La Compagnie secrète du Saint Sacrement d’après des documens nouveaux

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LA
COMPAGNIE SECRÈTE DU SAINT SACREMENT
D’APRÈS DES DOCUMENS NOUVEAUX

Les lecteurs de la Revue se souviennent peut-être qu’il y a quelques années[1] nous leur signalions une découverte historique qui faisait quelque bruit : celle d’une société catholique secrète au XVIIe siècle, la Compagnie du Très Saint Sacrement. La source principale qui la révélait, — une narration rédigée par un de ses anciens membres, René II de Voyer d’Argenson, et que publiait, avec des notes précieuses, le R. P. dom Beauchet-Filleau, — présentait toute garantie ; les documens accessoires, inédits ou déjà imprimés çà et là, qu’un ouvrage de M. Raoul Allier en rapprochait avec une ingénieuse exactitude, la confirmaient très solidement. Mais il est si rare, en histoire, de retrouver un fait important, prolongé, qui ait tout à fait échappé aux érudits, et, d’autre part, ce fait, réapparu, était si extraordinaire, qu’avant de poursuivre l’étude de l’étrange Compagnie, avant surtout de chercher à éclaircir sa disparition en 1666, on crut prudent et utile d’attendre des documens nouveaux. Ces documens ont surgi, — peu nombreux, il est vrai, comme il fallait s’y attendre au sujet d’une société si amie du mystère, — mais très instructifs.

Ceux que nous étudierons aujourd’hui, et que M. Henry Omont, le savant et sagace conservateur des manuscrits de la Bibliothèque Nationale, vient d’acquérir, sont cent quarante-sept lettres adressées de 1639 à 1662 par « la Compagnie du Très Saint Sacrement establie à Paris » à la « Compagnie du Tres Saint Sacrement establie à Marseille. » Datées, signées par les envoyeurs, scellées par eux du sceau de la Compagnie[2], datées à nouveau et classées par les destinataires, pleines de faits et de noms propres, ces deux cents feuilles nous donnent lieu de suivre chronologiquement, et de tout près, l’activité du groupe marseillais ; — de saisir, dans son intimité vivante, l’action exercée par l’assemblée parisienne, fondatrice, sur une de ses plus importantes succursales ; — d’étudier incidemment l’une des initiatives charitables qui, à Paris, se rattachent à l’œuvre de la Compagnie ; — de constater enfin, une fois de plus, son caractère essentiellement secret[3].


I. — LA COMPAGNIE DE MARSEILLE

Dans la lettre par laquelle, le 5 mai 1639, les supérieur, directeur et secrétaire de la Compagnie du Très Saint Sacrement de Paris félicitaient la Compagnie de Marseille de sa constitution, il y avait, au milieu des complimens solennels et des pieux souhaits de bienvenue, un de ces audacieux conseils dont la Compagnie était coutumière : « Messieurs, écrivaient les confrères parisiens, « nous prenons de grands augures de tant de ferveur en la situation où vous êtes ;… nous espérons que vous porterez par dessus la mer la bonne odeur du Dieu du ciel, et, que vous étant puissamment confirmés dans son honneur et dans son service, vous en ferez part à tous les endroits de la terre où vos matelots adresseront leur commerce et où vos soldats porteront leurs victoires. »

La Compagnie de Paris indiquait tout de suite à sa nouvelle fille quelle lui paraissait devoir être sa vocation, pour ainsi dire, géographique : devenir un foyer de missions étrangères. En ce temps-là, des rêves dévots, — celui de l’extermination des Turcs d’Europe, idée fixe et ardente du P. Joseph ; celui de l’évangélisation des Indes orientales, menée triomphalement jusqu’aux portes de la Chine par saint François-Xavier et ses disciples, — se mêlaient aux curiosités de nos explorateurs et aux besoins coloniaux de nos commerçans, pour provoquer des expéditions maritimes lointaines. Encouragées par le cardinal de Richelieu et son mystique conseiller, des sociétés se formaient sur divers points de la France, demi-commerciales, demi-militaires, décorées de titres mystiques[4]. La Compagnie du Saint Sacrement, où, à cette époque, on le sait par d’Argenson, « le zèle des missions s’échauffait fort, » voyait évidemment, dans sa succursale méditerranéenne, l’organe désigné de cette expansion du catholicisme, le futur port d’attache de la Croisade mondiale.

Cette vue ne paraît pas s’être réalisée. Ni la relation de Voyer d’Argenson, ni les lettres, dont nous usons ici, ne nous montrent l’effort missionnaire de la Compagnie de Marseille rayonnant au-delà des côtes d’Alger ou de Tunis, ou de l’île de Malte. Et de cette limitation, il y eut plusieurs causes.

D’abord, peut-être, la concurrence que produisait cette généralisation, dont nous venons de parler, du zèle missionnaire. Si, dans les compagnons de « M. Vincent » et dans les ecclésiastiques de Saint-Lazare, la Compagnie du Saint Sacrement de Marseille n’avait que des amis, — tour à tour ses conseillers, ses collaborateurs et ses protégés, — peut-être se fût-elle heurtée moins fraternellement aux efforts simultanés de deux Méridionaux, — à la Société de missionnaires de Mgr d’Authier de Sisgau, ou à la Compagnie de colonisation catholique organisée par M. de Ventadour, — deux sociétés que saint Vincent de Paul trouva, à plusieurs reprises, sous ses pas, non sans déplaisir.

Toutefois, ce qui détourna le plus le groupe marseillais de cette organisation permanente de l’évangélisation au-delà des mers, ce fut, sans doute, l’histoire orageuse de Marseille entre 1620 et 1660. Port florissant et ouvert, Marseille était menacée de tous les ennemis de la France, harcelée de tous les larrons de la mer. Trop souvent tonnait, pour donner l’alarme, le canon de la « tour du Grand Horloge ; » des caravelles barbaresques croisaient à l’horizon ; des galères armées de Gênes tournaient leurs proues vers le port, ou une flottille espagnole venait débarquer aux îles de Sainte-Marguerite et de Lérins. Puis, et aussi fréquemment, c’est la peste qui bouleverse la grande cité ; et le fléau est si terrible alors que, quand il éclate, on s’enfuit à pleines portes ; les trois quarts de la population se dispersent aux champs ou à la montagne, et y campent, attendant l’été où, disait-on, « les vendanges purifient l’air. »

Et quand, au XVIIe siècle, Marseille n’a ni la peste ni la guerre, elle a l’émeute. Son vieil « esprit républicain » ne la dispose pas à accepter pacifiquement la destruction systématique des libertés provinciales. De 1633 à 1653, c’est, à Marseille comme à Aix, une insurrection contre la Cour, une bataille intestine quasi perpétuelles. La Fronde marseillaise survit à la Fronde parisienne. En 1658 encore, barricades, siège de l’Hôtel de Ville : les agitateurs d’Aix, ces « Sabreurs » ainsi nommés « de l’épée turquesque ou polonaise, avec laquelle leur chef jurait toujours de se défaire de ses ennemis, » purent trouver à Marseille, grâce à ses franchises, un asile, et le fameux Gaspard de Niozelles y brave l’autorité royale jusqu’au moment où Louis XIV, entrant par la brèche, plante, entre le port et la cité, la citadelle Saint-Nicolas, « bastide » menaçante du roi de France.

Au milieu de cette anarchie et de ces paniques, il s’en fallait évidemment que la Compagnie du Saint Sacrement pût agir à son aise. Elle devait s’interdire les entreprises éloignées, parer au plus pressé, à la démoralisation et à la misère que les désordres et les calamités causaient dans la capitale de la Provence.

La misère l’attira d’abord, et son premier projet fut celui d’un « hôpital général, » d’ « une maison pour y enfermer et nourrir tous les pauvres, » projet que la Compagnie de Paris entretenait depuis 1632 et qu’elle ne put réaliser qu’en 1656. — Et ici, s’impose à nous, la constatation que les récentes recherches sur la Compagnie du Saint Sacrement ont eue tout de suite pour résultat : l’histoire doit désormais lui attribuer, — lui restituer, — certaines créations, pieuses ou charitables, célèbres, et en dépouiller les particuliers derrière lesquels sa modestie habile s’était, de propos délibéré, dérobée. De même qu’à regret M. Raoul Allier a dû disputer à saint Vincent de Paul une part de son œuvre, de même ici, c’est à l’abbé Emmanuel Pachier, chanoine théologal de l’Église cathédrale, qu’il ne faut plus laisser l’honneur total de l’Hôpital général de Marseille. Nous connaissons à présent cette « quantité de personnes de qualité, » dont parle un des historiens anciens les mieux informés de cette ville : Antoine de Ruffi, membre de la Compagnie peut-être ; personnes qui, « non contentes d’avoir largement ouvert leurs bourses en cette pieuse occasion, avaient aussi beaucoup travaillé pour l’acheminement de cette bonne œuvre. »

Il en est à peu près de même[5] de l’Hôpital des forçats malades, dont le groupe marseillais s’occupe en 1643.

C’est Philippe-Emmanuel de Gondi, le père du cardinal de Retz, général des galères de 1598 à 1627, qui, dès 1618, à l’instigation, peut-être, de saint Vincent de Paul, son ami et son conseiller, avait « jeté les fondemens » d’un petit hôpital pour les galériens malades. Mais l’achèvement, c’est à Jean-Baptiste Gault, évêque de Marseille de 1639 à 1643, à la duchesse d’Aiguillon, à Gaspard de Simiane, chevalier de La Coste, que les histoires ont coutume de l’attribuer. Ce serait Jean-Baptiste Gault surtout, d’après les historiens de l’Oratoire et ceux de l’épiscopat marseillais, qui, le premier, aurait compris que « l’une des plus grandes compassions qu’il y ait dans les galères est de voir les pauvres forçats, durant leurs maladies, abandonnés corporellement et spirituellement…, » demeurant « avec la fièvre chaude, attachés sur le banc où ils pourrissent dans l’ordure. » Il en avait parlé, dès « avant que de partir de Paris, » au cardinal de Richelieu et à la duchesse d’Aiguillon ; presque aussitôt son arrivée à Marseille, il en négocia l’établissement à l’aide du chevalier de Simiane, et, la chose étant conclue, lorsqu’il fallut arrêter le plan sur le terrain, le dévoué prélat, raconte son biographe, ne prit pas garde qu’il était « tout en eau pour s’être extraordinairement échauffé dans un sermon, » et qu’il faisait dans le lieu du rendez-vous « un vent extrêmement furieux. » Il y prit sans doute le mal dont il mourut.

Or, il faut maintenant revendiquer pour la Compagnie du Saint Sacrement une part de cette belle pitié chrétienne et de l’établissement précieux qui en résulta. Si J.-B. Gault et le chevalier de Simiane sollicitent de la duchesse d’Aiguillon les fonds nécessaires à l’achèvement du bâtiment projeté par Gondi, c’est la Compagnie du Saint Sacrement de Marseille, — ceci ressort d’une lettre d’un membre du groupe parisien, du 18 mai 1643, — qui les appuie, qui les fait appuyer par la Compagnie de Paris.

Deux ans plus tard, c’est encore la Compagnie de Marseille qui fait intervenir les confrères de Paris, pour qu’une subvention, accordée par le Roi, soit payée, et elle s’occupe d’en trouver les fonds. Ce sont enfin les deux groupes de Marseille et de Paris que leur correspondance nous montre, en novembre 1645, concertant un voyage du chevalier de Simiane à Paris, en vue de harceler de nouveau les puissances, et d’ « accélérer » l’établissement définitif de l’Hôpital des forçats. On voit donc que J.-B. Gault et le chevalier de La Coste, en admettant même qu’ils aient le plus gros du mérite, ont cependant trouvé une auxiliaire active et puissante dans la Compagnie, dont, au reste, ils étaient l’un et l’autre membres. Il y a eu collaboration. Et c’est ainsi sans doute que, dans beaucoup des fondations pieuses ou charitables d’autrefois, la résurrection historique de la Compagnie du Saint Sacrement nous obligera dorénavant à réserver son rôle possible. Il convient désormais de toujours tenir compte de son action souterraine dans l’histoire religieuse et sociale de la France provinciale sous l’ancien régime[6].

Sa charité pour les forçats ne se borna pas à la création de cet hôpital. De ses efforts, — que la relation de Voyer d’Argenson nous indiquait très brièvement, — pour « procurer la justice » et la liberté « aux forçats qui avaient achevé leur temps, » la correspondance avec Paris nous apporte un exemple nominatif. De 1642 à la fin de 1645, elle travaille avec courage à l’élargissement d’un nommé Jacques Sauvage, retenu indûment aux galères après son temps fini.

Contre la débauche et l’immoralité, le Saint Sacrement de Marseille paraît avoir quelque peu tardé d’agir. Peut-être, ici encore, comme pour les Missions, fut-ce preuve de sagesse. Dans la Marseille du XVIIe siècle, les mœurs étaient, comme dans tous les ports, très relâchées. Mais de les réformer n’était pas aisé. Lorsque ce saint évêque, J.-B. Gault, vint à Marseille, « parmi tout plein de pieux desseins qu’il proposa à son conseil, » — au rapport de son biographe, Marchetty, — « il témoigna que l’un de ses plus grands désirs était de remettre les dames de Marseille dans la modestie chrétienne, » et, en particulier, « de les obliger à ne paraître plus en public le sein découvert. » Seulement, quand il en parla à son « conseil, » — conseil où, comme nous le verrons, la Compagnie du Saint Sacrement était représentée, — les « opinions furent si partagées et si différentes qu’on n’en trouva point de remèdes. » « Hélas ! s’écria ce saint Père, est-ce possible ? » Et il écrivit, du moins, « contre le sein découvert des femmes » un beau sermon. Il mourut avant de l’avoir prononcé, et son biographe, contemporain et marseillais, avoue que la force de ses raisons n’eût pas pu, probablement, gagner quoi que ce fût sur une impudeur qui, à Marseille, était « comme un parti formé, » marchant « bannière levée. » — Voilà pourquoi, sans doute, nous ne voyons qu’en 1657 et 1662 seulement, la Compagnie de Marseille tenter de mettre un terme aux désordres que causait soit l’introduction des chaises dans les églises, soit « le libertinage des masques. »

Contre les protestans, il n’est pas impossible qu’elle ait été assez discrète. Elle se contente, semble-t-il, d’établir une maison de Propagation de la Foi, analogue à celle de Paris, pour servir d’asile aux filles languedociennes qui « désireraient se convertir. » Il n’y avait, à Marseille même, que peu de Réformés. Mais il y en avait à la campagne, et il est difficile de croire que la Compagnie se soit désintéressée des luttes que soutint, de 1647 à 1657, un gentilhomme ardent catholique, le sieur d’Aiguières, pour empêcher, dans sa seigneurie, l’exercice du culte réformé. Ce hobereau hardi résista par la force à l’exécution des arrêts de la Chambre de Grenoble favorables aux protestans ; il parvint à obtenir du Conseil du Roi des décisions contraires ; dans cette victoire catholique, les « mémoires » si « bons » que la Compagnie de Marseille fournit, raconte d’Argenson, à une date qu’il n’indique pas, ne furent-ils pas pour quelque chose ?

Ce qu’il y a de sûr, c’est que, pendant les vingt-trois années où sa correspondance nous le montre agissant, le groupe de Marseille travaillait avec succès à l’extension de la Compagnie. A Marseille même, il crée une compagnie de Dames de la Charité. A Grenoble, dès le commencement de 1642, et, deux ans après, à Montpellier, il provoque l’établissement d’une Compagnie. Ce rôle d’initiateur l’engagea même, ce semble, à prétendre dans le Midi à une sorte de primauté. Il donnait, en 1644, à la Compagnie d’Aix, son aînée pourtant de deux ans, des recommandations qui, nous dit-on, ne furent pas bien accueillies. Il exerçait sur la Compagnie d’Avignon une direction dont, nous le verrons tout à l’heure, la Compagnie de Paris dut reconnaître l’utilité.

Si, à tous ces faits, — de chacun desquels la correspondance entre Paris et Marseille, de 1639 à 1662, nous fournit la date précise, — on ajoute ceux que la relation de Voyer d’Argenson indique purement et simplement : l’attention donnée par la Compagnie de Marseille aux missions de Malte ; ses démarches pour procurer la liberté des chrétiens captifs en Barbarie, et même, par un raffinement de sollicitude, pour faciliter « le commerce des lettres, » entre eux et leurs familles, en payant le port de ces lettres ; sa coopération aux prédications de Jean-Baptiste Gault sur les galères ; la fondation d’une Confrérie de Jésus agonisant, d’une maison de refuge pour les filles débauchées et d’un Mont-de-Piété ; les essais qu’elle tente pour « bannir entièrement de France les Bohémiens vagabonds, » tout en catéchisant les Bohémiennes ; — si nous notons enfin jusqu’aux ambitions vaines de la Société marseillaise, dont parle d’Argenson, comme d’ « empêcher l’usage du tabac en fumée, » — nous aurons le bilan, vraisemblablement complet, de l’activité des confrères marseillais, d’autant plus méritoire en un temps et en un milieu si troublés.


II. — COMMENT LA COMPAGNIE DE PARIS GOUVERNAIT

Mais ce qu’il y a encore de plus instructif dans cette correspondance de la Compagnie de Paris avec celle de Marseille, c’est ce qui concerne la première. On pouvait craindre que la relation de Voyer d’Argenson, quelque peu lyrique, ne l’eût surfaite. Ces lettres authentiques justifient son enthousiasme. Voici le groupe parisien dans l’exercice journalier de sa fonction de groupe directeur : il y prouve ce talent de gouvernement, ce sens de l’action collective, qui firent atteindre à la Compagnie, fondée par le P. de Condren et ses amis, la quasi-perfection d’une société spirituelle secrète.

Son souci prédominant et constant, c’est bien, d’abord, celui qui convient à un « Comité central, » à un Conseil supérieur et fondateur : c’est de maintenir entre les nombreux établissemens issus de lui le lien de la solidarité qui fait la force. Et de cette solidarité, elle trouve l’aliment, moins encore dans la confidence des projets d’action, que dans l’échange des sentimens mystiques. Admirablement, et très catholiquement, elle sent qu’il y a plus de sympathie et d’unanimité pour les croyans, et un ferment plus vif de piété bienfaisante, dans la méditation recueillie des « fins dernières » de l’homme, que dans l’effort vers l’avenir, où les volontés les meilleures, en convergeant, peuvent se choquer. De là l’importance qu’elle attribue à la transmission régulière des nouvelles de décès et à la demande de prières pour les défunts, importance qu’elle exprima avec onction, tant qu’elle en eut le loisir, dans les préambules de ces « lettres de faire part : »


Vous savez comme notre institut nous unit tous ensemble d’un même esprit et sacrement d’amour et de charité ; toutes les autres vertus commencent et finissent ici-bas, celle-là seule passe avec nous [hors] de cette vie, et nous accompagne en l’autre, et nous joint éternellement à Dieu. Ce qui nous oblige de nous entr’aimer tous, non seulement en ce monde, mais ceux mêmes encore qu’il plaît à la divine bonté de rappeler à soi…

L’union qu’il nous a donnée avec Lui n’étant pas du temps, mais de l’éternité, il est juste que nous la conservions après la mort et que nous ne considérions pas comme séparés de nos corps ceux d’entre nous que Dieu a détachés des liens de cette vie… Nous vous supplions d’entretenir, principalement par ce moyen, la liaison de nos Compagnies.


Mais, — et ici s’affirme la seconde des préoccupations maîtresses de la Société de Paris, — c’est elle qui voudrait se réserver l’entretien de ce « commerce » de prières et de cette fraternelle fusion des cœurs dans la pensée des disparus. « Vous nous adresserez, écrit-elle, les lettres (de décès) pour les faire tenir. » S’il lui paraît indispensable que toutes les Compagnies se sentent les membres fortement liés d’une grande armée chrétienne, il ne lui paraît pas moins nécessaire qu’elles se rappellent que cette armée a un chef à Paris. Autant que de la fraternité, c’est de l’unité qu’elle est gardienne. Et c’est pourquoi elle n’hésite pas à rappeler, fréquemment, à Marseille, non seulement les maximes générales et initiales de la Compagnie de Paris mais aussi les décisions ultérieures, fruits de son expérience particulière ; elle réclame l’obéissance non seulement pour les « Statuts » et les « Règlemens, » mais encore pour les « Résolutions » de la Compagnie de Paris. « Nous les observons avec le même respect, écrit-elle à Marseille (7 août 1643), que nous observons nos statuts. » C’est ainsi qu’ayant été « arrêté » à Paris « que les lettres de recommandation présentées par les visiteurs seront à l’instant rompues par le secrétaire en présence de la Compagnie…, nous vous prions de vouloir y concourir de votre part… pour vous réduire dans l’uniformité de nos conduites. »

Mais cette obéissance, il est deux points sur lesquels la Compagnie de Paris a peine à l’obtenir : c’est en ce qui concerne les relations des Compagnies entre elles, et leur tendance à fonder, à leur tour, de nouveaux foyers.

Dès 1642, nous l’avons vu, Marseille commence à provoquer des créations dans le Sud-Est. Certainement la Compagnie de Paris l’en félicite ; elle a eu, dit-elle, « une joie incroyable d’apprendre… les dispositions qu’il y a pour un établissement à Grenoble. » Mais sa lettre reflète un embarras. Si, d’une part, elle est aise que les Marseillais se fassent les agens, et les agens discrets, de la négociation, d’autre part, elle stipule qu’ils transmettront les statuts aux gens de Grenoble de la part de la Compagnie de Paris. Sans paraître trop, elle tient à paraître tout de même, et de ce souci de ne point abdiquer, ses lettres nous donnent maintes preuves. — A la fin de 1644, Marseille faisait à Paris la proposition « de contribuer à l’établissement d’une Compagnie à Montpellier, » et la jeune Compagnie provençale, en son zèle bouillant, menait si prestement l’entreprise que, dès le commencement d’avril suivant, il y avait déjà, dans la capitale du Languedoc, « un nombre suffisant de personnes dévotes pour commencer l’exercice. » A quoi, sans doute, Paris applaudit officiellement. Ce n’est toutefois qu’en 1654 que Voyer d’Argenson, si bien informé, enregistre dans son histoire la naissance de la Compagnie de Montpellier. Ne serait-ce pas que la Compagnie-mère de Paris avait tardé à reconnaître l’enfant de sa fille marseillaise ? — A la même époque, elle n’acceptait pas de relations avec Avignon et Orange, non point seulement parce que ces deux Compagnies étaient sur terre papale et, par conséquent, étrangères, mais encore « parce qu’elles s’étaient établies » l’une et l’autre « sans sa participation. » En 1653 encore, elle blâme sévèrement la précipitation de Marseille, à communiquer de son chef les Statuts à Montpellier et à Beaucaire.



On lui fit écrire, rapporte d’Argenson, qu’elle avait agi contre les règlemens et que cette conduite détruirait la correspondance que toutes les Compagnies du royaume devaient avoir avec celle de Paris pour les maintenir dans l’esprit primitif…


Enfin, de nouveau en 1655, elle refuse à plusieurs Compagnies la correspondance qu’elles demandaient avec celles de leur ressort, et elle insère dans le « registre » les motifs qu’elle en a « Le principal était que cela rompait une unité que toutes les Compagnies devaient avoir avec celle de Paris et détruisait leur subordination, qui leur donnait bénédiction. »

Dans sa juste conception de la discipline indispensable à une association vaste, elle conservait l’aversion raisonnée pour les groupemens particuliers qui désagrègent, pour ces autonomies locales où se dissout, avec l’unité, la force efficace.

Malheureusement, cette prétention de rester le lien vivant de tous les groupes et leur commun organe de correspondance, devenait de plus en plus insoutenable avec l’extension de la Société. La Compagnie parisienne était débordée. Elle ne suffisait plus à cette fonction d’intermédiaire central qu’elle avait d’abord assumée. Elle mettait longtemps à traiter les affaires qui lui étaient confiées, longtemps même à répondre aux avis qu’on lui donnait. Marseille se plaint, et Paris n’avait qu’à demander pardon :


Nous vous prions de nous excuser et d’attribuer ce retardement à la multiplicité et au grand nombre des affaires qui nous surviennent, et de notre correspondance avec quarante-sept Compagnies des provinces, et de nos propres occupations et emplois.


Dès lors, des concessions aux vœux de « décentralisation » s’imposaient. Force était d’octroyer aux Compagnies provinciales la licence de « rapports » directs, sans passer par Paris. Et après avoir grondé Marseille de ses relations avec la Compagnie d’Avignon « qui ne se conforme pas aux règlemens, » on était obligé de l’autoriser tout de même à rester en communication avec cette Compagnie, qui, sans cet appui, « ne subsisterait pas, » et de donner carte blanche aux Marseillais pour leur conduite en cette occurrence : « De tout cela nous laissons la disposition à votre prudence et au zèle que vous témoignez pour garder l’uniformité de nos statuts. »

Du moins, pour suppléer à cette concentration primitivement rêvée par elle, et qu’elle sentait se relâcher de plus en plus, — pour maintenir par quelque autre voie ce concert qu’elle ne pouvait plus obtenir par une impulsion unique, — son ingénieux gouvernement s’avisait d’un moyen tout moderne : le Congrès. « Pendant le mois de juin de cette année (1659), dit Voyer d’Argenson, il se trouva dans Paris un grand nombre de confrères des provinces, et leur présence donna sujet à la Compagnie de penser à leur faire des conférences particulières pour les instruire exactement de sa conduite et de ses maximes. » « On y proposa, ajoute-t-il, et l’on y décida beaucoup de choses, et le succès de cette délibération générale fut tel que la Compagnie songea immédiatement à la réitérer au plus vite. » C’est précisément ce qu’une lettre de Paris à Marseille nous confirme :


Notre dessein étant toujours de tendre au plus parfait et d’être, autant que nous le pouvons selon les règles de la charité, parfaitement unis et uniformes, nous avons cru, en supplément de la visite charitable et par accroissement de moyens perfectifs, que l’on pouvait lier ici tous nos amis du dehors pendant leur séjour, et traiter, avec eux plus particulièrement de tous leurs besoins, de la manière que notre union en Jésus-Christ le désire de nous. L’on en a fait l’essai et il y a espérance d’un bon succès par l’édification réciproque et la charité mutuelle. Vous pouvez préparer vos mémoires pour ceux des vôtres qui viendront ici cet hiver, et dès à présent nous en envoyer le double pour y être pourvu autant qu’on le peut…


Ainsi, par deux fois, sans doute, en l’année 1659, furent débattus à Paris, grâce à la Compagnie du Saint Sacrement, les grands intérêts de la France catholique, aussi à fond certainement, sinon plus, que dans ces officielles Assemblées du Clergé réunies pour voter le don gratuit.


III. — LES LEÇONS SPIRITUELLES ET CHARITABLES DE LA COMPAGNIE DE PARIS AUX CONFRÈRES DE MARSEILLE

En outre de ces soucis, — constans, on le voit par les dates, — de discipline et d’unité, le gouvernement de la Compagnie du Saint Sacrement de Paris sur ses succursales nous offre aussi une direction de vie spirituelle et d’œuvres sociales et morales.

D’après le récit de Voyer d’Argenson, tout plein des actes de l’infatigable Compagnie, on serait tenté de croire, et j’ai insinué moi-même, que la mission proprement dévote de la Compagnie paraissait un peu oubliée. La correspondance de Paris avec Marseille nous montre qu’il n’en est rien, et que la Compagnie de Paris est loin de se désintéresser du maintien, dans son vaste troupeau, des exercices religieux, ressorts de zèle pratique, établis par les fondateurs. Avec tact, et tout en respectant l’initiative de Marseille, elle la documente, à cet égard, assidûment Elle lui adresse tantôt « un livre de prières qui se disent » à Paris « à l’ouverture et à l’issue de la Compagnie, lequel on a fait imprimer pour la commodité des ecclésiastiques de notre Compagnie ; » tantôt « un petit traité fait par M. l’évêque de Grasse [Godeau], touchant l’honneur et le culte qui se doivent rendre au Très Saint Sacrement de l’autel. » Elle éclaire enfin, au besoin, les scrupules des Marseillais dans des cas difficiles. Une certaine « poudre de sympathie, » inventée depuis quelque temps déjà par l’Anglais Digby, venait d’être, de nouveau, prônée par lui dans une conférence publique à Montpellier : drogue merveilleuse, composée de poudre de vitriol séchée et de gomme adragante, qui, pour guérir, disait-il, « n’avait pas besoin d’être appliquée sur le lieu malade. » Il suffisait de la « répandre sur un linge teint du sang ou du pus d’une blessure, » pour que, par la vertu de ses effluves, elle arrêtât l’hémorragie, cicatrisât la plaie, « quelque distance qu’il pût y avoir entre elle et la partie blessée. » Les confrères de Marseille ne savaient qu’en penser : ceux de Paris, éclairés par les savans qui avaient, depuis longtemps, discrédité la fameuse poudre, font connaître à leurs amis que, des expériences faites, il paraît résulter que « la vertu dudit remède ne peut pas se continuer de loin jusqu’au blessé. » « Une chose si extraordinaire ne pourrait venir que d’un mauvais principe, » et le mieux est « de prier MM. les grands vicaires de l’interdire. »

A travers ces menus conseils spirituels, une préoccupation apparaît, par intervalles, plus générale et très intelligente : celle de réveiller, de temps à autre, et de faire circuler dans la vaste affiliation, les idées hautes, les sentimens ardens, les nobles ambitions nourricières d’initiatives hardies. C’est ce que nous montrent quelques documens d’un ton tout particulier, visiblement soignés dans leur forme emphatique, imagée, à la Senault ou à la Camus, et qui, dans leur fond, sont comme les mandemens de la Compagnie de Paris. Telle est la suivante, signée, comme à l’ordinaire, par les chefs officiels de la Compagnie à cette date (8 novembre 1645) : Loué soyt à jamais le très auguste et très Saint Sacrement de l’autel.


Messieurs et très chers Confrères,

L’Eglise estant menacée dehors et dedans d’une ruine prochaine, avec beaucoup plus d’apparence qu’elle ne l’a esté depuis dix siècles, par les infidèles et par le pernicieux concours des athées, des impies, des hérétiques et sectateurs de nouvelles doctrines, et sa nef ne pouvant, ce semble sans miracle, éviter un dernier naufrage, — c’est à nous, Messieurs, c’est à nous d’enrouser [d’arroser] humblement de nos larmes le throsne de Sa Miséricorde, dans ce besoin si important, si pressant et si présent, pour tascher d’arrester les fléaux épouvantables non seulement préparés par sa justice justement irritée, mais qu’il laisse mesme desja agir par des événemens très funestes. C’est à nous, dis-je, puisque Dieu nous a honnorez d’une union si saincte, pour sa gloire et pour le salut du prochain, plus estroictement et plus particulièrement que le reste des hommes, par l’invincible ciment du précieux sang de Jésus-Christ, son Fils, dans le plus divin des Sacremens. C’est de quoy, Messieurs, nous prenons la liberté de vous prier, voire conjurer, vous exhortans aussi de faire, comme nous, à cette fin, un jeusne et une communion à vostre commodité. Messieurs les ecclésiastiques estantz particulièrement priez de dire chacun une messe pour ce sujet, et touts ensemble d’agréer, s’il vous plaist, d’adjouster, comme nous, à nos prières, après Da pacem, Domine, etc., cette aultre petite oraison : Ecclesiae tuae, Domine, preces placatus admitte, ut, destructis adversitatibus et erroribus universis, secura tibi serviat libertate per Dominum, etc. C’est ce que nous espérons de vostre zèle, piété et charité, vertuz parfaitement cognues vous estre acquises et familières par, Messieurs et très chers Confrères,

Vos très humbles et très assurés serviteurs, le Supérieur, Directeur et Cie du Saint Sacrement établie à Paris.

BARILLON [supérieur], Du MATHA Directeur, FR. DE SAINT-AMANT, Secrétaire.


Messieurs Antoine de Barillon, seigneur de Morangis, ancien maître des requêtes au Parlement de Paris, futur conseiller d’État et directeur des finances sous la Régence ; MM. du Matha et de Saint-Amant, simples ecclésiastiques, parlent en vérité ici comme des évêques.

Parfois même, au temps de la Fronde, alors que tous les partis politiques qui se disputent le pouvoir font, à qui mieux mieux, appel à l’opinion publique, la Compagnie du Saint Sacrement les imite. Elle aussi, elle imprime des « factums ; » et ces exhortations à la « poursuite des péchés universels et publics, » qui se commettent contre « la loi de Dieu, » ont, sous sa plume, un accent qui rappelle celui des Mazarinades :


… Nous voicy maintenant dans les jours mauvais : faisons l’office des bons anges, en cette saison en laquelle il y a tant d’hommes sur la terre qui font l’office des diables, et nous induisons et excitons l’un l’autre à deffendre les interests de Jésus-Christ si peu considérez par les pécheurs !… Il nous défendra de nos ennemis, et nous donnera s’il lui plaist un courage tel qu’il le faut…

… Le Saint-Esprit descendu en forme de langue de feu le jour de la Pentecôte sur les Apostres, veuille ouvrir vostre bouche et embraser vostre cœur pour jamais ! — Dans les pressans besoins on recherche des extrêmes remèdes ; Dieu, qui console les affligez, vous veuille… inspirer deux fonctions, celle de Prophète et de Législateur ; — de prophète, portant toute votre ville à la pénitence par vostre prédication, ainsi que fit Jonas ceux de Ninive ; — de législateur, détournant la main vengeresse du Seigneur des armées de dessus nos testes, ainsi que fit Moïse lorsqu’il empescha ce grand Dieu de consommer et de réduire à rien le peuple d’Israël après qu’ils eurent adoré le Veau d’Or. Soyez ambassadeurs et députez du peuple de vostre ville vers le grand Roy des Roys, Jésus-Christ notre Sauveur ! Prenez le feu de la Sainte Charité dans son sacré costé, et l’allumez dans leurs cœurs afin qu’ils le conservent jusques à la fin de leurs travaux !


Parmi ces œuvres, auxquelles Paris convie éloquemment Marseille, celle du combat anti-protestant tient une place très grande, — trop grande. — Non pas que, la première fois que le groupe parisien écrit au groupe marseillais à ce sujet, ce ne soit d’une façon assez douce (lettre du 17 décembre 1644) : il se borne à demander les prières de Marseille, « afin que Dieu illumine Messieurs de la Religion Prétendue Réformée » dans leur prochain synode, et qu’il les fasse « demeurer dans les termes de l’obéissance qu’ils doivent à Dieu et au Roy. » Mais dès le mois de mars 1645, le ton change. Les événemens d’Angleterre « affligent bien fort » la Compagnie. « Nous sommes avertis que la religion catholique est à la veille d’être entièrement abolie en Irlande, » que les Parlementaires et les Écossais se joignent « pour faire la guerre aux Irlandais catholiques. » Et comme la Compagnie a également, dit-elle, — et nous l’en croyons aisément, — « une parfaite connaissance » des secours d’hommes et d’argent qu’envoient à leurs coreligionnaires anglais les Réformés de France et d’Angleterre, elle se met à organiser une action contraire. Elle commence par donner avis aux Marseillais que l’archevêque de Paris « a ordonné à tous messieurs les curés de représenter secrètement à leurs paroissiens » le danger couru par le catholicisme et l’importance des efforts à faire. Bientôt après (4 janvier 1646), elle leur expose la tactique, plus efficace, qu’elle a inaugurée elle-même : cette campagne de chicanes et de procès dont le recueil de jurisprudence, compilé par le confrère Filleau[7], va être l’arsenal précieux :


Il importe de tâcher d’humilier par notre zèle et par nos soins ces ennemis jurés du très auguste Saint Sacrement, de qui l’insolence entreprend à présent plus que jamais de renverser, par toutes sortes d’artifices, toutes les lois divines et humaines, là où ils estiment avoir du support ou de l’activité suffisamment pour pouvoir s’émanciper impunément.


Or, pour « arrêter le cours de leurs entreprises,… dont nous avons souvent des avis et des plaintes de divers endroits, voire même pour les ranger dans leur devoir, là où ils auront notablement abusé de la tolérance du souverain, » rien ne sera plus « commode » que ce « promptuaire » préparé par Filleau, avocat du Roi au présidial de Poitiers « de tous les arrêts ci-devant donnés contre les hérétiques. » Et, en 1655 (lettres du 3 septembre et du 15 décembre), à la veille de l’Assemblée du Clergé, la Compagnie de Paris non seulement demande aux Marseillais de « recueillir de toutes parts, par eux ou leurs amis, les arrêts, jugemens, plaintes, mémoires et instructions qui regardent les entreprises des religionnaires, » mais elle leur adresse un questionnaire, en les priant de répondre « en diligence, » afin de pouvoir dans le temps convenable « suggérer à Messeigneurs de l’assemblée ce que l’on croira de plus important pour la gloire de Dieu et le bien de l’Église. » En même temps, elle leur conseille, dans Marseille même « de députer quelqu’un de la Compagnie pour veiller, « de façon permanente, » à ce que les huguenots ne prennent point des catholiques à leur service, ni dans les métiers, pour les pervertir. »

En ce qui touche l’activité charitable de la Compagnie de Paris, ses lettres à la succursale de Marseille ne nous apprennent rien que le confrère Voyer d’Argenson n’eût déjà relevé avec un soin de panégyriste. Mais ce que l’on peut y voir de plus près c’est de quelle façon le groupe parisien instruit sa succursale à faire le bien à sa façon.

D’abord, et avant tout, à le faire dans l’ombre :


Nous vous supplions de nous envoyer par le premier ordinaire le nom de trois ou quatre des plus zélés de votre Compagnie et des plus propres, pour tâcher de les faire nommer directeurs de votre hôpital des galériens, sans témoigner à personne que cela se fasse par le motif de la Compagnie.

Puis, avec la prudence qui sait s’abstenir ou se replier. Modératrice au besoin, la Compagnie de Paris décourage sa fille méridionale de plusieurs œuvres téméraires, soit comme n’étant pas de « l’esprit de la Compagnie, » soit comme irréalisables. Il est inutile, par exemple, qu’elle se hâte de s’opposer aux désordres résultant, dans les églises, de l’introduction des chaises :


Il faut attendre que Notre Seigneur en fasse naître les ouvertures et moyens, comme aussi pour les images des saints qui sont aux portes des cabarets, et prier Dieu qu’il lui plaise de ruiner et détruire tous ces abus.


Mais à l’ordinaire, tant s’en faut qu’elle réprime le zèle des Marseillais, qu’au contraire elle le suscite à des desseins plus vastes. A cet égard, l’une des plus caractéristiques leçons de charité qu’elle leur donne, est au sujet de ce forçat que Marseille, je l’ai dit, parvint à délivrer. D’abord, c’est Paris qui a découvert et qui signale son cas, le 27 avril 1642 :


La profession particulière que nous faisons d’honorer le très saint et très adorable Sacrement, qui est un Sacrement d’union et de charité, nous obligeant d’assister les pauvres dans leurs nécessités, principalement quand le secours qu’ils demandent est raisonnable et tend à les délivrer des peines qu’on leur a fait souffrir injustement, nous avons estimé que vous agréeriez volontiers d’employer vos soins pour obtenir la liberté d’un pauvre garçon de cette ville, nommé Jacques Sauvage, qu’on nous a dit… servir dans la patronne depuis huit ans, bien que le terme de sa condamnation ne soit que de trois ans seulement, comme vous verrez par l’extrait que nous vous envoyons. Nous vous prions instamment d’embrasser ce bon œuvre ;… cette vexation est étrange et barbare, et la misère de ce jeune homme digne de compassion.


Et tout de suite, la Compagnie de Paris indique à celle de Marseille comment elle conçoit des bonnes œuvres de ce genre. Sans doute, les Confrères de Paris « recevront grande consolation » si ce « jeune homme » est « délivré de ses chaînes ; » mais ce n’est pas le tout. Ce n’est pas même le principal. Ce qui sera plus « merveilleusement édifiant, » c’est si cette occasion sert à « procurer un bon règlement afin d’empêcher que de telles injustices ne se commettent plus à l’avenir. » « Nous vous remercions bien fort, écrit-elle aux Marseillais, de la peine que vous avez prise pour Jacques Sauvage… » Mais, ajoute-t-elle :


nous vous envoyons les extraits des forçats de la dernière chaîne qui est partie d’ici depuis quelques jours, pour les délivrer, s’il vous plaît, à chacun d’eux, ou bien ils garder… ainsi que vous jugerez le plus à propos pour le bien de ces pauvres gens, afin d’empêcher qu’on ne les contraigne de servir plus longtemps qu’ils ne doivent.


Ainsi du cas particulier la Compagnie de Paris se hausse à une entreprise générale. Il résulte d’une lettre du 21 octobre 1643 qu’elle continue, avec l’assistance de Dijon, ces expéditions de documens à l’effet de fonder à Marseille un comité permanent de surveillance des galères et de protection des forçats.

Et le bien naît du bien. Le succès que Marseille obtient dans cette intervention en faveur de Sauvage « réchauffe le zèle » des Parisiens à « entreprendre les plus difficiles affaires de charité, » à instituer hardiment contre les grands abus sociaux des campagnes méthodiques. Ce ne leur est pas assez de participer, avec J.-B. Gault et le chevalier de La Coste, à l’établissement d’un « hôpital marseillais des pauvres galériens malades. » Ici encore, ils généralisent et agrandissent, et le 31 décembre de cette année 1648, année de crise révolutionnaire, où l’émeute frondeuse venait de mettre à nu, violemment, tant de fissures du vieil établissement monarchique, une lettre de la Compagnie de Paris nous la montre assumant, dans cet État bouleversé, un rôle de réformatrice véritable et de patronne de tous les faibles opprimés.


Messieurs et très chers Confrères,

Le Conseil du Roy a donné trois arrests sur le rapport de M. de Bernières, Maistre des requestes, au sujet des grands désordres qu’il a remarqué es prisons des villes mentionnées en iceulx, où il s’est transporté par ung motif de charité à ses frais et despens, — lesquels arrests sont de telle importance qu’ils méritent d’estre exécutez par tout le royaume, y ayant aparence qu’il y a pareils abus ou partye d’iceulx par toutes les prisons. Et pour ce, nous avons creu devoir vous les envoyer pour en poursuivre l’exécution à Marseille, s’il y a sujet de le faire, comme aussy aux sièges royaux qui sont de vostre ressort, ausquelz fauldra pareillement envoyer les dictz arrests, deux desquels sont de la cognoissance des Trésoriers de France, que vous leur délivrerez, s’il vous plaist, et prierez de satisfaire au contenu d’iceulx, désirant que l’exécution des dictz trois arrests puissent produire d’aussi bons effects en vos quartiers comme ilz font ès dictes villes où a esté le dit sieur de Bernières, lequel a aussy pourveu d’ailleurs que la messe soit dite et célébrée tous les dimanches et festes de l’année esdites prisons, de plus à l’élargissement de quelques prisonniers qui avaient esté emprisonnez les jours de marchez et de foire, contre les ordonnances, et faict deffenses aux Trésoriers des Tailles et du Taillon de bailler séparément leurs contrainctes, mais conjointement, pour le payement des deniers de leurs recettes pour éviter la foulle et l’oppression des redevables. Ledit Conseil, qui a veu son procès-verbal, a approuvé tout ce qu’il a fait pour y avoir apporté toute la justice et l’intégrité requise. Nous souhaitons qu’il soit imité de tous ceulx qui ont mesme pouvoir que luy. Dieu en seroit mieux seroy aux prisons, la justice mieux rendue et le peuple soulagé.

Signé : LIANCOURT, N. BARBEAU, DE SAINT-FIRMIN.


C’est aussi dans cet esprit de réformation radicale et durable, que la Compagnie de Paris presse celle de Marseille de travailler contre les duels. Ce qu’elle vise, ce n’est pas tant la répression d’un cas isolé, qu’une guerre universelle et à fond. A cet effet, elle veut un relevé statistique des contraventions aux édits du Roi depuis le mois de septembre 1651, en spécifiant les « noms, qualité et nombre des parties, » le lieu et le succès du combat, les poursuites dont ont été l’objet les criminels, et leur « retraite. » Cette enquête devait servir de base à la sollicitation d’une loi nouvelle, celle précisément qui fut, — grâce aux membres de la Compagnie dont Louis XIV et sa mère étaient entourés, — l’un des premiers actes d’éclat du gouvernement personnel du jeune roi.

Mais à côté de ces œuvres dont on pourrait constater et suivre le développement public dans l’histoire de Paris ou des provinces, la Compagnie du Saint Sacrement de Paris en touchait également d’autres, au sujet desquelles nous ne sommes point éclairés. Quel est par exemple, ce « dessein des plus importans » qu’une lettre du 21 octobre 1644 nous dit avoir été « recommandé aux prières » de la Compagnie ? « Dessein des plus importans pour le bien et le repos de toute la chrétienté, la conduite duquel dépendra en partie du soin et du ministère de quelques-uns de cette Compagnie (de Paris). » Mais « toutes les autres Compagnies qui voudront y prendre quelque part » peuvent y contribuer. » Auquel cas, on leur « en donnera » plus ample « avis par homme expert quand il en sera temps, l’affaire étant trop importante pour être fiée à un messager. » Où faut-il chercher le mot de cette énigme ?

Enfin, il n’y avait pas seulement les œuvres où la Compagnie en corps, — quoique sans paraître, bien entendu, — s’intéressait. Il y avait aussi celles où ses membres pouvaient se lancer, à sa suggestion sans doute et avec ses encouragemens, mais à titre purement individuel et à leurs risques et périls. Or la correspondance de Paris avec Marseille nous fait connaître une de ces entreprises latérales. Quelles ambitions germaient parmi les confrères quand ils sortaient, la tête et le cœur enflammés d’une belle ardeur propagandiste, de ces conciliabules pieux dont Voyer d’Argenson nous a laissé une image trop éteinte, — quelles témérités leur inspirait l’audace de leur Société, — c’est ce que va nous montrer l’aventure singulière de l’abbé Colas de Portmorand.


IV. — LA « FAMILLE CHRÉTIENNE » DE L’ABBÉ DE PORTMORAND

Né en 1607 dans le diocèse d’Orléans[8], où la Compagnie du Saint Sacrement s’établit en 1632, Colas de Portmorand avait pu connaître à Orléans l’abbé Bourdoise qui y vint travailler en 1617 ; il s’était épris un moment de Saint-Cyran, et il avait fini par s’attacher à « M. Vincent » qui l’enrôla parmi ses premiers missionnaires. Devenu, en 1638, curé de Calais, où la Compagnie eut aussi, sinon une succursale, au moins des représentans, il y avait fait beaucoup de bien. Figurons-nous en lui un de ces jeunes prêtres, comme il y en eut tant alors, qui, à l’exemple des grands initiateurs que je viens de nommer, essayaient çà et là, en France, de procurer enfin la réformation attendue ; apôtres dispersés auxquels il manquait un centre, et qui, précisément, le trouvèrent, à partir de 1630, dans la Compagnie du Saint Sacrement. Chez Portmorand, cette ferveur active prenait sans doute, comme il arriva plus d’une fois en ce temps, la forme d’un mysticisme exalté. Il raconte lui-même, dans le petit livre dont nous allons parler, qu’une terrible maladie cérébrale le mit à deux doigts de la mort. Ce fut dans cette maladie qu’ « une grande lumière, l’environnant, » lui découvrit « les dérèglemens de l’Eglise universelle depuis les plus grands jusqu’aux plus petits, » et ce qu’il fallait pour « rétablir l’esprit de religion dans les familles séculières desquelles il est entièrement banni. » Guéri, avec une soudaineté miraculeuse, par l’intercession de saint Joseph, « à la condition qu’il s’emploierait avec fidélité à cette œuvre, » Portmorand vint s’enfermer, probablement au milieu de l’année 1641, dans le village de Vaugirard, « pour digérer, seul, — dit-il, — au pied du crucifix » les ordres du Ciel. Notons cependant qu’il était encouragé par une de ces pieuses femmes, que nous entrevoyons, plus ou moins, derrière tous les saints personnages de ce temps, inspiratrices ardentes ou discrètes, — Mme de Villeneuve, une ancienne dirigée de saint François de Sales, fondatrice des Filles de la Croix. — Et notons encore qu’à Vaugirard, se réunissaient alors, préparant leurs œuvres futures, Jean du Ferrier, Charles Picoté, Jean-Jacques Olier, tous trois du même âge que Portmorand, animés d’une même ferveur, — et tous trois, eux aussi, membres de la Compagnie du Saint Sacrement.

Là, en 1643, le 19 mars, avec quelques compagnons, il ouvrait la maison dont il avait mûri le dessein. Cinq mois après, il la transportait à Paris même, au faubourg Saint-Victor, près de la Pitié, « dans un pays perdu, où la jeunesse était entièrement débauchée et avait grand besoin d’instruction. » Mais il n’avait pour subsister que quelques aumônes et ses faibles ressources personnelles, et son établissement, qui avait reçu tout de suite cent élèves et qui était gratuit, eût immédiatement péri, sans l’intervention de la Reine mère. Informée, elle fit plus que de donner à Portmorand « le pain » qui allait lui manquer ; elle l’alla voir elle-même avec son fils. Ce fut, s’il faut en croire Portmorand, la première des visites de charité du jeune prince ; et ce fut le petit Louis XIV qui « honora du nom » de « Famille Saint-Joseph » la maison naissante. Les charités de la Régente et de Mlle de Montpensier, la protection de Mazarin, qui, « en personne, » obtint du Conseil, pour Portmorand, « de quoi fonder trois amples Familles de pauvres filles séculières, » encouragèrent l’abbé dans une entreprise, déjà en butte, écrit-il, à beaucoup de « contradictions, secousses et médisances. » Les Jansénistes, déjà puissans, étaient-ils pour quelque chose dans ces « secousses ? » C’est possible. Portmorand les avait « trahis. » Il avait, lors de l’emprisonnement de l’abbé de Saint-Cyran à Vincennes et de son procès, déposé contre son ancien maître d’une façon assez grave. Ce ne sont pourtant pas les hommes de Port-Royal que Portmorand accuse : mais les moines, « suppôts du diable qui crèveraient » plutôt, dit-il, que de souffrir qu’on essaie « de faire vivre religieusement ceux et celles qui sont dans le grand monde, lequel ils croient leur appartenir par un droit acquis. » « Les démons bâtiraient cent maisons monastiques plutôt que d’en laisser élever une, pour le public, où l’on fasse de bons chrétiens. »

Crut-il répondre à leurs attaques en expliquant son but ? Ou fut-ce démangeaison littéraire chez un homme qui écrivait avec l’éloquence facile et parfois pittoresque des Senault, des Coeffeteau et des Camus ? Toujours est-il qu’en 1644, — tout « en courant çà et là » tendre l’escarcelle au défaut, des dames quêteuses » désignées par la Reine, et qui l’abandonnaient, — Portmorand composa, « feuille à feuille, » deux éditions du petit livre[9] qui devait causer sa perte, — livre qui, évidemment, était moins l’exposé du peu qu’il avait déjà fait, qu’un programme de ses théories et de ses ambitions.

De ce programme très touffu, et dont la complexité luxuriante rappelle tout de suite le zèle polymorphe de la Compagnie à laquelle Portmorand appartenait, ce qui se dégage d’abord, c’est un projet scolaire.

La « Famille Saint-Joseph » est, avant tout, une école, et, d’abord, une école de gardons, internes et externes, pris à l’âge de quatorze ou quinze ans, « afin qu’ils soient plus tôt façonnés et placés, et qu’il y ait ainsi plus de places vacantes. » Non point d’enfans du peuple, pour lesquels on a fait assez dans ces dernières années. Sans les exclure, — car Portmorand veut être tout à tous, — il prétend attirer principalement les « enfans des nobles et honnêtes maisons incommodées, » de la petite bourgeoisie, des fonctionnaires royaux, et les jeunes huguenots même : on les convertira plus aisément en les mêlant avec les catholiques.

Mais ce qu’on ne confondra pas, — dans ce vaste établissement, « en cinq corps de bâtiment, » où Portmorand voit en rêve son collège, — ce sont les « conditions. » Les jeunes gentilshommes, habillés avec plus d’éclat, mangeront aux tables des gouverneurs, et ne feront que leurs lits ; « les petits bourgeois seront mis à balayer toutes les chambres, les montées et les classes, » et les enfans du peuple, « qui sont destinés à être laquais, servent à toutes les tables et mangent après les autres et ailleurs. »

Des études, Portmorand se soucie aussi peu que la plupart des pieux fondateurs d’écoles durant tout le cours du XVIIe siècle. Lire, écrire, « chiffrer » et calculer suffit, avec beaucoup de catéchisme et, même, chaque jour, « une grande leçon de théologie. » Ceux dont on veut « faire de bons prestres et maistres d’escholes, » iront terminer leurs études dans les collèges de Paris, en se plaçant comme servans, chez « messieurs les curés et docteurs de l’Université. » Le seul trait à retenir sans doute dans cette pédagogie un peu hésitante et élémentaire, c’est l’ambition d’amender par l’éducation les naturels difficiles ou vicieux : « De même que l’esprit de Jésus a plus volontiers embrassé l’enfant prodigue que son frère et a recherché les pécheurs et les Magdeleines avec un amour plus ardent que les justes, nous aurons une singulière affection à tendre les bras aux enfans les plus déréglés et malaisés à gouverner, auxquels les remèdes ordinaires ne font plus rien. »

Dans les écoles de filles, que Portmorand songe à fonder aussi, le même triple « discernement » sera fait « des filles nobles » et de « celles qui n’ont qu’une honnête naissance » d’avec celles qui sont « de condition mécanique et servile. » On n’exclura que les filles notoirement et définitivement « perdues ; » on recevra jusqu’aux pécheresses « qui ont failli par une passagère et secrette fragilité,… on les remettra dans le train des honnêtes lilles. » Et pour épargner ces chutes aux filles « d’honnête naissance, » on accueillera « singulièrement les orphelines » et, — sans aucun délai, — « les plus belles. »

Quant au « final objet » de ces maisons d’éducation si hospitalières, il est de former « pour les paroisses d’excellens maîtres » et maîtresses, soit ecclésiastiques, soit laïques. On préparera donc et on éprouvera, à cet effet, jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans, les sujets qui paraîtront propres. Toutefois, en attendant que la maison puisse n’être plus qu’un séminaire d’instituteurs, « on y donnera le couvert à tous les gens d’Eglise, précepteurs, escoliers, écrivains et arithméticiens qui n’ont point d’emploi. » On y hébergera également, « à la retraite passagère, les gentilshommes, les soldats et les artisans, garçons et mariés, qui veulent prendre quelques jours pour vaquer à leur conscience, les pages, les officiers, valets et laquais que leurs maîtres y voudraient envoyer faire une bonne confession générale. On recevra toutes gens de toute sorte de professions et qualités, qui sont disgraciés de la fortune, afin de les mettre en état de servir dignement l’Eglise et le public en toutes sortes de places. » On y donnera « à la veuve et à l’orphelin, aux pauvres honteux, affligés et malades, audience, consolation et assistance temporelle : » avocats et procureurs, médecins et chirurgiens seront à cet effet « attitrés à la Famille. » Enfin, on mariera les filles, ce qui encouragera « même les plus huppées à se mettre à couvert jusque-là en cette honorable retraite. » Et si l’on ne peut leur promettre de « riches hommes » — qui, cependant, observe Portmorand, devraient être trop heureux de trouver là des épouses laborieuses et vertueuses, — on les pourra marier aux maîtres laïques formés dans la maison. Établies à la campagne, elles instruiraient les filles, tandis que leurs maris instruiraient les garçons.

Ainsi les « Maisons Saint-Joseph » seront des écoles et collèges élémentaires, — des maisons de correction, — des écoles normales pour les deux sexes, — des maisons de retraite, — des hôtelleries, — des bureaux de placement, — des bureaux d’assistance, — même des agences de mariage, au moins de mariages pédagogiques. Bizarre conception, mais qui montre assez bien les multiples idées qui pouvaient germer dans l’âme d’un disciple un peu échauffé de la Compagnie du Saint Sacrement. Ce rêve d’une maison unique, propre à satisfaire chrétiennement tant de besoins sociaux, était, en somme, la traduction naïve de ce désir d’omniprésence et d’universelle action de l’ambitieuse Société. Ces « saintes familles, » maisons à toutes fins et à tous usages, c’étaient les communautés religieuses, les « maisons du peuple » catholiques, que les Renty, les Duplessis-Montbard, « le Bon Henri » Busch voulaient multiplier dans la cité chrétienne.

Malheureusement, à l’exposition de ces vues, Portmorand mêlait autre chose dans le livre qu’il eut la malencontreuse idée de publier. D’abord, il y tonnait contre la société contemporaine avec une maladresse bruyante, que sa récente fièvre chaude pouvait seule excuser. Ni la Régente, ni Mazarin, ne pouvaient être flattés de voir leur protégé dénoncer les embarras de leur gouvernement et les discordes politiques du temps, comme des marques de la vengeance du ciel sur un royaume « avili jusqu’au-dessous des bêtes brutes. » C’était d’un peu habile prophète de proclamer que le succès de la « Famille chrétienne » devait se produire « par une voie sanglante » et qu’il fallait « que les pères et les mères, frappés par le bras de Dieu, cédassent la place à une nouvelle génération toute divine. » Et à déclarer fièrement qu’il n’y avait pas eu jusqu’alors « d’écoles qui aient l’esprit de Dieu, » Portmorand semblait méconnaître les entreprises et les services des Vincent de Paul, des Tranchot, des Démia. Cinq ans plus tôt, dans le faubourg Saint-Antoine, l’abbé de Barberet avait créé une maison analogue à la sienne, et deux ans à peine auparavant, la pieuse demoiselle Marie Delpech de l’Étang fondait, et sous l’invocation de Saint-Joseph elle aussi, un établissement hospitalier et d’éducation pour les filles pauvres.

Où l’imprudent abbé était encore plus malavisé, c’était de superposer à ses plans d’organisation une philosophie, un système religieux et moral. De ce principe incontesté que l’éducation est la préparation de la vie, il induisait que la vie est, logiquement, une chose bonne. Mais le christianisme ne dit-il pas, et le catholicisme du XVIIe siècle n’aimait-il pas à redire le contraire ? Ce qu’il recommande essentiellement, n’est-ce pas la lutte contre la nature ? — De cette difficulté, le pauvre Portmorand croyait se tirer par des distinguo de bon sens. Sans doute il faut résister à la nature, mais « il ne faut pas essayer de la détruire. » En la ménageant, on la désarme. Voyez, disait-il, la gourmandise : d’où vient qu’elle est aisée à maîtriser ? C’est qu’on pactise avec elle, qu’on lui accorde quelque chose. Pourquoi la concupiscence est-elle plus redoutable ? C’est qu’on la traite sans rémission, qu’on veut la mater tout à fait, sans lui concéder rien. On a tort. La nature résiste et s’échappe. « Elle a de merveilleuses industries et des ressorts inexplicables pour trouver son compte tôt ou tard, de façon ou d’autre, » — et, sur ce point délicat, Portmorand ne craignait pas d’apporter des précisions, de dénoncer ces « débordemens » de l’instinct perverti, si fréquens parmi les personnes en religion comme parmi les laïques, de dire tout haut, sur les hontes « du siècle, » ce que « peu de gens savent, et ce que ceux-là passent pour hypocondres, qui, le sachant, le publient. » — Il faut donc satisfaire les sens en quelque mesure, leur « donner à propos la curée, pour empêcher qu’ils ne deviennent faméliques et gloutons. » Que les confesseurs ne soient pas, sur cet article, trop pointilleux ; qu’ils évitent « de décourager ceux qui transgressent la loi quand ils gémissent dans leur chute, » et surtout, que l’on ne flétrisse plus « l’œuvre de chair du nom de vilenie, d’abomination et d’ordure ; » que l’on « relève » à tout prix le sacrement du mariage « de la poussière et de l’opprobre où le diable l’a mis. » C’est le thème favori de Portmorand. Pourquoi présenter la femme comme l’obstacle un salut ? C’est « le plus sévère » de tous les apôtres, saint Pau ! qui a dit :

Pourquoi ne me serait-il pas permis comme aux autres apôtres de faire mes missions ayant une femme sœur pour compagne ? Le Créateur n’a-t-il pas créé délibérément la femme, et créé du même coup la tendance affectueuse et nécessaire que les deux sexes doivent avoir l’un vers l’autre ?


Il n’est pas à présumer que, depuis la création d’Eve, « Dieu ait changé d’opinion. » « D’où je conclus que les premiers regards et agrémens des choses belles et bonnes sont innocens, » que les mouvemens inévitables d’un « naturel aimant et affectif sont légitimes. » Au surplus, le Fils de Dieu a bien prouvé sur terre, par son exemple, qu’il n’est pas venu « pour retrancher la civile conversation entre les sexes, les écarter, effaroucher et obliger de vivre en sauvages et en ennemis. » Pour les noces de Cana fut la première de ses visites, et par la suite,


voyez-le conversant innocemment et aimablement avec les femmes, discourant tout seul sur un puits avec une Samaritaine, prenant la cause criminelle de la femme adultère en main, la plaidant avec tant de douceur et de zèle qu’il confond les accusateurs. Se voyant seul avec elle, (il) l’absout et la renvoie comme innocente. Regardez-le donnant ses pieds à toucher et baiser à une Magdelaine, et sympathisant avec elle en tout, même jusques à pleurer quand il la voit pleurer, en sorte qu’on disait : Ecce quomodo amabat eam… Considérez, après, comme il se laisse suivre par elle et par les autres dames et damoiselles de Hiérusalem… Pour mettre le dernier sceau à cette vérité, je ne peux assez répéter que les deux sexes s’assemblèrent, par un ordre divin, après l’Ascension, demeurèrent ensemble au nombre de six vingt dix jours et dix nuits sous un même toit et que le Saint Esprit descendit sur eux, ainsi congrégés, pour les unir encore davantage.


Et à cette apologie, — avec textes des Livres saints à l’appui, — de la femme, de l’amour et du mariage, Portmorand joignait une satire de la vie monastique analogue aux attaques dirigées, alors même, contre les couvons par l’évêque de Belley, Jean-François Camus. Il flétrissait, comme lui, la tendance des familles avouer les enfans, tout petits, à la vie religieuse, dût-on, pour les y allécher, leur faire croire « que les murailles des cloîtres sont de sucre. » Il montrait comment son entreprise à lui s’alliait, au contraire, avec l’économie de l’Eglise catholique, « grand corps dont les deux sexes qui composent le genre humain sont les deux parties. » S’exaltant sur cette idée, peu s’en fallait qu’il ne présentât ses écoles comme des espèces de séminaires d’époux, dans lesquels des « Noviciaux, » — « oui-dà, dit-il, des Noviciaux du mariage, » — élèveraient garçons d’un côté, filles de l’autre, en vue de l’hymen chrétien. Et c’était, finalement, sur ces combinaisons matrimoniales que le romanesque abbé semblait fonder l’espoir d’une refonte totale, dont il ne parlait qu’avec mystère, de l’Eglise « repeuplée, » promettant sur ce point, dans un livre prochain, des révélations supplémentaires.

Enfin, comme pour mettre le comble à ses imprudences, l’abbé Colas ajoutait à sa théologie nouvelle de la nature réhabilitée un culte approprié. Ce saint Joseph, sous le patronage duquel il plaçait sa conception d’un christianisme essentiellement conjugal, il le célébrait, le grandissait jusqu’à d’étranges proportions. A une époque où la dévotion de l’époux de Marie n’était encore que peu développée dans l’Eglise[10], Portmorand n’hésitait pas à déclarer que « Dieu le Père, ayant choisi Joseph de toute éternité pour le mettre un jour à sa place et transporter sur lui l’auguste nom de Père de Jésus, » lui a voulu « céder en ce temps-là son sceptre et sa couronne,… lui communiquer la plénitude des sciences et des lumières de son esprit, pour le rendre digne de faire les fonctions d’un Dieu sur un Dieu même et sur une mère de Dieu. » Homme assurément, mais homme « nécessaire à la gloire de l’Éternel, » homme qui, « comme cause seconde, se peut dire avec vérité l’auteur et le conservateur de la vie de tous les hommes, de tous les anges et de Dieu même ; homme enfin qui est plus qu’un homme, plus qu’un ange et comme un Dieu, par la démission volontaire et entière que le Père éternel lui a faite de tous ses droits sur son Fils. » Et Portmorand affirmait que l’intercession de saint Joseph était, de toutes, avec celle de Marie, la plus efficace : tout pouvait s’obtenir selon lui, en s’adressant à « ce Roi du Roi des Rois, à ce Seigneur de l’Empérière de l’Univers, » à cet « arbitre et dispensateur du salut des hommes dedans le Ciel comme il le fut sur la terre, » à ce « grand Chancelier, sur lequel Dieu se repose Je toutes les affaires de ce monde. »

Tout cela, c’était commettre, surabondamment, le péché capital aux yeux des théologiens du XVIIe siècle. C’était « dogmatiser, » c’est-à-dire débiter d’un ton d’autorité et comme incontestables des « sentimens particuliers » engendrés par le « sens propre. » Or ces sentimens particuliers de l’abbé de Portmorand « subodoraient » assurément beaucoup de choses mauvaises : le libertinage réformateur, l’épicuréisme païen, le protestantisme même.

La Sorbonne, la première, intervint. La commission d’examen qu’elle nomma fut stupéfaite qu’en un si petit livre, un ecclésiastique, d’ailleurs pieux, eût pu entasser tant d’erreurs, « ut mirum sit, in tam exiguo libello, tot ac tantos errores homini, aliunde singularem pietatem professo, excidisse. » Elle n’eut besoin que de trois jours pour y découvrir une foule de propositions « hérétiques, impies, blasphématoires, contraires à la Sainte Écriture, à l’usage et à la pratique de l’Église, aux saints Canons et aux Constitutions apostoliques, schismatiques, erronées, téméraires, obscènes, offensives des oreilles pieuses, calomniatrices, séditieuses, absurdes et fausses. » Les passages qu’elle réprouva furent, d’abord, naturellement, ceux où s’affichaient les prétentions de l’auteur à passer pour un inspiré, à qui Dieu aurait miraculeusement révélé « les dérèglemens de l’Église universelle » et leur remède ; mais ensuite, et plus encore, ceux où Portmorand exprimait ses vues sur la nature et le mariage.

Après quoi, l’archevêque de Paris, Jean-François de Gondi, se chargea de détruire l’établissement commencé par Portmorand au faubourg Saint-Victor. « Quarante-cinq pauvres garçons » en furent tirés par lui, et remis à maître Étienne de Barberet, l’un des instituteurs de la jeunesse à qui Portmorand avait prétendu faire concurrence

Enfin, ce fut la Compagnie du Saint Sacrement elle-même qui témoigna son mécontentement à ce compromettant confrère, ainsi qu’elle l’annonce à la Compagnie de Marseille le 21 octobre 1644 :


Nous avons esté contrainctz de retrancher M. l’abbé de Pormorene de nostre Compagnie, de laquelle apparemment il n’eut jamais l’esprit, pour un livre qu’il a voulu faire imprimer contre le conseil de tous ceux à qui il en avait communiqué le dessein, lequel a depuis esté censuré de la Sorbonne. Nous vous supplions de lui vouloir donner chacun une messe ou une communion ainsi que nous avons tous faict, affin d’obtenir de Dieu en sa faveur la grâce de se reconnoistre, de rentrer dans les sentimens communs (de) l’Église, et, en se rétractant, de faire une pénitence aussi publique que sa faute.


Mais, ainsi que cette lettre, nous le montre, ce n’était pas sans esprit de retour que le Saint Sacrement de Paris se séparait d’un membre, dont la Faculté de théologie elle-même avait reconnu, en son verdict, l’insigne piété. C’était le « livre » de l’abbé Colas dont le dessein avait été blâmé ; ce n’était pas son œuvre, et c’est pour son livre, non pour son œuvre, que la Compagnie déclare qu’elle l’exclut provisoirement. De plus, elle ne lui tint pas longtemps rigueur. Dès le 17 décembre, Paris s’empresse de faire savoir aux Marseillais que

leurs confrères d’Orléans (les) assurent de la bonne et sainte résolution qu’a prise M. l’abbé de Portmorand de se soumettre entièrement aux sentimens de l’Église, de se rétracter de tout ce qu’il a dit et écrit au contraire de faire pénitence dans la retraite et de subir pour cet effet la juridiction de Mgr d’Orléans, son évêque diocésain. Nous vous demandons en sa faveur, pour le fortifier en un si pieux dessein, l’aide et la continuation de vos bonnes prières.


Évidemment, en effet, ce membre de la Compagnie était un élève plein de bonne volonté, sinon d’intelligence. Dès ses débuts, il avait bien mérité d’elle en combattant à sa naissance ce Jansénisme que la Compagnie du Saint Sacrement, nous le verrons, détestait. Parmi ses conceptions ultérieures, il y en avait plus d’une, on a pu le remarquer au passage, que la Compagnie partageait, et que, sans doute, il avait puisées dans le pieux échange d’idées du jeudi, et dans le caractère complexe de l’établissement par lui décrit et essayé, la propagande du Saint Sacrement pouvait reconnaître, avec indulgence, sa propre ambition, illimitée et multiforme. Il lui manquait la prudence. Il avait voulu opérer trop hâtivement cette « régénération » totale de la société que la Compagnie souhaitait autant que lui. Et surtout, il lui manquait la discrétion. Malgré les conseils de ses sages confrères, il avait publié son dessein. C’était un agent fervent, mais trop bavard. Il avait le feu sacré, il n’avait pas « l’esprit. »


V. — LE SECRET

Car l’esprit de la Compagnie, c’était, essentiellement, le secret. Là-dessus, le doute n’est pas permis, même en faisant, comme nous l’avons déjà fait, ici même, les réserves convenables.

On peut accorder, par exemple, qu’à l’égard des évêques, ce secret n’était pas de règle absolue, ni de pratique constante. Les statuts de la Compagnie l’autorisaient à admettre des « prélats. » Et elle y était bien forcée, dès là qu’elle admettait des ecclésiastiques : elle ne pouvait empêcher ses membres abbés de devenir évêques. De plus, lors même que les chefs des diocèses ne lui avaient pas été, précédemment, affiliés, il n’était pas partout et toujours indispensable qu’elle se dissimulât à eux. S’il est vrai que la majorité des évêques, dans le premier quart du XVIIe siècle, se désintéressa de cette régénération du catholicisme français, dont les hommes pieux ressentaient le besoin, tous les évêques n’étaient pas sourds à ces justes impatiences. Il y en avait qui pensaient, qui agissaient d’une façon conforme aux souhaits des Dévots du Saint Sacrement.

Et précisément de cette double espèce d’exception, l’histoire de la Compagnie de Marseille nous offre l’exemple. Avec trois au moins des évêques qui occupèrent le siège entre 1639 et 1662 : François de Loménie, Jean-Baptiste Gault, Etienne du Puget, le groupe marseillais fut en rapport. Pour Loménie, cependant, la chose n’est pas certaine. Ce fut sous lui que la Compagnie de Marseille se forma, mais dans les tout derniers jours de son épiscopat et en son absence ; Loménie avait même déjà rendu le dernier soupir dans son pays natal, près de Limoges, lorsque son grand vicaire Dantès délivra, en son lieu et place, à la Compagnie nouvelle, l’autorisation épiscopale. Il se peut toutefois que l’évêque fût au courant : c’était un bon prélat, qui avait travaillé en conscience à cette restauration de l’autorité épiscopale, qui était la première condition de la réforme désirée du catholicisme ; le Saint Sacrement n’avait pas à se cacher de lui. Et puis, il était neveu d’Antoine de Loménie, ce secrétaire d’Etat qui, le 27 mai 1631, avait contresigné[11] la lettre de Louis XIII engageant l’archevêque de Paris à protéger la Compagnie du Saint Sacrement à son berceau ; la pieuse société ne pouvait pas se flatter de lui être inconnue. — A Eustache Gault, qui mourut à peine sacré et sans être venu à Marseille, elle aurait eu moins de raisons encore d’essayer de se dérober. C’était un membre de cette congrégation de l’Oratoire, d’où étaient parties, à Paris, les premières inspirations de la Compagnie parisienne du Saint Sacrement, et dont le couvent, à Marseille, fut le premier domicile de la succursale marseillaise. — Jean-Baptiste Gault, qui hérita de l’évêché de son frère, n’était pas seulement, lui aussi, un oratorien, ami intime et excellent disciple de ce P. de Condren, l’un des fondateurs de la Compagnie ; ce n’était pas seulement un saint homme d’action, ascète énergique, qui montait sur le siège de Marseille, « avec la passion d’établir puissamment dans cette ville le règne de Jésus-Christ, » avec cent projets de réforme empreints de la généreuse hardiesse que portait la Compagnie dans ses entreprises ; c’était, en outre, selon toute vraisemblance, un membre de la Compagnie du Saint Sacrement, soit de celle de Paris, soit de celle de Tours, son pays d’origine. Aussi, pendant son très court, mais très marquant épiscopat, il régna, nous l’avons vu déjà, entre lui et les Compagnies de Marseille et de Paris, une collaboration très étroite, qui s’éclaire des détails curieux, notés par les anciens biographes. Ainsi J.-B. Gault avait souhaité pieusement, dès avant d’être évêque, « d’avoir quelqu’un qui fût toujours auprès de lui afin de ressusciter de temps en temps son zèle. » Or quel est l’homme qu’il prend à cet effet pour le garder à ses côtés jusqu’au dernier soupir ? L’un des confrères les plus éminens du Saint Sacrement, Gaspard de Simiane, chevalier de La Coste. — Non content de ce mentor toujours présent, Jean-Baptiste Gault s’était adjoint une « congrégation de quelques personnes de doctrine et de piété qui s’assemblaient tous les mercredis pour délibérer sur les plus importantes affaires du diocèse : » sorte de Conseil de conscience, dont « il respectait les résolutions comme des réponses du Saint-Esprit. » Or, parmi les cinq membres de cette assemblée, l’un au moins, — Pierre de Bausset, prévôt de la cathédrale de Marseille, — est un confrère du Saint Sacrement, très mêlé à toutes ses œuvres. La Compagnie du Saint Sacrement trouva à Marseille dans Jean-Baptiste Gault, comme à Grasse dans Godeau, comme à Cahors dans Alain de Solminihiac, l’évêque selon son cœur et à sa dévotion.

Quant à Etienne du Puget, à lui aussi la Compagnie se révéla, spontanément. Etait-ce lui, par sa piété, par son ardeur réformatrice qui méritait cette confiance ? Il ne semble guère s’être signalé que par la large part qu’il prit aux luttes politiques dans cette Marseille alors si divisée et si séditieuse ; il eut même, pendant la Fronde, une attitude tellement hostile à la Cour que, lors du voyage de Louis XIV en Provence, peu rassuré sur l’accueil du Roi, il crut devoir contrefaire le vieillard moribond, et aller, en un équipage pitoyable, saluer le souverain et ses ministres.

Toutefois, au moment, où il était devenu évêque en 1643, trop d’œuvres, importantes et urgentes, étaient sans doute engagées, en commun, par la Compagnie de Marseille et J.-B. Gault, trop de traces existaient probablement de cette solidarité pieuse pour que la Compagnie pût espérer de s’effacer. Elle prit le parti de mettre dans un secret nécessaire le nouvel évêque, qui accepta de fréquenter, avant d’aller en son diocèse, la Compagnie de Paris, afin d’être initié par elle à « son esprit. » S’il le prit, c’est une autre affaire. Mais tous ces cas nous montrent qu’à l’égard des puissances ecclésiastiques, la Compagnie du Saint Sacrement savait faire la part des circonstances, éviter les cachotteries inutiles, se plier aux confidences opportunes. Seulement, c’étaient des exceptions : la correspondance de Paris avec Marseille l’atteste par des silences significatifs. Quand il s’y agit de la fondation des Compagnies de Grenoble et de Montpellier, il n’est pas soufflé mot des évêques de ces diocèses. Même bons, — et c’était le cas de l’évêque de Grenoble, Pierre Scarron, — elle les ignorait volontiers. Et cette indépendance était conforme, tout à fait, aux principes fondamentaux de la Compagnie de Paris, où l’intervention de l’évêque, soit dans la formation de compagnies nouvelles, soit dans l’activité ordinaire de la Société, n’est prévue que d’une façon hypothétique, comme un accident, non comme une condition. Inutile d’ajouter que la Compagnie se passait encore plus facilement du curé. On ne l’appelait ni comme fondateur, ni comme chef ; on l’admettait seulement comme membre, s’il le méritait, et s’il pouvait être un informateur utile.

Quant à la défiance de la Compagnie vis-à-vis du pouvoir civil, elle admit apparemment moins d’exceptions encore. En ce qui concerne le Roi, la correspondance de Paris avec Marseille nous oblige de nouveau à penser que, sous Louis XIII, la Compagnie-mère se contenta de la lettre par laquelle, le 27 mai 1631, il avisait l’archevêque de Paris de la permission qu’il lui avait donnée de s’assembler. Et sous Louis XIV, elle n’éprouva pas davantage le besoin de faire renouveler cette « autorisation » très sommaire.

En revanche, ce que cette correspondance nous montre copieusement, c’est la réalité de tous les mystères que relatait déjà le récit de Voyer d’Argenson, mystères parfois si mélodramatiques, que, sur son seul témoignage, on pouvait être tenté d’accuser d’exagération l’imagination du dévot vieillard. Et certes, l’on comprend que, pendant la Fronde, en 1652, quand la Compagnie de Paris, noblement émue des malheurs et du désordre universel, fait appel à la piété et à la charité de ses membres, elle prenne soin, alors, de dissimuler, sous la signature d’un « M. Lépine, » une circulaire (21 janvier 1652) propre à la compromettre ; on comprend même que, pour faciliter la réponse, elle recommande un petit mensonge pieux : S’il vous plaît de faire réponse, il faut adresser les lettres à Lépine, maître d’hôtel du Roy, rue Matignon, derrière Saint-Thomas du Louvre… Et mettre sur le paquet : « Pour les expresses affaires du Roy. » Parce que, dit-elle, il n’est pas inexact de soutenir « que les plus importantes et les plus expresses affaires qu’aient Leurs Majestés, c’est de procurer et avancer la gloire de Dieu qui les fait régner… »

Mais ce n’est pas seulement dans ces temps difficiles que la Compagnie du Saint Sacrement travaille à entretenir les ténèbres autour d’elle. C’est en tout temps.

Elle écrit : avec quelle cauteleuse prudence ! « Mandez-nous bien précisément le nom, la qualité et la demeure, en cette ville, » de celui des membres ou de la personne autre, à laquelle « nous pourrons, confidemment, adresser nos lettres pour vous les faire rendre et tenir avec assurance. » D’ailleurs, à la moindre alerte, dès que l’on peut soupçonner une infidélité de la poste, on change d’adresse ou d’intermédiaire, et on enseigne aux Marseillais, pour la conservation de leurs archives, l’ingénieux expédient employé à Paris : « mettre sur le coffre une étiquette au nom d’une personne des plus qualifiées de la Compagnie. »

La Compagnie de Paris estime, avec raison, qu’il est salutaire d’établir entre elle et ses succursales le lien des visites réciproques, et elle ne peut empêcher qu’entre ses succursales aussi, on ne se rende visite : mais quelles circonspections méticuleuses afin que les lettres de recommandation et de présentation exigées d’un visiteur ne soient pas égarées !

La Compagnie du Saint Sacrement est heureuse de se propager. Mais combien la sagesse règle sa fécondité ! C’est le 25 février 1642 que la Compagnie de Marseille annonce à celle de Paris le projet d’établissement d’un groupe à Grenoble ; ce n’est que le 15 mai que la Compagnie de Paris se décide à communiquer les statuts, en recommandant bien qu’il n’en soit point « abusé. » « Cela est de très grande importance pour garder fidèlement le secret dont vous savez que nous faisons particulièrement profession. » Et ce qui nous est dit par Voyer d’Argenson, des frayeurs que causait à la Compagnie de Paris son succès même et sa magnifique extension, nous le vérifions de bonne heure dans ses lettres. Ce n’est pas seulement vers la fin, quand des ennemis la menacent, qu’elle songe à restreindre ses conquêtes : c’est dès la fin de 1648 : « Messieurs, nous vous supplions d’être désormais fort réservés à procurer de nouveaux établissemens de N [ouvelles] C [ompagnies] et principalement dans les petites villes… parce qu’il serait à craindre qu’enfin la multiplication ne nous fût ruineuse et préjudiciable par la découverte et la division d’esprit qu’elle pourrait causer. »

Lorsque, enfin, les « dangers » se multiplient et se précisent, voilà bien, dans les lettres de Paris à Marseille, le redoublement d’alarmes et de précautions dont la relation de Voyer d’Argenson nous faisait le tableau. Et ce fait, désormais incontestable, appelle une observation. Quand elle est ainsi menacée d’être « découverte, » vers 1660, la Compagnie du Saint Sacrement n’avait-elle pas derrière elle assez de belles œuvres déjà faites, par devers elle assez de beaux projets en train pour ne rien craindre, ce semble, ou même pour pouvoir légitimement espérer que les pouvoirs ecclésiastiques et civils, édifiés d’un si honorable dossier, lui permettraient de garder, au moins vis-à-vis du public, un secret dont elle avait tiré si bon parti ? Ne pouvait-elle pas, ou bien se divulguer alors ; — l’état des esprits n’était plus, en 1660-1666 (Anne d’Autriche vivait encore), le même qu’en 1630, ni à la cour, ni dans le public ; — ou bien faire la part des exigences du gouvernement, et consentir à se révéler aux autorités ? Or l’idée ne lui en vient point. Elle sait pourtant, et elle le dit, que le « danger » qui la menace n’est pas un « danger » matériel. « Les particuliers » qui la composent « n’ont rien du tout à redouter de fâcheux. » C’est la Compagnie qui doit craindre, et le malheur qui l’épouvante, ce n’est pas d’être blâmée, c’est, purement et simplement, d’être « découverte. »

Elle s’obstine dans sa dissimulation et s’y enfonce. « Soyez encore, s’il se peut, plus secrets que par le passé. » De lettres, le moins possible, et rien que « pour les choses absolument nécessaires. » Plus même de cet échange des nouvelles mortuaires auquel la piété de la Compagnie attribuait avec raison tant d’efficacité pour l’union. Assemblées espacées, « de quinze en quinze jours, ou de mois en mois ; même, cessation entière, » pour ne laisser « subsister que les entrevues secrètes des officiers qui donneront avis aux absens des biens auxquels ils sont propres. » Mais dans cette gêne volontaire, que faire ? Rien de nouveau, forcément, ni d’efficace : « plus de nouveaux établissemens et Sociétés, » plus d’ « œuvres fortes. » Afin de garder le secret, la Compagnie se décide donc à se mutiler. Plutôt que de paraître, — car c’est tout ce qu’elle risque, — elle préfère entrer dans un « sommeil » qui est presque un suicide.

On serait difficile en fait de preuves historiques si l’on n’admettait pas, après tout cela, que la Compagnie du Saint Sacrement fut, non point seulement une Société « discrète, » mais bel et bien une « Société secrète. » Quelque fâcheuse idée que, de notre temps, on attache, ou que l’on convienne d’attacher, aux modes d’action, et d’information clandestine, il faut en prendre son parti : il y a eu au XVIIe siècle, en France, une organisation souterraine de la propagande catholique. Mais qu’on veuille bien se rappeler ce que j’ai jadis essayé de dire ici même : les raisons de circonstances qu’elle avait pour se dissimuler, du moins à la date du XVIIe siècle où elle se fonda, en vue de stimuler, avec le maximum d’effet désirable, l’Eglise française assoupie ou entravée ; qu’on pèse les motifs très valables qu’elle avait de craindre de ne pouvoir pas réaliser en plein jour « les grands biens » qu’elle méditait de faire en tout et partout ; — on devra l’excuser, ou, du moins, la comprendre. Les confrères du Saint Sacrement étaient, du reste, les premiers à le proclamer, — à huis clos, s’entend, — en toute candeur : «… Le secret est l’âme de la Compagnie ; lui seul en fait la différence d’avec les autres sociétés. C’est en lui que consiste toute sa bénédiction, et il est tellement essentiel que, si vous l’ôtez, ce ne sera plus une Compagnie du Saint Sacrement[12]. »


A. REBELLIAU.

  1. Voyez la Revue des 1er juillet, 1er août et 1er septembre 1903.
  2. Petit cachet de cire rouge représentant un calice d’où sort une hostie, entre deux colonnettes ou deux candélabres.
  3. De ces lettres, classées à la Bibliothèque Nationale aux Nouvelles Acquisitions françaises, 21091, in-f°, nous faisons paraître le texte intégral dans une brochure (Paris, H. Champion), où les chercheurs qu’attire cette histoire parfois piquante d’une société secrète trouveront, nous l’espérons, des renseignemens utiles. Car beaucoup de noms propres y sont cités, de confrères du Saint Sacrement de toutes les compagnies de France. En outre de cette correspondance, nous avons utilisé des lettres publiées par le P. Henri Chérot, dans les Études des PP. de la Compagnie de Jésus de 1900, et surtout, des extraits, que M. Georges Guigues, archiviste du département du Rhône et dom Beauchet Filleau ont bien voulu nous communiquer, de diverses pièces relatives au Saint Sacrement de Marseille et de Lyon, pièces qu’ils se proposent, l’un et l’autre, de publier prochainement.
  4. Tel l’ordre de la Milice chrétienne, fondé, dès 1617, par le duc de Nevers, Charles de Gonzague, et celui de la Sainte Trinité, projeté en 1626 par Richelieu lui-même ; telles les Compagnies du Morbihan, et, surtout, celle de la Nacelle de Saint Pierre fleurdelysée, demi-hollandaise, demi-bretonne, fondée aussi en 1626 et qui fit avec le cardinal de Bérulle un traité secret, lui conférant la direction spirituelle de l’entreprise. Toutes ces curieuses tentatives sont exhumées par M. de La Roncière dans sa magistrale histoire de la Marine française. Voyez aussi le Père Joseph de M. G. Fagniez.
  5. Voyez les Vies des P.-P. de l’Oratoire du P. Cloyseault et les Mémoires sur l’Oratoire du P. Batterel, publiés par l’abbé Ingold, et la Vie de J.-B. Gault, par Marchetty.
  6. Voyez, déjà, à cet égard, les travaux de M. A. Leroux et de M. l’abbé Aulagne sur le Limousin, de M. l’abbé Deberre sur la Mère Marguerite, de M. Henri Joly sur le Père Eudes.
  7. Cf. Raoul Allier, ouvr. cité, p. 292 et suivantes.
  8. Voyez Ed. Colas de la Noue, Un précurseur de l’Enseignement : l’abbé de Portmorand, Angers et Orléans, 1891.
  9. Idée de la famille Saint-Joseph ; intitulée dans la 2e édition : La famille chrétienne sous la conduite de saint Joseph ; Paris, Targa (ou : chez l’autheur), 1644.
  10. La Tête de saint Joseph n’a été instituée par le Saint-Siège qu’en 1621.
  11. Voyez la Revue du 1er juillet 1903, p. 51.
  12. Statuts de Poitiers, dans le livre de Dom Beauchet Filleau, p. 282 ; Résolution de Paris communiquée à Marseille, par circulaire du 1er juin 16S8. Voyez la Revue du 1er août 1903.