La Comédie des Tuileries

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La Comédie des Tuileries



Acteurs du troisième acte[modifier]

Aglante, gentilhomme français.

Arbaze, oncle d’Aglante.

Asphalte, confident d’Aglante.

Cléonice, suivante.

Orphise, voisine de Cléonice.

Florine, voisine d’Arbaze.

La scène est aux Tuileries.


===Acte III===

Scène première[modifier]

Arbaze

C’est doncques dans ces lieux qu’Aglante se promène :

Asphalte me l’a dit, je n’en suis plus en peine,

Mais j’ai mal pénétré le sens de ses discours,

Ou ce jeune insolent a fait d’autres amours.

Aglante, pris ailleurs, rejette Cléonice,

Le choix que j’en ai fait lui tient lieu de supplice.

Un autre objet le charme, il me craint, il me fuit,

Et se laisse emporter au feu qui le séduit ;

Mais j’en sais le remède ; une jeune voisine,

Admirable en adresse et belle autant que fine,

Que son père, en mourant, laissa dessous ma loi,

Dans ces beaux promenoirs se doit rendre après moi.

Ses yeux vont faire essai de leur plus douce force

À lui jeter du change une insensible amorce,

Solliciter ses vœux, et partager son cœur

Avecque les attraits de ce premier vainqueur.

Entre deux passions son âme balancée

Ne suivra plus ainsi son ardeur insensée ;

Et la raison alors, reprenant son p ouvoir,

Le rangera peut-être aux termes du devoir.

Rends inutile, Aglante, un si long artifice,

Ne me résiste point, viens voir ta Cléonice.

Tout est prêt chez sa mère, et l’on n’attend que toi,

Pour lui donner ta main et recevoir sa foi.

Songe avec quel amour, avec quelle tendresse,

De tes plus jeunes ans j’élevai la faiblesse.

Verrai-je tant de soins payés par un mépris,

Et ta rébellion en devenir le prix ?

Souffre que la raison soit enfin la plus forte ;

Tâche de mériter l’amour que je te porte.

Mais le voici qui vient : son visage étonné

M’est un signe bien clair d’un esprit mutiné,

Et je n’apprends que trop d’une telle surprise

Qu’une ardeur aveuglée engage sa franchise.

Scène II[modifier]

Arbaze, Aglante

Arbaze

Aglante, quel dessein vous fait ainsi cacher ?

Prenez-vous du plaisir à vous faire chercher ?

D’où venez-vous enfin ?

Aglante

De ce proche ermitage.

Arbaze

Et qui vous y menait ?

Aglante

Ce fatal mariage.

Prêt d’en subir le joug sur la foi de vos yeux,

J’ai voulu consulter ces truchements des Dieux.

J’ai voulu m’informer de l’apprêt nécessaire

À finir dignement une si grande affaire ;

Me résoudre avec eux de la difficulté

Qui me tient, malgré moi, l’esprit inquiété,

Et soulevant mes sens contre votre puissance,

Mêle un peu d’amertume à mon obéi ssance ;

Promettre à Cléonice un amour éternel

Sous la sainte rigueur d’un serment solennel,

Avant que de la voir, avant que de connaître

Si ses attraits auront de quoi le faire naître :

Certes, quoi qu’il m’en vienne et de biens et d’honneur,

C’est bien mettre au hasard mon repos et mon heur.

Arbaze

Quel avis sur ce point vous donnent vos ermites ?

Aglante

Un d’eux tout chargé d’ans et comblé de mérites

(Plût aux Dieux qu’avec moi vous l’eussiez entendu !

Sans doute à ses raisons vous vous seriez rendu) :

"Mon enfant, m’a-t-il dit, en l’état où vous êtes,

Ne précipitez rien, voyez ce que vous faites :

L’hymen n’est pas un nœud qui se rompe en un jour,

C’est un lien sacré, mais un lien d’amour ;

Et qu’est-ce que l’amour, qu’une secrète flamme

Qui pénètre les sens pour entrer dans une âme ?

Nos sens ouvrent la porte à ce maître des Dieux,

Et cet aveugle enfant a besoin de nos yeux.

D’ailleurs, où prenez-vous l’indiscrète assurance

D’approcher ses autels avec irrévérence ?

Sans qu’aucune étincelle ait pu vous enflammer,

Sans savoir seulement si vous pourrez aimer ?

Faire de votre foi les Dieux dépositaires,

Est-ce avoir du respect pour leurs sacrés mystères ?

Et n’est-ce pas assez pour attirer sur vous

L’implacable rigueur de leur juste courrous ? "

Arbaze

Enfin vous en croyez ce vénérable père.

Aglante

Je respecte les Dieux et je crains leur colère.

Arbaze

O l’excellent prétexte, et qu’il est mervei lleux !

Au retour d’Italie être encor scrupuleux !

Les Dieux, s’ils n’étaient bons, puniraient cette feinte :

C’est ne les craindre pas qu’abuser de leur crainte.

Offrez-leur seulement, avec un peu d’encens,

Une âme pure et nette et des vœux innocents,

Et ne présumez pas qu’aucun d’eux s’intéresse

Par quels yeux un amant choisisse une maîtresse.

Ceux d’un autre vous-même employés à ce choix

De votre vieil rêveur ne faussent point les lois ;

Les vôtres et les miens ne sont que même chose ;

Que sur mon amitié votre esprit se repose.

Vous savez que mon cœur est à vous tout entier,

Que je vous tiens pour fils et pour seul héritier,

Que pour vous assurer d’un amour plus sincère

Je quitte le nom d’oncle et prends celui de père,

Qu’en vos prospérités j’arrête mes désirs,

Qu’à vos contentements j’attache mes plaisirs,

Et que mon sort du vôtre étant inséparable,

Je ne puis être heureux et vous voir misérable.

Puisque de vos malheurs je sentirais les cous,

Craignez-vous que je fasse un mauvais choix pour vous ?

Celle à qui ma prudence aujourd’hui vous engage

Rangerait sous ses lois l’homme le plus sauvage :

Sa beauté ravissante et son esprit charmant

Malgré vous, dès l’abord, vous feront son amant ;

Elle est sage, elle est riche.

Aglante

Elle est inestimable ;

Mais donnez-moi loisir de la trouver aimable :

Un regard y suffit, et rien ne fait aimer

Qu’un certain mouvement qu’on ne peut exprimer,

Un prompt saisissement, une atteinte impourvue

Qui nous blesse le cœur en nous frappant la vue.

Le coup en vient du ciel, qui verse en nos esprits

Les principes secrets de prendre et d’être pris.

Tel objet perce un cœur qui ne touche pas l’autre,

Et mon œil voit peut-être autrement que le vôtre.

Encor si mon malheur vous pouvait rendre heureux,

Je courrais au-devant de mon sort rigoureux ;

Mais puisque mon destin, du vôtre inséparable,

Vous ferait malheureux si j’étais misérable,

Pour vous rendre content, souffrez que je le sois,

Et que mes yeux au moins examinent le choix.

Arbaze

Pensez à l’accepter sans me faire paraître

Que quand je suis content vous avez peine à l’être ;

Tandis entretenez cette jeune beauté :

C’est un soin que lui doit votre civilité ;

Nous sommes ses voisins.

Scène III[modifier]

Arbaze, Florine, Aglante

Florine

Quoi, Monsieur, ma présence

De l’oncle et du neveu trouble la conférence ?

Arbaze, en s’en allant

Avant que de vous voir j’étais sur le départ,

Et vous n’aimez pas tant l’entretien d’un vieillard ;

Je crois que mon adieu vous plaira davantage,

Puisqu’il vous abandonne un galant de votre âge.

Florine

Il a toujours le mot, et sous ses cheveux gris

Sa belle humeur fait honte aux plus jeunes esprits.

Aglante

Son bonheur, à mon gré, passe bien l’ordinaire,

Puisque, tout vieux qu’il est, il a de quoi vous plaire.

Florine

À qui ne plairait pas un vieillard si discret ?

Je ne puis le celer, je n’en vois qu’à regret :

J’aime bien leur adieu, mais non pas leur présence.

Lui qui s’en doute assez, me fuit par complaisance ;

Et m’avoir en partant laissé votre entretien,

C’est un nouveau sujet de lui vouloir du bien.

Aglante

Son adieu va produire un effet tout contraire.

J’ai l’esprit tout confus, pour ne vous pas déplaire,

Et le pesant chagrin qui m’accable aujourd’hui

Vous donnera sujet de vous plaindre de lui.

Dans le secret désordre où mon âme est réduite,

Mon humeur est sans grâce et mes propos sans suite ;

Je ne suis bon enfin qu’à vous importuner.

Florine

Bien moins que votre esprit ne veut s’imaginer.

Mon naturel est vain, je me flatte moi-même :

Quand on m’entretient mal, je présume qu’on m’aime.

Je crois voir aussitôt un effet de mes yeux,

Et l’on me plairait moins de m’entretenir mieux.

Un discours ajusté ne sent point l’âme atteinte :

Plus il a de conduite et plus il a de feinte,

Le désordre sied bien à celui d’un amant :

Quelque confus qu’il soit, il parle clairement.

Or moi qui ne suis pas de ces capricieuses

Qui donnent à l’amour des lois injurieuses,

(Orphise et Cléonice sortent et écoutent leurs discours.)

En mettent le haut point à se taire et souffrir,

Et s’offensent des vœux qu’on ose leur offrir,

Je vous estimerais envieux de ma gloire

Si vaincu par mes yeux, vous cachiez ma victoire.

Parlez donc hardiment du feu que vous sentez,

Ne soyez point honteux des fers que vous portez.

Sitôt qu’on est blessé, j’aime à voir qu’on se rende,

Et mon cœur pour le moins vaut bien qu’on le demande.

Je ne suis pas d’humeur à vous laisser périr ;

Mais sans savoir vos maux, les pourrai-je guérir ?

Le silence en amour est un lâche remède.

Tâchant à vous aider, méritez qu’on vous aide :

Laissez à votre bouche expliquer les discours

Que vos yeux languissants me font de vos amours.

Scène IV[modifier]

Aglante, Cléonice, Orphise, Florine

(Orphise et Cléonice sont encore cachées, en sorte qu’on les voit.)

Cléonice

Orphise, entendez-vous cette jeune éventée ?

Orphise

Ne craignez rien, ma sœur : elle s’est mécontée.

Attaque qui voudra le cœur de votre amant.

Ce n’est pas un butin qu’on enlève aisément.

Oyez-le repartir à cette effronterie.

Florine

Quoi, Monsieur, vous voilà dedans la rêverie ?

Vous consultez encore, et votre bouche a peur

De confirmer un don que me fait votre cœur !

Aglante

Il serait trop heureux d’un si digne servage

S’il pouvait être à vous sans devenir volage :

Un autre objet possède et mes vœux et ma foi ;

Ne me demandez point ce qui n’est plus à moi.

Quand même je pourrais disposer de mon âme,

Pourriez-vous accepter une si prompte flamme ?

Pourriez-vous faire état d’un cœur sitôt en feu ?

Prise-t-on un captif, quand il coûte si peu ?

L’ennemi qui combat signale sa défaite,

Et couronne bien mieux le guerrier qui l’a faite ;

Mais celui qui se rend perd beaucoup de s on prix,

Et fait si peu d’honneur qu’il reçoit du mépris.

Vous triompheriez mieux si j’osais me défendre :

La gloire est à forcer et non pas à surprendre.

Orphise, à Cléonice

Après cette réponse elle doit bien rougir.

Florine

Je sais comme mes yeux ont coutume d’agir ;

Si vous êtes honteux d’une flamme si prompte,

Il faut que mon exemple emporte cette honte.

Il est vrai, je vous aime autant que vous m’aimez ;

Un moment a nos cœurs l’un à l’autre enflammés ;

Soyez vain comme moi de ma flamme naissante :

Plus un effet est prompt, plus sa cause est puissante.

Aglante, apercevant Cléonice et allant à elle.

(Il ne faut pas que Cléonice paraisse sur le théâtre, en sorte qu’elle puisse être connue de Florine ; elle doit être cachée à demi derrière un arbre, couvrant sa face de son mouchoir.)

Voici mon cher amour, adorable beauté.

Florine, l’interrompant.

Cherchez-vous un asile à votre liberté ?

Vraiment vous choisissez un fort mauvais refuge :

Vous courez vers Orphise, et je la prends pour juge.

Faites-moi la raison d’un voleur de mon bien :

Qu’il me rende mon cœur, ou me donne le sien.

Aglante

Contez-lui vos raisons, je vous laisse avec elle.

Florine

Quoi, vous continuez à faire le rebelle ?

Aglante

Dérobons-nous, mon âme, à l’importunité

Dont nous menace encor son babil affété.

Cléonice

Mon amour est ravi d’une telle retraite.

===Scène V===

Orphise, Florine

Orphise

Comment vous trouvez-vous d’avoir fait la coquette ?

Vous avez tant de grâce à souffrir un refus,

Que personne après vous ne s’en mêlera plus.

Les filles donc ainsi perdent la retenue !

Et depuis quand la mode en est-elle venue ?

Vous vous offrez vous-même ; ah ! j’en rougis pour vous.

Florine

Mille s’offrent à moi, que je dédaigne tous.

Si je fuis tant d’amants dont je suis recherchée,

J’en puis rechercher un, quand mon âme est touchée :

Un peu d’amour sied bien après tant de mépris.

Orphise

Un cœur se défend mal quand il est sitôt pris,

Et pour dire en un mot tout ce que je soupçonne,

Qui peut en prier un n’en refuse personne.

Florine

Orphise, quelle humeur est la vôtre aujourd’hui,

Que par vos sentiments vous jugez ceux d’autrui ?

Orphise

On vous connaît assez, et vous êtes de celles

Que mille fois le plâtre a fait passer pour belles ;

Dont la vertu consiste en de vains ornements ;

Qui changent tous les jours de rabats et d’amants :

Leurs inclinations ne tendent qu’à la bourse ;

C’est là de leurs désirs et le but et la source.

Voyez-les dans un temple importuner les Dieux,

Les prières en main, la modestie aux yeux ;

Il n’est trait de pudeur qu’elles ne contrefassent,

Et Dieu sait comme alors les dupes s’embarrassent.

Elles savent souvent jeter mille hameçons

Et se rendre au besoin en diverses façons.

Après tout, je vous plains ; ce courage farouche

Ne vous est échappé qu’à faute d’une mouche :

Encore un assassin, vous lui perciez le cœur ;

Le fard déplaît sans doute à ce fâcheux vainqueur,

Et rend votre beauté tellement éclatante

Que son esprit bizarre en a pris l’épouvante.

Florine

Je ne connus jamais ce que vous m’imputez,

Et ne veux point répondre à tant de faussetés.

Ma vie est innocente, et ma beauté naïve

Ne doit qu’à ses attraits les cœurs qu’elle captive.

Si j’ai quelques défauts, ils ne sont point cachés

Sous le fard éclatant que vous me reprochez ;

Et quand bien le reproche en serait légitime,

Orphise, d’un nom d’art feriez-vous un grand crime ?

Jamais une beauté ne se doit négliger :

Quand la nature manque, il la faut corriger.

Est-ce honte d’aller par ces métamorphoses

À la perfection où tendent toutes choses ?

La raison, la nature et l’art en font leur but ;

L’amour, roi de nos cœurs, veut ces soins pour tribut,

Et tient pour bon sujet un esprit qui n’aspire

Qu’à trouver les moyens d’agrandir son empire.

C’est gloire de mourir pour ce maître des Dieux

Qui s’est privé pour vous de l’usage des yeux.

Si pour lui se défaire est un vrai sacrifice,

Se refaire pour lui, le nommez-vous un vice ?

Ce qu’on fait pour lui plaire, osez-vous le blâmer ?

Orphise, quand on aime, il se faut faire aimer.

L’amour seul de l’amour est le prix véritable,

Et pour se faire aimer, il faut se faire aimable.

Cette belle en effet de qui l’on parle tant

Tient du secours de l’art ce qu’elle a d’éclatant ;

Cependant sa beauté, pour être déguisée,

A-t-elle moins d’amants ? est-elle moins prisée ?

Orphise

Celle qu’en ces discours vous venez d’attaquer,

Quand elle l’aura su, pourra vous répliquer :

Pour moi, sans intérêts dedans cette mêlée,

Je vais chercher Mégate au bout de cette allée.

Florine, seule.

Arbaze, c’est pour toi que j’en ai tant souffert ;

Pour toi j’ai feint d’aimer et mon cœur s’est offert :

Pour t’avoir obéi l’on m’a persécutée ;

Aglante ne me prend que pour une affétée,

Et consommé d’un feu contraire à son devoir,

Néglige également ma feinte et ton pouvoir.

Orphise cependant, sans pénétrer mon âme,

Juge par mes discours de l’objet de ma flamme :

Simple, qui ne sait pas que mon esprit discret

Rarement à ma bouche expose un tel secret ;

Que jamais mon ardeur n’est aisément connue,

Et que plus j’ai d’amour, plus j’ai de retenue !

Aux filles c’est vertu de bien dissimuler :

Plus nos cœurs sont blessés, moins il en faut parler.

Si j’ose toutefois me le dire à moi-même,

À travers ces rameaux j’aperçois ce que j’aime :

C’est mon Asphalte, ô Dieux ! il vient, dissimulons,

Et ne découvrons rien du feu dont nous brûlons.

Scène VI[modifier]

Asphalte, Florine

Asphalte

Trouver Florine seule et dans les Tuileries

Sans avoir d’entretien que de ses r êveries ?

Quoi, tant de solitude auprès de tant d’appas ?

Certes c’est un bonheur que je n’attendais pas.

Je n’osais espérer d’occasion si belle

À lui conter l’ardeur qui me brûle pour elle.

Florine

Que votre esprit est rare et sait adrettement

Faire une raillerie avec un compliment !

Afin qu’à votre amour je sois plus obligée,

Vous me traitez d’abord en fille négligée,

Qui tient si peu de cœurs asservis sous sa loi,

Que mêmes en ces lieux elle manque d’emploi.

Est-ce ainsi qu’un amant cajole ce qu’il aime ?

Asphalte

Ah ! ne m’imputez pas cet indigne blasphème :

Je sais trop que vos yeux règnent en toutes parts

Et que chacun se rend à leurs moindres regards.

Florine

Exceptez-en Aglante, il m’a bien fait paraître

Que Florine n’est pas ce qu’elle pensait être.

Asphalte

Il est vrai qu’il adore un autre objet que vous,

Et votre esprit peut-être en est un peu jalous ;

Mais si vous aviez vu l’excès de sa tristesse,

Et combien de soupirs lui coûte sa maîtresse,

Vous seriez la première à plaindre ses malheurs.

Florine

Quelque orgueilleux mépris fait naître ses douleurs.

Asphalte

La beauté dont Aglante idolâtre les charmes

D’un déluge de pleurs accompagne ses larmes ;

Arbaze, unique auteur de tous leurs déplaisirs,

Oppose sa puissance à leurs chastes désirs ;

Son esprit irrité court à la violence :

La prière l’aigrit et la raison l ’offense.

Il vient, la force en main ; et l’ayant vu partir,

J’ai cru de mon devoir de les en avertir.

Les voilà tout en pleurs.

(Il faut toujours remarquer que Cléonice ne doit paraître le visage découvert devant Florine.)

Florine

Evitons leur présence ;

Mes larmes ne sauraient couler par complaisance :

Mon humeur est trop gaie, et, pour ne rien celer,

J’aime mieux rire ailleurs que de les consoler.

Scène VII[modifier]

Cléonice, Aglante

Cléonice

Mon Philène, as-tu donc un père si barbare

Qu’il veuille séparer une amitié si rare ?

Aglante

Vous l’avez entendu : ce vieillard inhumain,

Pour en rompre les nœuds, vient la force à la main,

Et dès le soir me livre à cette autre maîtresse,

Résolu que ma foi dégage sa promesse.

Cléonice

Ah, dure tyrannie ! ah, rigoureux destin !

Donc un si triste soir suit un si beau matin ?

Le même jour propice et contraire à nos flammes

Va désunir deux corps dont il unit les âmes,

Fait nos biens et nos maux, et du matin au soir,

Voit naître nos désirs et mourir notre espoir.

Aglante

L’amour, ce doux vainqueur, ce père des délices,

Ainsi n’a pour nous deux que de cruels supplices,

Et ce tyran fait naître, aux dépens de nos pleurs,

D’un moment de plaisirs un siècle de douleurs.

Cléonice

Hélas ! que de tourments accompagnent ces charmes !

Et qu’un peu de douceur nous va coûter de larmes !

Il me faut donc te perdre, et, dans le même lieu

Où j’ai reçu ton cœur, recevoir ton adieu !

Sanglots, qui de la voix me fermiez le passage,

Jusques à cet adieu permettez-m’en l’usage,

Et lorsque, le soleil ayant fini son tour,

Les flambeaux d’Hyménée éteindront ceux d’Amour,

Etouffez, j’y consens, cet objet déplorable

Des plus âpres rigueurs d’un sort impitoyable.

Philène, ainsi ma mort dégagera ta foi :

Ton cœur pourra brûler pour un autre que moi ;

Tu pourras obéir sans me faire d’injure :

J’aime sans inconstance et change sans parjure.

Aglante

Un père veut forcer un cœur à vous trahir,

Et vous croyez ce cœur capable d’obéir !

Ah ! que vous jugez mal d’une amitié si forte !

Si notre espoir est mort, ma flamme n’est pas morte :

La naissance n’a point d’assez puissantes lois

Pour me faire manquer à ce que je vous dois ;

Recevez de nouveau la foi que je vous donne,

D’être à jamais à vous, ou de n’être à personne.

Cléonice

Hélas ! en quel état le malheur nous réduit !

Faut-il d’un tel amour n’espérer point de fruit !

Aglante

Aimons-nous et souffrons : aimé de ce qu’on aime,

On trouve des plaisirs dans la souffrance même,

Cléonice

Aimons-nous et souffrons : deux cœurs si bien d’accord

Trouveraient des plaisirs dans les coups de la mort.

Aglante

Résolus à mourir, qu’avons-nous plus à craindre ?

Cléonice

Mourant avec plaisir, qu’avons-nous plus à plaindre ?

Aglante

Plaignons-nous, mais du ciel, qui fait que le trépas

Au plus beau de notre âge a pour nous tant d’appas.

Cléonice

N’accuse point le ciel de ce que fait ton père.

Aglante

Mon âme, c’est de là que part notre misère ;

C’est lui qui nous traverse, et les Dieux sont jalous

Qu’en leur temple mes vœux ne s’adressaient qu’à vous.

Au pied de leurs autels j’adorais leur image :

Etait-ce donc vous rendre un trop léger hommage ?

O Dieux ! d’un feu si pur faites-vous un forfait ?

Vous pouvais-je adorer en un plus beau portrait ?

Que votre jalousie ou votre haine éclate,

Jusque dans le tombeau j’adorerai Mégate.

Inventez des tourments à me priver du jour :

Ma vie est en vos mains, mais non pas mon amour.

Cléonice

N’irrite point les Dieux et retiens ces blasphèmes ;

Je te jure, mon cœur, les puissances suprêmes,

Dont la seule bonté nous pourra secourir,

Que si tu n’es à moi, je saurai bien mourir.

Aglante

Parmi tant de malheurs quel bonheur est le nôtre,

Puisqu’en dépit du sort nous vivons l’un en l’autre !

Et s’il nous faut mourir, nous finirons ainsi.

Cléonice

Adieu, ma chère vie, éloigne-toi d’ici ;

Fuis ce fatal hymen qu’un père te prépare.

Aglante

Oui, je vais vous quitter, de peur qu’il nous sépare ;

Mais avec un serment, que malgré son effort,

Nous aurons pour nous joindre, ou l’hymen ou la mort.