La Comédie des méprises/Traduction Guizot, 1864/Acte III

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La Comédie des méprises
Traduction par François Guizot.
Œuvres complètes de ShakespeareDidiertome 2 (p. 342-353).
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ACTE TROISIÈME


Scène I

On voit la rue qui passe devant la maison d’Antipholus d’Éphèse.

ANTIPHOLUS d’Éphèse, DROMIÔ d’Éphèse, ANGELO ET BALTASAR.

ANTIPHOLUS d’Éphèse.—Honnête seigneur Angelo, il faut que vous nous excusiez tous : ma femme est de mauvaise humeur, quand je ne suis pas exact. Dites que je me suis amusé dans votre boutique à voir travailler à sa chaîne, et que demain vous l’apporterez à la maison.—Mais voici un maraud qui voudrait me soutenir en face qu’il m’a joint sur la place et que je l’ai battu, que je l’ai chargé de mille marcs en or, et que j’ai renié ma maison et ma femme.—Ivrogne que tu es, que voulais-tu dire par LA ?

DROMIÔ d’Éphèse.—Vous direz ce que voudrez, monsieur ; mais je sais ce que je sais. J’ai les marques de votre main pour prouver que vous m’avez battu sur la place. Si ma peau était un parchemin et vos coups de l’encre, votre propre écriture attesterait ce que je pense.

ANTIPHOLUS d’Éphèse.—Moi, je pense que tu es un âne.

DROMIO.—Peste ! il y paraît aux mauvais traitements que j’essuie et aux coups que je supporte. Je devrais répondre à un coup de pied par un coup de pied, et à ce compte vous vous tiendriez à l’abri de mes talons, et vous prendriez garde à l’âne.

ANTIPHOLUS.—Vous êtes triste, seigneur Baltasar. Je prie Dieu que notre bonne chère réponde à ma bonne volonté et au bon accueil que vous recevrez ici.

BALTASAR.—Je fais peu de cas de votre bonne chère, monsieur, et beaucoup de votre bon accueil.

ANTIPHOLUS.—Oh ! seigneur Baltasar, chair ou poisson, une table pleine de bon accueil vaut à peine un bon plat.

BALTASAR.—La bonne chère est commune, monsieur ; on la trouve chez tous les rustres.

ANTIPHOLUS.—Et un bon accueil l’est encore plus ; car, enfin, ce ne sont LA que des mots.

BALTASAR.—Petite chère et bon accueil font un joyeux festin.

ANTIPHOLUS.—Oui, pour un hôte avare et un convive encore plus ladre. Mais, quoique mes provisions soient minces, acceptez-les de bonne grâce : vous pouvez trouver meilleure chère, mais non offerte de meilleur cœur. —Mais, doucement ; ma porte est fermée. (À Dromio.) Va dire qu’on nous ouvre.

DROMIÔ appelant.—HoLA. Madeleine, Brigite, Marianne, Cécile, Gillette, Jenny.

DROMIÔ de Syracuse, en dedans.—Momon14, cheval de moulin, chapon, faquin, idiot, fou, ou éloigne-toi de la porte, ou assieds-toi sur le seuil. Veux-tu évoquer des filles que tu en appelles une telle quantité à la fois, quand une seule est déjà une de trop ? Allons, va-t’en de cette porte.

Niote 14 : (retour) Dans l’anglais mome. Ce mot doit son origine au mot français momon, nom d’un jeu de dés dont la règle est d’observer un silence absolu ; d’où vient aussi le mot anglais mum, silence.

DROMIÔ d’Éphèse.—Quel bélître a-t-on fait notre portier ? —Mon maître attend dans la rue.

DROMIÔ de Syracuse.—Qu’il retourne LA d’où il vient, de peur qu’il ne prenne froid aux pieds.

ANTIPHOLUS d’Éphèse.—Qui donc parle LA dedans ? —HoLA ! ouvrez la porte.

DROMIÔ de Syracuse.—Fort bien, monsieur ; je vous dirai quand je pourrai vous ouvrir, si vous voulez me dire pourquoi !

ANTIPHOLUS d’Éphèse.—Pourquoi ? pour me faire dîner ; je n’ai pas dîné aujourd’hui.

DROMIÔ de Syracuse.—Et vous ne dînerez pas ici aujourd’hui : revenez quand vous pourrez.

ANTIPHOLUS.—Qui es-tu donc pour me fermer la porte de ma maison ?

DROMIÔ de Syracuse.—Je suis portier pour le moment, monsieur, et mon nom est Dromio.

DROMIÔ d’Éphèse.—Ah ! fripon, tu m’as volé à la fois mon nom et mon emploi. L’un ne m’a jamais fait honneur, et l’autre m’a attiré beaucoup de reproches. Si tu avais été Dromio aujourd’hui, et que tu eusses été à ma place, tu aurais volontiers changé ta face pour un nom, ou ton nom pour celui d’un âne.

LUCE, de l’intérieur de la maison.—Quel est donc ce vacarme que j’entends LA ? Dromio, qui sont ces gens à la porte ?

DROMIÔ d’Éphèse.—Fais donc entrer mon maître, Luce.

LUCE.—Non, certes : il vient trop tard ; tu peux le dire à ton maître.

DROMIÔ d’Éphèse.—Ô seigneur ! il faut que je rie.—À vous le proverbe. Dois-je placer mon bâton15 ?

Niote 15 : (retour)

Have at you with a proverb ! shall I set my staff, Luce, Have at you with another, that is—when ? can you tell ?

Il paraît que ceci fait allusion à quelque jeu de proverbe. Les commentateurs se taisent sur cet incompréhensible passage.

LUCE.—En voici un autre ; c’est-à-dire, quand ? —pouvez-vous le dire ?

DROMIÔ de Syracuse.—Si ton nom est Luce, Luce, tu lui as bien répondu.

ANTIPHOLUS d’Éphèse.—Entendez-vous, petite sotte ? vous nous laisserez entrer, j’espère ?

LUCE.—Je pensais à vous le demander.

DROMIÔ de Syracuse.—Et vous avez dit non.

DROMIÔ d’Éphèse.—Allons, c’est bien, bien frappé ; c’est coup pour coup.

ANTIPHOLUS d’Éphèse.—Allons, drôlesse, laisse-moi entrer.

LUCE.—Pourriez-vous dire au nom de qui ?

DROMIÔ d’Éphèse.—Mon maître, frappez fort à la porte.

LUCE.—Qu’il frappe, jusqu’à ce que sa main s’en sente.

ANTIPHOLUS d’Éphèse.—Vous pleurerez de ce tour, petite sotte, quand je devrais jeter la porte à bas.

LUCE.—Comment fait-on tout ce bruit quand il y a un pilori dans la ville !

ADRIANA, de l’intérieur de la maison.—Qui donc fait tout ce vacarme à la porte ?

DROMIÔ de Syracuse.—Sur ma parole, votre ville est troublée par des garçons bien désordonnés.

ANTIPHOLUS d’Éphèse.—Êtes-vous LA, ma femme ? Vous auriez pu venir un peu plus tôt.

ADRIANA.—Votre femme, monsieur le coquin ? —Allons ; éloignez-vous de cette porte.

DROMIÔ d’Éphèse.—Si vous étiez venu malade, monsieur, ce coquin-LA, ne s’en irait pas bien portant.

ANGELO, à Antipholus d’Éphèse.—Il n’y a ici ni bonne chère, monsieur, ni bon accueil : nous voudrions bien avoir l’une ou l’autre.

BALTASAR.—En discutant ce qui valait le mieux nous n’aurons ni l’un ni l’autre.

DROMIÔ d’Éphèse, à Antipholus.—Ces messieurs sont à la porte, mon maître ; dites-leur donc d’entrer.

ANTIPHOLUS.—Il y a quelque chose dans le vent qui nous empêchera d’entrer.

DROMIÔ d’Éphèse.—C’est ce que vous diriez, monsieur, si vos habits étaient légers. Votre cuisine est chaude LA dedans ; et vous restez ici exposé au froid. Il y aurait de quoi rendre un homme furieux comme un cerf en rut, d’être ainsi vendu et acheté.

ANTIPHOLUS.—Va me chercher quelque chose, je briserai la porte.

DROMIÔ de Syracuse.—Brisez quelque chose ici, et moi je vous briserai votre tête de fripon.

DROMIÔ d’Éphèse.—Un homme, peut briser une parole avec vous, monsieur, une parole n’est que du vent, et il peut vous la briser en face ; pourvu qu’il ne la brise pas par derrière.

DROMIÔ de Syracuse.—Il parait que tu as besoin de briser ; allons, va-t’en d’ici, rustre.

DROMIÔ de Éphèse.—C’en est trop, va-t’en plutôt ! Je t’en prie, laisse-moi entrer…

DROMIÔ de Syracuse.—Oui, quand les oiseaux n’auront plus de plumes, et les poissons plus de nageoires.

ANTIPHOLUS d’Éphèse.—Allons, je veux entrer de force : va m’emprunter une grue.

DROMIÔ d’Éphèse.—Une grue sans plumes16, monsieur, est-ce LA ce que vous voulez dire ? pour un poisson sans nageoires, voilà un oiseau sans plumes ; si un oiseau peut nous faire entrer, maraud, nous plumerons un corbeau ensemble.

Niote 16 : (retour) Crow, en anglais, veut dire un corbeau et un levier. Nous nous sommes permis de substituer le mot de grue à celui de corbeau pour rendre le jeu de mots, bien qu’on se serve rarement d’une grue pour ouvrir les portes.

ANTIPHOLUS.—Va vite me chercher une grue de fer.

BALTASAR.—Prenez patience, monsieur : oh ! n’en venez pas à cette extrémité. Vous faites ici la guerre à votre réputation, et vous allez exposer à l’atteinte des soupçons l’honneur intact de votre épouse. Encore un mot : —Votre longue expérience de sa sagesse, de sa chaste vertu, de plusieurs années de modestie, plaident en sa faveur, et vous commandent de supposer quelque raison qui vous est inconnue ; n’en doutez pas, monsieur : si les portes se trouvent aujourd’hui fermées pour vous, elle aura quelque excuse légitime à vous donner : laissez-vous guider par moi, quittez ce lieu avec patience, et allons tous dîner ensemble à l’hôtellerie du Tigre ; sur le soir, revenez seul savoir la raison de cette conduite étrange. Si vous voulez entrer de force au milieu dû mouvement de la journée, on fera LA-dessus de vulgaires commentaires. Les suppositions du public arriveront jusqu’à votre réputation encore sans tache, et survivront sur votre tombeau quand vous serez mort. Car la médisance vit héréditairement et s’établit pour toujours LA où elle prend une fois possession.

ANTIPHOLUS d’Éphèse.—Vous l’emportez. Je vais me retirer tranquillement, et en dépit de la joie, je prétends être gai.—Je connais une fille de charmante humeur, jolie et spirituelle, un peu écervelée, et douce pourtant.—Nous dînerons LA : ma femme m’a souvent fait la guerre, mais sans sujet, je le proteste, à propos de cette fille ; nous irons dîner chez elle.—Retournez chez vous, et rapportez la chaîne.—Elle est finie à l’heure qu’il est, j’en suis sûr. Apportez-la, je vous prie, au Porc-Épic, car c’est LA où nous allons. Je veux faire présent de cette chaîne à ma belle hôtesse, ne fût-ce que pour piquer ma femme : mon cher ami, mon cher ami, dépêchez-vous : puisque ma maison refuse de me recevoir, j’irai frapper ailleurs, et nous verrons si l’on me rebutera de même.

ANGELO.—J’irai vous trouver à ce rendez-vous dans quelque temps d’ici.

ANTIPHOLUS.—Faites-le : cette plaisanterie me coûtera quelques frais.

(Ils sortent.)


Scène II

La maison d’Antipholus d’Éphèse.

LUCIANÀ paraît avec ANTIPHOLUS de Syracuse.

LUCIANA.—Eh ! serait-il possible que vous eussiez tout à fait oublié les devoirs d’un mari ? Quoi, Antipholus, la haine viendra-t-elle, dès le printemps de l’amour, corrompre les sources de votre amour ? L’amour, en commençant de bâtir, menacera-t-il déjà ruine ? Si vous avez épousé ma sœur pour sa fortune, du moins, en considération de sa fortune, traitez-la avec plus de douceur. Si vous aimez ailleurs, faites-le en secret ; masquez votre amour perfide de quelque apparence de mystère, et que ma sœur ne le lise pas dans vos yeux. Que votre langue ne soit pas elle-même le héraut de votre honte ; un tendre regard, de douces paroles, conviennent à la déloyauté ; parez le vice de la livrée de la vertu ; conservez le maintien de l’innocence, quoique votre cœur soit coupable ; apprenez au crime à porter l’extérieur de la sainteté ; soyez perfide en silence : quel besoin a-t-elle de savoir vos fautes ? Quel voleur est assez insensé pour se vanter de ses larcins ? C’est une double injure de négliger votre lit et de le lui laisser deviner dans vos regards à table. Il est pour le vice une sorte de renommée bâtarde qu’il peut se ménager. Les mauvaises actions sont doublées par les mauvaises paroles. Hélas ! pauvres femmes ! Faites-nous croire au moins, puisqu’il est aisé de nous en faire accroire, que vous nous aimez. Si les autres ont le bras, montrez-nous du moins la manche, nous sommes asservies à tous vos mouvements, et vous nous faites mouvoir comme vous voulez. Allons, mon cher frère, rentrez dans la maison ; consolez ma sœur, réjouissez-la, appelez-la votre épouse. C’est un saint mensonge que de manquer un peu de sincérité, quand la douce voix de la flatterie dompte la discorde.

ANTIPHOLUS de Syracuse.—Ma chère dame (car je ne sais pas votre nom ; et j’ignore par quel prodige vous avez pu deviner le mien), votre science et votre bonne grâce ne font de vous rien moins qu’une merveille du monde ; vous êtes une créature divine : enseignez-moi, et ce que je dois penser, et ce que je dois dire. Manifestez à mon intelligence grossière, terrestre, étouffée sous les erreurs, faible, légère et superficielle, le sens de l’énigme cachée dans vos paroles obscures : pourquoi travaillez-vous contre la simple droiture de mon âme pour l’égarer dans des espaces inconnus ? Êtes-vous un dieu ? Voulez-vous me créer de nouveau ? Transformez-moi donc, et je céderai à votre puissance. Mais si je suis bien moi, je sais bien alors que votre sœur éplorée n’est point mon épouse, et je ne dois aucun hommage à sa couche. Je me sens bien plus, bien plus entraîné vers vous. Ah ! ne m’attirez pas par vos chants, douce sirène, pour me noyer dans le déluge de larmes que répand votre sœur ; chante, enchanteresse, pour toi-même ; et je t’adorerai : déploie sur l’onde argentée ta chevelure adorée, et tu seras le lit où je me coucherai. Dans cette supposition brillante, je croirai que la mort est un bien pour celui qui a de tels moyens de mourir, que l’amour, cet être léger, se noie si elle s’enfonce sous l’eau.

LUCIANA.—Quoi, êtes-vous fou de me tenir ce discours ?

ANTIPHOLUS.—Non, je ne suis point fou, mais je suis confondu ; je ne sais comment.

LUCIANA.—Cette illusion vient de vos yeux.

ANTIPHOLUS.—C’est pour avoir regardé de trop près vos rayons, brillant soleil.

LUCIANA.—Regardez ce que vous devez, et votre vue s’éclaircira.

ANTIPHOLUS.—Autant fermer les yeux, ma bien-aimée, que de les tenir ouverts sur la nuit.

LUCIANA.—Quoi ! vous m’appelez votre bien-aimée ? Donnez ce nom à ma sœur.

ANTIPHOLUS.—À la sœur de votre sœur.

LUCIANA.—Vous voulez dire ma sœur.

ANTIPHOLUS.—Non : c’est vous-même, vous la plus chère moitié de moi-même : l’œil pur de mon œil, le cher cœur de mon cœur ; vous, mon aliment, ma fortune, et l’objet unique de mon tendre espoir ; vous, mon ciel sur la terre, et tout le bien que j’implore du ciel.

LUCIANA.—Ma sœur est tout cela, ou du moins devrait l’être.

ANTIPHOLUS.—Prenez vous-même le nom de sœur, ma bien-aimée, car c’est à vous que j’aspire : c’est vous que je veux aimer, c’est avec vous que je veux passer ma vie. Vous n’avez point encore de mari ; et moi, je n’ai point encore d’épouse : donnez-moi votre main.

LUCIANA.—Oh ! doucement, monsieur : arrêtez, je vais aller chercher ma sœur, pour lui demander son agrément.

(Luciana sort.)

(Entre Dromio de Syracuse.)

ANTIPHOLUS de Syracuse.—Eh bien ! Dromio ? Où cours-tu si vite ?

DROMIO.—Me connaissez-vous, monsieur ? Suis-je bien Dromio ? Suis-je votre valet, suis-je bien moi ?

ANTIPHOLUS.—Tu es Dromio, tu es mon valet ; tu es toi-même.

DROMIO.—Je suis un âne, je suis le valet d’une femme, et avec tout cela, moi.

ANTIPHOLUS.—Comment, le valet d’une femme ? Et comment, toi ?

DROMIO.—Ma foi, monsieur, outre que je suis moi, j’appartiens encore à une femme ; à une femme qui me revendique, à une femme qui me pourchasse, à une femme qui veut m’avoir.

ANTIPHOLUS.—Quels droits fait-elle valoir sur toi ?

DROMIO.—Eh ! monsieur, le droit que vous réclameriez sur votre cheval ; elle prétend me posséder comme une bête de somme : non pas que, si j’étais une bête, elle voulût m’avoir : mais c’est elle qui, étant une créature fort bestiale, prétend avoir des droits sur moi.

ANTIPHOLUS.—Qui est-elle ?

DROMIO.—Un corps fort respectable : oui, une femme dont un homme ne peut parler sans dire : sauf votre respect. Je n’ai qu’un assez maigre bonheur dans cette union, et cependant c’est un mariage merveilleusement gras.

ANTIPHOLUS.—Que veux-tu dire, un mariage merveilleusement gras ?

DROMIO.—Hé ! oui, monsieur : c’est la fille de cuisine, elle est toute pleine de graisse : et je ne sais trop qu’en faire, à moins que ce ne soit une lampe, pour me sauver loin d’elle à sa propre clarté. Je garantis que ses habits, et le suif dont ils sont pleins chaufferaient un hiver de Pologne : si elle vit jusqu’au jugement dernier, elle brûlera une semaine de plus que le monde entier.

ANTIPHOLUS.—Quelle est la couleur de son teint ?

DROMIO.—Basanée comme le cuir de mon soulier, mais sa figure n’est pas tenue aussi proprement. Pourquoi cela ? Parce qu’elle transpire tellement, qu’un homme en aurait par-dessus les souliers.

ANTIPHOLUS.—C’est un défaut que l’eau peut corriger.

DROMIO.—Non, monsieur : c’est entré dans la peau : le déluge de Noé n’en viendrait pas à bout.

ANTIPHOLUS.—Quel est son nom ?

DROMIO.—Nell, monsieur ; mais son nom et trois quarts17, c’est-à-dire qu’une aune et trois quarts ne suffiraient pas pour la mesurer d’une hanche à l’autre.

Niote 17 : (retour) Nell et an ell, une aune.

ANTIPHOLUS.—Elle porte donc quelque largeur ?

DROMIO.—Elle n’est pas plus longue de la tête aux pieds, que d’une hanche à l’autre. Elle est sphérique comme un globe : je pourrais étudier la géographie sur elle.

ANTIPHOLUS.—Dans quelle partie de son corps est située l’Irlande ?

DROMIO.—Ma foi, monsieur, dans les fesses : je l’ai reconnue aux marais.

ANTIPHOLUS.—Où est l’Écosse ?

DROMIO.—Je l’ai reconnue à l’aridité : elle est dans la paume de la main.

ANTIPHOLUS.—Et la France ?

DROMIO.—Sur son front, armée et retournée, et faisant la guerre à ses cheveux18.

Niote 18 : (retour) C’est-à-dire qu’elle a le front couvert de boutons, l’un des symptômes de la maladie appelée morbus gallicus.

ANTIPHOLUS.—Et l’Angleterre ?

DROMIO.—J’ai cherché les rochers de craie : mais je n’ai pu y reconnaître aucune blancheur : je conjecture, qu’elle pourrait être sur son menton, d’après le flux salé qui coulait entre elle et la France.

ANTIPHOLUS.—Et l’Espagne ?

DROMIO.—Ma foi, je ne l’ai pas vue : mais je l’ai sentie, à la chaleur de l’haleine.

ANTIPHOLUS.—Où sont l’Amérique, les Indes ?

DROMIO.—Oh ! monsieur, sur son nez ; qui est tout enrichi de rubis, d’escarboucles, de saphirs, tournant leur riche aspect vers la chaude haleine de l’Espagne, qui envoyait des flottes entières pour se charger à son nez.

ANTIPHOLUS.—Où étaient la Belgique, les Pays-Bas ?

DROMIO.—Oh ! monsieur ; je n’ai pas été regarder si bas.—Pour conclure, cette souillon ou sorcière a réclamé ses droits sur moi, m’a appelé Dromio, a juré que j’étais fiancé avec elle, m’a dit quelles marques particulières j’avais sur le corps, par exemple, la tache que j’ai sur l’épaule, le signe que j’ai au cou, le gros porreau que j’ai au bras gauche, si bien que, confondu d’étonnement, je me suis enfui loin d’elle comme d’une sorcière. Et je crois que, si mon sein n’avait pas été rempli de foi, et mon cœur d’acier, elle m’aurait métamorphosé en roquet, et m’aurait fait tourner le tournebroche.

ANTIPHOLUS.—Va, pars sur-le-champ ; cours au grand chemin : si le vent souffle quelque peu du rivage, je ne veux pas passer la nuit dans cette ville. Si tu trouves quelque barque qui mette à la voile, reviens au marché, où je me promènerai jusqu’à ce que tu m’y rejoignes. Si tout le monde nous connaît, et que nous ne connaissions personne, il est temps, à mon avis, de plier bagage et de partir.

DROMIO.—Comme un homme fuirait un ours pour sauver sa vie, je fuis, moi, celle qui prétend devenir ma femme.

ANTIPHOLUS.—Il n’y a que des sorcières qui habitent ce pays-ci, et en conséquence il est grand temps que je m’en aille. Celle qui m’appelle son mari, mon cœur l’abhorre pour épouse ; mais sa charmante sœur possède des grâces ravissantes et souveraines ; son air et ses discours sont si enchanteurs que j’en suis presque devenu parjure à moi-même. Mais, pour ne pas me rendre coupable d’un outrage contre moi-même, je boucherai mes oreilles aux chants de la sirène.

(Entre Angelo.)

ANGELO.—Monsieur Antipholus ?

ANTIPHOLUS.—Oui, c’est LA mon nom.

ANGELO.—Je le sais bien, monsieur. Tenez, voilà la chaîne. Je croyais vous trouver au Porc-Épic : la chaîne n’était pas encore finie ; c’est ce qui m’a retardé si longtemps.

ANTIPHOLUS.—Que voulez-vous que je fasse de cela ?

ANGELO.—Ce qu’il vous plaira, monsieur ; je l’ai faite pour vous.

ANTIPHOLUS.—Faite pour moi, monsieur ! Je ne vous l’ai pas commandée.

ANGELO.—Pas une fois, pas deux fois, mais vingt fois : allez, rentrez au logis, et faites la cour à votre femme avec ce cadeau ; et bientôt, à l’heure du souper, je viendrai vous voir et recevoir l’argent de ma chaîne.

ANTIPHOLUS.—Je vous prie, monsieur, de recevoir l’argent à l’instant, de peur que vous ne revoyiez plus ni chaîne ni argent.

ANGELO.—Vous êtes jovial, monsieur : adieu, à tantôt.

(Il sort.)

ANTIPHOLUS.—Il m’est impossible de dire ce que je dois penser de tout ceci ; mais ce que je sais du moins fort bien, c’est qu’il n’est point d’homme assez sot pour refuser une si belle chaîne qu’on lui offre. Je vois qu’ici un homme n’a pas besoin de se tourmenter pour vivre, puisqu’on fait dans les rues de si riches présents. Je vais aller à la place du Marché, et attendre LA Dromio ; si quelque vaisseau met à la voile, je pars aussitôt.

FIN DU TROISIÈME ACTE