La Comédie des méprises/Traduction Guizot, 1864/Acte V

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La Comédie des méprises
Traduction par François Guizot.
Œuvres complètes de ShakespeareDidiertome 2 (p. 371-386).

ACTE CINQUIÈME


Scène I

La scène se passe dans une rue, devant un monastère.

Entrent LE MARCHAND ET ANGELO.

ANGELO.—Je suis fâché, monsieur, d’avoir retardé votre départ. Mais je vous proteste que la chaîne lui a été livrée par moi, quoiqu’il ait la malhonnêteté inconcevable de le nier.

LE MARCHAND.—Comment cet homme est-il considéré dans la ville ?

ANGELO.—Il jouit d’une réputation respectable, d’un crédit sans bornes, il est fort aimé : il ne le cède à aucun citoyen de cette ville : sa parole me répondrait de toute ma fortune quand il le voudrait.

LE MARCHAND.—Parlez bas : c’est lui, je crois, qui se promène LA.

(Entre Antipholus de Syracuse.)

ANGELO.—C’est bien lui : et il porte à son cou cette même chaîne qu’il a juré, par un parjure insigne, n’avoir pas reçue. Monsieur, suivez-moi, je vais lui parler.—(À Antipholus.) Seigneur Antipholus, je m’étonne que vous m’ayez causé cette honte et cet embarras, non sans nuire un peu à votre propre réputation. Me nier d’un ton si décidé, avec des serments, cette chaine-LA même que vous portez à présent si ouvertement ! Outre l’accusation, la honte et l’emprisonnement que vous m’avez fait subir, vous avez encore fait tort à cet honnête ami, qui, s’il n’avait pas attendu l’issue de notre débat, aurait mis à la voile, et serait actuellement en mer. Vous avez reçu cette chaine de moi : pouvez-vous le nier ?

ANTIPHOLUS.—Je crois que je l’ai reçue de vous : je ne l’ai jamais nié, monsieur.

ANGELO.—Ob ! vous l’avez nié, monsieur, et avec serment encore.

ANTIPHOLUS.—Qui m’a entendu le nier et jurer le contraire ?

LE MARCHAND.—Moi que vous connaissez, je l’ai entendu de mes propres oreilles : fi donc ! misérable ; c’est une honte qu’il vous soit permis de vous promener LA où s’assemblent les honnêtes gens.

ANTIPHOLUS.—Vous êtes un malheureux de me charger de pareilles accusations : je soutiendrai mon honneur et ma probité contre vous, et tout à l’heure, si vous osez me faire face.

LE MARCHAND.—Je l’ose, et je te défie comme un coquin que tu es.

(Ils tirent l’épée pour se battre.) (Entrent Adriana, Luciana, la courtisane et autres.)

ADRIANA, accourant.—Arrêtez, ne le blessez pas ; pour l’amour de Dieu ! il est fou.—Que quelqu’un se saisisse de lui : ôtez-lui son épée.—Liez Dromio aussi, et conduisez-les à ma maison.

DROMIO.—Fuyons, mon maître, fuyons ; au nom de Dieu, entrez dans quelque maison. Voici une espèce de prieuré : entrons, ou nous sommes perdus.

(Antipholus de Syracuse et Dromio entrent dans le couvent.) (L’abbesse parait.)

L’ABBESSE.—Silence, braves gens : pourquoi vous pressez-vous en foule à cette porte ?

ADRIANA.—Je viens chercher mon pauvre mari qui est fou. Entrons, afin de pouvoir le lier comme il faut, et l’emmener chez lui pour se rétablir.

ANGELO.—Je le savais bien qu’il n’était pas dans son bon sens.

LE MARCHAND.—Je suis fâché maintenant d’avoir tiré l’épée contre lui.

L’ABBESSE.—Depuis quand est-il ainsi possédé ?

ADRIANA.—Toute cette semaine il a été mélancolique, sombre et chagrin, bien, bien différent de ce qu’il était naturellement : mais jusqu’à cette après-midi, sa fureur n’avait jamais éclaté dans cet excès de frénésie.

L’ABBESSE.—N’a-t-il point fait de grandes pertes par un naufrage ? enterré quelque ami chéri ? Ses yeux n’ont-ils pas égaré son cœur dans un amour illégitime ? C’est un péché très-commun chez les jeunes gens qui donnent à leurs yeux la liberté de tout voir : lequel de ces accidents a-t-il éprouvé ?

ADRIANA.—Aucun ; si ce n’est peut-être le dernier. Je veux dire quelque amourette qui l’éloignait souvent de sa maison.

L’ABBESSE.—Vous auriez dû lui faire des remontrances.

ADRIANA.—Eh ! je l’ai fait.

L’ABBESSE.—Mais pas assez fortes.

ADRIANA.—Aussi fortes que la pudeur me le permettait.

L’ABBESSE.—Peut-être en particulier.

ADRIANA.—Et en public aussi.

L’ABBESSE.—Oui, mais pas assez.

ADRIANA.—C’était le texte de tous nos entretiens : au lit, il ne pouvait pas dormir tant je lui en parlais. À table, il ne pouvait pas manger tant je lui en parlais. Étions-nous seuls, c’était le sujet de mes discours. En compagnie, mes regards le lui disaient souvent : je lui disais encore que c’était mal et honteux.

L’ABBESSE.—Et de LA il est arrivé que cet homme est devenu fou : les clameurs envenimées d’une femme jalouse sont un poison plus mortel que la dent d’un chien enragé. Il parait que son sommeil était interrompu par vos querelles ; voilà ce qui a rendu sa tête légère. Vous dites que les repas étaient assaisonnés de vos reproches ; les repas troublés font les mauvaises digestions, d’où naissent le feu et le délire de la fièvre. Et qu’est-ce que la fièvre sinon un accès de folie ! Vous dites que vos criailleries ont interrompu ses délassements ; en privant l’homme d’une douce récréation, qu’arrive-t-il ? la sombre et triste mélancolie qui tient de près au farouche et inconsolable désespoir ; et à sa suite une troupe hideuse et empestée de pâles maladies, ennemies de l’existence. Être troublé dans ses repas, dans ses délassements, dans le sommeil qui conserve la vie, il y aurait de quoi rendre fous hommes et bêtes. La conséquence est donc que ce sont vos accès de jalousie qui ont privé votre mari de l’usage de sa raison.

LUCIANA.—Elle ne lui a jamais fait que de douces remontrances, lorsque lui, il se livrait à la fougue, à la brutalité de ses emportements grossiers. (À sa sœur.) Pourquoi supportez-vous ces reproches sans répondre ?

ADRIANA.—Elle m’a livrée aux reproches de ma conscience.—Bonnes gens, entrez, et mettez la main sur lui.

L’ABBESSE.—Non ; personne n’entre jamais dans ma maison.

ADRIANA.—Alors, que vos domestiques amènent mon mari.

L’ABBESSE.—Cela ne sera pas non plus : il a pris ce lieu pour un asile sacré : et le privilège le garantira de vos mains, jusqu’à ce que je l’aie ramené à l’usage de ses facultés, ou que j’aie perdu mes peines en l’essayant.

ADRIANA.—Je veux soigner mon mari, être sa garde, car c’est mon office ; et je ne veux d’autre agent que moi-même : ainsi laissez-le moi ramener dans ma maison.

L’ABBESSE.—Prenez patience : je ne le laisserai point sortir d’ici que je n’aie employé les moyens approuvés que je possède, sirops, drogues salutaires, et saintes oraisons, pour le rétablir dans l’état naturel de l’homme : c’est une partie de mon vœu, un devoir charitable de notre ordre ; ainsi retirez-vous, et laissez-le ici à mes soins.

ADRIANA.—Je ne bougerai pas d’ici, et je ne laisserai point ici mon mari. Il sied mal à votre sainteté de séparer le mari et la femme.

L’ABBESSE.—Calmez-vous : et retirez-vous, vous ne l’aurez point.

(L’abbesse sort.)

LUCIANA.—Plaignez-vous au duc de cette indignité.

ADRIANA.—Allons, venez : je tomberai prosternée à ses pieds, et je ne m’en relève point que mes larmes et mes prières n’aient engagé Son Altesse à se transporter en personne au monastère, pour reprendre de force mon mari à l’abbesse.

LE MARCHAND.—L’aiguille de ce cadran marque, je crois, cinq heures. Je suis sûr que dans ce moment le duc lui-même va se rendre en personne dans la sombre vallée, lieu de mort et de tristes exécutions, derrière les fossés de cette abbaye.

ANGELO.—Et pour quelle cause y vient-il ?

LE MARCHAND.—Pour voir trancher publiquement la tête à un respectable marchand de Syracuse qui a eu le malheur d’enfreindre les lois et les statuts de cette ville, en abordant dans cette baie.

ANGELO.—En effet, les voilà qui viennent : nous allons assister à sa mort.

LUCIANA, à sa sœur.—Jetez-vous aux pieds du duc, avant qu’il ait passé l’abbaye.

(Entrent le duc avec son cortège, Ægéon, la tête nue, le bourreau, des gardes et autres officiers.)

LE DUC, à un crieur public.—Proclamez encore une fois publiquement que s’il se trouve quelque ami qui veuille payer la somme pour lui, il ne mourra point, tant nous nous intéressons à son sort !

ADRIANA, se jetant aux genoux du duc.—Justice, très-noble duc, justice contre l’abbesse.

LE DUC.—C’est une dame vertueuse et respectable : il n’est pas possible qu’elle vous ait fait tort.

ADRIANA.—Que Votre Altesse daigne m’écouter : Antipholus, mon époux, —que j’ai fait le maître de ma personne et de tout ce que je possédais, sur vos lettres pressantes, —a, dans ce jour fatal, été attaqué d’un accès de folie des plus violents. Il s’est élancé en furieux dans la rue (et avec lui son esclave, qui est aussi fou que lui), outrageant les citoyens, entrant de force dans leurs maisons, emportant avec lui bagues, joyaux, tout ce qui plaisait à son caprice. Je suis parvenue à le faire lier une fois, et je l’ai fait conduire chez moi, pendant que j’allais réparer les torts que sa furie avait commis çà et LA dans la ville. Cependant, je ne sais par quel moyen il a pu s’échapper, il s’est débarrassé de ceux qui le gardaient, suivi de son esclave forcené comme lui ; tous deux poussés par une rage effrénée, les épées hors du fourreau, nous ont rencontré, et sont venus fondre sur nous ; ils nous ont mis en fuite, jusqu’à ce que pourvus de nouveaux renforts nous soyons revenus pour les lier ; alors ils se sont sauvés dans cette abbaye, où nous les avons poursuivis. Et voilà que l’abbesse nous ferme les portes, et ne veut pas nous permettre de le chercher, ni le faire sortir, afin que nous puissions l’emmener. Ainsi, très-noble duc, par votre autorité, ordonnez qu’on l’amène et qu’on l’emporte chez lui, pour y recevoir des secours.

LE DUC.—Votre mari a servi jadis dans mes guerres ; et je vous ai engagé ma parole de prince, lorsque vous l’avez admis à partager votre lit, de lui faire tout le bien qui pourrait dépendre de moi.—Allez, quelqu’un de vous, frappez aux portes de l’abbaye, et dites à la dame abbesse de venir me parler : je veux arranger ceci, avant de passer outre.

(Entre un domestique.)

LE DOMESTIQUE.—Ô ma maîtresse, ma maîtresse, courez vous cacher et sauvez vos jours. Mon maître et son esclave sont tous deux lâchés : ils ont battu les servantes l’une après l’autre et lié le docteur, dont ils ont flambé la barbe avec des tisons allumés32 ; et à mesure qu’elle brûlait, ils lui ont jeté sur le corps de grands seaux de fange infecte, pour éteindre le feu qui avait pris à ses cheveux. Mon maître l’exhorte à la patience, tandis que son esclave le tond avec des ciseaux, comme un fou33 ; et sûrement, si vous n’y envoyez un prompt secours, ils tueront à eux deux le magicien.

Niote 32 : (retour)

Cette risible circonstance devait trouver place ici dans une comédie ; mais, proh pudor ! on la retrouve dans le plus classique de tous les poètes, au milieu des horreurs du carnage d’une bataille :

Obvius ambustum torrem Corynæus ab ord Corripit, et venienti Ebuso, plagamque ferenti Occupat os flammis : olli ingens barba reluxit, Nidoremque ambusta dédit.

VIRGILE, Enéide, livre XII, v. 298.

Niote 33 : (retour) « Peut-être était-ce la coutume de raser la tête aux idiots et aux fous. » STEEVENS. « On trouve, dans les lois ecclésiastiques d’Alfred, une amende de 10 shillings contre celui qui aurait, par injure, tondu un homme du peuple comme un fou. » TOLLET.

ADRIANA.—Tais-toi, imbécile : ton maître et son valet sont ici ; et tout ce que tu nous dis LA est un conte.

LE DOMESTIQUE.—Ma maîtresse, sur ma vie, je vous dis la vérité. Depuis que j’ai vu cette scène, je suis accouru presque sans respirer. Il crie après vous, et il jure que s’il peut vous saisir, il vous grillera le visage et vous défigurera. (On entend des cris à l’intérieur.) Écoutez, écoutez : je l’entends ; fuyez, ma maîtresse, sauvez-vous.

LE DUC, à Adriana.—Venez, restez, n’ayez aucune crainte.—Défendez-la de vos hallebardes.

ADRIANA, voyant entrer Antipholus d’Éphèse.—Ô dieux ! c’est mon mari ! Vous êtes témoins, qu’il reparaît ici comme un invisible esprit. Il n’y a qu’un moment, que nous l’avons vu entrer dans cette abbaye ; et le voilà maintenant qui arrive d’un autre côté : cela dépasse l’intelligence humaine !

(Entrent Antipholus et Dromio d’Éphèse.)

ANTIPHOLUS.—Justice ! généreux duc ; oh ! accordez-moi justice ! Au nom des services que je vous ai rendus autrefois, lorsque je vous ai couvert de mon corps dans le combat et que j’ai reçu de profondes blessures pour sauver votre vie, au nom du sang que j’ai perdu alors pour vous, accordez-moi justice.

ÆGÉON.—Si la crainte de la mort ne m’ôte pas la raison, c’est mon fils Antipholus que je vois, et Dromio.

ANTIPHOLUS.—Justice, bon prince, contre cette femme que voilà ! Elle, que vous m’avez donnée vous-même pour épouse, elle m’a outragé et déshonoré par le plus grand et le plus cruel affront. L’injure qu’elle m’a fait aujourd’hui sans pudeur dépasse l’imagination.

LE DUC.—Expliquez-vous, et vous me trouverez juste.

ANTIPHOLUS.—Aujourd’hui même, puissant duc, elle a fermé sur moi les portes de ma maison, tandis qu’elle s’y régalait avec d’infâmes fripons34.

Niote 34 : (retour) Harlots, mot applicable également aux fripons et aux filles.

LE DUC.—Voilà une faute grave : répondez, femme : avez-vous agi ainsi ?

ADRIANA.—Non, mon digne seigneur : —Moi, lui et ma sœur, nous avons dîné ensemble aujourd’hui. Malheur sur mon âme, si l’accusation dont il me charge n’est pas fausse !

LUCIANA.—Que je ne revoie jamais le jour, que je ne dorme jamais la nuit, si elle ne dit à Votre Altesse la pure vérité !

ANGELO.—Ô femme parjure ! elles rendent toutes deux de faux témoignages. Sur ce point le fou les accuse justement.

ANTIPHOLUS.—Mon souverain, je sais ce que je dis. Je ne suis point troublé par les vapeurs du vin, ni égaré par le désordre de la colère, quoique les injures que j’ai reçues puissent faire perdre la raison à un homme plus sage que moi : cette femme m’a enfermé dehors aujourd’hui, et je n’ai pu rentrer pour dîner : cet orfèvre que vous voyez, s’il n’était pas d’accord avec elle, pourrait en rendre témoignage : car il était avec moi alors : il m’a quitté pour aller chercher une chaîne, promettant de me l’apporter au Porc-Épic, où Baltasar et moi avons dîné ensemble : notre dîner fini, et lui ne revenant point, je suis allé le chercher : je l’ai rencontré dans la rue, et ce marchand en sa compagnie : LA ce parjure orfèvre m’a juré effrontément que j’avais aujourd’hui reçu de lui une chaîne, que, Dieu le sait ! je n’ai jamais vue : et pour cette cause, il m’a fait arrêter par un sergent ! J’ai obéi, et j’ai envoyé mon valet à ma maison chercher de certains ducats : il est revenu, mais sans argent. Alors, j’ai prié poliment l’officier de m’accompagner lui-même jusque chez moi. En chemin, nous avons rencontré ma femme, sa sœur, et toute une troupe de vils complices : ils amenaient avec eux un certain Pinch, un malheureux au maigre visage, à l’air affamé, un squelette décharné, un charlatan, un diseur de bonne aventure, un escamoteur râpé, un misérable nécessiteux, aux yeux enfoncés, au regard rusé, une momie ambulante. Ce dangereux coquin a osé se donner pour un magicien ; me regardant dans les yeux, me tâtant le pouls, me bravant en face, lui qui à peine a un visage, et il s’est écrié que j’étais possédé, Aussitôt ils sont tous tombés sur moi, ils m’ont garotté, m’ont entraîné, et m’ont plongé, moi et mon valet, tous deux liés, dans une humide et ténébreuse cave de ma maison. À la fin, rongeant mes liens avec mes dents, je les ai rompus ; j’ai recouvré ma liberté, et je suis aussitôt accouru ici près de Votre Altesse : je la conjure de me donner une ample satisfaction pour ces indignités et les affronts inouïs qu’on m’a fait souffrir.

ANGELO.—Mon prince, d’après la vérité, mon témoignage s’accorde avec le sien en ceci, c’est qu’il n’a pas dîné chez lui, mais qu’on lui a fermé la porte.

LE DUC.—Mais lui avez-vous livré on non la chaîne en question ?

ANGELO.—Il l’a reçue de moi, mon prince ; et lorsqu’il courait dans cette rue, ces gens-LA ont vu la chaîne à son cou.

LE MARCHAND.—De plus, moi je ferai serment que, de mes propres oreilles, je vous ai entendu avouer que vous aviez reçu de lui la chaîne, après que vous l’aviez nié avec serment sur la place du Marché ; et c’est à cette occasion que j’ai tiré l’épée contre vous : alors vous vous êtes sauvé dans cette abbaye que voilà, d’où vous êtes, je crois, sorti par miracle.

ANTIPHOLUS.—Je ne suis jamais entré dans l’enceinte de cette abbaye ; jamais vous n’avez tiré l’épée contre moi ; jamais je n’ai vu la chaîne : j’en prends le ciel à témoin ! Et tout ce que vous m’imputez-LA n’est que mensonge.

LE DUC.—Quelle accusation embrouillée ! Je crois que vous avez tous bu dans la coupe de Circé. S’il était entré dans cette maison, il y aurait été, s’il était fou, il ne plaiderait pas sa cause avec tant de sang-froid.—Vous dites qu’il a dîné chez lui ; l’orfèvre le nie.—Et toi, maraud, que dis-tu ?

DROMIO.—Prince, il a dîné avec cette femme au Porc-Épic.

LA COURTISANE.—Oui, mon prince, il a enlevé de mon doigt cette bague que vous lui voyez.

ANTIPHOLUS.—Cela est vrai, mon souverain ; c’est d’elle que je tiens cette bague.

LE DUC, à la courtisane.—L’avez-vous vu entrer dans cette abbaye ?

LA COURTISANE.—Aussi sur, mon prince, qu’il l’est que je vois Votre Grâce.

LE DUC.—Cela est étrange ! —Allez, dites à l’abbesse de se rendre ici : je crois vraiment que vous êtes tous d’accord ou complètement fous !

(Un des gens du duc va chercher l’abbesse.)

ÆGÉON.—Puissant duc, accordez-moi la liberté de dire un mot. Peut-être vois-je ici un ami qui sauvera ma vie et payera la somme qui peut me délivrer.

LE DUC.—Dites librement, Syracusain, ce que vous voudrez.

ÆGÉON, à Antipholus.—Votre nom, monsieur, n’est-il pas Antipholus ? et n’est-ce pas LA votre esclave Dromio ?

DROMIÔ d’Éphèse.—Il n’y a pas encore une heure, monsieur, que j’étais son esclave lié : mais lui, je l’en remercie, il a coupé deux cordes avec ses dents ; et maintenant je suis Dromio et son esclave, mais délié.

ÆGÉON.—Je suis sur que tous deux vous vous souvenez de moi.

DROMIÔ d’Éphèse.—Nous nous souvenons de nous-mêmes, monsieur, en vous voyant ; car il y a quelques instants que nous étions liés, comme vous l’êtes à présent. Vous n’êtes pas un malade de Pinch, n’est-ce pas, monsieur ?

ÆGÉON, à Antipholus.—Pourquoi me regardez-vous comme un étranger ? Vous me connaissez bien.

ANTIPHOLUS d’Éphèse.—Je ne vous ai jamais vu de ma vie, jusqu’à ce moment.

ÆGÉON.—Oh ! le chagrin m’a changé depuis la dernière fois que vous m’avez vu : mes heures d’inquiétude, et la main destructrice du temps ont gravé d’étranges traces sur mon visage. Mais dites-moi encore, ne reconnaissez-vous pas ma voix ?

ANTIPHOLUS d’Éphèse.—Non plus.

ÆGÉON.—Et toi, Dromio ?

DROMIÔ d’Éphèse.—Ni moi, monsieur, je vous l’assure.

ÆGÉON.—Et moi je suis sûr que tu la reconnais.

DROMIÔ d’Éphèse.—Oui, monsieur ? Et moi je suis sûr que non ; et ce qu’un homme vous nie, vous êtes maintenant tenu de le croire.

ÆGÉON.—Ne pas reconnaître ma voix ! Ô temps destructeur ! as-tu donc tellement déformé et épaissi ma langue, dans le court espace de sept années, que mon fils unique, que voici, ne puisse reconnaître ma faible voix où résonnent les rauques soucis ! Quoique mon visage, sillonné de rides, soit caché sous la froide neige de l’hiver qui glace la sève, quoique tous les canaux de mon sang soient gelés, cependant un reste de mémoire luit dans la nuit de ma vie ; les flambeaux à demi consumés de ma vue ont encore quelque pâle clarté ; mes oreilles assourdies me servent encore un peu à entendre, et tous ces vieux témoins (non, je ne puis me tromper) me disent que tu es mon fils Antipholus.

ANTIPHOLUS d’Éphèse.—Je n’ai jamais vu mon père de ma vie.

ÆGÉON.—Il n’y a pas encore sept ans, jeune homme, tu le sais, que nous nous sommes séparés à Syracuse ; mais peut-être, mon fils, as-tu honte de me reconnaître dans l’infortune ?

ANTIPHOLUS d’Éphèse.—Le duc, et tous ceux de la ville qui me connaissent, peuvent attester avec moi que cela n’est pas vrai ; je n’ai jamais vu Syracuse de ma vie.

LE DUC.—Je t’assure, Syracusain, que depuis vingt ans que je suis le patron d’Antipholus, jamais il n’a vu Syracuse : je vois que ton grand âge et ton danger troublent ta raison.

(Entre l’abbesse, suivie d’Antipholus et de Dromio de Syracuse.)

L’ABBESSE.—Très-puissant duc, voici un homme cruellement outragé.

(Tout le peuple s’approche et se presse pour voir.)

ADRIANA.—Je vois deux maris, ou mes yeux me trompent.

LE DUC.—Un de ces deux hommes est sans doute le génie de l’autre ; il en est de même de ces deux esclaves. Lequel des deux est l’homme naturel, et lequel est l’esprit ? Qui peut les distinguer ?

DROMIÔ de Syracuse.—C’est moi, monsieur, qui suis Dromio ; ordonnez à cet homme-LA de se retirer.

DROMIÔ d’Éphèse.—C’est moi, monsieur, qui suis Dromio, permettez que je reste.

ANTIPHOLUS de Syracuse.—N’es-tu pas Ægéon ? ou es-tu son fantôme ?

DROMIÔ de Syracuse.—Ô mon vieux maître ! qui donc l’a chargé ici de ces liens ?

L’ABBESSE.—Quel que soit celui qui l’a enchaîné, je le délivrerai de sa chaîne ; et je regagnerai un époux en lui rendant la liberté. Parlez, vieil Ægéon, si vous êtes l’homme qui eut une épouse jadis appelée Emilie, qui vous donna à la fois deux beaux enfants, oh ! si vous êtes le même Ægéon, parlez, et parlez à la même Emilie !

ÆGÉON.—Si je ne rêve point, tu es Emilie ; si tu es Emilie, dis-moi où est ce fils qui flottait avec toi sur ce fatal radeau ?

L’ABBESSE.—Lui et moi, avec le jumeau Dromio, nous fûmes recueillis par des habitants d’Épidaure ; mais un moment après, de farouches pêcheurs de Corinthe leur enlevèrent de force Dromio et mon fils, et me laissèrent avec ceux d’Épidaure. Ce qu’ils devinrent depuis, je ne puis le dire ; moi, la fortune m’a placée dans l’état où vous me voyez.

LE DUC.—Voici son histoire de ce matin qui commence à se vérifier ; ces deux Antipholus, ces deux fils si ressemblants, et ces deux Dromio, tous les deux si pareils ; et puis ce que cette femme ajoute de son naufrage ! —Voilà les parents de ces enfants que le hasard réunit, Antipholus, tu es venu d’abord de Corinthe ?

ANTIPHOLUS de Syracuse.—Non, prince ; non pas moi : je suis venu de Syracuse.

LE DUC.—Allons, tenez-vous à l’écart ; je ne peux vous distinguer l’un de l’autre.

ANTIPHOLUS d’Éphèse.—Je suis venu de Corinthe, mon gracieux seigneur.

DROMIÔ d’Éphèse.—-Et moi avec lui.

ANTIPHOLUS d’Éphèse.—Conduit dans cette ville par le célèbre duc Ménaphon, votre oncle, ce guerrier si fameux.

ADRIANA.—Lequel des deux a dîné avec moi aujourd’hui ?

ANTIPHOLUS de Syracuse.—Moi, ma belle dame.

ADRIANA.—Et n’êtes-vous pas mon mari ?

ANTIPHOLUS d’Éphèse.—Non, à cela je dis non.

ANTIPHOLUS de Syracuse.—Et j’en conviens avec vous ; quoiqu’elle m’ait donné ce titre….., et que cette belle demoiselle, sa sœur, que voilà, m’ait appelé son frère.—Ce que je vous ai dit alors, j’espère avoir un jour l’occasion de vous le prouver, si tout ce que je vois et que j’entends n’est pas un songe.

ANGELO.—Voilà la chaîne, monsieur, que vous avez reçue de moi.

ANTIPHOLUS de Syracuse.—Je le crois, monsieur ; je ne le nie pas.

ANTIPHOLUS d’Éphèse, à Angelo.—Et vous, monsieur, vous m’avez fait arrêter pour cette chaîne.

ANGELO.—Je crois que oui, monsieur ; je ne le nie pas.

ADRIANA, à Antipholus d’Éphèse.—Je vous ai envoyé de l’argent, monsieur, pour vous servir de caution par Dromio ; mais je crois qu’il ne vous l’a pas porté.

(Désignant Dromio de Syracuse.)

DROMIÔ de Syracuse.—Non, point par moi.

ANTIPHOLUS de Syracuse.—J’ai reçu de vous cette bourse de ducats ; et c’est Dromio, mon valet, qui me l’a apportée : je vois à présent que chacun de nous a rencontré le valet de l’autre, j’ai été pris pour lui, et lui pour moi ; et de LA sont venues ces Méprises.

ANTIPHOLUS d’Éphèse.—J’engage ici ces ducats pour la rançon de mon père, que voilà.

LE DUC.—C’est inutile, je donne la vie à votre père.

LA COURTISANE, à Antipholus d’Éphèse.—Monsieur, il faut que vous me rendiez ce diamant.

ANTIPHOLUS d’Éphèse.—Le voilà, prenez-le, et bien des remerciements pour votre bonne chère.

L’ABBESSE.—Illustre duc, veuillez prendre la peine d’entrer avec nous dans cette abbaye : vous entendrez l’histoire entière de nos aventures. Et vous tous qui êtes assemblés en ce lieu, et qui avez souffert quelque préjudice des erreurs réciproques d’un jour, venez, accompagnez-nous, et vous aurez pleine satisfaction.—Pendant vingt-cinq ans entiers, j’ai souffert les douleurs de l’enfantement à cause de vous, mes enfants, et ce n’est que de cette heure que je suis enfin délivrée de mon pesant fardeau.—Le duc, mon mari, et mes deux enfants, et vous, les calendriers de leur naissance, venez avec moi à une fête d’accouchée ; à de si longues douleurs doit succéder une telle nativité.

LE DUC.—De tout mon cœur ; je veux jaser comme une commère à cette fête.

(Sortent le duc, l’abbesse, Ægéon, la courtisane, le marchand et la suite.)

DROMIÔ de Syracuse, à Antipholus d’Éphèse.—Mon maître, irai-je reprendre abord votre bagage ?

ANTIPHOLUS d’Éphèse.—Dromio, quel bagage à moi as-tu donc embarqué ?

DROMIÔ de Syracuse.—Tous vos effets, monsieur, que vous aviez à l’auberge du Centaure.

ANTIPHOLUS de Syracuse.—C’est à moi qu’il veut parler : c’est moi qui suis ton maître, Dromio ; allons, viens avec nous : nous pourvoirons à cela plus tard : embrasse ici ton frère, et réjouis-toi avec lui.

(Les deux Antipholus sortent.)

DROMIÔ de Syracuse.—Il y a à la maison de votre maître une grosse amie qui, aujourd’hui à dîner, m’a encuisiné, en me prenant pour vous. Ce sera désormais ma sœur, et non ma femme.

DROMIÔ d’Éphèse.—Il me semble que vous êtes mon miroir, au lieu d’être mon frère. Je vois dans votre visage que je suis un joli garçon.—Voulez-vous entrer pour voir leur fête ?

DROMIÔ de Syracuse.—Ce n’est pas à moi, monsieur, à passer le premier : vous êtes mon aîné.

DROMIÔ d’Éphèse.—C’est une question : comment la résoudrons-nous ?

DROMIÔ de Syracuse.—Nous tirerons à la courte paille pour la décider. Jusque-LA, passez devant.

DROMIÔ d’Éphèse.—Non, tenons-nous ainsi. Nous sommes entrés dans le monde comme deux frères : entrons ici la main dans la main, et non l’un devant l’autre.

(Ils sortent.) FIN DU CINQUIÈME ET DERNIERACTE