La Comédie au IVe siècle
Presque tous les écrivains qui ont traité de la comédie et de la tragédie anciennes ont cru leur tâche achevée au siècle d’Auguste. Ce n’est pas qu’ils ne connussent fort bien, pour la plupart, ce qui nous reste de fragmens et de monumens dramatiques postérieurs au ier siècle ; mais ils pensaient que ces ouvrages, comme les déclamations dialoguées qui portent le nom de Sénèque, n’avaient pas été composés pour la scène ; ils estimaient que, depuis la chute de la république, l’art des Roscius avait disparu comme la tribune et la liberté.
Cette opinion, je me hâte de le reconnaître, repose sur plusieurs faits incontestables, et dont on a seulement eu le tort, à mon avis, de tirer des conséquences trop générales et trop absolues.
Il est très vrai que la vogue dont jouirent les pantomimes au ier siècle porta un coup funeste à la comédie et à la tragédie. Ce spectacle, qui n’admettait pas de paroles, convenait mieux qu’aucun autre à la politique ombrageuse des empereurs, et il avait, de plus, l’inappréciable avantage de fournir un lien, et comme une sorte de langue intelligible et commune aux nations si diverses de mœurs et d’idiomes qui composaient l’empire romain.
Il est très vrai que les dépenses excessives qu’exigeait la mise en scène des tragédies et des comédies, jointes à la pénurie des provinces livrées aux exactions des proconsuls et des préteurs, ne permettaient plus qu’à de longs intervalles l’emploi de ces plaisirs qui supposaient l’indépendance et la richesse.
Il est très vrai que l’usage alors introduit des lectures publiques, soit au Capitole, soit dans les maisons des riches particuliers, s’était peu à peu substitué à l’épreuve plus hasardeuse des représentations théâtrales.
Enfin, il n’est pas douteux que l’amour croissant des Romains pour les spectacles sanguinaires et matériels[1], la passion des courses de chars et de chevaux, la fureur des naumachies, l’habitude des combats d’animaux et de gladiateurs, n’eussent fort attiédi le goût plus noble des jouissances intellectuelles et idéales que faisait naître jadis la muse des Ménandre et des Sophocle. Mais de cette triste préférence accordée généralement sous les empereurs aux spectacles muets et brutaux, est-on en droit de conclure l’entier abandon des spectacles plus délicats dont le génie d’Athènes avait doté l’Italie et le monde romain ? Je ne le pense pas.
J’ai eu récemment l’occasion et le devoir de chercher les vestiges de la comédie et de la tragédie anciennes pendant le ier, iie et le iiie siècle de notre ère[2]. J’ai eu peu de peine à réunir les preuves les plus évidentes et les plus nombreuses de l’existence non interrompue pendant ces trois siècles de la comédie et même de la tragédie dépouillée, il est vrai, de ses anciens chœurs, mais encore environnée de son appareil imposant et colossal.
Aujourd’hui, je me propose non-seulement de montrer ce que furent la comédie et la tragédie au ive siècle, mais d’étudier le développement complet du génie dramatique païen, depuis Constantin jusqu’aux successeurs de Théodose.
On éprouvera peut-être quelque surprise à m’entendre employer cette expression quelque peu emphatique, « le développement du génie dramatique païen, » dans un siècle où les idées opposées, où les idées chrétiennes, atteignirent, en tous sens, un si complet, un si admirable développement : on s’étonnera que, dans ce siècle où un art nouveau sortait des catacombes, transformait et embellissait les basiliques ; où la beauté et la nouveauté des légendes bibliques et évangéliques appelaient et retenaient la foule dans les temples ; où la vie cénobitique créait une poésie nouvelle, la poésie de la solitude et des cloîtres ; où les voûtes des jeunes cathédrales retentissaient de la parole des Grégoire, des Basile, des Ambroise, des Chrysostôme, il soit resté quelque place pour le développement d’un autre art que celui qui envahissait le monde à la voix du christianisme. Il est très vrai, cependant, qu’à côté de l’art chrétien il y eut place encore pour un art rival. En face de l’idée jeune, de l’idée nouvelle, de l’idée conquérante, il y eut l’idée ancienne, l’idée dépassée, l’idée sur la défensive. Ce fut un curieux et beau spectacle que cette lutte, cet antagonisme, ce combat bien qu’inégal de deux idées se disputant, pendant trois siècles, la direction du genre humain. Le polythéisme, vaincu au iie et iiie siècles, par l’éloquence des Pères de l’église et surtout par l’héroïsme des confesseurs, fit, pendant le ive siècle, un effort désespéré pour ressaisir la puissance, et conserver au moins par les arts son empire sur l’imagination, cette partie la plus légère et la plus frivole de notre nature.
Au reste, cet antagonisme de deux idées n’est pas un phénomène particulier au ive siècle. Ici seulement la lutte est plus éclatante, les champions plus illustres, la solution plus imminente ; mais le duel des idées est la loi de tous les siècles. Dans ces derniers temps, une école philosophique, je dirai, si l’on veut, religieuse, qui a soulevé de hautes questions et commencé d’utiles travaux dont il est à désirer que la science accepte l’héritage, a établi une distinction que je crois peu exacte entre les siècles d’antagonisme, ou époques critiques, et les siècles organiques, ou époques de reconstitution. Je crois fermement, pour ma part, qu’il n’y a pas de siècles où ne se fasse à la fois ce double travail. Je pense que le combat des idées ne peut cesser un seul instant. Dès qu’une lutte est terminée par le triomphe d’un des principes belligérans, de nouvelles idées se rangent en bataille. Ainsi, même avant que la civilisation chrétienne eût complètement triomphé au ve siècle, une nouvelle lutte s’engageait entre la barbarie occidentale et la civilisation romano-chrétienne. S’il est quelques époques où l’on n’aperçoive pas clairement cette guerre des intelligences, la faute en est à l’inattention ou au manque de perspicacité des historiens ; mais la lutte intellectuelle existe : le mécanisme social ne peut pas plus se passer de l’antagonisme des idées, que la mécanique céleste de l’attraction.
Revenons au ive siècle.
Au commencement de ce siècle, l’idée chrétienne était arrivée avec Constantin à la puissance politique ; elle continua de grandir par la parole, par la science, par les arts, par tous les genres de poésie, même de poésie dramatique. Je n’ai pas aujourd’hui à dérouler ce beau spectacle. Ce que je veux montrer, c’est, au contraire, la résistance, la ténacité, les derniers combats de l’idée en retraite, de l’idée vaincue, de l’idée en décadence. Nous allons voir le paganisme expirant recueillir ses forces, soit pour ressaisir le pouvoir politique, ce qu’il parvint à faire un moment sous Julien, soit pour conserver la seule position qu’il pût encore défendre, l’empire qu’il exerçait, depuis mille ans et plus, sur l’imagination humaine.
Il semble aux esprits exacts, qui n’admettent que des divisions nettes et tranchées, qu’après la victoire si décisive remportée par le christianisme sous Constantin, toute lutte ait dû cesser, et que le monde entier ait dû subir une transformation totale et soudaine. Ce n’est pas ainsi que procèdent les réalités ; croire possibles de pareils coups de théâtre, c’est ne pas connaître la force de résistance qui appartient aux idées, même vaincues.
Constantin commença par accorder à l’immense association chrétienne qui remplissait ses légions l’exercice public de ses rites, et lui permit d’élever plusieurs églises. Bientôt même son esprit violent passa de la protection du christianisme à la persécution de l’ancien culte : il fit abattre plusieurs temples païens ; il en ferma d’autres, ou les livra au culte chrétien ; il associa, en un mot, le christianisme à l’empire. Mais les idées païennes avaient si longtemps dominé les mœurs ; elles étaient tellement infiltrées dans les esprits, enracinées dans les institutions, que Constantin lui-même, malgré sa ferme volonté d’être chrétien, commit, durant son règne, une foule d’actes semi-païens. Ce prince eut si peu l’intelligence véritable du christianisme, qu’après la défaite de Maxence, il souffrit que les villes d’Afrique élevassent des temples à la famille Flavienne, et permit que le sénat de Rome lui décernât les honneurs divins.
Le fond de la politique de Constantin et de ses successeurs, en présence des deux croyances qui se disputaient le monde, fut, d’une part, d’accorder sans restriction au christianisme l’exercice de son culte ; de l’autre, de retrancher du polythéisme ce qui choquait le plus ouvertement les idées nouvelles comme, par exemple, les sacrifices. Mais, en même temps, ils crurent devoir accorder aux habitudes populaires le maintien des jeux publics et la célébration des solennités païennes qui se liaient aux institutions civiles ou aux coutumes domestiques.
Aussi, pendant toute la durée du ive siècle, les empereurs chrétiens, ceux même qui firent abattre ou fermer le plus de temples, Constantin, Jovien, Théodose, ne laissèrent pas de maintenir les jeux du cirque et de la scène. Zosime[3] nous apprend que Constantin, entre autres, embellit l’Hippodrome. Il y fit transporter les statues des dieux enlevées des sanctuaires et notamment le fameux trépied de Delphes où l’on voyait une figure ciselée d’Apollon.
Sous les successeurs de Constantin, il s’opéra une sorte de réaction favorable au polythéisme, réaction qui s’appuya sur la seule force réelle qui restât encore à l’idolâtrie, sur l’attachement profond que conservait le peuple romain pour les spectacles[4].
Par une anomalie singulière, le plus emporté des adversaires du christianisme, Julien, qui détrôna un moment la foi nouvelle, eut une antipathie non moins violente pour les divertissemens du théâtre que pour le christianisme lui-même. Cette austérité philosophique, qu’il tenait peut-être, à son insu de son éducation chrétienne et des fonctions de lecteur qu’il avait exercées, étant enfant, dans l’église de Nicomédie, priva ses tentatives de restauration polythéiste de leur unique chance de succès. La révolution qu’il tenta eut contre elle tous les chrétiens et la plupart des païens, plus attachés aux plaisirs scéniques et sensuels qu’à l’immolation des victimes et aux cérémonies mystiques.
La première victoire remportée par le christianisme sur les théâtres date des règnes de Gratien et de Valentinien. Ce ne fut qu’à cette époque que le clergé chrétien se crut assez fort pour réclamer ouvertement des empereurs une mesure évidemment impopulaire, l’abolition des jeux et des spectacles. Ce n’est que sous les règnes de ces deux empereurs que commencèrent les attaques formelles, systématiques, en quelque sorte officielles, du christianisme contre le théâtre païen. Jusque-là, l’église, par la voix des conciles et des Pères, s’était bien élevée contre le théâtre, mais elle ne s’était encore adressée qu’à la conscience des fidèles. Le concile d’Elvire en 313, celui d’Arles en 314, avaient bien défendu d’admettre dans la communion chrétienne les mimes, les conducteurs de chars et tous les gens attachés aux jeux de la scène : saint Cyprien, Tertullien, tous les Pères, avaient tonné contre les boucheries de l’amphithéâtre et la luxure de l’orchestre ; mais il n’y avait pas eu jusque-là de plaintes portées à l’autorité civile, ni de demandes faites à l’empereur de supprimer ces restes de gentilité. Gratien obtempéra en partie aux instances de l’église : il défendit de célébrer aucun spectacle les jours de Noël, de l’Épiphanie, de Pâques, de la Pentecôte, le dimanche, les fêtes des apôtres, ni pendant tout le temps que les nouveaux baptisés portaient les habits blancs. Valentinien, qui, dans sa jeunesse, avait aimé passionnément les jeux du cirque, revint plus tard à des sentimens tellement chrétiens, qu’il ne pensait pas (ainsi nous l’apprend saint Ambroise dans son discours sur la mort de ce prince) que l’on dût célébrer les jeux, même aux fêtes destinées à solenniser la naissance de l’empereur.
Sous Théodose, il y eut une sorte de redoublement dans l’amour des peuples pour les folies du cirque et du théâtre. À cette époque où le christianisme s’était recruté de toute cette masse indifférente qui suit l’impulsion du pouvoir, il y eut une sorte de relâchement dans la discipline et dans les mœurs. Cependant Théodose maintint l’interdiction des jeux le dimanche et essaya même par plusieurs lois de refréner la fureur des spectacles, particulièrement dans les magistrats qui négligeaient les affaires pour capter une popularité plus facile au moyen des jeux et des fêtes[5].
Cet engouement général qui entraînait les chrétiens eux-mêmes sur les gradins des amphithéâtres, ranima un moment les espérances du parti païen. Non-seulement il y eut relâchement chez les fidèles, mais il y eut parmi les gentils des tentatives plus hardies de retour au paganisme. Sans les talens admirables, sans le zèle apostolique des grands docteurs du ive siècle, il y aurait eu péril pour la foi naissante. Nous voyons alors Libanius et un certain nombre de païens distingués par leur talens, se coaliser pour faire triompher cette réaction. Nous voyons Symmaque, devenu préfet et consul de Rome en 391, faire les derniers efforts pour rouvrir les temples et relever dans la cité rivale de Constantinople l’autel abattu de la Victoire. Cette conjuration d’un patriotisme étroit et dévot, qui espérait repousser ainsi le flot des barbares, échoua devant le cosmopolisme plus élevé de saint Ambroise. Symmaque fut banni de Rome et de l’Italie.
Quant à l’idolâtrie du cirque et du théâtre, elle subsista à peu près intacte. Les jeux publics continuèrent d’être regardés comme un droit imprescriptible du peuple romain. Nous voyons même, sous les successeurs de Théodose, un décret d’Honorius adressé au proconsul d’Afrique Apollodore, dans lequel le maintien des anciens jeux est expressément ordonné : seulement l’empereur recommande de retrancher de ces plaisirs les sacrifices et les pratiques trop visiblement idolâtres. « Bien que nous ayons aboli les rites profanes, nous ne voulons pas toutefois détruire la joie publique, ni les assemblées que font les citoyens aux jours de fêtes. Nous ordonnons donc que ces plaisirs du peuple soient célébrés, selon les anciennes coutumes, et même avec les festins solennels, quand les vœux et les réjouissances le requerront, mais sans faire aucun sacrifice, ni pratiquer aucune superstition condamnable. »
Quelles étaient ces pratiques que l’église, au ive siècle, avait obtenu qu’on retranchât des jeux publics ?
Les plus importantes de ces réformes portaient sur les combats de gladiateurs. Constantin le premier avait essayé d’abolir cet horrible usage. Il avait défendu de condamner personne, et pour aucun délit, à la profession de gladiateur ; de plus il voulut qu’on n’admît aucun gladiateur volontaire. Cette double prescription aurait assuré l’abolition complète et rapide de cette institution barbare. Mais ces deux lois de Constantin ne reçurent pas d’exécution. Ce ne fut guère qu’un siècle plus tard, sous Honorius, en 404, que furent à peu près abolis les combats de gladiateurs. Je dis à peu près, car, au ve siècle, du temps de saint Augustin, et même encore au temps de Salvien, nous trouvons sinon de vrais spectacles de gladiateurs, c’est-à-dire des combats d’hommes contre des hommes, au moins des venationes, ou des combats d’hommes contre des bêtes[6].
Vers le même temps, Arcadius à Constantinople retrancha des solennités publiques la fête impure de Majuma, tout en consacrant, dans cette loi même d’abolition, l’inviolabilité des jeux publics[7]. C’étaient là les seules réformes que le christianisme au ive siècle eût encore obtenues dans les jeux païens.
Cependant le sacerdoce chrétien ne négligeait rien pour attirer à soi les imaginations séduites par les pompes de l’idolâtrie. L’église faisait appel à tous les arts, à la poésie, à la musique, à la peinture, à la sculpture, afin de dominer les ames par toutes les voies.
Même avant l’établissement public du culte chrétien, avant le ive siècle, où le sacerdoce put déployer ses pompes dans l’intérieur des basiliques et même au dehors dans de solennelles processions aux tombeaux des martyrs, dès la fin du iiie siècle, on voit, dans les discours des Pères que déjà l’église essayait de balancer, par la magnificence de ses liturgies, l’effet des spectacles païens et d’opposer son art naissant aux arts épuisés du polythéisme. On remarque même dans les éloquentes invectives des Pères contre la poésie et les spectacles de l’ancienne religion, comme une sorte d’émulation, et, si je l’ose dire, de jalousie d’artistes à artistes.
Voyez comme les Pères du iiie siècle opposaient déjà les mystères chrétiens aux mystères païens.
« Venez, disait Lactance, venez, je vous montrerai les mystères du Verbe et je vous les exposerai sous la figure des vôtres. C’est ici qu’il y a une montagne agréable à Dieu, couverte d’un ombrage céleste. Nos bacchantes sont des vierges pures ; elles célèbrent les offices du Verbe divin ; elles chantent les hymnes du roi de l’univers ; elles dansent avec les justes et font leurs courses sacrées… Ô les saints mystères ! j’y vois Dieu et le ciel ! Je suis sanctifié par cette initiation ; le Seigneur en est l’hiérophante ; voilà nos saints mystères et nos bacchanales. »
À la même époque, Tertullien opposait aux tragédies païennes la scène tout autrement vaste, tout autrement tragique du jugement dernier. Vous allez voir dans cette rude éloquence du prêtre africain éclater contre le théâtre une haine exprimée, il faut le dire, en des termes plus poétiques que charitables
« ........ Ce sera bien un autre spectacle quand viendra le jour du jugement dernier, du jugement éternel ; ce jour, que les nations n’attendent point, et dont elles se moquent ; ce jour, où ce monde si vieux, et tout ce qui a été créé, sera consumé par un commun embrasement ! Quelle sera l’immensité de cette scène ? Avec quelle admiration, quels rires, quels transports de joie et d’allégresse verrai-je tant de rois, qu’on disait avoir été admis au ciel, gémir dans les ténèbres profondes de l’enfer avec Jupiter et les témoins de leur fausse divinité ? Alors la voix des acteurs tragiques sera plus éclatante, ayant à gémir sur leurs propres infortunes ! alors les histrions feront mieux paraître leur souplesse, allégés par le feu qui les pénétrera !… Non, il n’y a point de préteur, de consul, de questeur, de pontife, quelque libéralité qu’il déploie, qui vous puisse montrer de telles choses ; et cependant la foi vous les représente, dès à présent, par les images qu’elle en offre à vos esprits. Au reste, quelles qu’elles soient, vous les verrez après cette vie ces scènes que l’œil n’a point vues, que l’oreille n’a point entendues, que le cœur de l’homme n’a jamais senties. En vérité, les représentations du cirque, de l’amphithéâtre et du stade n’approchent pas de ces spectacles[8]. »
Il est donc bien démontré que non-seulement les jeux du cirque, ludi circenses, mais les jeux du théâtre, ludi-scenici, subsistaient presque sans atteinte au ive siècle, en face du christianisme triomphant. Il nous reste, à présent, à rechercher en quoi consistaient ces jeux et ce théâtre, dans lesquels, comme dans un dernier fort, se retranchait si opiniâtrement l’idée païenne.
Pour être sûr qu’aucun des filons du génie dramatique n’échappe à nos investigations, j’ai cru nécessaire de diviser toutes les recherches relatives au théâtre en trois sections : théâtre hiératique, théâtre aristocratique, théâtre public ou populaire. Je vais parcourir ces trois divisions et considérer séparément ces diverses branches du théâtre païen au ive siècle.
La fermeture ou la destruction de presque tous les temples païens au ive siècle rétrécit considérablement le champ du drame sacerdotal. Il ne subsista guère de toutes les cérémonies païennes plus ou moins empreintes du génie mimique, que celles qui pouvaient se célébrer dans l’intérieur de la famille ou sur les théâtres publics. On peut voir dans les œuvres d’Ausone, consul sous Gratien et évêque sous Théodose[9], un petit poème imité des Fastes d’Ovide, Liber de feriis romanis, qui contient un catalogue assez étendu des féries païennes encore subsistantes. Les principales étaient les Florales, les réjouissances des calendes et les Saturnales, dans lesquelles les esclaves, comme on sait, jouaient le rôle de maîtres et les maîtres celui d’esclaves. Nous trouvons en 387, sous Honorius, alors Auguste, et en 406, sous Théodose-le-Jeune, la solennisation des Quinquennales. Les jeux séculaires sont célébrés en 404, sous Honorius, par les dévots païens effrayés des invasions des Goths. Les vers sibyllins y furent, selon l’usage, chantés à deux chœurs, par de jeunes garçons et de jeunes filles. Les fêtes de la Grèce n’étaient pas non plus toutes abolies : l’Élide avait encore ses jeux olympiques. Enfin, nous trouvons, sous Théodose, la célébration d’une ancienne fête semi-dramatique. Après le pardon accordé à la ville d’Antioche par l’empereur, la joie des habitans fut si grande, qu’ils ornèrent la place publique de couronnes, allumèrent des lampes de toutes parts, et dressèrent devant leurs boutiques des lits ornés des statues des dieux : c’étaient les Lectisternia des anciens Romains, ou les banquets de l’Olympe imités sur la terre.
Enfin, les grands drames hiératiques du paganisme, les Mystères, bien que de plus en plus décriés, ne cessèrent complètement qu’à la fin du ive siècle. Un petit nombre de temples avaient été réservés pour leur célébration. Constance et Gratien s’étaient bornés à défendre qu’on célébrât de nuit ces drames orgiaques[10]. Mais sur l’avis de Prétextat leurs édits ne furent pas exécutés à Éleusis[11]. Enfin, la proscription générale et finale des Mystères de l’antiquité eut lieu sous Théodose, qui fit raser ce petit nombre de temples réservés, derniers théâtres des représentations païennes hiératiques[12].
Le drame aristocratique n’éprouva pas les mêmes empêchemens au IVe siècle.
Il y avait deux occasions principales, où les hommes riches de l’antiquité appelaient près d’eux les histrions, les grands repas et les funérailles. Ce double usage existait encore au ive siècle. Libanius, dans son long discours en l’honneur de la danse pantomime, décrit avec beaucoup de détails les repas de son temps où les pantomimes étaient admis. Saint Grégoire de Nazianze[13] et saint Chrysostôme[14] s’élèvent contre les mimes et les danseurs que les riches louaient des directeurs de troupes pour égayer leurs banquets.
C’était surtout des comédiennes du plus bas étage, minœ dictœ pedaneœ, qui remplissaient cet office. Quelquefois un ou plusieurs citharèdes chantaient en s’accompagnant des hymnes en l’honneur des dieux. Saint Chrysostôme, qui nous a conservé de précieux détails sur le luxe incroyable de ces festins nous apprend qu’en ces occasions le triclinium était rempli de chanteurs et de musiciens venus de l’Inde, de l’Arabie et de la Perse[15]. À la sollicitation du clergé chrétien, l’autorité civile chercha à poser des bornes aux désordres de ces représentations domestiques. Une loi de Théodose interdit à de certaines comédiennes, ou musiciennes, psaltriœ, l’entrée des maisons particulières et des banquets.
Les chrétiens eux-mêmes paraissent avoir conservé au ive siècle ces vieux usages. Le 54e canon du concile de Laodicée, tenu en 320, nous apprend que les pantomimes, thymelici, étaient admis aux repas, surtout les jours de noces. Ce canon prescrit aux prêtres et aux clercs de se lever de table avant l’arrivée de ces baladins.
Aux obsèques des riches, les comédiennes ou pleureuses, que l’on nommait prœfixœ, et qui figuraient aux funérailles dans l’antiquité grecque et romaine, étaient encore de mode au ive siècle. Ces femmes imitaient la douleur des parens ; de leurs bras nus elles s’arrachaient les cheveux et se meurtrissaient le sein et le visage. Saint Chrysostôme s’élève avec force contre les chrétiens qui conservaient ces pratiques.
Comme il ne nous reste aucun monument écrit de ces deux espèces de drame aristocratique, nous passerons rapidement sur ce sujet, ainsi que sur les tours de force ou d’adresse exécutés par les bateleurs populaires et ambulans, schœnobates ou funambules, cotylistes ou joueurs de gobelets, pétauristes ou voltigeurs, qui tantôt donnaient leurs représentations sur les théâtres des villes, tantôt dans les foires et sur les tréteaux des marchés. Nous rappellerons seulement, comme un trait de mœurs, curieux pour nous autres Français, la surprise mêlée d’effroi que causa à nos aïeux les Gaulois un faiseur de tours venu des environs d’Antioche à Paris, à l’époque où Julien habitait le palais des Thermes[16].
Je viens de dire qu’il ne nous reste aucun monument écrit du théâtre aristocratique au ive siècle ; cet aveu a besoin d’être accompagné d’une explication. L’avis que je vais émettre n’est qu’une conjecture, mais qui ne me paraît pas sans vraisemblance. J’ai réuni ailleurs tous les documens que nous fournit l’antiquité sur les petits drames qu’on représentait en Grèce et en Italie dans les festins ; j’ai, de plus, émis l’opinion que certaines idylles de Théocrite, imitées du mimographe Sophron, la Pharmaceutrie, par exemple, l’Amour de Cynisca, les Syracusaines, idylles qui sont de véritables mimes, de véritables petits drames, avaient été destinées à ces représentations intimes et conviviales, et avaient dû être jouées, soit devant Hiéron à Syracuse, soit dans les petits appartemens de Ptolémée à Alexandrie. Je pense qu’au ive siècle des compositions de même nature ont dû être récitées dans les repas par les histrions qu’on y appelait. Plusieurs églogues de Calpurnius, par exemple, ont une marche parfaitement dramatique, et paraissent bien répondre à la destination que je leur suppose ici. Ce sont des dialogues, qui, la plupart, n’ont rien de bucolique, de pures conversations entre citadins. Lisez, entre autres, les églogues 3e et 7e. Je suis fort tenté de croire qu’elles donnent une idée assez juste des petits drames joués dans les banquets. Je n’ajoute qu’un mot à l’appui de ma conjecture. Plus tard, au viiie, au ixe, au xie siècles, nous trouvons des églogues récitées dans les monastères aux convois des abbés et des abbesses. En Espagne, au xvie siècle, l’usage subsistait encore de représenter des églogues dans les châteaux. Il existe des preuves nombreuses de cet ancien usage espagnol, attesté d’ailleurs, comme tout le monde peut s’en souvenir, par Cervantes dans Don Quixote.
Mais je me hâte d’arriver au vrai théâtre, au théâtre public.
Je m’étendrai peu sur le théâtre muet, sur les ballets des pantomimes. Ce genre de spectacle avait conservé au ive siècle le même éclat qu’aux iie et iiie siècles, alors qu’Apulée décrivait avec tant de grace ce charmant ballet des Amours de Vénus et de Mars, qui semble le programme d’un de nos ballets modernes[17], programme écrit comme il serait à souhaiter que le fussent plus souvent les nôtres. Si vous désirez plus de détails sur l’extrême perfection où s’était maintenu cet art, ouvrez Libanius et lisez le long discours qu’à l’exemple de Lucien il a consacré aux pantomimes. La précision, la grace, le sentiment exquis du beau, empreint dans tous leurs mouvemens et tous leurs gestes, lui font comparer les pantomimes aux statuaires ; et, en rhéteur peu judicieux, il préfère l’art fugitif et instantané des premiers à l’art durable et presque éternel des seconds : « Le statuaire, dit-il, imite la beauté des formes et les mouvemens des passions au moyen du marbre ; c’est avec ses propres membres que le pantomime parvient à les exprimer. Chaque pose du danseur est une statue d’un moment à laquelle une autre statue succède. » Toutes les exagérations de louanges dont on accabla les pantomimes, dans les ier, iie et iiie siècles, nous les retrouvons dans les poètes et les écrivains des ive et ve siècles. Voyez dans quels termes parle des pantomimes un poète du temps de Théodose, Nonnus de Panopolis, dans le livre 8 de ses Dionysiaques : « Ce sont des gestes qui ont un langage, des mains qui ont une bouche, des doigts qui ont une voix. »
Bien que l’usage du masque permît aux pantomimes romains de jouer indifféremment des rôles d’hommes et de femmes, il y eut cependant au ive siècle des actrices pantomimes. L’incroyable licence de cette époque rendait la présence des femmes nécessaire aux plaisirs de la foule. Elles paraissaient la tête découverte, et souvent, chose incroyable ! se montraient tout-à-fait nues. Elles nageaient ainsi devant les spectateurs, dans une espèce de cuve ou de bassin placé sur le bord de l’orchestre. « Chrétiens, s’écriait saint Chrysostôme, chrétiens qui venez de voir Jésus-Christ crucifié ! vous quittez l’église et vous courez voir des femmes qui nagent et qui déshonorent leur sexe ! ah ! fuyez cette piscine théâtrale !…[18]. »
Remarquez-vous l’amertume de cette apostrophe : « vous quittez l’église ! » Les Pères de la fin du ive siècle se plaignent sans cesse, et avec un dépit profond, de la préférence que beaucoup de nouveaux chrétiens donnaient alors aux jeux scéniques sur les saintes liturgies. Saint Chrysostôme, entre autres, a consacré plusieurs homélies à déplorer l’abandon que les fidèles faisaient souvent de l’église pour courir au cirque. Enfin le 83e canon du 4e concile de Carthage punit de l’excommunication ceux qui, les jours de fêtes, quitteraient les églises pour les spectacles.
Le nombre des pantomimes à Rome, au ive siècle, est à peine croyable. Ammien Marcellin rapporte, comme une chose honteuse aux Romains, que, sous le règne de Constance, on fut obligé, dans la crainte de la famine, de faire sortir de Rome tous les étrangers qui professaient les arts libéraux, et que l’on conserva, sans les inquiéter, six mille pantomimes[19].
Indépendamment de ces spectacles muets, y eut-il au ive siècle des drames parlés ? y eut-il des mimes, ou farces improvisées ? y eut-il des comédies et des tragédies proprement dites ? Pour répondre à la première de ces questions, il suffit de jeter les yeux sur les écrits des saints Pères. Leurs invectives et leurs reproches ne s’adressent pas moins au mal que les chrétiens commettent sur les gradins des théâtres par le sens de l’ouïe, que par celui de la vue.
« Les chants obscènes, dit saint Jean Chrysostôme, sont aussi repoussans que ce qui blesse le plus nos organes (stercora). Et néanmoins lorsque vous entendez de pareils chants au théâtre, non-seulement vous n’en éprouvez nulle peine, mais vous en riez : loin d’éprouver pour eux de l’éloignement et de l’horreur, vous les retenez dans votre mémoire et vous les louez. Que ne descendez-vous donc aussi sur l’orchestre ? Que n’imitez-vous ce que vous approuvez ? Allez seulement en public avec ces gens qui vous font rire ; vous en rougiriez. Pourquoi donc estimez-vous tant ce que vous auriez honte de faire ? Quoi ! les lois des gentils déclarent ces gens infâmes, et vous allez en foule, avec toute la ville, vous répandre dans leurs théâtres, comme si c’étaient des ambassadeurs ou des généraux d’armée ! et vous voulez avec tout le monde remplir vos oreilles des ordures qui sortent de la bouche de ces bouffons !… Que dirai-je du bruit et du tumulte de ces spectacles ? de ces cris et de ces applaudissemens diaboliques ? de ces habits qu’il n’y a que le démon qui ait inventés ? On y voit un jeune homme, qui, ayant rejeté ses cheveux derrière sa tête, prend une coiffure étrangère, dément ce qu’il est et s’étudie à paraître une fille dans ses habits, dans son marcher et dans ses regards. On y voit un vieillard qui, ayant perdu toute pudeur, avec ses cheveux qu’il a fait couper, se ceint la taille, s’expose à toutes sortes d’insultes, et se montre prêt à tout dire, à tout faire et à tout souffrir. On y voit des femmes qui ont essuyé toute honte, paraissent hardiment sur le théâtre devant le peuple et semblent avoir fait une étude de l’impudence ; des femmes qui, par leurs regards et leurs paroles, répandent le poison de l’impudicité dans les yeux et dans les oreilles de tous ceux qui les voient et les écoutent, et qui semblent conspirer, par tout l’appareil dont elles s’environnent, à détruire la chasteté, à déshonorer la nature, et à se rendre les organes visibles du démon, dans le dessein qu’il a de perdre les ames ; enfin, tout ce qui se fait dans ces représentations malheureuses ne porte qu’au mal : les paroles, les habits, le marcher, la voix, les chants, les regards, les mouvemens du corps, le son des instrumens, les sujets mêmes et les intrigues des pièces, tout est plein de poison, tout y respire l’impudicité[20]. »
Il est bien évident par ce passage, et je pourrais en citer vingt autres tout aussi concluans, que l’on représentait au ive siècle des pièces parlées, dialoguées, souvent accompagnées de chants ; mais rien ne prouve dans le morceau que je viens de transcrire, que ces paroles fussent composées à l’avance, et que ces dialogues bouffons et licencieux fussent autre chose que des scènes improvisées, des mimes.
En effet, les mimes ou petits drames familiers, dans le genre des canevas du théâtre italien ou de nos proverbes dramatiques, étaient encore en vogue sur les théâtres grecs et romains au ive siècle. Ces petites pièces se jouaient sans grand appareil, dans l’orchestre même et sur le thymélé, non sur le pulpitum, comme la haute comédie. Les acteurs, ainsi plus rapprochés des spectateurs, n’avaient pas besoin du brodequin pour se grandir ; ce qui leur fit donner le nom de planipedes. L’absence du masque fut aussi cause que presque toujours les rôles féminins dans les mimes purent être joués par des femmes. Telles étaient les différences de mise en scène qui distinguaient les mimes de la comédie véritable. Quant au fait de l’improvisation, il est loin d’être universel. Ces pièces furent tantôt écrites, tantôt improvisées. Il nous reste de très beaux et très nombreux fragmens des mimographes anciens grecs et romains. Quant aux sujets de ces pièces, le témoignage unanime des Pères de l’église prouve qu’elles roulaient sur des intrigues de galanterie et des mésaventures de tuteurs et de maris trompés. Il paraît aussi que les philosophes et les médecins y étaient souvent ridiculisés. Les mimes offraient déjà, comme on voit, à peu près les mêmes sujets et les mêmes personnages que ceux qui ont passé depuis sur la scène italienne et de là sur la nôtre.
Ce sont là, direz-vous, de simples parades populaires, de ces parades comme il n’en a jamais manqué, à aucune époque, sur aucun tréteau ; mais la tragédie ! mais la comédie véritable ! la comédie écrite, la comédie littéraire ! mais la tragédie avec son appareil colossal et grandiose ! pouvez-vous prouver qu’elles existassent encore au ive siècle ?
Je dois d’abord convenir que les passages qui font bien évidemment allusion à la tragédie véritable, deviennent de plus en plus rares depuis le iie siècle jusqu’au ive, et que l’on cesse absolument d’en rencontrer après la première moitié du ve siècle.
En effet, ce genre de drame, dans les proportions gigantesques qu’il avait reçues dès son origine et qu’il avait conservées, ne produisait, à grand renfort de dépenses, que des émotions de terreur poétique et de pitié idéale, qui répondaient de moins en moins aux dispositions des masses. Vous savez que pour élever la mise en scène au niveau du grandiose de la poésie des Eschyle et des Sophocle, l’acteur tragique grandissait sa taille au moyen du cothurne. Quelquefois même, comme le prouvent quelques monumens, entre autres une mosaïque du iie siècle, publiée par M. Millin, l’acteur montait sur des espèces d’échasses ou de supports cylindriques, appelés par les écrivains[21] qui les ont décrits ἐμϐάς ou ὀϰρίϐας. Un masque énorme, semblable à un casque, enveloppait toute la tête. Le front de ce masque était surmonté d’une éminence en forme de lambda, d’où pendait une chevelure abondante, comme on en vit chez nous au temps de Louis xiv ; on appelait ὄγϰος ce sommet conique, qui alongeait encore le masque. La bouche offrait une immense ouverture. Les yeux étaient deux grands trous par où entrait la lumière ; ils ne répondaient pas aux yeux de l’acteur, qui voyait par l’ouverture de la bouche et des narines. Et ce ne fut pas assez d’élever ainsi la taille ; il fallut ajouter aux autres membres pour prévenir leur disproportion. De là les ventres postiches que décrivent si plaisamment Lucien[22] et le pseudo-saint Justin[23] ; de là, les alonges, ou fausses mains, χειρίδιες, assez semblables aux gants rembourrés, aujourd’hui en usage dans nos salles d’armes : telles étaient, en abrégé, les pièces singulières dont se composait l’affublement tragique. L’attirail comique était plus simple. Cependant le masque et le brodequin, soccus, contribuaient à grandir l’acteur comique. Cela posé, dans la recherche que nous allons faire de la tragédie et de la comédie au ive siècle, nous n’admettrons comme leur étant applicables que les passages qui rappelleront ces traits caractéristiques.
En effet, les simples mots de comédiens et de tragédiens ne suffiraient pas pour établir l’existence de la tragédie et de la comédie au ive siècle. Ces mots ont souvent changé d’acception ; celui de tragédien, en particulier, a souvent désigné, du ier au ve siècle, les acteurs de pantomimes qui dansaient des ballets tragiques, ou les musiciens qui chantaient des airs pris dans des sujets de tragédie. Aussi ne voudrais-je pas tirer des conclusions trop expresses de ce passage de Claudien, où il semble indiquer que, dans les jeux donnés sous Arcadius et Honorius, on n’oublia pas la tragédie : Hi tragicos meminere modos…[24]. Mais je crois trouver quelque chose de plus concluant dans un passage où saint Ambroise fait allusion à la déclamation tragique. Cet orateur compare les gens qui commencent à s’adonner à la débauche aux tragédiens qui ne donnent leur voix que peu à peu, sensim, sensimque, pour remplir ensuite la scène de leurs cris, ut postea possint clamoribus personare. Voici de plus des vers de Prudence, où le poids et la majesté du masque tragique sont très heureusement exprimés :
.................
Mentitumque gravis personæ ; inducere pondus,
Ut tragicus cantor ligno tegit ora cavato
Grande aliquid, cujus per hiatum carmen anhelat[25].
Nous avons trouvé le masque ; nous allons à présent voir le cothurne. Déjà à la fin du iiie siècle, Tertullien, dans son livre contre les spectacles, s’était élevé contre la chaussure tragique, et savez-vous par quel bizarre argument ? « Le diable, avait-il dit, a guindé les tragédiens sur leurs cothurnes pour donner un démenti à Jésus-Christ qui a dit que nul ne peut ajouter à sa taille la hauteur d’une coudée[26]. »
Au commencement du ive siècle, Lactance s’élève contre la comédie et la tragédie de son temps, dans des termes qui ne permettent pas de douter qu’on ne représentât encore alors des pièces dans le goût de Térence et d’Euripide. Voici ses paroles :
« Je ne sais s’il y a sur la scène moins de dérèglement que dans les autres spectacles ; car il n’est parlé dans les comédies que de vierges violées et d’amours de courtisanes ; et plus les auteurs de ces pièces criminelles ont d’éloquence, plus ils persuadent ceux qui les écoutent par l’élégance de leurs pensées, et plus aisément leurs vers élégans se gravent dans la mémoire de leurs auditeurs. Il n’y a pas moins à reprendre dans les tragédies où les poètes étalent aux yeux du peuple les parricides et les incestes des mauvais rois, et font montre de tous les crimes grandis par le cothurne (et cothurnata scelera demonstrant)[27]. »
L’an 399 Claudien, faisant l’énumération de tous les genres de spectacles usités de son temps, sans oublier même les feux d’artifices, mentionne expressément la tragédie et la comédie. « Que des plaisirs plus doux aient leur tour ; qu’un bouffon excite le rire par ses saillies joyeuses, un autre par le jeu muet de sa figure et de ses mains ; celui-ci animera la flûte de son souffle, celui-là le luth de son archet ; l’un ébranlera la scène de son brodequin ; l’autre s’avancera majestueusement grandi par le cothurne. »
Non egeat……
… qui pulpita socco
Personat, aut altè graditur majore cothurno[28].
Je pourrais tirer des auteurs de la même époque une foule de passages semblables, mais qui ne prouveraient rien de plus : je m’arrête donc ; je crois seulement utile de transcrire encore le morceau suivant de saint Chrysostôme qui donne de curieux renseignemens sur les personnages le plus habituellement mis en scène et sur la condition des comédiens. L’orateur compare les déceptions du monde aux illusions du théâtre :
« De même, dit-il, qu’au théâtre, à l’heure de midi, les toiles étant roulées, les acteurs entrent en scène, et, le visage couvert de leur masque, commencent une ancienne pièce et récitent l’exposition, l’un représentant un philosophe sans être philosophe, l’autre un roi sans être roi, mais en ayant les insignes de par la volonté du poète ; celui-ci faisant l’office de médecin, quoique personne ne voulût confier à ses soins même un soliveau ; celui-là jouant le rôle d’esclave, bien qu’il soit de condition libre ; cet autre représentant un docteur, quoiqu’il ne sache pas même lire ; de sorte que chacun d’eux se présente sous une apparence empruntée et qui n’a aucun rapport avec sa situation véritable : car ; celui qui a l’air d’un médecin n’est pas médecin ; celui qui a l’air d’un philosophe n’a d’un philosophe que la chevelure qui pend le long de son masque, et celui qui fait un guerrier, n’a de militaire que son habit. Cependant cette imposture du masque ne trompe pas la nature, et ne change point la vérité. Tant que les spectateurs restent joyeusement assis sur les gradins, les masques restent sur les visages ; mais quand, à la venue du soir, le spectacle cesse, et que la foule se retire, les masques sont ôtés. Alors celui que vous preniez pour un roi sur la scène, n’est plus dans la rue qu’un batteur de cuivre. Une fois les masques déposés, le mensonge s’éloigne, la vérité apparaît ; celui qui sur le théâtre avait l’apparence d’un homme libre, redevient esclave à la porte. Je l’ai dit, le mensonge est dans l’intérieur, la vérité dehors. À la pointe du jour le prestige s’évanouit, la vérité se montre. Il en est de même de la vie et de sa fin. Les évènemens présens sont l’action de la pièce ; les acteurs sont la richesse et la pauvreté, le prince et le sujet. Mais lorsque la journée est finie, lorsque la nuit redoutable est arrivée ou plutôt le jour (car la nuit est pour les pécheurs et le jour pour les justes), lorsque la représentation est achevée, alors les masques sont ôtés, et chacun est appelé à rendre compte de ses œuvres[29]. »
Dans un autre endroit qui n’est que la répétition presque littérale de ce passage, saint Chrysostôme avait dit : « Cet acteur que vous avez pris sur la scène pour un roi ou pour un général d’armée, n’est souvent que le valet d’un de ces gens qui envoient vendre des figues et du raisin sur le marché[30]. »
Je crois qu’on aurait tort de conclure de ces deux passages que l’art tragique et comique eût tellement dégénéré au ive siècle que l’emploi des premiers rôles fût confié aux plus vils artisans. Il devait y avoir, alors comme aujourd’hui, incompatibilité entre les études si longues, si laborieuses de l’acteur tragique et comique et l’exercice d’un métier mécanique quel qu’il fût. Comment donc expliquer les paroles de l’orateur ? Très aisément. Saint Chrysostôme n’a probablement entendu parler que des comparses ou figurans, que l’on prenait, comme nous prenons les nôtres, parmi les artisans et les gens du peuple. Ces deux passages ainsi expliqués prouvent que l’on jouait encore au ive siècle des pièces de l’ancien répertoire, ou du moins des pièces composées dans l’ancien système. En effet, ce qui dans ces deux passages a trompé quelques modernes, c’est qu’ils ont cru que ces batteurs de cuivre et ces vendeurs de légumes, chargés des personnages de rois, remplissaient les premiers rôles, tandis qu’au contraire dans le système de l’ancienne tragédie républicaine, presque toujours les rôles de rois ou de tyrans ne sont que des rôles de troisième ordre, abandonnés aux acteurs les plus subalternes[31], et que Démosthène reprochait si malignement à Eschine d’avoir remplis.
Il me semble que j’ai prouvé surabondamment l’existence, rare, à la vérité, mais certaine, des représentations tragiques au ive siècle. Quant à l’existence de la comédie à la même époque, il m’est encore, plus facile d’en apporter les preuves.
Et d’abord, la plupart des autorités que je viens d’alléguer pour démontrer l’existence de la tragédie, déposent en même temps de l’existence de la comédie, de la comédie écrite, solennelle, exhaussée sur le brodequin et récitée sous le masque. Je dois seulement ajouter à ces autorités une observation remarquable de Donat, qui commentait Térence au ive siècle. Cet écrivain nous avertit que, de son temps, les rôles de femmes, joués autrefois par des acteurs masqués, étaient remplis par des femmes[32]. Cela dénote une modification importante dans la mise en scène ; et de plus prouve que l’on jouait encore, à cette époque, les comédies de Térence ou, tout au moins, des comédies composées dans le même système.
Au reste, nous avons pour prouver l’existence de la haute comédie, de la comédie écrite et littéraire au ive siècle, quelque chose de plus concluant que des inductions ; nous possédons des monumens. Je puis vous présenter deux comédies entières du ive siècle, deux comédies dont une au moins, de beaucoup la plus longue et la plus belle, a été incontestablement représentée. Ces deux monumens sont : 1o le Jeu des sept sages, Ludus septem sapientium, petite comédie composée par Ausone dans le genre de celles que nous appelons à tiroir ; 2o une grande et belle comédie intitulée Querolus.
Je ne dirai rien ici de la première ; j’ai donné et je répéterai ailleurs les motifs qui me font croire qu’elle a été représentée sur un théâtre public, bien qu’elle ne consiste qu’en une suite de monologues sans action, sans nœud, sans dénouement, peut-être destinés à être récités l’un après l’autre par un seul acteur. Je passe à l’examen du Querolus. J’ai hâte de vous faire assister à la représentation d’une grande et vraie comédie du ive siècle.
J’ajourne, par ce motif, toutes observations préliminaires sur cet ouvrage ; j’exposerai en détail dans un autre lieu les singulières méprises de l’érudition qui a d’abord attribué cette comédie à Plaute, puis à Guildas, moine du ive siècle, puis à Vital de Blois, écrivain du xiie siècle. J’ajourne également toute discussion sur la date, fixée d’ailleurs d’une manière précise, aux premières années du ive siècle, par un passage même de la pièce. Seulement, avant de vous faire asseoir avec moi sur les gradins du théâtre, nous allons lire ensemble l’épître dédicatoire qui la précède. Il était alors d’usage, comme aujourd’hui, de publier, après la représentation, les ouvrages dramatiques sous forme de livre, avec préface et dédicace. Celle-ci est adressée à Rutilius, qui n’est pas, comme l’ont cru Schœll et d’autres critiques, Claudius Rutilius Numatianus, préfet de Rome sous Théodose ii.
« Rutilius, toi que je dois sans cesse combler des plus respectueux éloges ; toi qui me procures cet honorable repos que je consacre aux jeux de l’esprit ; toi qui m’honores entre tous tes parens et tes commensaux ; ces témoignages de ton estime et cette intimité sont pour moi, je l’avoue, un double bonheur. C’est une véritable dignité. Comment te témoigner ma reconnaissance pour de tels bienfaits ? L’argent, ce mobile de toutes les actions, cet objet de toutes les sollicitudes, n’abonde pas chez moi et n’est que d’un faible prix à tes yeux. J’ai composé dans de pénibles veilles ce petit ouvrage, dont j’ai retiré de l’honneur et du profit[33]. C’est lui qui acquittera la dette de ma reconnaissance. J’ai, pour donner plus de grace et de prix à mon travail, tiré mon sujet de tes conversations philosophiques. Te rappelles-tu combien tu as ri souvent de ceux qui déplorent sans cesse leur destinée ? selon l’usage de l’Académie, tu les réfutais et examinais, autant que possible, la question sous ses deux faces. Mais qui a raison ? de quel côté est la vérité ? celui-là seul qui sait tout, le sait[34].
« J’ai écrit cet ouvrage pour le théâtre et pour les festins[35]. Voici le sujet : l’avare Euclion fut le père de notre Querolus. Cet Euclion cacha un jour de l’or au fond d’une urne. Au dedans, il répandit des parfums ; au dehors, il fit graver une inscription comme si cette urne eût contenu les cendres de son père. Avant de s’embarquer pour les pays étrangers, il enterra ce dépôt dans sa maison et ne s’ouvrit de cette affaire à personne. Se sentant près de mourir dans une contrée éloignée, il institua un parasite de sa connaissance co-héritier de son fils, lui prescrivant, par une clause formelle de son testament, de montrer fidèlement à Querolus le lieu où était caché le trésor. Il se contenta d’ailleurs de lui indiquer la place où il l’avait déposé. Le rusé parasite s’embarque, vient trouver Querolus et manque à sa parole. Il se donne pour mathématicien, pour magicien, et fait tous les mensonges dont un voleur est capable. Tous les secrets de Querolus ; toutes les affaires domestiques qu’il avait apprises d’Euclion, il lui en parle comme s’il les avait devinées par son art. Querolus donne sa confiance à ce fourbe et le prie de l’aider de ses conseils. Le parasite magicien purifie la maison, c’est-à-dire qu’il la vide ; mais lorsqu’il examine sa capture, il devient dupe de l’ancienne ruse d’Euclion. Trompé par l’apparence, il pense n’avoir entre les mains qu’une urne funéraire et se croit joué. Alors pour se venger, il se glisse furtivement le long de la maison de Querolus et y lance l’urne par une fenêtre. Le vase se brise et au lieu de cendres laisse échapper l’or qu’il contient. Ainsi, le parasite perdit le trésor pour l’avoir voulu cacher contre toute bonne foi et toute probité, et il le rendit après l’avoir cru trop tôt perdu. Instruit de l’évènement, le parasite revole en toute hâte chez Querolus et réclame sa part du legs. Mais, comme après avoir avoué l’enlèvement de l’urne, il ne dit pas l’avoir rapportée, il est d’abord accusé de vol ; puis, quand il dit l’avoir jetée dans la maison, il est accusé de la violation d’un tombeau. Voici le dénouement de la pièce : D’un côté le maître, de l’autre, le parasite reçoivent chacun du sort le prix auquel ils avaient droit. Je te dédie donc, ô Rutilius ! ce livre qui s’honorera de porter ton nom ; vis exempt de tous maux, et que mes vœux et les tiens soient exaucés ! »
À présent que nous avons lu le programme, prêtons l’oreille et regardons : Les musiciens jouent l’ouverture, scabilla concrepant, aulœum tollitur[36] ; la toile se baisse, la pièce va commencer.
L’acteur chargé de réciter le prologue entre en scène et s’avance jusqu’au bord du pulpitum :
« Spectateurs, je viens dans une prose cadencée réclamer de vous attention et repos. Nous allons de nos bouches barbares vous raconter des fictions grecques et ressusciter de nos jours l’ancienne comédie latine. Nous espérons, et nous vous le demandons d’une voix soumise, nous espérons que vous nous saurez quelque gré des peines que nous prenons pour vous. Nous allons jouer aujourd’hui l’Aululaire. Ce n’est pas l’ancienne pièce de ce nom, mais une pièce nouvelle, dans laquelle nous avons marché sur les traces de Plaute. »
Il était impossible de mieux dire pour éviter toute méprise, et cependant la méprise a eu lieu. Au xiie siècle, Jean de Salisbury et Vital de Blois, qui ne connaissaient pas encore, l’Aulularia de Plaute, ont pris le Querolus pour cette ancienne pièce[37].
Le prologue, après avoir annoncé, selon l’usage, les acteurs qui vont paraître, finit sa harangue par ces mots :
« Que nul ne prenne pour soi ce que nous adressons au public, et ne se fasse une part personnelle dans des plaisanteries qui n’ont rien que de général. Que nul ne dise qu’il se reconnaît à tel ou tel trait, car tout est fiction dans notre pièce (nos mentimur omnia). C’est à vous de décider si le titre de cette pièce doit être l’Aululaire ou Querolus. Vous en jugerez. Nous n’oserions nous présenter devant vous ainsi appuyés sur un mètre boiteux (claudo pede), si nous ne suivions en cela les guides les plus habiles et les plus illustres. »
Au prologue succède un nouvel acteur. Celui-ci porte un habit blanc d’une forme bizarre. Nous n’avons pourtant nulle peine à le reconnaître : le prologue nous a prévenus que nous allions voir d’abord le dieu Lare. Ce personnage était ici nécessaire pour lier le Querolus à l’Aululaire de Plaute. Le dieu Lare jouera d’ailleurs dans notre pièce un rôle bien autrement important que dans l’ancienne.
Mais écoutons ; le dieu prend la parole :
« Je suis le protecteur et l’hôte de ce logis dont la garde m’est confiée : je règne dans cette maison d’où vous venez de me voir sortir. Je tempère les décrets du Destin. S’il y a lieu à quelque bonheur, je l’appelle ; s’il arrive un malheur, je l’adoucis. »
N’admirez-vous pas combien le dieu Lare ressemble aux bonnes fées et aux bons génies qui ont joué plus tard un si grand rôle dans les fictions féodales et chevaleresques ?
« Le sort de Querolus m’est confié ; cet homme n’est ni bon ni méchant. Il a eu jusqu’ici assez de fortune pour suffire à ses besoins, ce qui est un premier bonheur. Il deviendra bientôt fort riche. Il l’a mérité ; car si vous croyez que nous ne devons pas favoriser chacun selon son mérite, vous vous trompez. »
Suit une exposition qui était nécessaire aux spectateurs, mais par-dessus laquelle nous pouvons sauter, nous qui avons lu celle que contient la dédicace. Le Dieu continue :
« Ce Querolus, comme vous le savez, se rend à charge à tout le monde et même à Dieu, si je l’ose dire. Cet homme est ridiculement colère ; il fait d’autant plus rire qu’il se lamente davantage[38]. Je prends plaisir à discuter avec lui afin de confondre en sa personne la vanité humaine. Vous allez donc entendre un homme aux prises avec la Destinée. Vous jugerez entre nous deux.
« Je me déclarerai son Génie, mais avec toute la prudence possible, de peur qu’il ne me maltraite ; car il me maudit nuit et jour. Le voici, je l’entends ; il injurie le sort et la fortune ; il vient à moi, parce qu’il a reçu la nouvelle de la mort de son père décédé en pays étranger. Oh ! comme il se plaint des malheurs attachés à l’humanité !… J’aperçois un trident ; par Hercule ! ce secours n’est pas à dédaigner…
Ô Fortune ! Fortune ! Ô Destinée impie et scélérate ! Si quelqu’un te montrait à moi, je te ferais une destinée que tu ne pourrais vaincre.
Je compte sur mon trident ; mais pourquoi tarderais-je à l’aborder ? Salut, Querolus !
Encore un sujet d’ennui ! « Salut, Querolus ! » Jeter à droite et à gauche cet inutile salut ! Cela m’ennuierait même quand cela serait bon à quelque chose.
Voilà un vrai misanthrope : il n’a sous les yeux qu’une personne ; il croit voir une foule.
Dites-moi, l’ami, que me voulez-vous ? Vous dois-je quelque chose ? Me prenez-vous pour un voleur ?
Vous êtes trop irascible, Querolus.
Parce que je dédaigne sa politesse, voilà qu’il me dit des injures !
Reste un moment.
Je n’ai pas le temps.
Il le faut, reste.
Cela devient de la violence. Hé bien ! que veux-tu ? Parle…
Faible avorton humain ! Je suis celui que tu cherches et que tu accuses !… N’accusais-tu pas ton Destin aujourd’hui ?
Je l’accuse encore et je le maudis.
Hé bien ! arrive ici ; c’est moi qui suis ton Destin.
Toi. !
Écoute, Querolus ; je suis touché de tes plaintes, quoiqu’elles soient mal fondées. Viens, je te rendrai compte de tout ; c’est une faveur que je n’ai encore faite à personne.
Est-ce qu’il t’a été donné de connaître les raisons des choses et de les expliquer ?
Je les connais et je les explique. Dis-moi tout ce dont tu as à te plaindre.
La journée n’y suffirait pas.
Expose-moi seulement quelques-uns de tes griefs… »
Nous allons voir se produire dès cette première scène un des caractères qui distinguent cette pièce, une tendance marquée aux discussions philosophiques les plus ardues et aux controverses presque théologiques. Cette manie d’argumentations sophistiques est le cachet du ive siècle. D’ailleurs, ce débat de l’homme contre sa destinée ne manque ni de portée ni de grandeur. C’est une belle justification de la Providence. D’abord le Dieu cherche à prouver à ce pessimiste qu’il a tort de se plaindre et qu’il ne mérite pas d’être plus heureux. Il l’amène à faire une sorte d’examen de conscience qui ressemble fort à une confession chrétienne. Ensuite, il travaille à lui prouver qu’il est très heureux. N’ayant pu le convaincre, il lui promet d’exaucer tous ses désirs. Puis il lui montre successivement la folie de tous les vœux qu’il forme. Cette dernière partie de la scène est une satire fort piquante des diverses conditions sociales à cette époque. C’est dans cet endroit que se trouve le passage qui fixe avec certitude la date exacte de la pièce. Parmi les vœux extravagans qu’exprime Querolus, se trouve celui-ci :
« Si tu as quelque pouvoir, ô dieu Lare ! fais que je sois simple particulier et puissant.
Quel genre de pouvoir veux-tu que je te donne ?
Le pouvoir de dépouiller ceux qui ne me doivent rien, de frapper les étrangers et de ruiner mes voisins.
Ah ! ah ! mais c’est le brigandage que tu veux, et non le pouvoir ! Je ne sais pas, en vérité, comment te donner cela. Cependant j’ai trouvé le moyen de te satisfaire. Va sur les bords de la Loire.
Eh bien ?
Là on vit hors du droit des gens ; là point de fictions sociales ; là on prononce sous un chêne les sentences capitales et on les écrit sur des os ; là les paysans sont orateurs ; les simples particuliers sont juges ; là tout est permis ; si tu es riche, on t’appellera patus, car c’est ainsi qu’on parle aujourd’hui dans notre Grèce ! Ô forêts ! ô solitude ! qui donc a dit que vous êtes libres ? Je passe sous silence des choses encore bien plus importantes. Ce que je t’ai dit suffit.
Je ne suis pas riche, et je ne veux point des jugemens sous les chênes ; je ne veux point de cette justice des forêts. »
Cette république anarchique des bords de la Loire était composée de paysans révoltés, que les historiens ont appelés Bagaudes, Bagaudœ[39]. Cette Jaquerie anticipée donna lieu à une guerre, qu’on nomma bellum bagaudicum, et qui fut de peu de durée ; seulement quelques soulèvemens partiels eurent lieu encore jusqu’à la fin du règne de Constantin. Ce passage, comme on voit, donne, à quelques années près, la date exacte de notre pièce.
Enfin, le dieu Lare, avant de quitter Querolus, lui prédit un bonheur qui doit se réaliser dans la journée même. Avant la fin du jour, il sera devenu possesseur d’un trésor ; mais, à la manière des oracles, le dieu enveloppe sa prédiction de paroles énigmatiques : « Va, lui dit-il, et fais tout ce qui sera contraire à tes intérêts ; donne ta confiance à un perfide ; favorise la fraude d’un homme qui cherchera à te tromper. Surtout si des voleurs viennent chez toi, reçois-les bien… Que tu le veuilles ou non, la bonne Fortune entrera aujourd’hui dans ton logis.
Et si je lui ferme ma porte ?
Elle entrera par les fenêtres.
Et si je les ferme ?
Insensé ! tes fenêtres s’ouvriront, la terre elle-même s’ouvrira, avant que tu repousses ou que tu éloignes ce qui est immuable. »
Ce trait magnifique n’a-t-il pas toute la majesté et toute la grandeur des idées chrétiennes ?
Après ces paroles, le Génie rentre dans la maison et laisse Querolus stupéfait de ce qu’il vient de voir et d’entendre. Notre homme se persuade d’abord qu’il y a de la magie dans cette apparition ; puis il craint que ce prétendu dieu ne soit un voleur, et il rentre dans son logis pour l’en chasser s’il le rencontre : cette double sortie détermine la fin de l’acte.
L’acte suivant introduit trois nouveaux personnages : Mandrogerus, fripon parasite, et ses deux associés Sardanapalus et Sycophanta. Mandrogerus se vante d’avoir plus de génie que les autres chasseurs : il va, lui, hardiment à la chasse des hommes ; et de quels hommes ? des riches, des puissans, des lettrés ! Il raconte à ses chers néophytes comment il a traversé les mers pour venir enlever un trésor. Cependant ses deux compagnons ont fait des rêves de mauvais augure : l’un a vu de l’or, des fouets, des chaînes et des cachots ; l’autre a rêvé de funérailles. Mandrogerus les rassure ; il reconnaît la maison ; il croit sentir d’odeur de l’or ; il remarque, en homme expert, que les fenêtres sont basses, les barreaux faibles et très espacés. Ce soin de décrire les lieux, et d’indiquer à l’avance comment le dénouement sera possible, dénote dans l’auteur un art très exercé et la connaissance de toutes les finesses des préparations dramatiques.
Mandrogerus laisse ses deux affidés en sentinelle, et va faire une reconnaissance autour de la maison.
Cependant Querolus sort de chez lui ; il n’a pas trouvé celui qui était entré dans sa demeure ; il voit bien que ce n’était pas un homme. Sycophanta et Sardanapalus reconnaissent dans Querolus celui qu’il faut tromper. Pour lui donner envie de faire connaissance avec Mandrogerus, les deux fourbes se mettent à vanter entre eux leur patron ; ils parlent de lui comme du plus grand astrologue, du plus prodigieux mathématicien, du plus habile magicien du monde entier. Querolus les aborde ; il les a entendus parler d’un grand astrologue ; il a justement besoin d’un pareil homme pour lui expliquer les paroles du dieu Lare. Celui-ci lui avait conseillé, comme on sait, de se laisser voler, d’appeler même le voleur, et il lui avait promis que de ce vol résulterait sa richesse. La manière dont les deux amis du prétendu magicien excitent la curiosité et la passion de Querolus ne manque pas d’adresse. Ils se font prier, implorer, conjurer de le conduire près de Mandrogerus ; mais, tandis qu’ils enflamment ainsi ses désirs par leurs refus, Mandrogerus arrive. La scène fort longue qui s’engage alors entre Querolus et lui est une satire et une parodie fort piquante du langage et des cérémonies bizarres, employés au ive siècle, par la foule alors nombreuse des astrologues et des magiciens. L’entêtement de l’astrologie en était venu à un tel point, que les empereurs Valentinien et Valens furent obligés de porter des lois contre la magie[40]. Le 35e canon du concile de Laodicée, tenu en 320, défendit aux clercs de s’adonner à la magie, aux mathématiques et à l’astrologie. Vers cette époque, Julius Firmicus Maternus écrivait un poème sur le pouvoir des étoiles. Cette scène, qui fait justice d’une des folies régnantes au ive siècle, devait être alors infiniment plus amusante qu’aujourd’hui. Cependant Mandrogerus, après avoir persuadé aisément Querolus de sa science, grace à son bavardage amphigourique, consent à chercher un remède aux maux dont celui-ci se plaint. Il pratiquera dans la maison de certaines purifications pour en faire sortir le malheur. À cet effet, il y entrera seul pour être plus libre. Querolus acquiesce à tout, puis il prend quelque ombrage. Il charge son esclave Pantomalus d’aller prier son ami et son voisin Arbiter, de venir l’aider de ses conseils. Le charlatan, qui craint d’avoir effarouché sa dupe, n’insiste plus pour qu’il s’éloigne. Seulement il lui demande de lui donner un coffre vide pour transporter le Malheur hors du logis. Querolus lui promet un coffre ; il lui remet ses clefs, et ils entrent ensemble dans la maison.
Le troisième acte s’ouvre par le morceau le plus remarquable de la pièce, par celui qui jette le jour le plus éclatant et le plus singulier sur l’histoire des mœurs de cette époque. C’est un long monologue que prononce l’esclave Pantomalus. Je le traduis en entier malgré son extrême étendue. Ce morceau me paraît un des monumens les plus précieux du théâtre romain ; c’est la dernière grande peinture de mœurs que nous ait léguée la comédie ancienne :
« Il est reconnu que tous les maîtres sont des scélérats, cela est très manifeste ; mais j’ai éprouvé qu’il n’y en a pas de plus méchant que le mien. Ce n’est pas qu’on ait rien à redouter de cet homme ; mais il est d’une humeur trop désagréable et trop aigre. A-t-on volé quelque bagatelle au logis, il se répand en imprécations, comme si c’était là un grand crime ! Voit-il détruire quelque chose, aussitôt il se récrie et nous maudit de la belle manière ! Si l’un de nous jette au feu un siége, une table, un lit, il se plaint de notre précipitation ; c’est le mot d’usage. S’il pleut par les toits, si les portes sont mal closes, il appelle tout le monde ; il veut voir tout lui-même. Par hercule ! cet homme est insupportable. Il écrit de sa main toute la dépense. Ce qu’on n’a pas dépensé, il veut qu’on le lui rende. En voyage, combien n’est-il pas disgracieux et intraitable ! Quand nous devons nous lever avant le jour, nous buvons d’abord et nous dormons ensuite ; c’est la cause d’une première querelle. Ensuite, entre le réveil et la libation du soir, il survient nécessairement beaucoup d’autres occasions de plaintes : la foule effrayée, les réquisitions de bêtes de somme, la fuite des conducteurs, les mules dépareillées, les harnais mis à l’envers, un muletier qui ne sait pas se conduire lui-même ; ce sont là pour lui en voyage des sujets d’inculpations perpétuelles. Avec tout autre il suffit d’avoir un peu de patience : le temps calme tout ; Querolus, au contraire, trouve un germe de querelle dans une querelle ! Il fait naître les reproches les uns des autres. Il ne veut pas qu’on se serve d’un chariot qui ne vaut rien, ni d’un animal trop faible : Pourquoi ne m’en as-tu pas prévenu ? s’écrie-t-il ; comme s’il n’avait pas pu le voir lui-même ! Oh ! que les maîtres sont injustes ! S’il s’aperçoit par hasard d’une faute, il dissimule et se tait. Il ne vous accuse que lorsqu’il n’y a plus moyen de s’excuser et qu’on ne peut lui répondre : C’est ce que j’allais faire ; j’allais vous le dire. Toutes les fois qu’il nous envoie en route d’un côté ou d’un autre, il veut qu’on revienne au jour marqué. Et, remarquez l’artifice de ce méchant homme ! Il nous accorde toujours un jour de plus qu’il ne faut, pour que nous soyons de retour à l’époque fixée. Ne cherche-t-il pas des sujets de colère ? Nous, en effet, quelques délais qu’on nous accorde, nous nous réservons le jour où nous devrions revenir. Aussi notre maître, qui ne veut pas qu’on le trompe ni qu’on dérange ses projets, s’il veut, nous avoir auprès de lui aux calendes, nous enjoint de revenir la veille. Mais voilà bien une autre chose ! Il exècre tout esclave qui s’enivre, et il reconnaît la chose sur-le-champ. Il voit du premier coup d’œil, à votre visage et à vos lèvres, la quantité et la qualité du vin que vous avez bu. Il ne veut absolument ni qu’on le trompe ni qu’on le circonvienne, selon l’usage. Est-il possible que personne le serve à son gré ou le satisfasse ? Il ne veut pas que l’eau chaude sente la fumée, ni que les coupes gardent la trace des vins parfumés ; et, jusqu’où ne pousse-t-il pas la recherche ? un vase bossué ou ébréché, une amphore sale ou manchote, un flacon cassé, plein de lie, ou couvert d’une couche épaisse de cire, ce sont là des choses qu’il ne peut voir de sang-froid et qui font bouillonner sa bile. Je ne comprends pas comment il pourrait se faire aimer avec un si mauvais caractère. Il s’aperçoit tout de suite quand le vin est falsifié ou affaibli par l’eau. Nous mêlons ordinairement un vin avec un autre ; peut-on appeler falsification alléger une bouteille de vin vieux et la remplir de vin nouveau ? Hé bien ! Querolus regarde cela comme un crime abominable ! Si peu qu’il y ait de fraude, il le soupçonne à l’instant. Il n’y a pas jusqu’aux monnaies d’argent qu’il croit qu’on lime et qu’on altère sans cesse, parce qu’on l’a fait une fois. La différence est pourtant bien petite. L’argent est toujours de la même couleur. Quant aux pièces d’or, il y a mille moyens de les altérer : nous les changeons et rechangeons ; c’est un usage qu’on ne peut changer. Il n’y a pas moyen de distinguer deux choses si semblables : qu’est-ce qui se ressemble autant qu’une pièce d’or et une pièce d’or ? Ici on prend garde à tout quand il est question d’or : on s’enquiert de l’âge, de la couleur, du titre, de la légende, de la patrie, du poids, jusqu’à un scrupule : on regarde de plus près à l’or qu’aux hommes. C’est que, quand il s’agit d’or, il s’agit de tout. »
Je ne puis m’empêcher d’interrompre un moment ce prodigieux monologue pour faire remarquer combien sont importans les détails de mœurs dont il abonde. Ces dernières railleries sur l’altération des monnaies sont surtout caractéristiques de cette époque. Chaque trait est une date. Mais continuons ; ce qui suit sur le régime des esclaves, institution déjà minée par la licence générale et à demi renversée par le christianisme, est encore plus curieux :
« Autrefois Querolus n’avait pas toutes ces pensées ; mais les méchans gâtent les bons. Cet Arbiter, chez qui je vais en ce moment, quelle ame scélérate ! Il diminue la nourriture de ses esclaves, et il leur demande plus d’ouvrage qu’ils n’en peuvent faire. Si la loi le permettait, il retournerait le boisseau pour en tirer un lucre honteux. Aussi quand le hasard ou la volonté rassemble Querolus et lui, ils se donnent des leçons mutuelles. Et cependant, par Hercule ! s’il faut tout dire, je préfère encore mon maître ; car enfin, quel qu’il soit, il ne nous refuse pas le nécessaire. Seulement, il frappe trop fort et il crie toujours. Que Dieu les confonde tous deux dans sa colère !
« Et cependant nous ne sommes pas si malheureux ni si sots que quelques-uns le pensent. On nous accuse de trop dormir, parce que nous dormons le jour ; mais si nous dormons le jour, c’est que nous veillons la nuit. Le serviteur qui se repose dans la journée veille tout le reste du temps. Je ne crois pas que la nature ait rien fait de mieux au monde que la nuit. La nuit est pour nous le jour. C’est alors que nous faisons tout ce qui nous plaît. La nuit nous allons au bain, quoique ce soit l’usage d’y aller le jour. Nous nous baignons avec les jeunes servantes de nos maîtresses. N’est-ce pas là une vie libre ? Tout est alors aussi bien éclairé, aussi resplendissant qu’il convient pour ne nous pas trahir. Je presse une belle que son maître voit à peine habillée. Je parcours son flanc, je mesure le volume et les anneaux de ses cheveux déroulés ; je m’assieds près d’elle ; je l’embrasse et je suis embrassé ; je la presse et je suis pressé. Quel maître a ce bonheur ? Ce qui met le comble à notre félicité, c’est qu’entre nous il n’y a point de jalousie. Chacun de nous vole ; mais personne n’en souffre, parce que tout est commun. Nous enfermons nos maîtres et nous les excluons de nos assemblées ; il n’y a d’union qu’entre les esclaves des deux sexes. Malheur à ceux dont les maîtres veillent tard ! tout ce qu’on retranche à la nuit, on le retranche à la vie de l’esclave. Combien d’hommes libres voudraient pouvoir être maîtres pendant le jour et esclaves pendant la nuit ! Tu n’as pas le temps, Querolus, de vouloir partager ces plaisirs ; toi, tu comptes ton revenu. Pour nous, toutes les nuits sont des noces, des anniversaires, des jours de jeux, de fêtes, de danses avec de belles esclaves ! C’est pour cela que quelques-uns d’entre nous ne veulent pas être affranchis ; car quel homme libre pourrait suffire à tant de dépenses et jouir d’une pareille impunité ? »
Non, il n’y a rien dans aucun auteur de la même époque qui nous fasse mieux connaître les mœurs de la famille au ive siècle ; rien qui peigne plus à nu cette demi-révolte, ce demi-affranchissement des esclaves que le christianisme était à la veille de transformer en serfs ; rien qui nous montre, avec plus de verve et de poésie, cette frénésie de plaisirs et de danses, qui transportait l’esclave ancien comme elle transporte aujourd’hui les noirs dans nos colonies. Là aussi les esclaves des deux sexes, épuisés des travaux du jour, dansent toute la nuit au bruit de bâtons qu’ils frappent en mesure. Non, je ne connais rien de plus curieux que ces cinq ou six pages perdues dans cette pièce si étrangement dédaignée jusqu’ici. En vérité, ce monologue n’est pas moins caractéristique des mœurs du ive siècle que celui de Figaro des mœurs du xviiie.
La fin de ce morceau est un peu moins belle. La voici pourtant :
« Mais je suis resté ici trop long-temps. Je crois que mon maître a crié, selon la coutume. Je devais faire ce qu’il m’a dit, aller chez ses amis ; mais qu’y faire ? il faut le laisser gronder. Ils sont nos maîtres ; ils peuvent dire tout ce qu’ils veulent, et aussi long-temps qu’il leur plaît. C’est à nous de le souffrir. Les justes dieux ne m’accorderont-ils jamais ce que je leur demande ? Tout maître dur et revêche devrait être exclu des fonctions municipales, du barreau et des offices du Palais ? Pourquoi cela ? parce qu’après la prospérité, l’abaissement est plus humiliant. Que ne souhaité-je plutôt qu’il fasse toujours ce qu’il fait ? Couvert de sa toge, qu’il continue de quêter des suffrages, de dîner chez les juges, d’épier l’heure où s’ouvrent les portes des grands ; qu’il soit l’esclave des esclaves ; que, comme un charlatan qui guette des dupes, il erre de places en places, cherchant partout et épiant les heures et le temps, le matin, à midi, le soir ; qu’il salue sans pudeur ceux qui le dédaignent ; qu’il aille au-devant des gens qui l’évitent : que, dans l’été, il soit brûlé dans une chaussure étroite et neuve ! »
Pantomalus s’éloigne après ces imprécations. Nous, reprenons le fil de la pièce :
Querolus et le faux magicien sortent de la maison. Le premier porte l’urne, où le trésor est renfermé : il croit fermement aider Mandrogerus à mettre la mauvaise Fortune hors de chez lui ; il s’étonne un peu de l’extrême pesanteur du coffre ; mais le charlatan lui ferme la bouche, en lui demandant s’il connaît rien de plus lourd que la mauvaise Fortune ; puis, avant de le quitter, il lui conseille de garder la maison pendant trois jours ; de barricader ses portes, de repousser voisins, parens, amis, tout le monde enfin, comme des profanes ; pendant trois jours, la mauvaise Fortune s’efforcera de rentrer dans sa demeure ; ce terme passé, il peut être sûr de ne jamais revoir chez lui ce qu’il en fait sortir en ce moment. En effet, le fourbe espère bien, pendant ces trois jours, avoir mis sa capture en sûreté. Querolus bien enfermé dans son logis, les trois larrons s’éloignent pour examiner et partager leur proie.
Ces trois premiers actes nous ont montré surtout des caractères bien tracés et d’admirables peintures de mœurs ; les deux derniers se recommandent plutôt par la vivacité du dialogue et le comique des situations. C’est une scène plaisante que celle du désespoir des trois fourbes, désolés d’avoir volé une urne funéraire au lieu d’un trésor. L’inscription funèbre et surtout l’odeur des parfums les trompent. Quand ils ont bien gémi, ils tiennent conseil, et décident qu’ils n’ont rien de mieux à faire que de se venger de la perfidie du mort, en se moquant de la crédulité du vivant. Sardanapalus frappe à la porte et crie en grossissant sa voix, qu’on lui ouvre ; mais la porte est verrouillée : « ouvre, Querolus, ouvre, je suis ta Fortune ! Le devin t’a prédit mon retour, me voici. » Pendant que Querolus et ses valets accourent à la porte pour la barricader de plus en plus, Mandrogerus, aidé de Sycophanta, lance dans l’intérieur l’urne, par la fenêtre basse, qui a été décrite au premier acte ; puis ils se sauvent. Sardanapalus, resté seul, s’approche de la fenêtre pour jouir de la surprise et de l’effroi de Querolus et de ses gens. Mais qu’entend-il ? des exclamations et le son de l’or que l’on ramasse ; il voit que ce sont eux qui ont été dupes ; il court rejoindre ses compagnons pour n’être pas seul à déplorer ce malheur. Alors reparaît le dieu Lare qui vient faire comme l’épilogue de cette première partie de la pièce, et le prologue de celle qui va suivre. Le dieu, qui s’est fait l’avocat de la Providence, triomphe et finit son monologue par ces paroles qu’on croirait écrites sous la dictée d’un chrétien : « Que les hommes sachent donc maintenant qu’il est indifférent de perdre ou d’acquérir, si celui qui peut tout n’intervient pas. » Puis il annonce le plaisant embarras où va se trouver le fourbe, embarras qui remplira tout le cinquième acte.
En effet, Mandrogerus revient près de Querolus, muni du testament d’Euclion. Armé de ce titre, il redemande la moitié du trésor. Mais le testament ne le nomme cohéritier qu’à la condition de découvrir fidèlement le trésor à Querolus. Celui-ci somme donc Mandrogerus, en présence d’Arbiter, de lui remettre le trésor.
C’est à toi plutôt d’apporter cet or… j’ai agi de bonne foi, je ne te demande qu’une partie de la somme, et j’aurais pu garder le tout !
Le trésor a donc été entre tes mains ?
Certainement.
Tu ne sortiras pas d’ici que tu ne m’aies rendu ce que tu avoues avoir été en ton pouvoir.
Pressé de questions, Mandrogerus, pour se disculper du vol, est forcé de raconter comment, après avoir emporté l’urne, il l’a jetée dans la maison. Querolus fait apporter les débris du vase : « Les reconnais-tu ?
Oui, certes.
Tu les reconnais ! lis donc cette inscription.
Je l’ai déjà lue ; mais je vais la relire : Ci-gît Trierinus, fils de Tricipilinus.
Tu le vois, scélérat ! tu as lésé les intérêts des vivans, et tu as mis la main sur les cendres des morts ! Non content d’avoir enlevé l’urne funéraire et les cendres de mon aïeul, tu as lancé par une fenêtre ces vénérables restes ! que réponds-tu à cela ? tu as violé un tombeau, scélérat ! non-seulement tu as pillé ma maison, tu l’as encore souillée d’un sacrilége ! »
Pour bien comprendre tout ce qu’il y a de vraiment comique dans la situation de Mandrogerus, placé entre cette double accusation de vol ou de sacrilége, il faut savoir que la destruction des tombeaux était, au ive siècle, un délit devenu si commun, que les lois les plus sévères furent alors portées pour le réprimer. On trouve même, dans les poésies de saint Grégoire de Nazianze, seize pièces en vers iambiques, contenant des imprécations contre les violateurs des sépultures. Les angoisses et l’embarras du fourbe Mandrogerus tombé dans son propre piége et qui s’estime heureux de se retirer les mains vides, terminent cette comédie, à laquelle, pour être complète, il ne manque que les dernières lignes, qui ne se trouvent ni dans le manuscrit du Vatican, ni dans celui de la Bibliothèque royale de Paris. Cet ouvrage, comme vous le voyez, est à la fois une comédie de caractère, de mœurs et d’intrigue, étincelante d’esprit, de verve et de poésie.
Je pense que sur cet échantillon on peut se former une idée assez juste de ce que furent le théâtre et particulièrement la comédie au ive siècle.
- ↑ On peut voir dans Martial d’horribles exemples du goût des Romains pour les spectacles réels. Lisez aussi dans Tertullien comment on forçait des condamnés à paraître sur le théâtre avec une tunique brûlante pour représenter au naturel la mort d’Hercule.
- ↑ Dans un cours sur les Origines du théâtre moderne professé à la faculté des lettres de Paris, en 1834 et 1835. Ce cours sera publié chez M. Hippolyte Prévost ; 3 volumes in-8o.
- ↑ Liv. ii.
- ↑ La teneur de ce décret est remarquable : « Quoique toute superstition doive être abolie, néanmoins nous voulons que les temples situés hors des murs subsistent, et ne soient ni abattus ni dégradés ; car puisque plusieurs de ces temples sont la source d’où les jeux du théâtre et du cirque tirent leur origine, il ne convient pas de détruire ces lieux d’où vient la solennité des divertissemens dont jouit de tous temps le peuple romain. Donné le 1er jour de novembre sous le 4e consulat de l’empereur Constantius, et sous le 3e de l’empereur Constans. » Cod. Theodos., lib. iii, tit. x, de Paganis.
- ↑ Cod. Theodos., lib. i, tit. vii, lix. 2 ; et ibid., lib. xv, tit. v, lix. 2.
- ↑ Voyez dans Baillet, tom. ier, p. 32 et suivantes, et dans Baronius à l’année 399, l’Histoire de saint Alamaque, ou plutôt Télémaque, martyr et saint allégorique dont le nom signifie la fin du combat.
- ↑ « Nous permettons les arts scéniques pour ne pas engendrer par leur suppression une trop grande tristesse. Mais nous défendons ce honteux spectacle à qui une insolente licence a donné le nom de Majuma. Donné à Constantinople, le 2 octobre sous le consulat du très illustre Théodose l’an 399. » Rescript. lib. 2 de Mujumâ cod. Theodos. La suppression de ce reste impur de la fête de Flore n’empêche pas que nous ne trouvions encore beaucoup plus tard, sous Justinien, les nudités les plus incroyables sur le théâtre.
- ↑ Tertullien, lib. de spect. cap. xxx.
- ↑ Il nous reste d’Ausone des poésies chrétiennes et des poésies obscènes. Quant au fait de son épiscopat, il a été l’objet de controverses.
- ↑ Cod. Theodos., lib. xvi, tit. v, leg. 5 et 6.
- ↑ Zosime, hist., lib. iv, c. iii.
- ↑ Cod. Theodos., loc. cit.
- ↑ Carm. i, ad episcop. v. 615 seqq.
- ↑ Expl. psalm. 41.
- ↑ Hom. l. iii epis. ad Coloss. Les tables des riches étaient couvertes de vases d’or et d’argent ; elles étaient demi-circulaires (en forme de sigma C) : nous voyons dans les peintures des catacombes plusieurs tables de cette forme qui servaient aux agapes. Au reste, l’usage de ces tables en fer-à-cheval, comme nous les appelons à présent, s’était conservé au moyen-âge. Nous en trouvons un exemple dans la tapisserie de Bayeux.
- ↑ Misopogon.
- ↑ Âne d’or, liv. x.
- ↑ Homil. vii, in Matth.
- ↑ Hist. lib. xiv
- ↑ Homel. 38e sur le iie chap. de S. Matth.
- ↑ J. Pollux, Lucien, Philostrate.
- ↑ Jupit. tragi.
- ↑ Lettre à Zena et Serenus.
- ↑ In Eutropium, lib. ii.
- ↑ Contra Symmachum, liv. ii.
- ↑ Cet argument fut répété plus tard contre les souliers à la poulaine.
- ↑ Institut. div. l. vi, ch. xx.
- ↑ Consulatus Manlii Theodosi.
- ↑ In terrœ motum et Lazarum. Homel. vi.
- ↑ Homel. xviii, ad popul. Antioch.
- ↑ Actores tertiarum partium.
- ↑ Voici ses paroles : « Vide non minimas partes in hac comœdia Mysidi attribui, hoc est, personæ fæmineæ : sive hæc personatis viris agitur, ut apud veteres, sive per mulierem, ut nunc videmus. » (Andria, act. iv, sc. iii.)
- ↑ Ce passage prouve que cette pièce avait été jouée avant sa publication.
- ↑ Cette pensée n’est-elle pas toute chrétienne ?
- ↑ Nos fabellis atque mensis hunc librum scripsimus. Il eût été impossible de jouer une pièce aussi longue que le Querolus pendant un repas ; peut-être faisait-on choix de quelques scènes pour ces sortes de représentations convivales.
- ↑ Cicero pro Coelio.
- ↑ Cette méprise est d’autant plus étrange, qu’indépendamment de cette déclaration du prologue, rien dans le Querolus, ni les mœurs, ni le style, ne sont du siècle de Plaute : Cicéron, et Apicius y sont cités, et on y rencontre un vers entier de Martial.
- ↑ De ce caractère est venu le nom de la pièce : Querolus signifie un grondeur, un homme chagrin, ce que nous appellons aujourd’hui un pessimiste.
- ↑ Du Cange sous le mot Bagaudœ a réuni dans son glossaire tous les témoignages relatifs à ce point curieux de notre histoire.
- ↑ Une persécution violente, à laquelle le parti chrétien paraît n’avoir pas été étranger, éclata sous Valens contre les philosophes païens ; on confondit dans l’accusation la philosophie et la magie. Beaucoup d’hommes de lettres périrent, et un très grand nombre de bibliothèques furent saccagées et brûlées.