vous aussi douce, aussi bonne que le mets le plus délicieux, qui, à peine goûté, verse dans le cœur la vie et la joie… » Je ne serais pas satisfait, si j’étais femme, d’être comparée à un beefsteak, même appétissant ; je n’aimerais pas davantage à me voir, comme Sacharissa, mise au niveau du bon vin qui porte à la tête : c’est trop d’honneur pour le porto et pour la viande. Le fond anglais perçait ici et ailleurs ; par exemple, la belle Sacharissa, qui n’était plus belle, ayant demandé à Waller s’il ferait encore des vers pour elle : « Oui, madame, répondit-il, quand vous serez aussi jeune et aussi belle qu’autrefois. » Voilà de quoi scandaliser un Français. Néanmoins Waller est d’ordinaire aimable ; une sorte de lumière riante flotte comme une gaze autour de ses vers ; il est toujours élégant, souvent gracieux. Cette grâce est comme le parfum qui s’exhale du monde ; les fraîches toilettes, les salons parés, l’abondance et la recherche de toutes les commodités délicates mettent dans l’âme une sorte de douceur qui se répand au dehors en complaisances et en sourires ; Waller en a, et des plus caressans, à propos d’un bouton, d’une ceinture, d’une rose. Ces sortes de bouquets conviennent à sa main et à son art. Il y a une galanterie exquise dans ses stances à la petite lady Lucy Sidney sur son âge. Et quoi de plus attrayant pour un homme de salon que ce frais bouton de jeunesse encore fermé, mais qui déjà rougit et va s’ouvrir ? « Pourtant, charmante fleur, ne dédaignez pas cet âge que vous allez connaître si tôt ; le matin rose laisse sa lumière se perdre dans l’éclat plus riche du midi. » Tous ses vers coulent avec une harmonie, une limpidité, une aisance continues, sans que jamais la voix s’élève, ou détonne, ou éclate, ou manque au juste accent, sinon par l’affectation mondaine qui altère uniformément tous les tons pour les assouplir. Sa poésie ressemble à une de ces jolies femmes maniérées, attifées, occupées à pencher la tête, à murmurer d’une voix flûtée des choses communes qu’elles ne pensent guère, agréables pourtant dans leur parure trop enrubannée, et qui plairaient tout à fait si elles ne songeaient pas à plaire toujours.

Ce n’est pas qu’ils ne puissent toucher les sujets graves ; mais ils les touchent à leur façon, sans sérieux ni profondeur. Ce qui manque le plus à l’homme de cour, c’est l’émotion vraie de l’idée inventée et personnelle. Ce qui intéresse le plus l’homme de cour, c’est la justesse de la décoration et la perfection de l’apparence extérieure. Ils s’attachent médiocrement au fond, et beaucoup à la forme. En effet, c’est la forme qu’ils prennent pour sujet dans presque toutes leurs poésies sérieuses ; ils sont critiques, ils posent des préceptes, ils font des arts poétiques. Denham, puis Roscommon, dans un poème complet, enseignent l’art de bien traduire les vers. Le duc de Buckingham versifie un Essai sur la poésie et un Essai sur la satire. Dryden est au premier rang parmi ces pédagogues. Comme Dryden encore, ils se font traducteurs, amplificateurs. Roscommon traduit l’Art poétique d’Horace, Waller le premier acte de Pompée, Denham des fragmens d’Homère, de Virgile, un poème italien sur la justice et la tempérance. Rochester compose un poème sur l’homme dans le goût de Boileau, une épître sur le rien ; Waller, l’amoureux, fabrique un poème didactique sur la crainte de Dieu, un autre en six chants sur l’amour divin. Ce sont des exercices de style. Ces gens prennent une thèse de théologie, un lieu-commun de philosophie, un précepte de poésie, et le développent en prose mesurée, munie de rimes ; ils n’inventent rien, ne sentent pas grand’chose, et ne s’occupent qu’à faire de bons raisonnemens avec des métaphores classiques, en termes nobles, sur un patron convenu. La plupart des vers consistent en deux substantifs munis de leurs épithètes et liés par un verbe, à la façon des vers latins de collège. L’épithète est bonne ; il a fallu feuilleter le Gradus pour la trouver, ou, comme dit Boileau, emporter le vers inachevé dans sa tête, et rêver une heure en plein champ, jusqu’à ce que au coin d’un bois on ait trouvé le mot qui avait fui. — Je bâille, mais j’applaudis. C’est à ce prix qu’une génération finit par former le style soutenu qui est nécessaire pour porter, publier et prouver les grandes choses. En attendant, avec leur diction ornée, officielle, et leurs pensées d’emprunt, ils sont comme des chambellans brodés, compassés, qui assistent à un mariage royal ou à un baptême auguste l’esprit Vide, l’air grave, admirables de dignité et de manières, ayant la correction et les idées d’un mannequin.

Un d’eux (Dryden toujours à part) s’est élevé jusqu’au talent, sir John Denham, secrétaire de Charles Ier, employé aux affaires publiques, qui, après une jeunesse dissolue, revint aux habitudes graves, et laissant derrière lui des chansons satiriques et des polissonneries de parti, atteignit dans un âge plus mûr le haut style oratoire. Son meilleur poème, Cooper’s Hill, est la description d’une colline et de ses alentours, jointe aux souvenirs historiques que sa vue réveille et aux réflexions morales que son aspect peut suggérer. Tous ces sujets sont appropriés à la noblesse et aux limites de l’esprit classique, et, déployant ses forces sans révéler ses faiblesses, le poète peut ainsi ne dire que ce que ses yeux ont vu et ce que son âme a pensé. Le beau langage rencontre alors toute sa beauté, parce qu’il est sincère. On a du plaisir à suivre le déroulement régulier de ces phrases abondantes où les idées opposées et redoublées atteignent pour la première fois leur assiette définitive et leur clarté complète, où la symétrie ne fait que préciser le raisonnement, où le développement ne fait qu’achever la pensée, sans que jamais l’antithèse et la répétition y apportent leurs badinages et leurs afféteries, où la musique des vers, ajoutant l’ampleur du son à la plénitude du sens, conduit le cortège des idées sans effort et sans désordre sur un rhythme approprié à leur bel ordre et à leur mouvement. L’agrément se joint à la solidité ; l’auteur de Cooper’s Hill sait plaire autant qu’imposer. Son poème est comme un parc monarchique, digne et nivelé sans doute, mais arrangé pour le plaisir des yeux et rempli de points de vue choisis. Il nous promène en détours aisés à travers une multitude d’idées variées. Il rencontre ici une montagne, là-bas un souvenir des nymphes, souvenir classique qui ressemble à un portique de statues, plus loin le large cours d’un fleuve, et à côté les débris d’une abbaye : chaque page du poème est comme une allée distincte qui a sa perspective distincte. Un peu après, la pensée se reporte vers les superstitions du moyen âge ignorant et vers les excès de la révolution récente ; puis vient l’idée d’une chasse royale, on voit le cerf inquiet arrêté au milieu du feuillage. « Il se rappelle sa force, puis sa vitesse ; ses pieds ailés, puis sa tête armée, les uns pour fuir son destin, l’autre pour l’affronter. » Il fuit pourtant, et les chiens aboyans le pressent. Ce sont là les spectacles nobles et la diversité étudiée des promenades aristocratiques. Chaque objet d’ailleurs reçoit ici, comme en une résidence royale, tout l’ornement qu’on peut lui donner ; les épithètes d’embellissement viennent recouvrir les substantifs trop maigres ; les décorations de l’art transforment la vulgarité de la nature ; les vaisseaux sont des « tours flottantes ; » la Tamise est la fille bien-aimée de l’Océan ; la montagne cache sa tête altière au sein des nues, pendant qu’un manteau de verdure flotte sur ses épaules et sur ses flancs. Entre les diverses sortes d’imaginations, il y en a une monarchique, toute pleine de cérémonies officielles et magnifiques, de gestes contenus et d’apparat, de figures correctes et commandantes, uniforme et imposante comme l’ameublement d’un palais : c’est d’elle que les classiques et Denham tirent toutes leurs couleurs poétiques ; les objets, les événemens, prennent sa teinte, parce qu’ils sont contraints de la traverser. Ici les objets et les événemens sont contraints de traverser encore autre chose. Denham n’est pas seulement courtisan, il est Anglais, c’est-à-dire préoccupé d’émotions morales. Souvent il quitte son paysage pour entrer dans quelque réflexion grave ; la politique, la religion, viennent déranger le plaisir de ses yeux ; à propos d’une colline ou d’une forêt, il médite sur l’homme ; le dehors le ramène au dedans, et l’impression des sens à la contemplation de l’âme. Les gens de cette race sont par nature et par habitude des hommes intérieurs. Lorsqu’il voit la Tamise se jeter dans la mer, il la compare « à la vie mortelle qui court à la rencontre de l’éternité. » Le front d’une montagne battue par les tempêtes lui rappelle « la commune destinée de tout ce qui est haut et grand. » Le cours du fleuve lui suggère des idées de réformation intérieure. « Ah ! si ma vie pouvait couler comme ton onde, si je pouvais prendre ton cours pour modèle, comme je l’ai pris pour sujet, limpide, quoique profond, doux et non endormi, puissant sans fureur, plein sans débordemens ! » Il y a dans ces âmes un fonds indestructible d’instincts moraux et de mélancolie grandiose, et c’en est la plus grande marque que de retrouver ce fonds à la cour de Charles II.

Ce ne sont là pourtant que des percées rares, et comme des affleuremens de la roche primitive. Les habitudes mondaines font une couche épaisse qui partout la recouvre ici. Les mœurs, la conversation, le style, le théâtre, le goût, tout est français ou tâche de l’être, ils nous imitent comme ils peuvent et vont se former en France. Beaucoup de cavaliers y vinrent, chassés par Cromwell. Denham, Waller, Roscommon et Rochester y résidèrent ; la duchesse de Newcastle, poète du temps, se maria à Paris ; le duc de Buckingham fit une campagne sous Turenne ; Wycherley fut envoyé en France par son père, qui voulait le dérober à la contagion des opinions puritaines ; Van Brugh, un des meilleurs comiques, alla s’y polir. Les deux cours étaient alliées presque toujours de fait et toujours de cœur, par la communauté d’intérêts et de principes religieux et monarchiques ; Charles II recevait de Louis XIV une pension, une maîtresse, des conseils et des exemples ; les seigneurs suivaient le prince, et la France était le modèle de la cour. Sa littérature et ses mœurs, les plus belles de l’âge classique, faisaient la mode. On voit dans les écrits anglais que les auteurs français sont leurs maîtres, et entre les mains de tous les gens bien élevés. On consulte Bossu, on traduit Corneille, on imite Molière, on respecte Boileau. Cela va si loin, que les plus galans tâchent d’être tout à fait Français, de mêler dans toutes leurs phrases des bribes de phrases françaises. « Parler en bon anglais, dit Wycherley, est maintenant une marque de mauvaise éducation, comme écrire en bon anglais, avoir le sens droit ou la main brave. » Ces fats[4] sont complimenteurs, toujours poudrés, parfumés, « éminens pour être bien gantés. » Ils affectent la délicatesse, font les dégoûtés, trouvent les Anglais brutaux, tristes et raides, essaient d’être évaporés, étourdis, rient, bavardent à tort et à travers, et mettent la gloire de l’homme dans la perfection de la perruque et des saluts. Le théâtre, qui raille ces imitateurs, est imitateur à leur manière. La comédie française devient un modèle comme la politesse française. On les copie l’une et l’autre en les altérant, sans les égaler, car la France monarchique et classique se trouve entre toutes les nations la mieux disposée par ses instincts et sa constitution pour les façons de la vie mondaine et les œuvres de l’esprit oratoire. L’Angleterre la suit dans cette voie, emportée par le courant universel du siècle, mais à distance, et tirée de côté par ses inclinations nationales. C’est cette direction commune et cette déviation particulière que le monde et sa poésie ont annoncées, que le théâtre et ses personnages vont manifester.


II

Quatre écrivains principaux établissent cette comédie : Wycherley, Congreve, Van Brugh, Farquhar[5], — le premier grossier et dans la première irruption du vice, les autres plus rassis, ayant le goût de l’urbanité plutôt que du libertinage, tous du reste hommes du monde et se piquant de savoir vivre, de passer leur temps à la cour ou dans les belles compagnies, d’avoir les goûts et la carrière des nobles. « Je ne suis pas un écrivain, disait Congreve à Voltaire, je suis un gentleman. » En effet, dit Pope, « il vécut plus comme un homme de qualité que comme un homme de lettres, fut célèbre pour ses bonnes fortunes, et passa ses dernières années dans la maison de la duchesse de Marlborough. » On a vu que Wycherley, sous Charles II, était un des courtisans les plus à la mode. Il servit à l’armée quelque temps, comme aussi Van Brugh et Farquhar ; rien de plus galant que le nom « de capitaine » qu’ils prenaient, les récits militaires qu’ils rapportaient, et la plume qu’ils mettaient à leur chapeau. Ils écrivirent tous des comédies du même genre, mondain et classique, composées d’actions probables, telles que nous en voyons autour de nous et tous les jours, de personnages bien élevés, tels qu’on en rencontre ordinairement dans un salon, de conversations correctes ou élégantes, telles que les gens bien élevés peuvent en tenir. Ce théâtre, dépourvu de poésie, de fantaisie et d’aventures, imitatif et discoureur, se forme en même temps que celui de Molière, par les mêmes causes, et d’après lui, en sorte que, pour le comprendre, c’est à celui de Molière qu’il faut le comparer.

« Molière n’est d’aucune nation, disait un grand acteur anglais ; un jour le dieu de la comédie, ayant voulu écrire, se fit homme, et par hasard tomba en France. » Je le veux bien ; mais en devenant homme il se trouva du même coup homme du XVIIe siècle et Français, et c’est pour cela qu’il fut le dieu de la comédie. « Divertir les honnêtes gens, disait Molière, quelle entreprise étrange ! » Il n’y a que l’art français et du XVIIe siècle qui pouvait y réussir, car il consiste à conduire aux idées générales par un chemin agréable, et le goût de ces idées est, comme l’habitude de ce chemin, la marque propre des honnêtes gens. Molière, comme Racine, développe et compose. Ouvrez la première venue de ses pièces à la première scène venue ; au bout de trois réponses, vous êtes entraîné ou plutôt emmené. La seconde continue la première, la troisième achève la seconde, la quatrième complète le tout ; un courant s’est formé qui me porte, m’emporte et ne me lâche plus. Nul arrêt, nul écart : point de hors-d’œuvre qui vienne me distraire. Pour empêcher les échappées de l’esprit distrait, un personnage secondaire, le laquais, la suivante, l’épouse, viennent couplet par couplet doubler en style différent la réponse du principal personnage, et à force de symétrie et de contraste me maintenir dans la voie tracée. Arrivés au terme, un second courant nous prend et fait de même. Il est composé comme le premier et en vue du premier. Il le rend visible par son opposition ou le fortifie par sa ressemblance. Ici les valets répètent la dispute, puis la réconciliation des maîtres. Là-bas Alceste, tiré d’un côté pendant trois pages par la colère, est ramené du côté contraire et pendant trois pages par l’amour. Plus loin, les fournisseurs, les professeurs, les proches, les domestiques se relaient scène sur scène pour mieux mettre en lumière les prétentions et la duperie de M. Jourdain. Chaque scène, chaque acte relève, termine ou prépare l’autre. Tout est lié et tout est simple ; l’action marche et ne marche que pour porter l’idée ; nulle complication, point d’incidens. Un événement comique suffit à la fable. Une douzaine de conversations composent le Misanthrope. La même situation cinq ou six fois renouvelée est toute l’École des Femmes. Ces pièces sont « faites avec rien. » Elles n’ont pas besoin d’événemens, elles se trouvent au large dans l’enceinte d’une chambre et d’une journée, sans coups de main, sans décoration, avec une tapisserie et quatre fauteuils. Ce peu de matière laisse l’idée percer plus nettement et plus vite ; en effet, tout leur objet est de mettre cette idée en lumière : la simplicité du sujet, le progrès de l’action, la liaison des scènes, tout aboutit là. À chaque pas, la clarté croît, l’impression s’approfondit, le vice fait saillie, le ridicule s’amoncelle, jusqu’à ce que sous ces sollicitations appropriées et combinées le rire parte et fasse éclat. Et ce rire n’est pas une simple convulsion de gaieté physique ; un jugement l’a provoqué. L’écrivain est un philosophe qui nous fait toucher dans un exemple particulier une vérité universelle. Nous comprenons par lui, comme par La Bruyère ou Nicole, la force de la prévention, l’entêtement du système, l’aveuglement de l’amour. Les couplets de son dialogue, comme les argumens de leurs traités, ne sont que les preuves suivies et la justification logique d’une conclusion préconçue. Nous philosophons avec lui sur l’homme, et nous pensons parce qu’il a pensé. Et il n’a pensé ainsi qu’à titre de Français, pour un auditoire de Français gens du monde. Nous goûtons chez lui notre plaisir national. Notre esprit fin et ordonnateur, le plus exact à saisir la filiation des idées, le plus prompt à dégager les idées de leur matière, le plus curieux d’idées nettes et accessibles, trouve ici son aliment avec son image. Aucun de ceux qui ont voulu nous montrer l’homme ne nous ont conduits par une voie plus droite et plus commode vers un portrait mieux éclairé et plus parlant.

J’ajoute : vers un portrait plus agréable, et c’est là le grand talent comique ; il consiste à effacer l’odieux, et remarquez que dans le monde l’odieux foisonne ! Sitôt que vous voulez le peindre avec vérité, en philosophe, vous rencontrez le vice, l’injustice et l’indignation ; le divertissement périt sous la colère et la morale. Regardez au fond du Tartufe, un sale cuistre, un paillard rougeaud de sacristie qui, faufilé dans une honnête et délicate famille, veut chasser le fils, épouser la fille, suborner la femme, ruiner et emprisonner le père, il y réussit presque, non par des ruses fines, mais avec des momeries de carrefour et par l’audace brutale de son tempérament de cocher ; quoi de plus repoussant ? Et comment tirer de l’amusement d’une telle matière, où Beaumarchais et La Bruyère vont échouer ? Pareillement, dans le Misanthrope, le spectacle d’un honnête homme loyalement sincère, profondément amoureux, que sa vertu finit par combler de ridicules et chasser du monde, n’est-il pas triste à voir ? Rousseau s’est irrité qu’on y ait ri, et si nous regardions la chose, non dans Molière, mais en elle-même, nous y trouverions de quoi révolter notre générosité native. Parcourez les autres sujets : c’est George Dandin qu’on mystifie, Géronte qu’on bat, Arnolphe qu’on dupe, Harpagon qu’on vole, Sganarelle qu’on marie, des filles qu’on séduit, des maladroits qu’on rosse, des niais qu’on fait financer. Il y a des douleurs en tout cela, et très grandes ; bien des gens ont plus d’envie d’en pleurer que d’en rire : Arnolphe, Dandin, Harpagon, approchent de bien près des personnages tragiques, et quand on les regarde dans le monde, non au théâtre, on n’est pas disposé au sarcasme, mais à la pitié. Faites-vous décrire les originaux d’après lesquels Molière compose ses médecins. Allez voir cet expérimentateur hasardeux qui, dans l’intérêt de la science, essaie une nouvelle scie ou inocule un virus ; pensez aux longues nuits d’hôpital, au patient hâve qu’on porte sur. un matelas vers la table d’opérations et qui étend la jambe, ou bien encore au grabat du paysan, dans la chaumière humide où suffoque la vieille mère hydropique[6], pendant que ses enfans comptent, en grommelant, les écus qu’elle a déjà coûtés. Vous en sortez le cœur gros, tout gonflé par le sentiment de la misère humaine ; vous découvrez que la vie, vue de près et face à face, est un amas de crudités triviales et de passions douloureuses ; vous êtes tenté, si vous voulez la peindre, d’entrer dans la fange lugubre où bâtit Shakspeare ; vous n’y voyez d’autre poésie que l’audacieuse logique qui, dans ce pêle-mêle, dégage les forces maîtresses, ou l’illumination du génie qui flamboie sur le fourmillement et sur les chutes de tant de malheureux salis et meurtris. Comme tout change aux mains de mon léger Français ! comme toute laideur s’efface ! comme il est amusant le spectacle que Molière vient d’arranger pour lui ! comme nous savons gré au grand artiste d’avoir si bien transformé les choses ! Enfin nous avons un monde riant, en peinture il est vrai ; on ne peut l’avoir autrement, mais nous l’avons. Qu’il est doux d’oublier la vérité ! quel art que celui qui nous dérobe à nous-mêmes ! quelle perspective que celle qui transforme en grimaces comiques les contorsions de la souffrance ! La gaieté est venue ; c’est le plus clair de notre avoir à nous gens de France : les soldats de Villars dansaient pour oublier qu’ils n’avaient plus de pain. De tous les avoirs, c’est aussi le meilleur. Celui-ci ne détruit pas la pensée, il la recouvré. Chez Molière, la vérité est au fond, mais elle est cachée ; il a entendu les sanglots de la tragédie humaine, mais il aime mieux ne pas leur faire écho. C’est bien assez de sentir nos plaies ; n’allons pas les revoir au théâtre. La philosophie, qui nous les montre, nous conseille de n’y pas trop penser. Égayons notre condition, comme une chambre de malade, de conversation libre et de bonne plaisanterie. Affublons Tartufe, Harpagon, les médecins, de gros ridicules ; le ridicule fera oublier le vice : ils feront plaisir au lieu de faire horreur. Qu’Alceste soit bourru et maladroit, cela est vrai d’abord, nos plus vaillantes vertus ne sont que les heurts d’un tempérament mal ajusté aux circonstances ; mais par surcroît cela sera agréable. Ses mésaventures ne seront plus le martyre de la justice, mais les désagrémens d’un caractère grognon. Quant aux mystifications des maris, des tuteurs et des pères, j’imagine que vous n’y voyez point d’attaques en règle contre la société ou la morale. Ce soir, nous nous divertissons, rien de plus. Les lavemens et les coups de bâton, les mascarades et les ballets montrent qu’il s’agit de bouffonneries. Ne craignez pas de voir la philosophie périr sous les pantalonnades ; elle subsiste même dans le Mariage forcé, même dans le Malade imaginaire. Le propre du Français et de l’homme du monde est d’envelopper tout, même le sérieux, sous le rire. Quand il pense, il ne veut pas en avoir l’air ; il reste, aux plus violens momens, maître de maison, hôte aimable ; il vous fait les honneurs de sa réflexion ou de sa souffrance. Mirabeau à l’agonie disait en souriant à un de ses amis : « Approchez donc, monsieur l’amateur des belles morts, vous verrez la mienne ! » C’est dans ce style que nous causons quand nous nous montrons la vie ; il n’y a pas d’autre nation où l’on sache philosopher lestement et mourir avec bon goût.

C’est pour cela qu’il n’y en a pas d’autre où la comédie, en restant comique, offre une morale ; Molière est le seul qui nous donne des modèles sans tomber dans la pédanterie, sans toucher au tragique, sans entrer dans la solennité. Ce modèle est « l’honnête homme, » comme on disait alors, Philinte, Ariste, Clitandre, Éraste[7] ; il n’y en a point d’autre qui puisse nous instruire et en même temps nous amuser. Son esprit est un fonds de réflexion, mais cultivé par le monde. Son caractère est un fonds d’honnêteté, mais accommodé au monde. Vous pouvez l’imiter sans manquer à la raison ni au devoir ; ce n’est ni un freluquet ni un viveur. Vous pouvez l’imiter sans négliger vos intérêts et sans encourir le ridicule ; ce n’est ni un niais ni un malappris. Il a lu et comprend le jargon de Trissotin et de M. Lycidas, mais c’est pour les percer à jour, les battre avec leurs règles et égayer à leurs dépens toute la galerie. Il disserte même de morale, même de religion, mais en style si naturel, en preuves si claires, avec une chaleur si vraie, qu’il intéresse les femmes et que les plus mondains l’écoutent. Il connaît l’homme et il en raisonne, mais en sentences si courtes, en portraits si vivans, en moqueries si piquantes, que sa philosophie est le meilleur des divertissemens. Il est fidèle à sa maîtresse ruinée, à son ami calomnié, mais sans fracas, avec grâce. Toutes ses actions, même les belles, ont un tour aisé qui les orne ; il ne fait rien sans agrément. Son grand talent est le savoir-vivre ; ce n’est plus seulement dans les petites formalités de la vie courante qu’il le porte, c’est dans les circonstances violentes, au fort des pires embarras. Un bretteur de qualité veut le prendre pour témoin de son duel ; il réfléchit un instant, prononce vingt phrases qui le dégagent, et, « sans faire le capitan, » laisse les spectateurs persuadés qu’il n’est point lâche, Armande l’injurie, puis se jette à sa tête ; il essuie poliment l’orage, écarte l’offre avec la plus loyale franchise, et, sans essayer un seul mensonge, laisse les spectateurs persuadés qu’il n’est pas grossier[8]. Quand il aime Éliante, qui préfère Alceste et qu’Alceste un jour peut épouser, il se propose avec une délicatesse et une dignité entières, sans s’abaisser, sans récriminer, sans faire tort à lui-même ou à son ami. Quand Oronte vient lui lire un sonnet, au lieu d’exiger d’un fat le naturel qu’il ne peut avoir, il le loue de ses vers convenus en phrases convenues, et n’a pas la maladresse d’étaler une poétique hors de propos. Il prend dès l’abord le ton des circonstances ; il sent du premier coup ce qu’il faut dire ou taire, dans quelle mesure, avec quelles nuances, quel biais précis accommodera la vérité et la mode, jusqu’où il faut transiger ou résister, quelle fine limite sépare les bienséances et la flatterie, la véracité et la maladresse. Sur cette ligne étroite, il avance exempt d’embarras et de méprises, sans être jamais dérouté par les heurts ou les changemens du contour, sans permettre au fin sourire de la politesse de quitter jamais ses lèvres, sans manquer une occasion d’accueillir par le rire de la belle humeur les balourdises de son voisin. C’est cette dextérité toute française qui concilie en lui l’honnêteté foncière et l’éducation mondaine ; sans elle, il irait tout d’un côté ou tout de l’autre. C’est par elle qu’entre les roués et les pécheurs la comédie trouve son héros.

Un tel théâtre peint une race et un siècle. Ce mélange de solidité et d’élégance appartient au XVIIe siècle et nous appartient. Le monde ne nous déprave point, il nous développe. Ce n’étaient pas seulement les manières et l’intérieur qu’il polissait alors, mais encore les sentimens et les idées. La conversation provoquait la pensée ; elle n’était pas un bavardage, mais un examen. Avec l’échange des nouvelles, elle provoquait le commerce des réflexions. La théologie y entrait, et aussi la philosophie ; la morale et l’observation du cœur en faisaient l’aliment quotidien. La science gardait sa sève et n’y perdait que ses épines. L’agrément recouvrait la raison sans l’étouffer. Nulle part nous ne pensons mieux qu’en société : le jeu des physionomies nous excite ; nos idées si promptes naissent en éclairs au choc des idées d’autrui. L’allure inconstante des entretiens s’accommode de nos soubresauts, le fréquent changement de sujets renouvelle notre invention ; la finesse des mots piquans réduit les vérités en monnaie menue et précieuse, appropriée à la légèreté de notre main. Et le cœur ne s’y gâte pas plus que l’esprit. Le Français est de tempérament sobre, peu enclin aux brutalités d’ivrognes, à la jovialité violente, au tapage des soupers sales ; il est doux d’ailleurs, prévenant, toujours disposé à faire plaisir ; il a besoin pour être à l’aise de ce courant de bienveillance et d’élégance que le monde forme et nourrit. Et là-dessus il érige en maximes ses inclinations tempérées et aimables ; il se fait un point d’honneur d’être serviable et délicat. Voilà l’honnête homme, œuvre de la société dans une race sociable. Il n’en était pas ainsi en Angleterre. Les idées n’y naissent point dans l’élan de la causerie improvisée, mais dans la concentration des méditations solitaires ; c’est pourquoi alors les idées manquaient. L’honnêteté n’y est pas le fruit des instincts sociables, mais le produit de la réflexion personnelle ; c’est pourquoi alors l’honnêteté était absente. Le fonds brutal était resté, l’écorce seule était unie. Les façons étaient douces et les sentimens étaient durs ; le langage était paré, les idées étaient frivoles. La pensée et la délicatesse d’âme étaient rares, les talens et l’esprit disert étaient fréquens. On y rencontrait la politesse des formes, non celle du cœur ; ils n’avaient du monde que la convention et les convenances, l’étourderie et l’étourdissement.

Leurs comiques peignent ses vices et les ont. Ces vices, que leur théâtre imite, se communiquent à lui. L’art y manque, et la philosophie aussi. Les écrivains ne vont pas vers une idée générale, et ils ne vont pas par le chemin le plus droit. Ils composent mal, et s’embarrassent de matériaux. Leurs pièces ont communément deux intrigues entre-croisées, visiblement distinctes[9], réunies pour amonceler les événemens, et parce que le public a besoin d’un surcroît de personnages et d’action. Ils veulent un gros courant d’actions tumultueuses pour remuer leurs sens épais ; ils font comme les Romains, qui fondaient en une seule plusieurs pièces attiques. Ils s’ennuient de la simplicité de l’action française, parce qu’ils n’ont pas la finesse du goût français. Leurs deux séries d’actions se confondent et se heurtent. On ne sait où l’on va ; à chaque instant, on est détourné de son chemin. Les scènes sont mal liées ; elles changent vingt fois de lieu. Quand l’une commence à se développer, un déluge d’incidens vient l’interrompre. Les conversations parasites traînent entre les événemens. On dirait d’un livre où les notes sont pêle-mêle entrées dans le texte. Il n’y a pas de plan véritablement calculé et rigoureusement suivi ; ils se sont donné un canevas, et en écrivent les scènes au fur et à mesure, à peu près comme elles viennent. La vraisemblance n’est pas bien gardée ; il y a des déguisemens mal arrangés, des folies mal simulées, des mariages de paravent, des attaques de brigands dignes tout au plus de l’opéra-comique. C’est que pour atteindre l’enchaînement, la vraisemblance, il faut partir de quelque idée générale ; une conception de l’avarice, de l’hypocrisie, de l’éducation des femmes, de la disproportion en fait de mariage, arrange et lie par sa vertu propre les événemens qui peuvent la manifester. Ici cette conception manque. Congreve, Farquhar, Van Brugh ne sont que des gens d’esprit, et non des penseurs. Ils glissent à la surface des choses, ils n’y pénètrent pas. Ils jouent avec les personnages. Ils visent au succès, à l’amusement. Ils esquissent des caricatures, ils filent vivement la conversation futile et frondeuse ; ils heurtent les répliques, ils lancent les paradoxes ; leurs doigts agiles manient et escamotent les événemens en cent façons ingénieuses et imprévues. Ils ont de l’entrain, ils abondent en gestes, en ripostes ; le va-et-vient du théâtre et la verve animale font autour d’eux comme un pétillement. Néanmoins tout ce plaisir reste à fleur de peau ; on n’a rien vu du fonds éternel et de la vraie nature de l’homme ; on n’emporte aucune pensée ; on a passé une heure, et voilà tout ; le divertissement vous laisse vide, et n’est bon que pour occuper des soirées de coquettes et de fats.

Ajoutez que ce plaisir n’est pas franc ; il ne ressemble point au bon rire de Molière. Dans le comique anglais, il y a toujours un fonds d’âcreté. On l’a vu, et de reste, chez Wycherley ; les autres, quoique moins cruels, raillent âprement. Leurs personnages, par plaisanteries, échangent des duretés ; ils s’amusent à se blesser ; un Français souffre d’entendre ce commerce de prétendues politesses ; nous n’allons point par gaieté à des assauts de pugilat. Leur dialogue tourne naturellement à la satire haineuse ; au lieu de couvrir le vice, il le met en saillie ; au lieu de le rendre risible, il le rend odieux. « À quoi avez-vous passé la nuit ? dit une dame à son amie[10]. — A chercher tous les moyens de faire enrager mon mari. — Rien d’étonnant que vous paraissiez si fraîche ce matin après une nuit de rêveries si agréables ! » Ces femmes sont vraiment méchantes et trop ouvertement. Partout ici le vice est cru, poussé à ses extrêmes, présenté avec ses accompagnemens physiques. « Quand j’appris que mon père avait reçu une balle dans la tête, dit un héritier, mon cœur fit une cabriole jusqu’à mon gosier. — Consultez les veuves de la ville, dit une jeune dame qui ne veut pas se remarier, elles vous diront qu’il ne faut pas prendre à bail fixe une maison qu’on peut louer pour trois mois. » Les gentlemen se collettent sur la scène, brusquent les femmes aux yeux du public, achèvent l’adultère à deux pas, dans la coulisse. Les rôles ignobles ou féroces abondent. Il y a des furies comme mistress Loveit et lady Touchwood. Il y a des pourceaux comme le chapelain Bull et l’entremetteur Coupler. Lady Touchwood, sur la scène, veut poignarder son amant ; Coupler, sur la scène, a des gestes qui rappellent la cour de notre Henri III. Les scélérats comme Fainall et Maskwell restent entiers, sans que leur odieux soit dissimulé par le grotesque. Les femmes même honnêtes, comme Silvia et mistress Sullen, sont aventurées jusqu’aux situations les plus choquantes. Rien ne choque ce public ; il n’a de l’éducation que le vernis.

Il y a une correspondance forcée entre l’esprit d’un écrivain, le monde qui l’entoure et les personnages qu’il produit, car c’est dans cet esprit et dans ce monde qu’il prend les matériaux dont il les fait. Les sentimens qu’il contemple en autrui et qu’il éprouve en lui-même s’organisent peu à peu en caractères ; il ne peut inventer que d’après sa structure donnée et son expérience acquise, et ses personnages ne font que manifester ce qu’il est, ou abréger ce qu’il a vu. Deux traits dominent dans ce monde, ils dominent aussi dans ce théâtre. Tous les personnages réussis s’y ramènent à deux groupes : les êtres naturels d’un côté, les êtres artificiels de l’autre ; les uns avec la grossièreté et l’impudeur des inclinations primitives, les autres avec la frivolité et les vices des habitudes mondaines ; les uns incultes, sans que leur simplicité révèle autre chose que la bassesse native, les autres cultivés, sans que leur raffinement leur imprime autre chose qu’une corruption nouvelle. Et le talent des écrivains est propre à la peinture de ces deux groupes : ils ont la grande faculté anglaise, qui est la connaissance du détail précis et des sentimens réels ; ils voient les gestes, les alentours, les habits, ils entendent les sons de voix. Ils osent les montrer ; ils ont hérité bien peu, et de bien loin, et malgré eux, mais ils ont hérité de Shakspeare. Ils manient franchement, et sans l’adoucir, le gros rouge cru qui seul peut rendre la figure de leurs brutes. D’autre part, ils ont la verve et le bon style ; ils peuvent exprimer le caquetage étourdi, les affectations folâtres, l’intarissable et capricieuse abondance des fatuités de salon ; ils ont autant d’entrain que les plus fous, et en même temps ils parlent aussi bien que les mieux appris. Ils peuvent donner le modèle des conversations ingénieuses. Ils ont la légèreté de touche, le brillant ; ils ont la facilité, la correction sans lesquelles on ne fait pas le portrait des gens du monde. Ils trouvent naturellement sur leur palette les fortes couleurs qui conviennent à leurs barbares et les jolies enluminures qui conviennent à leurs élégans.

Il y a d’abord le butor, le squire Sullen[11], ou sir John Brute[12], sorte d’ivrogne ignoble « qui, le soir, roule dans la chambre de sa femme en trébuchant comme un passager qui a le mal de mer, entre brutalement au lit, les pieds froids comme de la glace, l’haleine chaude comme une fournaise, les mains et la face aussi grasses que son bonnet de flanelle, renverse les matelas, retrousse les draps par-dessus ses épaules et ronfle. » On lui demande pourquoi il s’est marié. « Pourquoi je me suis marié ? Je me suis marié parce que j’avais l’idée de coucher avec elle, et qu’elle ne voulait pas me laisser faire. » Il fait de son salon une écurie, fume jusqu’à l’empester pour en chasser les femmes, leur jette sa pipe à la tête, boit, jure et sacre. Les gros mots, les malédictions coulent dans sa conversation comme les ordures dans un ruisseau. Il se soûle au cabaret et hurle : « Au diable la morale, au diable la garde ! et que le constable soit marié ! » Il crie qu’il est Anglais, homme libre ; il veut sortir et tout casser. « Laissez-moi donc tranquille avec ma femme et votre maîtresse, je les donne au diable toutes les deux de tout mon cœur, et toutes les jambes qui traînent une jupe, excepté quatre braves drôlesses, et Betty Sands en tête, qui se grisent avec lord Rake et moi cinq fois par semaine. » Il sort de l’auberge avec des chenapans avinés, et court sus aux femmes à travers les rues. Il détrousse un tailleur qui portait une soutane, s’en habille, rosse la garde. On l’empoigne et on le mène au constable ; il déblatère en chemin, et finit, au milieu des hoquets et des rabâchages d’ivrogne, par proposer au constable d’aller pêcher quelque part ensemble une bouteille et une fille. Il rentre enfin, « couvert de sang et de boue, » grondant comme un dogue, les yeux gonflés, rouge, appelant sa nièce salope et sa femme menteuse. Il va à elle, l’embrasse de force, et comme elle se détourne : « Ah ! ah ! je vois que cela vous fait mal au cœur. Eh bien ! justement à cause de cela, embrassez-moi encore une fois. » Là-dessus il la chiffonne et la bouscule : « Bon ; maintenant que vous voilà aussi sale et aussi torchonnée que moi, les deux cochons font la paire[13]. » Il veut prendre la théière dans une armoire, enfonce la porte d’un coup de pied, et découvre le galant de sa femme avec celui de sa nièce. Il tempête, vocifère de sa langue pâteuse un radotage d’imbécile, puis tout d’un coup tombe endormi. Son valet arrive et charge sur son dos cette carcasse inerte. C’est le portrait du pur animal, et je trouve qu’il n’est pas beau.

Voilà le mari, voyons le père, sir Tunbelly, un gentilhomme campagnard, élégant s’il en fut. Tom Fashion frappe à la porte du château, qui a l’air d’un poulailler, et où on le reçoit comme dans une ville de guerre. Un domestique paraît à la fenêtre, l’arquebuse à la main ; à grand’peine, à la fin, il se laisse persuader qu’il doit avertir son maître : « Vas-y, Ralph, mais écoute ; appelle la nourrice pour qu’elle enferme miss Hoyden avant que la porte soit ouverte. » Vous remarquerez que dans cette maison on prend des précautions à l’endroit des filles. Sir Tunbelly arrive avec ses gens munis de fourches, de faux et de gourdins, d’un air peu aimable, et veut savoir le nom du visiteur, « car tant que je ne saurai pas votre nom, je ne vous demanderai pas d’entrer chez moi, et quand je saurai votre nom, il y a six à parier contre quatre que je ne vous le demanderai pas non plus. ». Il a l’air d’un chien de garde qui gronde et regarde les mollets d’un intrus ; mais bientôt il apprend que cet intrus est son futur gendre : il s’exclame, il s’excuse, il crie à ses domestiques d’aller mettre en place les chaises de tapisserie, de tirer de l’armoire les grands chandeliers de cuivre, de « lâcher » miss Hoyden, de lui faire passer une gorgerette propre, « si ce n’a pas été aujourd’hui le jour du changement de linge. » Le faux gendre veut épouser Hoyden tout de suite : « Oh ! non, sa robe de noces n’est pas encore arrivée. — Si, tout de suite, sans cérémonie, cela épargnera de l’argent. — De l’argent, épargner de l’argent, quand c’est la noce d’Hoyden ! Vertudieu ! je donnerai à ma donzelle un dîner de noces, quand je devrais aller brouter l’herbe à cause de cela comme le roi d’Assyrie, et un fameux dîner, qu’on ne pourra pas cuire dans le temps de pocher un œuf. Ah ! pauvre fille, comme elle sera effarouchée la nuit des noces ! car, révérence parler, elle ne reconnaîtrait pas un homme d’une femme, sauf par la barbe et les culottes. » Il se frotte les mains, fait l’égrillard. Plus tard il se grise, il embrasse les dames, il chante, il essaie de danser. « Voilà ma fille ; prenez, tâtez, je la garantis, elle pondra comme une lapine apprivoisée. » Arrive Foppington, le vrai gendre. Sir Tunbelly, le prenant pour un imposteur, l’appelle chien ; Hoyden propose qu’on le traîne dans l’abreuvoir ; on lui lie les pieds et les mains, et on le fourre dans le chenil ; sir Tunbelly lui met le poing sous le nez, voudrait lui enfoncer les dents jusque dans le gosier. Plus tard, ayant reconnu l’imposteur : « Mylord, dit-il du premier coup, lui couperai-je la gorge, ou sera-ce vous ? » Il se démène, il veut tomber dessus à grands coups de poing. Tel est le gentilhomme de campagne, seigneur et fermier, boxeur et buveur, braillard et bête. Il sort de toutes ces scènes un fumet de mangeaille, un bruit de bousculades, une odeur de fumier.

Tel père, telle fille. Quelle ingénue que miss Hoyden ! Elle gronde toute seule « d’être enfermée comme la bière dans le cellier. — Heureusement qu’il me vient un mari, ou, par ma foi ! j’épouserais le boulanger, je l’épouserais ! » Quand la nourrice annonce l’arrivée du futur, elle saute de joie, elle embrasse la vieille : « O bon Dieu ! je vais mettre une chemise à dentelles, quand je devrais pour cela être fouettée jusqu’au sang. » Tom vient lui-même et lui demande si elle veut être sa femme. « Monsieur, je ne désobéis jamais à mon père, excepté pour manger des groseilles vertes. — Mais votre père veut attendre une semaine ? — Oh ! une semaine ! je serai une vieille femme après tant de temps que cela ! » Je ne puis pas traduire toutes ses réponses. Il y a un tempérament de chèvre sous ses phrases de servante. Elle épouse Tom en secret, à l’instant, et le chapelain leur souhaite beaucoup d’enfans. « Par ma foi ! de tout mon cœur ! plus il y en aura, plus nous serons gais, je vous le promets, hé ! nourrice. » Mais le vrai futur se présente, et Tom se sauve. À l’instant son parti est pris, elle dit à la nourrice et au chapelain de tenir leurs langues ; « j’épouserai celui-là aussi, voilà la fin de l’histoire. » Elle s’en dégoûte pourtant, et assez vite, il n’est pas bien bâti, il ne lui donne guère d’argent de poche ; elle hésite entre les deux, calcule : « Comment est-ce que je m’appellerais avec l’autre ? mistress, mistress, mistress quoi ? Comment appelle-t-on cet homme que j’ai épousé, nourrice ? — Squire Fashion. — Squire Fashion ? Oh bien ! squire, cela vaut mieux que rien. — Mais, mylady, cela vaut mieux encore. — Est-ce que vous croyez que je l’aime, nourrice ? Par ma foi ! je ne me soucierai guère qu’il soit pendu quand je l’aurai épousé une bonne fois. Non, ce qui me plaît, c’est de penser au fracas que je ferai une fois à Londres, car quand je serai les deux choses, épousée et dame, par ma foi ! nourrice, je me pavanerai avec les meilleures d’entre elles toutes. » Elle est prudente pourtant, elle sait que son père a « son fouet de chiens » à la ceinture, et « qu’il la secouera ferme. » Elle prend ses précautions en conséquence : « Dites donc, nourrice, faites attention de vous mettre entre moi et mon père, car vous savez ses tours, il me jetterait par terre d’un coup de poing. » Voilà la vraie sanction morale ; pour un si beau naturel, il n’y en a pas d’autre, et sir Tunbelly fait bien de la tenir à l’attache, avec un régime suivi de coups de pied quotidiens.

Conduisons à la ville cette personne modeste, mettons-la avec ses pareilles dans la société des beaux. Toutes ces ingénues y font merveille, d’action et de maximes. L’Epouse campagnarde de Wycherley a donné le ton. Quand par hasard une d’elles se trouve presqu’à demi honnête[14], elle a les façons et l’audace d’un hussard en robe. Les autres naissent avec des âmes de courtisane et de procureuse. « Si j’épouse mylord Aimwell, dit Dorinda, j’aurai titre, rang, préséance, le parc, le théâtre, l’antichambre, de la splendeur, un équipage, du bruit, des flambeaux. — Holà ! ici les gens de mylady Aimwell ! — Des lumières, des lumières sur l’escalier ! — Faites avancer le carrosse de mylady Aimwell. — Otez-vous de là, faites place à sa seigneurie. — Est-ce que tout cela n’a pas son prix ? » Elle est franche, et les autres aussi, Corinna, miss Betty, Belinda par exemple. Belinda a dit à sa tante, dont la vertu chancelle : « Plus tôt vous capitulerez, mieux cela vaudra. » Un peu plus tard, quand elle se décide à épouser Heartfree, pour sauver sa tante compromise, elle fait une profession de foi qui pronostique bien clairement l’avenir du nouvel époux : « Si votre affaire n’était pas dans la balance, je songerais plutôt à pêcher quelque odieux mari, homme de qualité pourtant, et je prendrais le pauvre Heartfree seulement pour galant. » Ces demoiselles sont savantes et en tout cas très disposées à suivre les bonnes leçons. Écoutez plutôt miss Prue : « Regardez cela, madame, regardez ce que M. Tattle m’a donné. Regardez, ma cousine, une tabatière I Et il y a du tabac dedans ; tenez, en voulez-vous ? Oh ! Dieu ! que cela sent bon ! M. Tattle sent bon partout, sa perruque sent bon, et ses gants sentent bon, et son mouchoir sent bon, très bon, meilleur que les roses. Sentez, maman, madame, veux-je dire. Il m’a donné cette bague pour un baiser. (A Tattle.) Je vous prie, prêtez-moi votre mouchoir. Sentez, cousine. Il dit qu’il me donnera quelque chose qui fera que mes chemises sentiront aussi bon ; cela vaut mieux que la lavande ; je ne veux plus que ma nourrice mette de lavande dans mes chemises. » C’est le caquetage étourdissant d’une jeune pie qui pour la première fois prend sa volée. Tattle, resté seul avec elle, lui dit qu’il va lui faire l’amour. « Bien, et de quelle façon me ferez-vous l’amour ? Allez, je suis impatiente que vous commenciez. Dois-je faire l’amour aussi ? Il faut que vous me disiez comment. — Il faut que vous me laissiez parler, miss, il ne faut pas que vous parliez la première ; je vous ferai des questions, et vous me ferez les réponses. — Ah ! c’est donc comme le catéchisme ? Eh bien ! allez, questionnez. — Pensez-vous que vous pourrez m’aimer ? — Oui. — Oh ! diable ! Vous ne devez pas dire oui si vite ; vous devez dire non, ou que vous ne savez pas, ou que vous ne sauriez répondre. — Comment ! je dois donc mentir ? — Oui, si vous voulez être bien élevée ; toutes les personnes bien élevées mentent ; d’ailleurs vous êtes femme, et vous ne devez jamais dire ce que vous pensez. Ainsi, quand je vous demande si vous pouvez m’aimer, vous devez répondre non et m’aimer tout de même. Si je vous demande de m’embrasser, vous devez être en colère, mais ne pas me refuser. — O bon Dieu ! que ceci est gentil ! j’aime bien mieux cela que notre vieille façon campagnarde de dire ce qu’on pense. Eh bien ! vrai, j’ai toujours eu grande envie de dire des mensonges, mais on me faisait peur, et on me disait que c’est un péché. — Eh bien ! ma jolie créature, voulez-vous me rendre heureux en me donnant un baiser ? — Non certes, je suis en colère contre vous. (Elle court à lui et l’embrasse.) — Holà ! holà ! c’est assez bien, mais vous n’auriez pas dû me le donner, vous auriez dû me le laisser prendre. — Ah bien ! nous recommencerons. » Elle fait des progrès si prompts qu’il faut enrayer la citation tout de suite. Et remarquez que la caque sent toujours le hareng. Toutes ces charmantes personnes arrivent très vite au langage des laveuses de vaisselle. Quand Ben, le marin balourd, veut lui faire la cour, elle le renvoie avec des injures, elle se démène, elle lâche une gargouillade de petits cris et de gros mots, elle l’appelle grand veau marin. « Veau marin ! sale torchon que vous êtes ! je ne suis pas assez veau pour lécher votre museau peint, votre face de fromage ! » Excitée par ces aménités, elle s’emporte, elle pleure, elle l’appelle barrique de goudron puant. On vient mettre le holà dans cette première entrevue toute galante. Elle s’enflamme, elle crie qu’elle veut épouser Tattle, ou, au défaut, Robin, le sommeiller. Son père la menace des verges : « Au diable les verges ! je veux un homme, j’aurai un homme ! » Ce sont des cavales, jolies si vous voulez et bondissantes ; mais décidément, entre les mains de ces poètes, l’homme naturel n’est plus qu’un échappé d’écurie ou de chenil.

Serez-vous plus content de l’homme cultivé ? La vie mondaine qu’ils peignent est un carnaval ; les têtes de leurs héroïnes sont des moulins d’imaginations extravagantes et de bavardage effréné. Voyez dans Congreve comme elles caquettent, avec quel flux de paroles, d’affectations, de quelle voix flûtée et modulée, avec quels gestes, quels tortillemens des bras, du cou, quels regards levés au ciel, quelles gentillesses et quelles singeries[15] ! » Es-tu sûre que sir Rowland n’oubliera pas de venir, et qu’il ne s’oubliera pas s’il vient ? Sera-t-il importun, Foible, et me pressera-t-il ? car s’il n’était pas importun… Oh ! je ne violerai jamais les convenances ! je mourrai de confusion si je suis forcée de faire des avances ! Oh ! non, je ne pourrai jamais faire d’avances. Je m’évanouirai s’il s’attend à des avances. Non, j’espère que sir Rowland est trop bien élevé pour mettre une dame dans la nécessité de manquer aux formes. Je ne veux pas pourtant être trop retenue, je ne veux pas le mettre au désespoir ; mais un peu de hauteur n’est pas déplacé, un peu de dédain attire. — Oui, un peu de dédain convient à madame. — Oui, mais la tendresse me convient mieux que tout : une sorte d’air mourant. Tu vois ce portrait, — n’est-ce pas, Foible ? — tu vois qu’il a quelque chose de noyé dans le regard. Oui, j’aurai ce regard-là. Ma nièce veut l’avoir, mais elle n’a pas les traits qu’il faut. Sir Rowland est-il bien ? Qu’on enlève ma toilette, je m’habillerai en haut. Je veux recevoir sir Rowland en haut. Est-il bien ? Ne me réponds pas. Je ne veux pas le savoir. Je veux être surprise. Je veux qu’on me prenne par surprise. Et quel air ai-je, Foible ? — Un air tout à fait vainqueur, madame. — Bien, mais comment le recevrai-je ? Dans quelle attitude ferai-je sur son cœur la première impression ? Serai-je assise ? Non, je ne veux pas être assise. Je marcherai. Oui, je marcherai quand il entrera comme si je venais de la porte, et puis je me retournerai en plein vers lui ! Non, ce serait trop soudain. Je serai couchée ; c’est cela, je serai couchée. Je le recevrai dans mon petit boudoir, il y a un sopha. Oui, je ferai la première impression sur un sopha. Je ne serai pas couchée pourtant ? mais penchée et appuyée sur un coude, avec un pied un peu pendant, dépassant la robe et dandinant d’une façon pensive. Oui, et alors, aussitôt qu’il paraîtra, je sursauterai, c’est cela, je sursauterai, et je serai surprise, et je me lèverai pour aller à sa rencontre dans le plus joli désordre. » Ces agitations de coquette mûre deviennent encore plus véhémentes au moment critique[16]. Lady Pliant, sorte de Belise anglaise, se croit aimée de Millefond, qui ne l’aime pas du tout et tâche en vain de la détromper : « Pour l’amour du ciel, madame ! — Oh ! ne nommez plus le ciel. Bon Dieu, comment pouvez-vous parler du ciel et avoir tant de perversité dans le cœur ? Mais peut-être vous ne pensez pas que ce soit un péché. On dit qu’il y a des gentlemen parmi vous qui ne pensent pas que ce soit un péché. Peut-être n’est-ce point un péché pour ceux qui pensent que ce n’en est pas un. En vérité, si je pensais que ce n’est pas un péché… Pourtant mon honneur… Non, non, levez-vous, venez, vous verrez combien je suis bonne. Je sais que l’amour est puissant, et que personne ne peut s’empêcher d’être épris. Ce n’est pas votre faute… Et vraiment je jure que ce n’est pas non plus la mienne. Comment pouvais-je m’empêcher d’avoir des charmes ? Et comment pouviez-vous vous empêcher de devenir mon captif ? Je jure que c’est une vraie pitié que ce soit une faute ; mais mon honneur… Oui, mais votre honneur aussi… Et le péché ! Oui, et la nécessité !… O Seigneur Dieu, voici quelqu’un qui vient. Je n’ose rester. Bien, vous devez réfléchir à votre crime, et lutter autant que vous pourrez contre lui, — lutter, certainement ; mais ne soyez pas mélancolique, ne vous désespérez pas. N’imaginez pas non plus que je vous accorderai jamais quoi que ce soit. Oh ! non, non… Mais faites état qu’il vous faut quitter toutes les idées de mariage, car j’ai beau savoir que vous n’aimiez Cynthia que comme un paravent de votre passion pour moi, cela pourtant me rendrait jalouse. Oh ! bon Dieu, qu’est-ce que j’ai dit ? Jalouse, non, non. Je ne peux pas être jalouse, puisque je ne dois pas vous aimer. Aussi n’espérez pas ; mais ne désespérez pas non plus. Oh ! les voilà qui viennent, il faut que je me sauve. » Elle se sauve, et nous ne courons pas après.

Cette étourderie, cette volubilité, cette jolie corruption, ces façons évaporées et affectées se rassemblent en un portrait le plus brillant, le plus mondain de ce théâtre, celui de mistress Millamant, « une belle dame, » dit la liste des personnages[17]. Elle entre « toutes voiles dehors, l’éventail ouvert, » traînant l’équipage de ses falbalas et de ses rubans, fendant la presse des beaux dorés, attifés, en perruques fines, qui papillonnent sur son passage, dédaigneuse et folâtre, spirituelle et moqueuse, jouant avec les galanteries, pétulante, ayant horreur de toute parole grave et de toute action soutenue, ne s’accommodant que du changement et du plaisir. Elle rit des sermons de Mirabell, son prétendant. « N’ayez donc pas cette figure tragique, inflexiblement sage, comme Salomon dans une vieille tapisserie, quand on va couper l’enfant. — Ha ! ha ! ha ! pardonnez-moi, il faut que je rie ; ha ! ha ! ha ! quoique je vous accorde que c’est un peu barbare. » Elle éclate, puis elle se met en colère, puis elle badine, puis elle chante, puis elle fait des mines. Le décor change à chaque mouvement et à vue. C’est un vrai tourbillon ; tout tourne dans sa cervelle comme dans une horloge dont on a cassé le grand ressort. Rien de plus joli que sa façon d’entrer en ménage. « Ah ! je ne me marierai jamais que je ne sois sûre d’abord de faire ma volonté et mon plaisir. Écoutez bien, je ne veux pas qu’on me donne de petits noms après que je serai mariée ; positivement, je ne veux pas de petits noms. — De petits noms ? — Oui, comme ma femme, mon amie, ma chère, ma joie, mon bijou, mon amour, mon cher cœur, et tout ce vilain jargon de familiarité nauséabonde entre mari et femme. Je ne supporterai jamais cela. Bon Mirabell, ne soyons jamais familiers ou tendres. N’allons jamais en visite ensemble, ni au théâtre ensemble. Soyons étrangers l’un pour l’autre et bien élevés ; soyons aussi étrangers que si nous étions mariés depuis longtemps, et aussi bien élevés que si nous n’étions pas mariés du tout… J’aurai la liberté de rendre des visites à qui je voudrai, et d’en recevoir de qui je voudrai, d’écrire et recevoir des lettres, sans que vous m’interrogiez, sans que vous me fassiez la mine. Je viendrai dîner quand il me plaira ; je dînerai dans mon boudoir quand je serai de mauvaise humeur, et cela sans donner de raison. Mon cabinet sera inviolable ; je serai la seule reine de ma table à thé, vous n’en approcherez jamais sans demander permission d’abord, et enfin, partout où je serai, vous frapperez toujours à la porte avant d’entrer. » Le code est complet ; j’y voudrais pourtant encore un article, la séparation de biens et de corps ; ce serait le vrai mariage mondain, c’est-à-dire le divorce décent. Et je réponds que dans deux ans Mirabell et sa femme y viendront. Au reste tout ce théâtre y aboutit, car remarquez qu’en fait de femmes, d’épouses surtout, je n’en ai présenté que les aspects les plus doux. Il est sombre au fond, amer, et par-dessus tout pernicieux. Il présente le ménage comme une prison, le mariage comme une guerre, la femme comme une révoltée, l’adultère comme une issue, le désordre comme un droit, et l’extravagance comme un plaisir. Une femme comme il faut se couche au matin, se lève à midi, maudit son mari, écoute des gravelures, court les bals, hante les théâtres, déchire les réputations, met chez elle un tripot, emprunte de l’argent[18], agace les hommes, traîne et accroche son honneur et sa fortune à travers les dettes et les rendez-vous. « Nous sommes aussi perverses que les hommes, dit lady Brute, mais nos vices prennent une autre pente. À cause de notre poltronnerie, nous nous contentons de mordre par derrière, de mentir, de tricher aux cartes, et autres choses pareilles ; comme ils ont plus de courage que nous, ils commettent des péchés plus hardis et plus imprudens : ils se querellent, se battent, jurent, boivent, blasphèment, et le reste. » Excellent résumé, où les gentlemen sont compris comme les autres ! Le monde n’a fait que les munir de phrases correctes et de beaux habits. Ils ont ici, chez Congreve surtout, le style le plus élégant ; ils savent donner la main aux dames, les entretenir de nouvelles ; ils sont experts dans l’escrime des ripostes et des répliques ; ils ne se décontenancent jamais, ils trouvent des tournures pour faire entendre les idées scabreuses ; ils discutent fort bien, ils parlent excellemment, ils saluent mieux encore ; mais en somme ce sont des drôles. Ils sont épicuriens par système, séducteurs par profession. Ils mettent l’immoralité en maximes et raisonnent leur vice. « Donnez-moi, dit l’un d’eux, un homme qui tienne ses cinq sens aiguisés et brillans comme son épée, qui les garde toujours dégainés dans l’ordre convenable, avec toute la portée possible, ayant sa raison comme général, pour les détacher tour à tour sur tout plaisir qui s’offre à propos, et pour ordonner la retraite à la moindre apparence de désavantage et de danger. J’aime une belle maison, mais pourvu qu’elle soit à un autre, et voilà justement comme j’aime une belle femme. » Tel séduit de parti-pris la femme de son ami ; un autre, sous un faux nom, prend la fiancée de son frère. Tel suborne des témoins pour accrocher une dot. Je prie le lecteur d’aller lire lui-même les stratagèmes délicats de Worthy, de Mirabell et des autres. Ce sont des coquins froids qui manient le faux, l’adultère, l’escroquerie en experts. On les présente ici comme des gens de bel air ; ce sont les jeunes-premiers, les héros, et comme tels ils obtiennent à la fin les héritières. Il faut voir dans Mirabell, par exemple, ce mélange de corruption et d’élégance ; mistress Fainall, son ancienne maîtresse, mariée par lui à un ami commun qui est un misérable, se plaint à lui de cet odieux mariage. Il l’apaise, il la conseille, il lui indique la mesure précise, le vrai biais qui doit accommoder les choses : « Vous devez avoir du dégoût pour votre mari, mais tout juste ce qu’il en faut afin d’avoir du goût pour votre amant. » Elle s’écrie avec désespoir : « Pourquoi m’avez-vous fait épouser cet homme ? » Il sourit d’un air composé : « Pourquoi commettons-nous tous les jours des actions dangereuses et désagréables ? Pour sauver cette idole, la réputation. » Comme ce raisonnement est tendre ! Peut-on mieux consoler une femme qu’on a jetée dans l’extrême malheur ? Et comme l’insinuation qui suit est d’une logique touchante ! « Si la familiarité de nos amours avait produit les conséquences que vous redoutiez, sur qui auriez-vous fait tomber le nom de père avec plus d’apparence que sur un mari ? » Il insiste en style excellent ; écoutez ce dilemme d’un homme de cœur : « Votre mari était juste ce qu’il nous fallait, ni trop vil, ni trop honnête. Un meilleur eût mérité de ne pas être sacrifié à cette occasion, un père n’aurait pas répondu à notre idée. Quand vous serez lasse de lui, vous savez le remède. » C’est ainsi qu’on ménage les sentimens d’une femme, surtout d’une femme qu’on a aimée. Pour comble, ce délicat entretien a pour but de faire entrer la pauvre délaissée dans une intrigue basse qui procurera à Mirabell une jolie femme et une belle dot. Certainement le gentleman sait son monde, on ne saurait mieux que lui employer une ancienne maîtresse. Voilà les personnages cultivés de ce théâtre, aussi malhonnêtes que les personnages incultes, ayant transformé les mauvais instincts en vices réfléchis, la concupiscence en débauche, la brutalité en cynisme, la perversité en dépravation, égoïstes de parti-pris, sensuels avec calcul, immoraux de maximes, réduisant les sentimens à l’intérêt, l’honneur aux bienséances, et le bonheur au plaisir.

La restauration anglaise tout entière fut une de ces grandes crises qui, en faussant le développement d’une société et d’une littérature, manifestent l’esprit intérieur qu’elles altèrent et qui les contredit. Ni les forces n’ont manqué à cette société, ni le talent n’a manqué à cette littérature ; les hommes du monde ont été polis, et les écrivains ont été inventifs. On eut une cour, des salons, une conversation, la vie mondaine, le goût des lettres, l’exemple de la France, la paix, le loisir, le voisinage des sciences, de la politique, de la théologie, bref toutes les circonstances heureuses qui peuvent élever l’esprit et civiliser les mœurs. On eut la vigueur satirique de Wycherley, le brillant dialogue et la fine moquerie de Congreve, le franc naturel et l’entrain de Van Brugh, les inventions multipliées de Farquhar, bref toutes les ressources qui peuvent nourrir l’esprit comique et ajouter un vrai théâtre aux meilleures constructions de l’esprit humain. Rien n’aboutit, et tout avorta. Ce monde n’a laissé qu’un souvenir de corruption ; cette comédie est demeurée un répertoire de vices ; cette société n’a eu qu’une élégance salie ; cette littérature n’a atteint qu’un esprit refroidi. Les mœurs ont été grossières, frivoles ; les idées sont demeurées incomplètes ou futiles. Par dégoût et par contraste, une révolution se préparait dans les inclinations littéraires et dans les habitudes morales en même temps que dans les croyances générales et dans la constitution politique. L’homme changeait tout entier, et d’une seule volte-face. La même répugnance et la même expérience le détachaient de toutes les parties de son ancien état. L’Anglais découvrait qu’il n’est point monarchique, papiste ni sceptique, mais libéral, protestant et croyant. Il comprenait qu’il n’est point viveur ni mondain, mais réfléchi et intérieur. Il y a en lui un trop violent courant de vie animale pour qu’il puisse sans danger se lâcher du côté de la jouissance. Il lui faut une barrière de raisonnemens moraux qui réprime ses débordemens. Il y a en lui un trop fort courant d’attention et de volonté pour qu’il puisse s’employer à porter des bagatelles ; il lui faut quelque lourd travail utile qui dépense sa force. Il a besoin d’une digue et d’un emploi ! Il lui faut une constitution et une religion qui le réfrènent par des devoirs à observer, et qui l’occupent par des droits à défendre. Il n’est bien que dans la vie sérieuse et réglée ; il y trouve le canal naturel et le débouché nécessaire de ses facultés et de ses passions. Dès à présent il y entre, et ce théâtre lui-même en porte la marque. Il se défait et se transforme. Collier l’a discrédité, Addison le blâme. Le sentiment national s’y réveille : les mœurs françaises y sont raillées ; les prologues célèbrent les défaites de Louis XIV : on y présente sous un jour ridicule ou odieux la licence, l’élégance et la religion de sa cour. L’immoralité par degrés y diminue, le mariage est plus respecté, les héroïnes ne vont plus qu’au bord de l’adultère ; les viveurs s’arrêtent au moment scabreux : tel à cet instant se dit purifié et parle en vers pour mieux marquer son enthousiasme, tel loue le mariage ; quelques-uns, au cinquième acte, aspirent à la vie rangée. Désormais la comédie décline, et le talent littéraire se porte ailleurs. L’essai, le roman, le pamphlet, la dissertation, remplacent le drame, et l’esprit anglais classique, abandonnant des genres qui répugnent à sa structure, commence les grandes œuvres qui vont l’éterniser et l’exprimer.


H. TAINE.

  1. 1 1654.
  2. 1660.
  3. Pepys. 1663.
  4. Etheredge dans Sir Fopling Flutter, Wycherley dans Monsieur de Paris.
  5. de 1672 à 1726.
  6. Médecin malgré lui.
  7. Parmi les femmes, Éliante, Henriette, Élise, Uranie, Elmire.
  8. Voyez l’admirable tact et le sang-froid d’Éliante, d’Henriette et d’Elmire.
  9. Dryden s’en vante. Il y a toujours chez lui une comédie complète amalgamée grossièrement avec une tragédie complète.
  10. Van Brugh, Confederacy, acte II, scène Ire.
  11. Farquhar, The Beaux Stratagem.
  12. Van Brugh, Provoked Wife.
  13. « We will pig together. » J’ai pris le sens le plus décent.
  14. L’Hippolyta de Wycherley, la Silvia de Farquhar.
  15. Congreve, The Way of the World.
  16. Congreve, Double Dealer.
  17. Congreve, The Way of the World.
  18. « Je suis folle des assemblées, j’adore les mascarades, mon cœur saute à l’idée d’un bal ; j’aime le théâtre à l’idolâtrie, les cartes m’enchantent, les dés mettent ma petite cervelle hors d’elle-même… Cher, cher hasard, quelle musique que le roulement des dés, comparé à un opéra qui endort ! » — Van Brugh, A Journey to London.