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La Comédie des Tuileries

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La Comédie des Tuileries



Acteurs du troisième acte

[modifier]

Aglante, gentilhomme français.

Arbaze, oncle d’Aglante.

Asphalte, confident d’Aglante.

Cléonice, suivante.

Orphise, voisine de Cléonice.

Florine, voisine d’Arbaze.

La scène est aux Tuileries.


ACTE III.



Scène première

ARBAZE.

C’est doncques dans ces lieux qu’Aglante se promène :
Asphalte me l’a dit, je n’en suis plus en peine,
Mais j’ai mal pénétré le sens de ses discours,
Ou ce jeune insolent a fait d’autres amours.
5Aglante, pris ailleurs, rejette Cléonice ;
Le choix que j’en ai fait lui tient lieu de supplice.
Un autre objet le charme, il me craint, il me fuit,
Et se laisse emporter au feu qui le séduit ;
Mais j’en sais le remède : une jeune voisine,
10Admirable en adresse et belle autant que fine[1],
Que son père, en mourant, laissa dessous ma loi,
Dans ces beaux promenoirs se doit rendre après moi.
Ses yeux vont faire essai de leur plus douce force
À lui jeter du change une insensible amorce,
15Solliciter ses vœux, et partager son cœur
Avecque les attraits de ce premier vainqueur.
Entre deux passions son âme balancée
Ne suivra plus ainsi son ardeur insensée ;
Et la raison alors, reprenant son pouvoirs,

20Le rangera peut-être aux termes du devoir.
Rends inutile, Aglante, un si long artifice,
Ne me résiste point, viens voir ta Cléonice.
Tout est prêt chez sa mère, et l’on n’attend que toi,
Pour lui donner ta main et recevoir sa foi.
25Songe avec quel amour, avec quelle tendresse,
De tes plus jeunes ans j’élevai la foiblesse.
Verrai-je tant de soins payés par un mépris,
Et ta rébellion en devenir le prix ?
Souffre que la raison soit enfin la plus forte ;
30Tâche de mériter l’amour que je te porte.
Mais le voici qui vient : son visage étonné
M’est un signe bien clair d’un esprit mutiné,
Et je n’apprends que trop d’une telle surprise
Qu’une ardeur aveuglée engage sa franchise.


Scène II.

ARBAZE, AGLANTE.
ARBAZE.

35Aglante, quel dessein vous fait ainsi cacher ?
Prenez-vous du plaisir à vous faire chercher ?
D’où venez-vous enfin ?

AGLANTE.

D’où venez-vous enfin ?De ce proche ermitage.

ARBAZE.

Et qui vous y menait ?

AGLANTE.

Et qui vous y menait ?Ce fatal mariage.
Prêt d’en subir le joug sur la foi de vos yeux,
40J’ai voulu consulter ces truchements des Dieux.
J’ai voulu m’informer de l’apprêt nécessaire
À finir dignement une si grande affaire ;
Me résoudre avec eux de la difficulté
Qui me tient, malgré moi, l’esprit inquiété,
45Et soulevant mes sens contre votre puissance,
Mêle un peu d’amertume à mon obéissance ;

Promettre à Cléonice un amour éternel
Sous la sainte rigueur d’un serment solennel,
Avant que de la voir, avant que de connoître
50Si ses attraits auront de quoi le[2] faire naître :
Certes, quoi qu’il m’en vienne et de biens et d’honneur,
C’est bien mettre au hasard mon repos et mon heur.

ARBAZE

Quel avis sur ce point vous donnent vos ermites ?

AGLANTE

Un d’eux tout chargé d’ans et comblé de mérites
55(Plût aux Dieux qu’avec moi vous l’eussiez entendu !
Sans doute à ses raisons vous vous seriez rendu) :
« Mon enfant, m’a-t-il dit, en l’état où vous êtes,
Ne précipitez rien, voyez ce que vous faites :
L’hymen n’est pas un nœud qui se rompe en un jour,
60C’est un lien sacré, mais un lien d’amour ;
Et qu’est-ce que l’amour, qu’une secrète flamme
Qui pénètre les sens pour entrer dans une âme ?
Nos sens ouvrent la porte à ce maître des Dieux,
Et cet aveugle enfant a besoin de nos yeux.
65D’ailleurs, où prenez-vous l’indiscrète assurance
D’approcher ses autels avec irrévérence ?
Sans qu’aucune étincelle ait pu vous enflammer,
Sans savoir seulement si vous pourrez aimer ?
Faire de votre foi les Dieux dépositaires,
70Est-ce avoir du respect pour leurs sacrés mystères ?
Et n’est-ce pas assez pour attirer sur vous
L’implacable rigueur de leur juste courrous[3] ? »

ARBAZE

Enfin vous en croyez ce vénérable père.

AGLANTE

Je respecte les Dieux et je crains leur colère.

ARBAZE

75Ô l’excellent prétexte, et qu’il est merveilleux !

Au retour d’Italie être encor scrupuleux !
Les Dieux, s’ils n’étoient bons, puniroient cette feinte :
C’est ne les craindre pas qu’abuser de leur crainte.
Offrez-leur seulement, avec un peu d’encens,
80Une âme pure et nette et des vœux innocents,
Et ne présumez pas qu’aucun d’eux s’intéresse
Par quels yeux un amant choisisse une maîtresse.
Ceux d’un autre vous-même employés à ce choix
De votre vieil rêveur ne faussent point les lois ;
85Les vôtres et les miens ne sont que même chose ;
Que sur mon amitié votre esprit se repose.
Vous savez que mon cœur est à vous tout entier,
Que je vous tiens pour fils et pour seul héritier,
Que pour vous assurer d’un amour plus sincère
90Je quitte le nom d’oncle et prends celui de père,
Qu’en vos prospérités j’arrête mes desirs,
Qu’à vos contentements j’attache mes plaisirs,
Et que mon sort du vôtre étant inséparable,
Je ne puis être heureux et vous voir misérable.
95Puisque de vos malheurs je sentirois les cous[4],
Craignez-vous que je fasse un mauvais choix pour vous ?
Celle à qui ma prudence aujourd’hui vous engage
Rangeroit sous ses lois l’homme le plus sauvage :
Sa beauté ravissante et son esprit charmant
100Malgré vous, dès l’abord, vous feront son amant ;
Elle est sage, elle est riche.

AGLANTE.

Elle est sage, elle est riche.Elle est inestimable ;
Mais donnez-moi loisir de la trouver aimable :
Un regard y suffit, et rien ne fait aimer
Qu’un certain mouvement qu’on ne peut exprimer[5],
105Un prompt saisissement, une atteinte impourvue[6]
Qui nous blesse le cœur en nous frappant la vue.

Le coup en vient du ciel, qui verse en nos esprits
Les principes secrets de prendre et d’être pris.
Tel objet perce un cœur qui ne touche pas l’autre,
110Et mon œil voit peut-être autrement que le vôtre.
Encor si mon malheur vous pouvait rendre heureux,
Je courrais au-devant de mon sort rigoureux ;
Mais puisque mon destin, du vôtre inséparable,
Vous ferait malheureux si j’étais misérable,
115Pour vous rendre content, souffrez que je le sois,
Et que mes yeux au moins examinent le choix.

ARBAZE.

Pensez à l’accepter sans me faire paroître
Que quand je suis content vous avez peine à l’être[7] ;
Tandis entretenez cette jeune beauté :
120C’est un soin que lui doit votre civilité ;
Nous sommes ses voisins.


Scène III.

ARBAZE, FLORINE, AGLANTE.
FLORINE.

Nous sommes ses voisins.Quoi, Monsieur, ma présence
De l’oncle et du neveu trouble la conférence ?

ARBAZE, en s’en allant.

Avant que de vous voir j’étais sur le départ,
Et vous n’aimez pas tant l’entretien d’un vieillard ;
125Je crois que mon adieu vous plaira davantage,
Puisqu’il vous abandonne un galant de votre âge.

FLORINE.

Il a toujours le mot, et sous ses cheveux gris
Sa belle humeur fait honte aux plus jeunes esprits.

AGLANTE.

Son bonheur, à mon gré, passe bien l’ordinaire,
130Puisque, tout vieux qu’il est, il a de quoi vous plaire.

FLORINE.

À qui ne plairait pas un vieillard si discret ?
Je ne puis le celer, je n’en vois qu’à regret :
J’aime bien leur adieu, mais non pas leur présence.
Lui qui s’en doute assez, me fuit par complaisance ;
1Et m’avoir en partant laissé votre entretien,
C’est un nouveau sujet de lui vouloir du bien.

AGLANTE.

Son adieu va produire un effet tout contraire.
J’ai l’esprit tout confus, pour ne vous pas déplaire,
Et le pesant chagrin qui m’accable aujourd’hui
140Vous donnera sujet de vous plaindre de lui.
Dans le secret désordre où mon âme est réduite,
Mon humeur est sans grâce et mes propos sans suite ;
Je ne suis bon enfin qu’à vous importuner.

FLORINE.

Bien moins que votre esprit ne veut s’imaginer,
145Mon naturel est vain, je me flatte moi-même :
Quand on m’entretient mal, je présume qu’on m’aime.
Je crois voir aussitôt un effet de mes yeux,
Et l’on me plairoit moins de m’entretenir mieux.
Un discours ajusté ne sent point l’âme atteinte :
150Plus il a de conduite et plus il a de feinte,
Le désordre sied bien à celui d’un amant :
Quelque confus qu’il soit, il parle clairement.
Or moi qui ne suis pas de ces capricieuses
Qui donnent à l’amour des lois injurieuses,

(Orphise et Cléonice sortent et écoutent leurs discours.)

155En mettent le haut point à se taire et souffrir,
Et s’offensent des vœux qu’on ose leur offrir,
Je vous estimerois envieux de ma gloire
Si vaincu par mes yeux, vous cachiez ma victoire.
Parlez donc hardiment du feu que vous sentez,
160Ne soyez point honteux des fers que vous portez.
Sitôt qu’on est blessé, j’aime à voir qu’on se rende,
Et mon cœur pour le moins vaut bien qu’on le demande.
Je ne suis pas d’humeur à vous laisser périr ;

Mais sans savoir vos maux, les pourrai-je guérir ?
165Le silence en amour est un lâche remède.
Tâchant à vous aider, méritez qu’on vous aide :
Laissez à votre bouche expliquer les discours
Que vos yeux languissants me font de vos amours.


Scène IV

AGLANTE, CLÉONICE, ORPHISE, FLORINE.
(Orphise et Cléonice sont encore cachées[8], en sorte qu’on les voit.)
CLÉONICE.

Orphise, entendez-vous cette jeune éventée ?

ORPHISE.

170Ne craignez rien, ma sœur : elle s’est mécontée[9].
Attaque qui voudra le cœur de votre amant.
Ce n’est pas un butin qu’on enlève aisément.
Oyez-le repartir à cette effronterie.

FLORINE.

Quoi, Monsieur, vous voilà dedans la rêverie ?
175Vous consultez encore, et votre bouche a peur
De confirmer un don que me fait votre cœur !

AGLANTE.

Il seroit trop heureux d’un si digne servage
S’il pouvoit être à vous sans devenir volage :
Un autre objet possède et mes vœux et ma foi ;
180Ne me demandez point ce qui n’est plus à moi.
Quand même je pourrais disposer de mon âme,
Pourriez-vous accepter une si prompte flamme ?
Pourriez-vous faire état d’un cœur sitôt en feu ?
Prise-t-on un captif, quand il coûte si peu ?
185L’ennemi qui combat signale sa défaite,
Et couronne bien mieux le guerrier qui l’a faite ;
Mais celui qui se rend perd beaucoup de son prix,

Et fait si peu d’honneur qu’il reçoit du mépris.
Vous triompheriez mieux si j’osais me défendre :
190La gloire est à forcer et non pas à surprendre.

ORPHISE, à Cléonice.

Après cette réponse elle doit bien rougir.

FLORINE.

Je sais comme mes yeux ont coutume d’agir ;
Si vous êtes honteux d’une flamme si prompte,
Il faut que mon exemple emporte cette honte.
195Il est vrai, je vous aime autant que vous m’aimez ;
Un moment a nos cœurs l’un à l’autre enflammés ;
Soyez vain comme moi de ma flamme naissante :
Plus un effet est prompt, plus sa cause est puissante.

AGLANTE, apercevant Cléonice et allant à elle.
(Il ne faut pas que Cléonice paroisse sur le théâtre, en sorte qu’elle puisse être connue de Florine ; elle doit être cachée à demi derrière un arbre, couvrant sa face de son mouchoir.)

Voici mon cher amour, adorable beauté.

FLORINE, l’interrompant.

200Cherchez-vous un asile à votre liberté ?
Vraiment vous choisissez un fort mauvais refuge :
Vous courez vers Orphise, et je la prends pour juge.
Faites-moi la raison d’un voleur de mon bien :
Qu’il me rende mon cœur, ou me donne le sien.

AGLANTE.

205Contez-lui vos raisons, je vous laisse avec elle.

FLORINE.

Quoi, vous continuez à faire le rebelle ?

AGLANTE.

Dérobons-nous, mon âme, à l’importunité
Dont nous menace encor son babil affété.

CLÉONICE.

Mon amour est ravi d’une telle retraite.


Scène V.

ORPHISE, FLORINE
ORPHISE.

210Comment vous trouvez-vous d’avoir fait la coquette ?
Vous avez tant de grâce à souffrir un refus,
Que personne après vous ne s’en mêlera plus.
Les filles donc ainsi perdent la retenue !
Et depuis quand la mode en est-elle venue ?
215Vous vous offrez vous-même ; ah ! j’en rougis pour vous.

FLORINE.

Mille s’offrent à moi, que je dédaigne tous.
Si je fuis tant d’amants dont je suis recherchée,
J’en puis rechercher un, quand mon âme est touchée :
Un peu d’amour sied bien après tant de mépris.

ORPHISE.

220Un cœur se défend mal quand il est sitôt pris,
Et pour dire en un mot tout ce que je soupçonne,
Qui peut en prier un n’en refuse personne.

FLORINE.

Orphise, quelle humeur est la vôtre aujourd’hui,
Que par vos sentiments vous jugez ceux d’autrui ?

ORPHISE.

225On vous connoît assez, et vous êtes de celles
Que mille fois le plâtre a fait passer pour belles ;
Dont la vertu consiste en de vains ornements ;
Qui changent tous les jours de rabats[10] et d’amants :
Leurs inclinations ne tendent qu’à la bourse ;
230C’est là de leurs desirs et le but et la source.
Voyez-les dans un temple importuner les Dieux,
Les prières en main, la modestie aux yeux ;
Il n’est trait de pudeur qu’elles ne contrefassent,
Et Dieu sait comme alors les dupes s’embarrassent.
235Elles savent souvent jeter mille hameçons

Et se rendre au besoin en diverses façons.
Après tout, je vous plains ; ce courage farouche
Ne vous est échappé qu’à faute d’une mouche :
Encore un assassin[11], vous lui perciez le cœur ;
240Le fard déplaît sans doute à ce fâcheux vainqueur,
Et rend votre beauté tellement éclatante
Que son esprit bizarre en a pris l’épouvante.

FLORINE.

Je ne connus jamais ce que vous m’imputez,
Et ne veux point répondre à tant de faussetés.
245Ma vie est innocente, et ma beauté naïve
Ne doit qu’à ses attraits les cœurs qu’elle captive.
Si j’ai quelques défauts, ils ne sont point cachés
Sous le fard éclatant que vous me reprochez ;
Et quand bien le reproche en seroit légitime,
250Orphise, d’un nom d’art feriez-vous un grand crime ?
Jamais une beauté ne se doit négliger :
Quand la nature manque, il la faut corriger.
Est-ce honte d’aller par ces métamorphoses
À la perfection où tendent toutes choses ?
255La raison, la nature et l’art en font leur but ;
L’amour, roi de nos cœurs, veut ces soins pour tribut,
Et tient pour bon sujet un esprit qui n’aspire
Qu’à trouver les moyens d’agrandir son empire.
C’est gloire de mourir pour ce maître des Dieux
260Qui s’est privé pour vous de l’usage des yeux.
Si pour lui se défaire est un vrai sacrifice,
Se refaire pour lui, le nommez-vous un vice ?
Ce qu’on fait pour lui plaire, osez-vous le blâmer ?
Orphise, quand on aime, il se faut faire aimer.
265L’amour seul de l’amour est le prix véritable,
Et pour se faire aimer, il faut se faire aimable.

Cette belle en effet de qui l’on parle tant
Tient du secours de l’art ce qu’elle a d’éclatant ;
Cependant sa beauté, pour être déguisée,
270A-t-elle moins d’amants ? est-elle moins prisée ?

ORPHISE.

Celle qu’en ces[12] discours vous venez d’attaquer,
Quand elle l’aura su, pourra vous répliquer :
Pour moi, sans intérêts dedans cette mêlée,
Je vais chercher Mégate au bout de cette allée.

FLORINE, seule.

275Arbaze, c’est pour toi que j’en ai tant souffert ;
Pour toi j’ai feint d’aimer et mon cœur s’est offert :
Pour t’avoir obéi l’on m’a persécutée ;
Aglante ne me prend que pour une affétée,
Et consommé d’un feu contraire à son devoir,
280Néglige également ma feinte et ton pouvoir.
Orphise cependant, sans pénétrer mon âme,
Juge par mes discours de l’objet de ma flamme :
Simple, qui ne sait pas que mon esprit discret
Rarement à ma bouche expose un tel secret ;
285Que jamais mon ardeur n’est aisément connue,
Et que plus j’ai d’amour, plus j’ai de retenue !
Aux filles c’est vertu de bien dissimuler :
Plus nos cœurs sont blessés, moins il en faut parler.
Si j’ose toutefois me le dire à moi-même,
290À travers ces rameaux j’aperçois ce que j’aime :
C’est mon Asphalte, ô Dieux ! il vient, dissimulons,
Et ne découvrons rien du feu dont nous brûlons.


Scène VI.

ASPHALTE, FLORINE.
ASPHALTE.

Trouver Florine seule et dans les Tuileries
Sans avoir d’entretien que de ses rêveries ?

295Quoi, tant de solitude auprès de tant d’appas ?
Certes c’est un bonheur que je n’attendois pas.
Je n’osois espérer d’occasion si belle
À lui conter l’ardeur qui me brûle pour elle.

FLORINE.

Que votre esprit est rare et sait adrettement
300Faire une raillerie avec un compliment !
Afin qu’à votre amour je sois plus obligée,
Vous me traitez d’abord en fille négligée,
Qui tient si peu de cœurs asservis sous sa loi,
Que mêmes en ces lieux elle manque d’emploi.
305Est-ce ainsi qu’un amant cajole ce qu’il aime ?

ASPHALTE.

Ah ! ne m’imputez pas cet indigne blasphème :
Je sais trop que vos yeux règnent en toutes parts
Et que chacun se rend à leurs moindres regards.

FLORINE.

Exceptez-en Aglante, il m’a bien fait paroître
310Que Florine n’est pas ce qu’elle pensoit être[13].

ASPHALTE.

Il est vrai qu’il adore un autre objet que vous,
Et votre esprit peut-être en est un peu jalous[14] ;
Mais si vous aviez vu l’excès de sa tristesse,
Et combien de soupirs lui coûte sa maîtresse,
315Vous seriez la première à plaindre ses malheurs.

FLORINE.

Quelque orgueilleux mépris fait naître ses douleurs.

ASPHALTE.

La beauté dont Aglante idolâtre les charmes
D’un déluge de pleurs accompagne ses larmes ;
Arbaze, unique auteur de tous leurs déplaisirs,
320Oppose sa puissance à leurs chastes desirs ;
Son esprit irrité court à la violence :
La prière l’aigrit et la raison l’offense.

Il vient, la force en main ; et l’ayant vu partir,
J’ai cru de mon devoir de les en avertir.
Les voilà tout en pleurs.

(Il faut toujours remarquer que Cléonice ne doit paroître[15] le visage découvert devant Florine.)
FLORINE.

325Les voilà tout en pleurs.Évitons leur présence ;
Mes larmes ne sauraient couler par complaisance :
Mon humeur est trop gaie, et, pour ne rien celer,
J’aime mieux rire ailleurs que de les consoler.


Scène VII

CLÉONICE, AGLANTE.
CLÉONICE.

Mon Philène[16], as-tu donc un père si barbare
330Qu’il veuille séparer une amitié si rare ?

AGLANTE.

Vous l’avez entendu : ce vieillard inhumain,
Pour en rompre les nœuds, vient la force à la main,
Et dès le soir me livre à cette autre maîtresse,
Résolu que ma foi dégage sa promesse.

CLÉONICE.
335

Ah, dure tyrannie ! ah, rigoureux destin !
Donc un si triste soir suit un si beau matin ?
Le même jour propice et contraire à nos flammes
Va désunir deux corps dont il unit les âmes,
Fait nos biens et nos maux, et du matin au soir,
340Voit naître nos desirs et mourir notre espoir.

AGLANTE.

L’amour, ce doux vainqueur, ce père des délices,
Ainsi n’a pour nous deux que de cruels supplices,
Et ce tyran fait naître, aux dépens de nos pleurs,
D’un moment de plaisirs un siècle de douleurs.

CLÉONICE.

345Hélas ! que de tourments accompagnent ces charmes !
Et qu’un peu de douceur nous va coûter de larmes !
Il me faut donc te perdre, et, dans le même lieu
Où j’ai reçu ton cœur, recevoir ton adieu !
Sanglots, qui de la voix me fermiez le passage,
350Jusques à cet adieu permettez-m’en l’usage,
Et lorsque, le soleil ayant fini son tour,
Les flambeaux d’Hyménée éteindront ceux d’Amour,
Étouffez, j’y consens, cet objet déplorable
Des plus âpres rigueurs d’un sort impitoyable.
355Philène, ainsi ma mort dégagera ta foi :
Ton cœur pourra brûler pour un autre que moi ;
Tu pourras obéir sans me faire d’injure :
J’aime sans inconstance et change sans parjure.

AGLANTE.

Un père veut forcer un cœur à vous trahir,
360Et vous croyez ce cœur capable d’obéir !
Ah ! que vous jugez mal d’une amitié si forte !
Si notre espoir est mort, ma flamme n’est pas morte :
La naissance n’a point d’assez puissantes lois
Pour me faire manquer à ce que je vous dois ;
365Recevez de nouveau la foi que je vous donne,
D’être à jamais à vous, ou de n’être à personne.

CLÉONICE.

Hélas ! en quel état le malheur nous réduit !
Faut-il d’un tel amour n’espérer point de fruit !

AGLANTE.

Aimons-nous et souffrons : aimé de ce qu’on aime,
370On trouve des plaisirs dans la souffrance même,

CLÉONICE.

Aimons-nous et souffrons : deux cœurs si bien d’accord
Trouveroient des plaisirs dans les coups de la mort.

AGLANTE.

Résolus à mourir, qu’avons-nous plus à craindre ?

CLÉONICE.

Mourant avec plaisir, qu’avons-nous plus à plaindre ?

AGLANTE.

375Plaignons-nous, mais du ciel, qui fait que le trépas
Au plus beau de notre âge a pour nous tant d’appas.

CLÉONICE.

N’accuse point le ciel de ce que fait ton[17] père.

AGLANTE.

Mon âme, c’est de là que part notre misère ;
C’est lui qui nous traverse, et les Dieux sont jalous
380Qu’en leur temple mes vœux ne s’adressaient qu’à vous.
Au pied de leurs autels j’adorois leur image :
Était-ce donc vous rendre un trop léger hommage ?
Ô Dieux ! d’un feu si pur faites-vous un forfait ?
Vous pouvais-je adorer en un plus beau portrait ?
385Que votre jalousie ou votre haine éclate,
Jusque dans le tombeau j’adorerai Mégate[18].
Inventez des tourments à me priver du jour :
Ma vie est en vos mains, mais non pas mon amour.

CLÉONICE.

N’irrite point les Dieux et retiens ces blasphèmes ;
390Je te jure, mon cœur, les puissances suprêmes,
Dont la seule bonté nous pourra secourir,
Que si tu n’es à moi, je saurai bien mourir.

AGLANTE.

Parmi tant de malheurs quel bonheur est le nôtre,
Puisqu’en dépit du sort nous vivons l’un en l’autre !
395Et s’il nous faut mourir, nous finirons ainsi.

CLÉONICE.

Adieu, ma chère vie, éloigne-toi d’ici ;
Fuis ce fatal hymen qu’un père te prépare.

AGLANTE.

Oui, je vais vous quitter, de peur qu’il nous sépare ;
Mais avec un serment, que malgré son effort,
400Nous aurons pour nous joindre, ou l’hymen ou la mort.

FIN.
  1. Voyez plus haut les vers 290 et 1322 de la Galerie du Palais.
  2. L’édition originale donne la ; mais il faut nécessairement le, se rapportant à amour, qui est au masculin trois vers plus haut.
  3. C'est ainsi que le mot est imprimé pour la rime dans l’édition originale.
  4. Cous, coups. Telle est l’orthographe du mot dans l’édition de 1638. Plus loin, au vers 372, où le mot n’est point à la rime, il y a coups.
  5. Voyez ci-dessus, p. 308.
  6. Impourvue, imprévue. Voyez tome I, p. 183, note 3 (variante du vers 694 de mélite) : Et c’est de là que vient cette fuite impourvue.
  7. L’orthographe des deux rimes, dans l’édition originale, est parestre et estre ; plus haut aux vers 49 et 50, on lit cognestre et naistre.
  8. Il y a cachés au masculin, dans le texte de 1638.
  9. Mécontée, mécomptée. (Conte, compte. C’est l’orthographe constante de Corneille.)
  10. Cols, collerettes. Voyez le Lexique.
  11. Il y a dans le texte : en assassin, qui n’a point de sens. La leçon que nous avons préférée est justifiée par cette explication que donne, en 1690, le Dictionnaire de Furetiére : « En galanteries on appelle assassins certaines mouches taillées en long que les femmes coquettes mettent sur leur visage pour paroitre plus belles. »
  12. Il y a par erreur ses, pour ces, dans le texte de 1638.
  13. Voyez ci-dessus, p. 315, la note du vers 118.
  14. Jalous est ainsi imprimé pour la rime dans l’édition originale. Voyez plus bas, vers 379, et ci-dessus, p. 313, la note du vers 72.
  15. Tel est le texte de l’édition originale. L’omission de pas est-elle une faute typographique ?
  16. Il faut se rappeler que ce nom est celui qu’Aglante avait pris. Voyez l’Argument, p. 310.
  17. On lit son dans le texte, mais le sens n’est pas douteux.
  18. Nom supposé de Cléonice. Voyez l’Argument, p. 310.