La Comtesse d’Albany/03

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La Comtesse d’Albany
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 31 (p. 769-811).
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LA
COMTESSE D'ALBANY

III.
L'AMIE D'ALFIERI ET LA SOCIETE EUROPEENNE.

Die Gräfin von Albany, von Alfred von Reumont, 2 vol. Berlin 1860.

La mort d’Alfieri ouvre une période nouvelle dans la vie de Mme d’Albany. Si douloureuse que fût l’heure de la séparation, cette mort, il faut bien le dire, était un affranchissement pour la comtesse. Il paraît certain qu’elle avait aimé Fabre avant qu’Alfieri fût descendu au tombeau ; il est certain aussi que la misanthropie toujours croissante du poète l’avait condamnée pendant ces derniers temps à une solitude bien contraire à ses goûts. Elle se résignait sans doute, car elle était débonnaire et soumise ; elle demandait à l’étude des consolations, elle passait des journées entières plongée dans ses lectures. Qui oserait dire pourtant que sa résignation, fût complète ? Qui oserait affirmer qu’à la mort de son amant, au milieu de sa douleur et de ses larmes, elle ne se sentit pas, sans se l’avouer à elle-même, plus légère, plus à l’aise, et comme débarrassée d’une chaîne pesante ? Toutes ces Maintenons, occupées à distraire des rois malheureux et irrités, finissent toujours par laisser éclater leur ennui ; Mme d’Albany, une fois séparée de son poète, ne prononce pas un mot, n’écrit pas une ligne qui puisse nous faire soupçonner le fond de son âme ; mais sa conduite nous révèle la vérité tout entière beaucoup plus clairement qu’on ne le voudrait. Quelques mois à peine sont écoulés, et déjà le peintre a pris la place du poète dans l’hôtel du Lung’ Arno ; la casa di Vittorio Alfieri est aussi désormais la maison de François-Xavier Fabre,. Quant à ces salons où la royale comtesse était si impatiente d’avoir sa cour et que la sauvagerie d’Alfieri tenait si obstinément fermés, ils vont enfin s’ouvrir : grands seigneurs et grandes dames, hommes de guerre et hommes d’état, écrivains et artistes, y affluent bientôt de toutes parts ; c’est le foyer littéraire de l’Italie du nord, c’est un des rendez-vous de la haute société européenne. Voilà comment furent célébrées les funérailles d’Alfieri !

Nous voudrions qu’il nous fût possible de voiler ce triste épisode : à Dieu ne plaise qu’on nous accuse d’avoir cédé ici à l’indiscrète curiosité de notre temps ! Les commérages de l’histoire intime ne sont pas de notre goût ; nous ne cherchons pas le scandale, nous ne scrutons pas les mystères de la vie privée. Ce sont là, par malheur, des choses devenues publiques. Et qui donc est coupable de cette publicité ? Mme d’Albany a étalé elle-même une partie de ses fautes dans cette Vita d’Alfieri qu’elle a imprimée librement après la mort du poète, et pour ce qui concerne ses relations avec Fabre, elle n’y a pas, dans son insouciance, apporté plus de réserve. D’ailleurs on a tant parlé de ces singuliers incidens, on a tant discuté le pour et le contre, que notre silence sur un point si délicat serait plus grave encore qu’une condamnation expresse. Comment supprimer tout à fait un épisode qui renferme la conclusion du drame ? Des romanciers se sont plu à mettre en scène la femme de quarante ans, et ils ont eu beau se montrer sympathiques pour des souffrances qui ne dépendent pas du nombre des années ; on voit percer une secrète ironie dans leurs peintures : de quel ton les plus complaisans pourraient-ils raconter ces dernières aventures de la comtesse ? Mme d’Albany avait cinquante et un ans lorsqu’Alfieri mourut, Fabre n’en avait que trente-sept ; la jeunesse de Fabre, jointe à un mérite qu’on ne peut nier, fut peut-être ce qui captiva le plus l’amante si longtemps soumise du misanthrope Alfieri. N’oublions pas cependant que sur un point si délicat des opinions bien diverses se sont produites, et peut-être suffira-t-il de mettre ces opinions en présence pour concilier les devoirs de l’historien avec les justes égards dus à une femme célèbre, dont les dernières années ont laissé un souvenir honorable.

Il n’est pas du tout prouvé, disent les défenseurs de la comtesse, que personne ait remplacé Alfieri dans son cœur. Qu’était-ce que Fabre en effet pour lui inspirer une passion si vive et si impatiente ? Le peintre de Montpellier, si estimable à tant d’égards, n’avait d’ailleurs aucune des qualités qui peuvent séduire un cœur enthousiaste. Je ne parle pas seulement de l’impression qu’il a laissée à ceux qui l’ont connu dans les dernières années de sa vie ; la goutte le tourmentait alors depuis longtemps, et son caractère, assez peu aimable déjà, était devenu singulièrement âpre. Sans avoir en 1803 cette humeur chagrine et bourrue, Fabre, esprit sérieux, intelligent, causeur instruit et plein de ressources, connaisseur du premier ordre en matière d’art, ne brillait ni par le charme ni par l’élévation du talent. Aucune flamme chez lui, pas la moindre étincelle de ce génie qui faisait pardonner à l’auteur de Marie Stuart ses brusqueries farouches, Une âme honnête et droite pouvait animer les traits vulgaires de son visage ; il n’y fallait chercher aucune grâce, aucune finesse, nulle expression délicate et poétique. Les personnes qui ont vu à Montpellier le portrait de Fabre tel qu’il l’a peint lui-même se demandent comment la veuve de Charles-Edouard, l’adorata donna d’Alfieri, aurait pu effacer comme à plaisir, par cet inexplicable attachement, la poétique auréole qui entourait son nom.

— Prenez garde, a-t-on répondu. Il faudrait, pour être tout à fait juste envers Fabre, se demander si la comtesse elle-même, en 1803, n’était pas un peu atteinte de cette vulgarité qu’on reproche au successeur d’Alfieri. Elle avait eu et gardé longtemps un merveilleux éclat de jeunesse, un teint éblouissant, quelque chose de ces fraîches carnations de Rubens, son compatriote et son peintre favori, A cinquante et un ans, sa beauté n’existait plus, et si les adorateurs de la comtesse, ceux qui ne la connaissent que par les mémoires d’Alfieri, s’étonnent qu’elle ait pu aimer après lui le moins poétique des hommes, les amis de Fabre peuvent s’étonner à leur tour qu’il ait pu aimer, jeune encore, la vieille comtesse alourdie par l’âge. « J’ai connu Mme d’Albany à Florence, écrit M. de Chateaubriand dans les Mémoires d’Outre-Tombe, l’âge avait apparemment produit chez elle un effet opposé à celui qu’il produit ordinairement : le temps ennoblit le visage, et quand il est de race antique, il imprime quelque chose de sa race sur le front qu’il a marqué. La comtesse d’Albany, d’une taille épaisse, d’un visage sans expression, avait l’air commun. Si les femmes des tableaux de Rubens vieillissaient, elles ressembleraient à Mme d’Albany à l’âge où je l’ai rencontrée. Je suis fâché que ce cœur, fortifié et soutenu par Alfieri, ait eu besoin d’un autre appui. » Les souvenirs que consigne ici le célèbre écrivain se rapportent à l’année 1822 ; il est probable cependant que dès l’année 1803 la veuve du dernier Stuart, la vieille amie de l’argent poète piémontais, avait déjà cette physionomie sans jeunesse, ces allures sans légèreté, que Chateaubriand nous signale. Qu’il y ait dans ces lignes, un sentiment de fatuité mondaine, que l’auteur soit heureux d’opposer secrètement à la Béatrice un peu déformée d’Alfieri la Béatrice toute gracieuse et tout idéale de l’Abbaye-aux-Bois, nous n’essaierons pas de le nier ; ce n’est pas une raison pour récuser un témoignage confirmé par des juges plus bienveillans. M. de Lamartine, qui vit la comtesse d’Albany en 1810, c’est-à-dire à une époque très rapprochée de la date qui nous occupe, la représente à peu près dans les mêmes termes. « Rien, dit-il, ne rappelait en elle, à cette époque déjà un peu avancée de sa vie, ni la reine d’un empire ni la reine d’un cœur. C’était une petite femme dont la taille, un peu affaissée sous son poids, avait perdu toute légèreté et toute élégance. Les traits de son visage, trop arrondis et trop obtus aussi, ne conservaient aucunes lignes pures de beauté idéale. » Il est vrai qu’il ajoute ce correctif précieux, oublié ou dédaigné par Chateaubriand : « Mais ses yeux avaient une lumière, ses cheveux cendrés une teinte, sa bouche un accueil, toute sa physionomie une intelligence et une grâce d’expression qui faisaient souvenir, si elles ne faisaient plus admirer. Sa parole suave, ses manières sans apprêt, sa familiarité rassurante, élevaient tout de suite ceux qui l’approchaient à son niveau. On ne savait si elle descendait au vôtre, ou si elle vous élevait au sien, tant il y avait de naturel dans sa personne. »

Ici les défenseurs de la comtesse d’Albany, qui ne peuvent nier son attachement pour le jeune artiste de Montpellier, essaient de soutenir qu’ils étaient secrètement mariés. — Non, répliquent leurs adversaires. Mme d’Albany installa Fabre auprès d’elle, elle en fit le compagnon de sa vie, elle le fit accepter par le monde de l’empire et de la restauration ; elle le présenta familièrement à l’aristocratie européenne ; elle l’emmena dans tous ses voyages, à Paris en 1810, à Naples en 1812 ; elle vécut enfin sans scrupule et sans embarras comme la femme du peintre, mais elle ne songea pas un seul jour à l’épouser. Nous avons sur ce point un renseignement assez curieux. Le premier volume du supplément de la Biographie universelle, publié en 1834, contient un article sur la comtesse d’Albany, article signé du nom de Meldola, et dans lequel on lit ces paroles : « Quelques biographes ont prétendu que Mme d’Albany s’était unie par un mariage secret à Alfieri, et que, après la mort de ce poète, elle avait épousé M. Fabre. Ce dernier fait est démenti par M. Fabre lui-même, qui regarde le premier comme également controuvé. » Or, comme si cette dénégation imprimée ne suffisait pas au successeur d’Alfieri, il l’inscrivit de sa main sur l’exemplaire qui lui appartenait. Ces mots, elle avait épousé M. Fabre, sont soulignés par lui au crayon, et d’une main brusque il a écrit à la marge : « C’est faux. » Ce volume ainsi annoté a été donné par Fabre à la bibliothèque de Montpellier, et chacun peut y lire cette singulière protestation. Pourquoi donc une telle insistance ? Au nom de quel sentiment a-t-il protesté de la sorte ? Que craignait-il en laissant s’accréditer le bruit d’un mariage secret entre la comtesse et lui ? Il ne craignait rien et ne se souciait de rien ; toutes ces délicatesses lui étaient complètement inconnues. Véridique autant que bourru, il avait son franc-parler jusqu’au cynisme, et il n’a songé en cette circonstance qu’à dire la vérité, brutalement ou non, peu importe.

On insiste encore cependant : une grande partie des lettres et papiers de la comtesse d’Albany ayant disparu après la mort de Fabre, certains esprits, plus enclins à nier le mal que résolus à le combattre, ont prétendu que les pièces attestant le mariage avaient pu être détruites avec tant d’autres documens relatifs à cette mystérieuse histoire. Ce système ne soutient pas malheureusement l’examen : les papiers dont on parle ont été livrés aux flammes par un janséniste des plus timorés et des plus sombres, un certain M. Gache, qui avait acquis, on ne sait trop comment, une influence presque sans réserve sur le très peu scrupuleux et très peu janséniste Fabre. Investi d’un pouvoir discrétionnaire sur tous les papiers qui venaient de la comtesse d’Albany, M. Gache fut impitoyable ; il brûla toutes les lettres d’amour, toute la correspondance de la comtesse avec Alfieri, avec Fabre, toutes ces pages tracées par la femme qui ne rougissait pas de ses faiblesses, et à qui Sismondi pourra dire un jour sans lui causer d’embarras : « Vous avez connu, madame, tous les orages du cœur. » Ce sont ces lettres, et elles étaient nombreuses, qui ont disparu dans l’auto-da-fé auquel les mains du vieux janséniste ont mis le feu. Ne croyez pas qu’il y ait là de notre part une simple conjecture : M. Gache faisait souvent allusion à ces lettres, et, dans sa rigidité quelque peu ténébreuse, il n’en parlait qu’avec répugnance. Si Fabre avait épousé la comtesse d’Albany, l’exécuteur (jamais ce mot ne fut plus juste), l’exécuteur testamentaire n’aurait-il pas publié avec joie les documens qui attestaient ce mariage ? Et ces lettres trop vives, trop passionnées, que sa conscience lui ordonna d’anéantir, justifiées dès lors par une affection légitime, n’eussent-elles pas trouvé grâce devant lui ? Ainsi nul doute sur ce point ; Mme d’Albany, entraînée par son instinct, avait obéi sans jactance, nous en sommes persuadé, sans nul esprit de révolte, mais aussi sans préoccupation de la loi morale, aux habitudes du monde et du temps où elle vivait, Le tumulte de la période révolutionnaire, la corruption du directoire, avaient aggravé ce relâchement des mœurs, déjà si général dans la société du XVIIIe siècle. Au moment où l’institution catholique, sinon la religion elle-même, avait semblé près de disparaître, où la révolution avait siégé au Vatican, où un pape chassé du patrimoine de saint Pierre et mourant en exil n’avait été remplacé par l’élection qu’après un long interrègne, au moment où le premier consul venait d’entreprendre, non sans de graves difficultés, la restauration du culte, enfin dans une époque toute pleine encore de ruines au milieu desquelles on cherchait vainement un chemin sûr, comment s’étonner que certaines choses, dont on serait scandalisé aujourd’hui, n’excitassent alors qu’une profonde indifférence ? C’était l’époque où les femmes les plus célèbres et à bien des égards le plus justement honorées avaient un ami dont la continuelle présence ne leur causait aucun embarras, un ami reconnu par le monde et traité en époux légitime, pourvu que certaines bienséances relatives fussent gardées avec soin, pourvu que la fidélité de ces sortes d’unions en rachetât l’irrégularité. Mme d’Albany nous offre le type le plus complet de ces mariages naturels, en dehors de la religion et de la loi. C’est même là une des causes qui lui attirèrent dans la société féminine de son temps des amitiés si vives et si dévouées. Amie poétiquement glorifiée d’Alfieri, elle rassurait, elle protégeait par son exemple certaines situations du même genre. Plus d’une femme, sa correspondance l’atteste, était heureuse de trouver un abri auprès de l’une des plus grandes dames de l’Europe, auprès de celle qui s’appelait encore reine légitime d’Angleterre, et qui dans ses salons, quand les circonstances l’exigeaient, savait allier si bien une certaine hauteur de ton à la grâce naturelle de son langage. On ne lui écrivait pas sans lui demander des nouvelles de M. Fabre, sans la charger de mille choses pour M. Fabre, sans partager entre M. Fabre et la comtesse tous les témoignages d’affection ou de respect. Bonne, facile, accommodante, elle permettait ce langage ; bien plus, elle en était charmée, et quelques-unes de ses amies, encouragées par cette indulgence, ne tarissent pas sur l’exquise bonté, sur la charité parfaite, sur la grâce incomparable de la cara sovrana.

Ainsi, dira-t-on, elle avait complètement oublié Alfieri ? Non, Alfîeri eut un successeur, il ne fut pas oublié. M. de Reumont, à propos de l’amour de Mme d’Albany pour l’auteur de Marie Stuart, a prononcé, en terminant, quelques paroles d’une rare justesse. « Ce n’était pas de l’amour, assure-t-il, c’était plutôt un sentiment d’admiration pour son génie, mêlé à une sorte de reconnaissance personnelle pour la gloire qu’elle en pouvait tirer. » Rien de plus vrai pour les dernières années : Mme d’Albany avait d’abord aimé ce jeune poète qui lui devait une part de ses inspirations ; mais plus tard, quand Alfieri l’eut soumise à un joug impérieux, ce qu’elle aima surtout, ce fut l’esprit, le talent, l’attitude, la gloire de l’écrivain qui était alors la plus haute personnalité littéraire de l’Europe. Dans l’interrègne de Voltaire à Chateaubriand et de Rousseau à lord Byron, Goethe et Schiller n’ayant pas encore été révélés à la société européenne, il n’y avait pas un poète dont on pût opposer le nom au nom de Victor Alfieri. Alfieri mort, le nom restait toujours attaché par des liens indissolubles à celui de la comtesse d’Albany. En somme, elle avait peu perdu ; l’ombre du poète habitait toujours sa demeure, et ce que le poète en sa misanthropie intraitable lui avait si durement refusé, l’ombre complaisante allait le lui accorder libéralement. Absent, puisque la mort l’a voulu, mais toujours présent par le souvenir qu’il a laissé, par les hommages qu’on lui prodigue, c’est Alfieri qui va présider les salons de la comtesse d’Albany.

Tel est le débat qui s’est produit ; je l’indique en passant, puisqu’il le faut, et je poursuis mon chemin au plus vite. Parmi toutes ces opinions et tous ces récits contradictoires, il y a un seul point que nous sommes heureux d’établir, parce qu’il est humainement honorable, c’est celui-ci : le culte de la mémoire du poète va être entretenu par la comtesse avec un soin religieux ; laissons tout le reste dans une ombre douteuse. C’est déjà bien assez que Mme d’Albany, par son insouciance de l’opinion, ait paru la braver. En cela surtout elle est bien la fille de l’incrédulité, aristocratique de son temps. Nous l’avons jugée au nom d’une morale plus haute ; ne voyons plus désormais dans sa vie que ce qu’elle eut de noble et de respectable. Alfieri avait dit en son testament : « Je donne tous mes biens meubles et immeubles, or et argent, livres et manuscrits, à la comtesse Louise d’Albany, née princesse de Stolberg, veuve du comte d’Albany Stuart, décédé à Rome au mois de janvier 1788. » Et il avait ajouté à ces paroles des dispositions particulières relatives à la publication de ses œuvres inédites. Mme d’Albany était chargée de décider si ces œuvres devaient voir le jour ; dans le cas où elle aurait désiré qu’elles ne parussent pas, Alfieri la priait seulement de les faire anéantir en sa présence, excepté toutefois les Satires, le Misogallo, la tragédie d’Abel et les Poésies lyriques. La comtesse s’empressa de publier ces précieux manuscrits, et elle n’oublia pas cette Vie d’Alfieri où elle était célébrée avec un si poétique enthousiasme. Dès le printemps de l’année 1804, elle fait venir à Florence le vieil ami d’Alfieri, l’excellent abbé de Caluso, et lui confie le soin de mettre les manuscrits en ordre ; Fabre se joint à l’abbé pour ce travail, et secondés tous deux par François Tassi, qui avait ’été dans les derniers temps un secrétaire, on pourrait presque dire un collaborateur si dévoué pour Alfieri, ils ne tardent pas à mener l’œuvre à bien. L’impression commença cette année même, chez le typographe Piatti, aux frais de la comtesse d’Albany ; c’est l’édition bien connue, datée, non pas de Florence, mais de Londres, d’après un subterfuge assez usité en ce temps-là quand on voulait soustraire un ouvrage aux tracasseries de la censure. Les treize volumes portent ces mots : Londra, 1804.

Tout en élevant ce monument au poète, Mme d’Albany lui en faisait consacrer un autre plus glorieux encore, puisqu’il exprimait l’hommage de la patrie tout entière. Elle demanda une tombe pour l’illustre mort dans cette église de Santa-Croce qui est comme le Campo-Santo des plus glorieux enfans de la Toscane. Une partie du clergé florentin s’y opposa vainement ; la comtesse triompha de tous les obstacles, grâce à l’appui du comte Jules Mozzi, ministre de la reine-régente, et une place fut assignée à l’auteur du Misogallo auprès du tombeau de Machiavel. La tombe accordée, elle se chargea du monument. Canova, malgré les imperfections de son talent, était le seul homme qui fût digne de réaliser la pensée de la comtesse d’Albany, et quand cette occasion lui fut offerte, il l’accueillit avec une joie ou éclatait déjà l’inspiration de son âme. De 1804 à 1810, une longue correspondance s’établit à ce sujet entre la comtesse et l’élégant statuaire. Fabre y prenait aussi une grande part, proposant ses idées, donnant ses conseils, encourageant enfin son illustre confrère par une sympathie intelligente. Tous ceux qui ont visité l’Italie connaissent l’œuvre fameuse née de ce triple enthousiasme ; sur un large socle où reposent une lyre et deux guirlandes de fleurs, s’élève un sarcophage de forme antique, orné de masques tragiques, de couronnes de lauriers, avec un médaillon où l’on voit le buste du poète et cette inscription au-dessous : Victorius Alferius Astensis. Une femme majestueusement drapée, la tête ceinte d’une couronne murale, est accoudée, pensive, sur le sarcophage. Elle est triste, mais d’une tristesse virile, que consolent secrètement d’immortelles espérances. Cette femme, on le devine, c’est celle dont l’auteur du Pianto a pu dire :

Divine Juliette au cercueil étendue,
Toi qui n’es qu’endormie et que l’on croit perdue.


La noble Italia n’est pas même endormie dans ce monument funéraire ; elle rêve, elle appelle et aperçoit déjà parmi les jours à venir le jour qui brisera la pierre de sa tombe. S’est-elle trompée ? On ne peut le dire encore, mais l’espérance est une vertu généreuse, et il est beau pour Alfieri d’avoir inspiré une telle œuvre à l’efféminé Canova. Le monument fut inauguré dans l’église de Santa-Croce au mois de septembre 1810, l’année même où l’artiste, mandé à Paris par Napoléon, résistait avec une certaine hardiesse aux injonctions du dominateur de l’Europe. On eût dit qu’une étincelle de l’âme irritée du poète avait passé dans l’âme du statuaire.

Sur le socle du sarcophage, la comtesse d’Albany a fait graver cette inscription en lettres monumentales : Victorio Alferio Aslensi Aloisia e principibus Stolbergis Albaniœ comitissa M. P. C. an. MDCCCX. Ainsi ce n’était pas seulement la gloire d’Alfieri, c’était aussi l’amour du poète et de la comtesse qui était consacré dans ce monument. Si les faits dont nous parlions tout à l’heure étaient admis sans contestation, il faudrait s’écrier : Étrange contradiction chez Mme d’Albany entre les actes publics et la conduite privée ! étrange contradiction, en apparence au moins, mais en même temps logique naturelle des sentimens secrets qu’on lui attribue ! Infidèle, dit-on, à l’amour d’Alfieri, elle est fidèle au culte de sa gloire, car elle a besoin que la grande ombre du poète, évoquée sans cesse dans ce lieu même où un autre le remplace, préside ces brillantes réunions littéraires auxquelles va être conviée l’élite de l’Europe.


X

Mme d’Albany, qui avait accueilli avec joie l’établissement du consulat, ne tarda point à concevoir d’autres sentimens sous l’empire. Les hôtes qui fréquentaient son salon, les amis éloignés avec lesquels elle entretenait une correspondance active, étaient tous fort opposés à cette puissance dictatoriale que la France de 1799, abaissée par tant de terreurs successives, avait si facilement abandonnée à un capitaine victorieux. Celui qu’on avait salué d’abord comme un libérateur était devenu un maître. L’éblouissant génie du conquérant n’aveugla point les esprits libéraux, qui, satisfaits sans doute de voir un terme aux maux passés, voyaient des maux d’un autre genre, des maux plus profonds, plus durables, plus difficiles peut-être à guérir, inoculés à la France nouvelle par un despotisme que consacraient le génie et la gloire. On sait ce que fut pendant cette période la petite colonie de penseurs ingénieux, d’observateurs clairvoyans et sévères groupés autour de M0"5 de Staël ; on ignore généralement que le salon de Mme d’Albany à Florence eût le même caractère et joua souvent le même rôle que le salon du château de Coppet. Il n’y a pas un mot sur ce curieux épisode dans les deux volumes de M. de Reumont ; les documens que nous fournit la bibliothèque du musée Fabre nous permettent de combler cette lacune et de restituer une page de l’histoire littéraire, politique et sociale au commencement de notre siècle.

Parmi les hôtes de Coppet, parmi les plus dévoués amis de Mme de Staël, il en est deux qui furent aussi les amis, les admirateurs et, chaque fois qu’ils allèrent à Florence, les hôtes reconnaissans de la comtesse d’Albany : l’un est ce brillant patricien de Berne, Charles-Victor de Bonstetten, Français par l’esprit, Allemand par le savoir et la curiosité critique, intelligence merveilleusement douée, mais qu’une légèreté, une mobilité, une dissipation incorrigible empêchèrent de déployer toutes ses richesses ; l’autre est le généreux publiciste, l’historien Jean-Charles-Léonard Simonde de Sismondi.

Nous avons déjà rencontré M. de Bonstetten dans le palais du comte d’Albany, à Rome, en 1774, deux ans après le mariage de Charles-Edouard avec Louise de Stolberg. À quelle époque M. de Sismondi fut-il présenté pour la première fois à la comtesse ? Je ne trouve aucun renseignement sur ce point ; mais on voit en 1807 le publiciste déjà célèbre, l’auteur du Tableau de l’agriculture toscane, l’auteur du Traité de la richesse commerciale, invoquer auprès de Mme d’Albany le souvenir d’une visite antérieure, et entretenir dès lors avec elle une correspondance qui offrira souvent le plus vif intérêt. La première lettre est datée du 18 juin 1807. M. de Sismondi vient de se retirer à Pescia, en Toscane, après avoir publié les deux premiers volumes de son grand travail sur les républiques italiennes. Un juge des plus autorisés, M. Mignet, dans sa belle notice sur Sismondi, a rendu hommage à cette histoire, « tracée, dit-il, avec un vaste savoir, un noble esprit, un talent vigoureux, assez d’art et beaucoup d’éloquence. » Il nous semble qu’on retrouvera quelque chose de ces qualités dans les lettres qu’on va lire. Elles révèlent certainement un noble esprit, et à travers la familiarité de ces libres entretiens, plus d’une parole éloquente, inspirée par les événemens, publics, s’échappe des lèvres du causeur.


« Madame,

« Permettez-moi de me rappeler, à votre souvenir en vous envoyant les deux premiers volumes de mon histoire. Si votre noble ami avait vécu, c’est à lui que j’aurais voulu les présenter, c’est son suffrage que j’aurais ambitionné d’obtenir par-dessus tous les autres. Son âme généreuse et fière appartenait à ces siècles de grandeur et de gloire que j’ai cherché à faire connaître. Né comme par miracle hors de son siècle, il appartenait tout entier à des temps qui ne sont plus, et il avait été donné à l’Italie comme un monument de ce qu’avaient été ses enfans, comme un gage de ce qu’ils pouvaient être encore, il me semble que l’amie d’Alfieri, celle qui consacre désormais sa vie à rendre un culte à la mémoire de ce grand homme, sera prévenue en faveur d’un ouvrage d’un de ses plus zélés admirateurs, d’un ouvrage où elle retrouvera plusieurs des pensées et des sentimens qu’Alfieri a développés avec tant d’âme et d’éloquence. Avant la fin de l’été, je compte aller à Florence vous rendre mes devoirs et entendre de votre bouche, madame, votre jugement sur mes républiques.

« Il y a quinze jours que j’ai quitté Mme de Staël à Coppet ; elle avait chargé son libraire de vous faire parvenir sa Corinne, et elle se flattait que vous l’aviez reçue. Si cependant elle ne vous est pas parvenue encore, je pourrai vous en envoyer un exemplaire ; je serai sûr, en le faisant, de l’obliger, car elle désirait sur toute chose que cet ouvrage fût de bonne heure entre vos mains, et qu’il obtînt votre approbation. Je me flatte qu’elle sera entière, et que, si la France a été juste pour elle, l’Italie sera reconnaissante. — Vous aurez su, madame, que notre amie a éprouvé de nouveaux désagrémens. Vous en aurez su même davantage, car la malignité publique s’est plu à en exagérer les rapports. On lui avait laissé acheter une campagne dans la vallée de Montmorency, en lui donnant des espérances trompeuses, et au lieu de lui permettre ensuite de l’habiter, on avait confirmé l’exil à trente lieues ; c’est alors qu’elle est revenue à Coppet, où j’ai passé un mois auprès d’elle. Aujourd’hui je m’éloigne d’elle de nouveau, et pour une année entière ; mais j’espère voir bientôt ici un autre de nos amis communs, M. de Bonstetten, qui doit avoir eu, il y a peu de mois, l’avantage de vous voir, et qui m’annonce par sa dernière lettre son retour prochain de Rome. Peut-être vous l’arrêterez quelque temps à Florence, et nous nous le disputerons…

« J.-CH.-LÉON SIMONDE SISMONDI.

« Pescia, 18 juin 1807. »


Nous voici, dès cette première lettre, introduits dans le monde de Mme de Staël. Entre le château de Coppet et le palais du Lung’Arno, Sismondi sera désormais un intermédiaire actif et dévoué. Plus d’un curieux détail, ignoré des biographes les mieux informés, des historiens littéraires les plus pénétrans, va nous être révélé dans ses messages. Pourquoi n’avons-nous pas les lettres de Mme d’Albany ? le tableau serait bien autrement complet ; profitons du moins des pages qui nous restent. Mme d’Albany a dû répondre immédiatement à la lettre que nous venons de citer, et sans doute elle regrettait de ne pas avoir encore reçu la Corinne de Mme de Staël, dont la publication toute récente avait causé une émotion si vive. « S’il faut en croire une anecdote, dit M. Villemain, le dominateur de la France fut tellement blessé du bruit que faisait ce roman, qu’il en composa lui-même une critique insérée au Moniteur. » Cette critique amère et spirituelle, au jugement de M. Villemain, mais surtout si fort inattendue, n’aurait-elle pas été provoquée par le refus qu’opposa Mme de Staël à certaines insinuations du maître ? La lettre suivante, datée du 25 juin, peut jeter quelque jour sur ce singulier incident.


« Je me hâte de vous envoyer Corinne ; c’était à vous que l’auteur voulait que son livre parvînt avant tout autre en Italie. Mme de Staël n’avait point attendu le voyage long et incertain de M. de Sabran, elle avait donné ordre à son libraire de vous expédier cet ouvrage au moment où il paraîtrait. Si cet exemplaire, qui vous était destiné, vous parvient enfin, je prendrai la liberté de vous le demander pour le faire passer à Naples à la place de celui-ci. Sans doute, madame, moi aussi j’aurais ardemment désiré que Mme de Staël eût assez de fermeté dans le caractère pour renoncer complètement à Paris et ne faire plus aucune démarche pour s’en approcher ; mais elle était attirée vers cette ville, qui est sa patrie, par des liens bien plus forts que ceux de la société : ses amis, quelques personnes chères à son cœur, et qui seules peuvent l’entendre tout entier, y sont irrévocablement fixées. Il ne lui reste que peu d’attachemens intimes sur la terre, et hors de Paris, elle se trouve exilée de ce qui remplace pour elle sa famille aussi bien que de son pays. C’est beaucoup, sensible comme elle est, passionnée pour ce qui lui est refusé, faible et craintive comme elle s’est montrée souvent, que d’avoir conservé un courage négatif qui ne s’est jamais démenti. Elle a consenti à se taire, à attendre, à souffrir pour retourner au milieu de tout ce qui lui est cher ; mais elle a refusé toute action, toute parole qui fût un hommage à la puissance. Encore à présent, comme on la renvoyait loin de Paris et de la terre qu’elle avait achetée, le ministre de la police lui fit dire que, si elle voulait insérer dans Corinne un éloge, une flatterie, tous les obstacles seraient aplanis et tous ses désirs seraient satisfaits. Elle répondit qu’elle était prête à ôter tout ce qui pouvait donner offense, mais qu’elle n’ajouterait rien à son livre pour faire sa cour. Vous le verrez, madame, il est pur de flatterie, et dans un temps de honte et de bassesse c’est un mérite bien rare. — Nous allons donc bientôt voir ceux où l’âme antique de votre ami s’exprime avec toute sa fierté, toute son énergie. Je n’en doute pas, madame, vous réussirez à obtenir une libre publication, puisque vous avez déjà été si avant. Ce succès ne pouvait être obtenu que par vous seule au monde ; il fallait les efforts, le courage, la persévérance d’une affection que la mort a rendue plus sacrée et qu’elle a presque transformée en culte. Parmi ces hommes qui comprennent si mal les hautes pensées et les sentimens généreux, il reste cependant encore une secrète admiration pour des vertus et un dévouement dont ils sont incapables. Vous les avez dominés, vous les dominerez encore par cette profonde vérité de votre caractère et de vos affections. Ils céderont, ils obéiront au grand nom d’Alfieri, parce que vous, en sentant toute la hauteur de son génie, toute la noblesse de son caractère, vous les forcez à le reconnaître…

« J.-CH.-L. SIMONDE SISMONDI. »

« Pescia, 25 juin 1807. »


Il est probable que Mme d’Albany adressait maintes questions à Sismondi sur les hôtes de Coppet ; les lettres de celui-ci, pendant les années 1808 et 1809, contiennent à ce sujet des détails ou des indications que l’histoire doit recueillir. Voici par exemple une ébauche assez vive du portrait de Zacharias Werner, l’un des chefs de l’école romantique en Allemagne, imagination ardente, éblouissante, visionnaire sublime quelquefois, mais qui, tombé du ciel de la poésie, s’enfonça dans un mysticisme sensuel où toutes les sortes d’amour se confondent :

«… Nous avons eu à Coppet M. Werner, le poète tragique, auteur de Luther, de Wanda, d’Attila, l’un des hommes enfin les plus distingués de l’Allemagne. J’aurais beaucoup désiré vous le faire connaître, et si, comme il en a l’intention, il va dans une année en Italie, je ne manquerai pas de vous l’adresser. C’est une chose si digne d’observation que la poésie mystique, qui a pris complètement le dessus en Allemagne, et qui tient désormais toute cette nation dans un somnambulisme perpétuel, qu’on est heureux de pouvoir la juger dans son principal prophète. Werner est un homme de beaucoup d’esprit, de beaucoup de grâce, de finesse et de gaieté dans l’esprit, ce à quoi il joint la sensibilité et la profondeur, et cependant il se considère comme chargé d’aller prêcher l’amour par le monde. Il est, à votre choix, apôtre ou professeur d’amour ; ses tragédies n’ont d’autre but que de répandre la religion du très saint amouv, et elles doivent réussir, car c’est la plus admirable versification qu’on ait encore vue en Allemagne, et une imagination si riche et si neuve, qu’en dépit de sa bizarrerie elle commande l’admiration. L’autre jour, je l’entendais qui dogmatisait avec un Allemand très raisonnable, homme d’âge mûr, que M. de Gérando connaît fort, le baron de Voght. « Vous savez ce que l’on aime dans sa maîtresse ? » dit Werner. Voght hésitait et ne savait pas trop ce qu’il devait nommer. « C’est Dieu ! » poursuit le poète. « Ah ! sans doute, » reprend Voght avec un air convaincu. »


Zacharias Werner alla voir Mme d’Albany à Florence, et quoiqu’il ne voulût faire qu’une visite encourant, on sut bien l’y retenir. La comtesse, par un sentiment d’émulation, aimait à étudier les hôtes de Mme de Staël. Sismondi, tout étonné de ne pas voir revenir le prophète de l’amour, écrivait quelques mois après : « Werner est donc toujours à Florence ? Je croyais qu’il ne faisait qu’y passer. C’est un homme d’un fort grand talent et aussi un très bon homme. C’est dommage qu’il soit absolument fou. S’il a appris quelque autre langue que la sienne, il doit vous amuser par son originalité. »

Un autre ami de Mme de Staël que Sismondi a très finement apprécié dans ses lettres, et qui alla plus d’une fois de Coppet à Florence, c’est M. de Bonstetten. Un écrivain suisse, M. Aimé Steinlen, a publié récemment une étude intéressante sur ce charmant esprit ; il a puisé avec goût dans sa correspondance inédite, et le spirituel patricien de Berne, le pèlerin du Latium, le voyageur aux pays du nord, l’ami de Corinne et de Jean de Müller, a repris dans les lettres françaises la place originale qu’il occupait déjà dans la littérature allemande. Si M. Aimé Steinlen avait connu les lettres de Sismondi à Mme d’Albany, il aurait pu ajouter plus d’un trait à la physionomie de ce mobile personnage. Voici ce que disait un des plus intimes confidens de Bonstetten à une époque où l’auteur applaudi du Voyage dans le Latium venait de publier ses Recherches sur la nature et les lois de l’imagination. Le peu de succès de ce livre n’avait pas averti l’insouciant écrivain ; il était toujours aussi enclin aux dissipations, aussi prompt à disperser, à disséminer ses richesses, à les semer négligemment autour de lui,

Fleurs d’acacias qu’éparpillent les vents.

Sismondi, dans son amitié loyale, commençait à s’inquiéter. Ajoutez à cela que les lettres de Jean de Müller à Bonstetten venaient de paraître, et que l’enthousiasme du grand historien pour le spirituel voyageur, l’admiration qu’il lui avait si souvent témoignée, la foi qu’il professait dans le développement prochain et infaillible de ce génie en travail offrait un contraste pénible avec le défaut chaque jour plus marqué dont se préoccupaient ses amis. Cette préoccupation était bien vive, quand Sismondi écrivait à Mme d’Albany une espèce d’oraison funèbre sur un homme si jeune encore de cœur et d’esprit. Aux formes qu’il emploie en débutant, on dirait que M. de Bonstetten a cessé de vivre :


« Bonstetten avait été doué d’éminentes facultés, mais non pas du don de les mettre en œuvre. Son imagination était singulièrement brillante, son style en allemand harmonieux et pittoresque. Dans sa jeunesse, il travaillait avec ardeur, il frappait à toutes les portes, il saisissait avec une extrême facilité, et son esprit, qui pénétrait quelquefois par des rayons de lumière dans les profondeurs des sciences, semblait promettre qu’il les posséderait une fois. Cette vivacité pétulante semblait alors un feu que l’âge calmerait en le concentrant. Tout cela a été perdu ; sa conversation, ses écrits, sa correspondance, tout est sautillant, même sa conduite. Sa réputation se dissipe devant lui, et il ne peut pas s’en créer une nouvelle ; au lieu d’avancer, comme on devait s’y attendre, il s’épuise en efforts inutiles pour se retrouver ce qu’il a été. Je l’aime tendrement, car il a précisément la bonté et la vérité de caractère qui attachent le plus, mais je suis navré de ce qu’il reste si au-dessous de ce qu’on pouvait attendre de lui… »


Un critique doué d’une singulière finesse, M. Sainte-Beuve, disait récemment la même chose : « Ce qui manque surtout à Bonstetten dans cette longue vie intellectuelle répandue sur tant de surfaces diverses, c’est un ensemble, c’est un centre ; il n’a pas de quartier-général où l’on se rallie. Son œuvre n’a pas de clocher ni d’acropole. » Ne semble-t-il pas que l’éminent écrivain ait deviné le jugement de Sismondi ? Mais après ces regrets et ces alarmes, il y a un sentiment qui l’emporte toujours dans les lettres de Sismondi sur Bonstetten : c’est la sympathie pour cet esprit toujours en fête, pour cette âme qui rajeunit sans cesse.


«….. Sans doute vous aurez été frappée de l’amabilité infinie de M. de Bonstetten, que vous aviez perdu de vue depuis plusieurs années. Plus je le compare à tout ce que je connais, et plus la grâce et le mouvement toujours nouveau de son esprit, me frappent et me confondent. Ce n’est pas la génération présente ni l’éducation de nos jours qui donneront un homme semblable. Nous passons la plus grande partie de cet été ensemble à Coppet, avec Mme de Staël, M. Constant et M. Schlegel. Nous y avons souvent des visites dignes d’une telle société, et nous y oublions doucement le beau ciel de l’Italie. Cependant et les uns et les autres ; nous comptons y retourner un jour, et tous ceux qui vous ont connue, madame, mettent au premier rang, parmi leurs motifs pour revoir Florence, le désir de vous y retrouver. »


Et trois années après, admirant cette âme perpétuellement jeune, cette âme si vive, si alerte, à qui les plus cruels malheurs domestiques, bien que sincèrement et douloureusement sentis, n’enlèvent pas sa sérénité lumineuse, il signalait chez cet enfant de la Suisse une imagination toute méridionale.


« Vous avez bien raison, M. de Bonstetten porte la vie légèrement. Il semble que la douleur ne puisse pas l’atteindre, quoiqu’il la connaisse et qu’il la peigne quelquefois admirablement. Il est singulier qu’un homme comme lui soit né à Berne, il a tout le caractère d’un homme du midi, l’imagination est le fond de son être ; c’est par elle qu’il est sensible et par elle qu’il est consolé. Ces hommes du midi, gardons-nous désormais d’en dire et d’en penser du mal. L’imagination, quand elle exalte pour eux le sentiment de l’honneur pu de la honte, quand elle leur fait tout sacrifier pour une cause dont nous soupçonnions a peine l’existence, les relève au-dessus de notre siècle, et venge par eux la nature humaine, dégradée dans tout ce qui nous entoure. »


À quoi se rapportent ces dernières paroles ? On l’a deviné sans peine : au soulèvement de l’Espagne contre Napoléon. Il serait surprenant en effet que la politique ne tînt pas une grande place dans cette correspondance, si l’on songe que c’est Sismondi qui parle, et que la personne à laquelle il s’adresse est l’amie d’Alfieri. En 1809, au moment où les grandes guerres vont recommencer, Sismondi, qui désire la paix en philosophe dévoué aux libertés publiques, confie à Mme d’Albany ses douleurs et ses craintes. C’est le disciple d’Adam Smith, c’est l’économiste libéral qui se montre à nous dans ces lettres ; on y voit aussi quels sentimens animaient alors les hôtes de Mme de Staël, et ce n’est pas une chose indifférente d’entendre l’écho des conversations de Coppet répété par le salon de Florence. En même temps, les lettres sérieuses, les ouvrages nouveaux, les tentatives poétiques de Benjamin Constant, les études de Mme de Staël sur la littérature allemande, le grand travail qu’elle prépare sur le pays de Kant et de Schiller, ce travail que Sismondi annonce avec enthousiasme comme le chef-d’œuvre de son illustre amie, tout cela trouve sa place au milieu des appréhensions politiques du correspondant de Mme d’Albany.

Le palais du Lung’Arno a-t-il donc un salon politique et littéraire qui mérite une mention, comme celui du château de Coppet, dans l’histoire de la société européenne sous le régime impérial ? Oui, certes, ce salon existe, et il ne tardera pas à exciter la colère du maître. Ne croyez pas cependant que la physionomie de cette réunion soit aussi vive, aussi décidément hostile. Mme d’Albany s’accommode encore mieux du despotisme que de l’anarchie. Ce n’est pas elle qui dirait Malo periculosam libertatem. C’est un peu une reine fainéante que cette aristocratique personne ; elle assiste à un spectacle, elle ne prend pas une part active à la lutte. Amie de la société choisie, éprise du charme de la conversation et des beaux-arts, elle admet chez elle des représentans de tous les régimes. Si elle a fermé obstinément sa porte au général Clarke, au futur duc de Feltre, alors qu’il était tout-puissant à Florence (1807), elle recevra l’année suivante M. le baron de Gérando, chargé d’une haute mission administrative en Toscane. C’est l’époque où la Toscane, déjà enlevée à la maison d’Autriche après la paix de Lunéville et donnée, sous le nom de royaume d’Étrurie, au prince héréditaire de Parme, vient d’être annexée à la France. Elle forme désormais trois départemens, l’Arno, l’Ombrone, la Méditerranée, mais trois départemens ayant encore une sorte d’unité distincte au sein de l’empire, puisque la sœur de Napoléon, Élisa Bonaparte, princesse Bacciocchi, princesse de Lucques et de Piombino, vient d’obtenir, avec le titre de grande-duchesse de Toscane, le gouvernement de la Méditerranée, de l’Ombrone et de l’Arno. La grande-duchesse Élisa, bonne, gracieuse, charitable, protectrice intelligente des lettres et des arts, avait réconcilié bien des cœurs avec la domination française. Son autorité, trop souvent gênée, il est vrai, par les émissaires de la police impériale, s’était toujours montrée bienfaisante. M. de Reumont, qui connaît si bien la Toscane, et dont le témoignage n’est pas suspect, affirme qu’aujourd’hui encore la mémoire de la grande-duchesse est vénérée à Florence. Si nous avions les lettres de Mme d’Albany, il est probable qu’on y trouverait la trace de ses relations avec la grande-duchesse Élisa. Celle qui était l’amie de Joséphine en 1801 ne pouvait refuser les mêmes sentimens à sa belle-sœur, au moment où la gracieuse princesse s’efforçait si libéralement d’adoucir l’oppression commune. Très pacifique, je le répète, Mme d’Albany avait donc toute sorte de raisons pour ne pas donner un caractère hostile aux réunions mondaines qu’elle présidait. Sa joie et son grand art, c’était d’y faire briller les esprits les plus divers. Je trouve dans les lettres de Sismondi quelques lignes assez curieuses où cet art de magicienne (c’est le terme qu’il emploie) est représenté vivement, non sans un léger grain d’ironie :


«….. J’ai reçu de Mme Brun deux lettres de Florence ; elle y parle de vous, madame, avec un enchantement, avec un enthousiasme, qui m’ont fait un sensible plaisir. Vous avez réellement trouvé moyen de faire pour elle un paradis de Florence. Elle y parle de ceux qu’elle a vus chez vous et par vous comme d’hommes extraordinaires, d’hommes supérieurs ; quelquefois je doutais si c’était bien à Florence qu’elle avait trouvé tout cela, ou si elle n’y avait point vécu dans le XVe siècle plutôt qu’aujourd’hui. Après tout, je soupçonne que vous êtes deux, magiciennes, et que tout ce monde si distingué était de votre création ou de la sienne. Encore votre manière de créer est-elle fort différente : vous regardez toujours le monde de haut en bas en le jugeant ; elle le place dans les nuages que le soleil colore, et dont elle arrête les forme dans son imagination. Vous avez fait valoir les gens que vous lui présentiez, parce vous aviez démêlé leurs qualités, que vous mettiez au grand jour ; mais c’étaient toujours eux. Elle les a rêvés dans sa tête, et celui-il serait bien habile qui reconnaîtrait les portraits qu’elle en fait. »


Ainsi un salon du XVe siècle, un salon de la renaissance, tout rempli de grands hommes et d’esprits supérieurs, grâce à cet art de transfiguration magique dont Mme d’Albany avait le secret, voilà ce que présentaient sous l’empire les réunions déjà célèbres de la casa d’Alfieri. Rien de politique, aucune inspiration ardemment libérale, et sous ce rapport nulle ressemblance avec la colonie de Coppet. La châtelaine toutefois avait ses pensées de derrière, comme dit Pascal. Elle savait à l’occasion juger les événemens et les acteurs. Les principes que lui avait légués Alfieri, et que Sismondi ravivait dans son âme, éclataient à de certaines heures, en présence des confidens éprouvés. C’est pour ce cercle intime et pour ces heures de liberté que l’historien des républiques italiennes écrivait des lettres comme celle-ci :


«… Dans la crise où nous vivons, ce serait grande folie que de s’inquiéter de l’avenir : qui peut savoir à qui il appartiendra ? Rien de ce qui nous entoure ne porte un caractère de durée ; nous sommes arrivés aux extrêmes de tout. Ce n’est qu’à présent qu’on commence à sentir les effets de la révolution, parce qu’à présent seulement ceux qui sont nés pendant ses premières années entrent dans l’âge de la force et des combats. Un vide énorme se présente dans la population ; le nombre de mariages est réduit d’une manière effrayante ; les ouvriers manquent à l’agriculture ; les denrées ne trouvant plus d’acheteurs, les fermiers sont obligés de résilier leurs baux et d’abandonner le travail des campagnes ; le commerce et les manufactures sont depuis longtemps en ruine tout s’épuise, tout finit, et cependant avec cette misère et cette dépopulation la guerre va recommencer du nord au midi. Nous serons bientôt réduits à l’état où nous voyons la Valachie et la Bulgarie. Avons-nous des titres pour y échapper ? L’Europe, était la patrie naturelle des loups et des ours : pourquoi la leur a-t-on enlevée ? Il me paraît que les bêtes féroces se vengent.

« J’ai parlé à mon amie et mon hôtesse de votre obligeant souvenir ; elle en est extrêmement reconnaissante, et m’a chargé de vous en remercier. Elle travaille à présent à des lettres sur l’Allemagne où elle compte examiner l’esprit, les mœurs et la littérature de ce pays. Jusqu’à présent, elle n’a fait qu’un peu plus du quart de l’ouvrage ; mais ce qui est écrit me paraît supérieur à tout ce que nous avais vu d’elle. Ce n’est point, comme dans Corinne, le cadre d’un roman où elle place ses observations, elle va droit à son sujet et l’embrasse avec une force qu’on n’attend point d’une femme. Il y a une profondeur vraiment admirable dans le jugement du caractère national, dans la peinture de son genre d’esprit et dans son opposition avec celui de tous les autres peuples. Rien encore de si nouveau, de si impartial et de si pénétrant n’a été écrit, je crois, sur le caractère d’aucune nation. Je suppose que cet ouvrage sera publié dans le courant de l’été prochain. Vous serez, madame, sans aucun doute, des premières à l’avoir. Auparavant vous verrez une tragédie de Benjamin Constant qu’il va faire imprimer cet automne : c’est Wallenstein de Schiller transporté sur la scène française. Je vous en avais parlé avant de l’avoir vu, il a beaucoup surpassé mon attente. La versification est admirable, et peut aller de pair avec celle de nos grands maîtres ; l’observation des règles de la scène française est scrupuleuse, et cependant la nationalité, le caractère des temps et des lieux, sont imprimés sur tous les personnages avec une force et une vérité que j’avais crues jusqu’ici réserver aux Allemands. La pièce est d’un grand intérêt et fait verser beaucoup de larmes. Il est bien fâcheux qu’elle soit trop longue pour la représentation : elle a deux mille huit cents vers, en sorte qu’on ne peut pas essayer de la mettre au théâtre. »


Les consolations littéraires ne sont pas les seules pour ce témoin clairvoyant et attristé. Sous la dictature de plus en plus accablante d’un génie en lutte avec la nature des choses, il y avait des hommes de bien sans cesse occupés, dans la mesure du possible, à diminuer le fardeau des misères publiques. Si Mme d’Albany pouvait signaler a son correspondant l’exemple de la grande-duchesse Élisa, le loyal Sismondi de son côté était heureux de rendre justice au préfet de Genève, M. de Barante.


« ….. Je ne blâme point, quoique je ne les imite pas, ceux qui, en des temps de calamité, entrent dans le gouvernement ; mais puisqu’ils sont sans cesse obligés de porter la désolation dans les provinces et les familles, puisque, maniés comme des instrumens par une main plus puissante, ils frappent et renversent d’après des vues qui ne sont point à eux, ils doivent amplement compenser le mal qu’ils sont forcés de faire par le bien qu’ils font volontairement. Ils doivent consoler les pères auxquels ils enlèvent leurs enfans, les enfans qu’ils privent de l’héritage de leurs pères ; autrement on leur demandera compte du sang et des trésors qu’ils coûtent au pays, et on leur dira qu’un honnête homme ne doit pas concourir à faire des malheureux, lorsqu’il n’a pas la certitude que, loin de l’aggraver, il a adouci leur misère. Nous avons le bonheur d’avoir à Genève un beau modèle dans ce genre. M. de Barante, notre préfet, sait se faire aimer dans l’exécution même de la conscription et de la levée des impôts. Nous sentons que sa probité, sa douceur, sa justice, l’ordre parfait qu’il a établi dans tout ce qui dépend de lui, nous sauvent chaque jour des milliers de vexations, et que nous n’éprouvons d’autres maux que ceux qui sont inévitables. Avez-vous reçu un livre de son fils qui vient de paraître : De la Littérature française dans le dix-huitième siècle ? C’est un ouvrage où l’on trouve un esprit bien distingué et une bien grande étendue de connaissances pour un jeune homme… »

« 9 janvier 1809. »


Ces témoignages sont précieux à recueillir pour l’impartiale histoire ; il est bon que ces nobles figures ne soient pas effacées dans le mouvement tumultueux des grandes annales. On comprend toutefois que l’action d’un homme, si dévoué qu’il pût être à la justice, fût bien insuffisante pour compenser les misères d’une dictature rendue plus écrasante de jour en jour par la fatalité des événemens. Pour ce Sismondi, ces Bonstetten, ces Benjamin Constant, pour ces esprits libéraux dont la grande patrie est la civilisation elle-même et qu’on a nommés des citoyens du monde, les guerres européennes étaient des guerres fratricides, plus quam civilia bella. Sismondi, comme Mme d’Albany, avait des amis dans toute cette Europe du nord qui allait de nouveau se heurter contre nos victorieux bataillons. Il souffrait, et ne pouvait pas même exprimer sa souffrance. C’est une chose digne de remarque, assurément que, dans la seconde période de lempire, les lettres de Sismondi à la comtesse d’Albany ne portent plus de signature. Il est manifeste que l’inquisition de la police a pris un développement formidable ; on n’ose parler, on n’ose écrire. Cette oppression, cet effroi, ce silence, ne vous frappent-ils pas dans ces paroles familières et poignantes ?


« Coppet, 22 mai 1809.

« J’ai reçu successivement, madame, les tomes divers des œuvres posthumes d’Alfieri que vous avez eu la bonté de m’envoyer, et aujourd’hui, je pense, les derniers. Je ne saurais vous dire combien cette succession d’envois a ajouté à ma reconnaissance. Je comptais bien assez sur votre bonté pour vous demander ce présent, mais je n’attendais point cette attention soutenue qui vous a fait vous occuper de moi pendant un mois de suite, pour faire partir chaque semaine un nouveau paquet. J’ai été aussi on ne peut pas plus touché de voir toujours l’adresse écrite de votre propre main, et cette correspondance silencieuse me donnait une certaine émotion propre au temps où nous vivons, car, comme des choses qu’on pense il y en a les trois quarts qu’on ne peut pas dire, les lettres les plus pleines et les plus détaillées ne sont guère moins loin d’être l’expression du cœur que ces simples adresses. Il y a plus d’intimité, plus de correspondance de l’âme dans ce qu’une lettre fait penser, que dans ce qu’elle dit. J’ai le sentiment que vous souffrez et que je souffre, que vos vœux et vos pensées sont tournés vers le même pays que moi, que les mêmes gazettes vous font les mêmes impressions, que les mêmes malheurs, les mêmes boucheries vous glacent du même effroi. Nous sommes d’accord, la parole elle-même y ajouterait peu de chose, l’écriture n’oserait en approcher ; mais il y a à présent un tel poids de douleur et de souffrance pour chaque individu, que la pensée sous cette oppression ne peut plus garder de liberté.

« Quand j’aurai écarté ces nuages noirs, si j’y réussir, je vous parlerai des ouvrages de votre illustre ami, et surtout de ses satires, puisque c’est, je crois, après la tragédie, le genre d’écrits dans lequel il a montré le plus de talent. Il avait ce degré d’amertume que donne une indignation vertueuse et cette poignance d’expression, cette brièveté dans la force, qui rendent la satire d’autant plus brillante que ce mérite est plus rare dans la langue italienne.

« Vous avez lu sans doute les Martyrs, c’est -la chute la plus brillante dont nous ayons été témoins, mais elle est complète, les amis mêmes n’osent pas le dissimuler, et quoiqu’on sache que le gouvernement voit avec plaisir ce déchaînement, la défaveur du maître n’a rien diminué de celle du public. La situation de Chateaubriand est extrêmement douloureuse ; il voit qu’il a survécu à sa réputation, il est accablé comme amour-propre. il l’est aussi comme fortune, car il n’a rien, il ne tient aucun compte de l’argent, et il a dépensé sans mesure ce qu’il comptait de gagner par cet ouvrage, qui au contraire achève de le ruiner. J’en ai une pitié profonde ; c’est un si beau talent mal employé. C’est même un beau caractère, qui, à quelques égards, s’est démenti. Comme il n’est rien qu’avec effort, comme il veut toujours paraître au lieu d’être lui-même, ses défauts sont tâchés comme ses qualités, et une vérité profonde, une vérité sur laquelle on se repose avec assurance n’anime pas tous ses écrits. Ainsi on assure qu’il est très indépendant de caractère, qu’il parle avec une grande liberté et un grand courage ; cependant il y a dans les Martyrs des passages indignes de ces principes, il y en a où il semble avoir cherché des allusions pour flatter. Il a pris la servilité pour le caractère de la religion, parce qu’il a appris cette religion, au lieu de la sentir.

« Nous sommes à présent réunis à Coppet. Mme de Staël a auprès d’elle tous ses enfans, mais l’aîné est sur le point de partir pour l’Amérique, il va reconnaître les terres qu’ils y possèdent et prendre des arrangemens pour le voyage de sa mère elle-même, car celle-ci veut dans une année chercher la paix et la liberté au-delà de l’Atlantique. Il m’est impossible de dire tout ce que je souffre de cette perspective et combien je suis abîmé de douleur en pensant à la solitude où je me trouverai. Depuis huit ou neuf ans que je la connais, vivant presque toujours auprès d’elle, m’attachant à elle chaque jour davantage, je me suis fait de cette société une partie nécessaire de mon existence : l’ennui, la tristesse, le découragement m’accablent dès que je suis loin d’elle. Une amitié si vive est bien au-dessus de…[1], car il m’est arrivé, plus d’une fois d’en ressentir pour d’autres femmes… sans que les deux sentimens méritassent seulement, d’être comparés l’un à l’autre. Nous avons ici Benjamin, M. de Sabran et M. Schlegel ; M. de Bonstetten y reviendra bientôt aussi ; il est à présent à Berne, où il n’avait’, je crois, pas fait de voyage depuis la révolution. On nous annonce pour l’été la plus brillante compagnie de Paris : à la bonne heure, je ne suis curieux de rien, et je ne voudrais pas ajouter au cercle que nous avons déjà. Je porte envie à votre calme, je porte envie à votre retraite dans les livres et la pensée, mais vous aussi avez connu les orages du cœur, et vous ne voudriez pas n’avoir pas eu cette intuition complète de la vie. »


Ce voyage que Mme de Staël projetait en Amérique n’est indiqué par aucun de ses biographes. Ni M. Villemain dans son brillant Tableau du XVIIIe siècle, ni M. Sainte-Beuve dans son étude si complète, si sympathique sur la vie et les écrits de Mme de Staël[2], n’ont mentionné ce singulier épisode. Ce n’était pas cependant un de ces projets nés dans une heure de fièvre et qu’on a oubliés le lendemain. Je vois par les lettres de Sismondi que pendant trois années, de 1809 à 1812, Mme de Staël poursuivit sérieusement, obstinément, et malgré toutes les remontrances de ses amis, cette idée d’une émigration aux États-Unis. Sismondi paraît d’abord approuver son projet : « Dans ce moment où tout ce vieux monde corrompu tombe en dissolution, il est plus important que jamais de se conserver une retraite, un moyen d’indépendance, une garantie de sa liberté, par delà l’enceinte soumise aux révolutions européennes ; mais quelque sage, quelque convenable que soit un pareil voyage, il faut un grand courage pour l’entreprendre, et elle ne s’y détermine pas sans de cruels déchiremens. » Bientôt cependant ce plan si sage, si convenable n’est plus à ses yeux qu’une inspiration funeste. Que deviendra-t-elle chez les rudes pionniers du Nouveau-Monde, cette reine des sociétés choisies, la brillante Herminie des combats de la pensée ? « L’Amérique est d’une tristesse mortelle, ajoute-t-il quelques mois après, elle l’est bien plus pour mon amie que pour personne, aujourd’hui qu’elle a pris goût à la poésie et à la philosophie allemandes. Rien n’est en effet plus opposé ; tout est rêveur, vague et sans but en Allemagne, tout est utile et appliqué en Amérique. De tous les pays du monde, c’est celui où l’on demande le plus : A quoi cela sert-il ? Et rien ne sert comme l’argent ; aussi c’est leur première pensée. J’ai vu un journal américain dans lequel son arrivée était déjà annoncée. « C’est une femme fort riche, y disait-on, et qui vit d’une manière fort noble dans son château.. Elle aussi écrit plusieurs livres qui, étant beaucoup lus en Europe, lui rapportent assez d’argent. » Et c’est parmi ces misérables calculateurs qu’elle va passer quelques années ! »

Dans toutes ses lettres à Mme d’Albany, Sismondi revient sur ce sujet, qui le désole. Son amitié si tendres si dévouée, est comme atteinte d’une blessure profonde ; son cœur saigne. Un tel chagrin ajouté à la douleur des événemens publics est un poids si lourd, si accablant, que ce mâle esprit en éprouve par instans une sorte de désespoir : « Il vous prend, s’écrie-t-il, un dégoût de la littérature, de l’étude, de la pensée, lorsque la vie est si pesante : : il vous prend un sentiment de mort universelle, et je voudrais dormir toujours pour m’arracher à la fois et aux nouvelles des événemens, et aux retours sur soi-même qu’une philosophie impuissante nous fait faire sans résultat. » Il voit déjà son amie traversant l’Atlantique et la colonie de Coppet dispersée pour toujours « Dans trois mois environ, je serai absolument isolé, mon amie sera partie, et elle emmènera avec elle presque tous ceux qui me sont chers. » Un autre jour, il supplie Mme d’Albany de lui venir en aide pour arrêter l’impatiente fugitive : « La résolution est si grande et si difficile à prendre que, si quelque obstacle l’arrête, si quelqu’un la retient ; j’espère encore qu’elle pourra rester ; mais la moindre chose aussi la décidera à partir… Elle juge des Américains par les Anglais, et de ces derniers par ce qu’une imagination toute poétique lui en a fait connaître. » Et enfin, quand il croit que tout espoir est perdu, quand il la voit prendre congé de ses amis, il souffre d’avance pour la châtelaine de Coppet de l’immense déception, du gigantesque ennui qui l’attend au sein d’une démocratie occupée surtout d’industrie et de commerce : « Avant de faire son grand voyage, elle veut traverser lentement la France et séjourner quelques semaines à une distance constitutionnelle de Paris, pour prendre congé de tous ses amis et leur donner occasion de venir la voir au passage. Dieu veuille qu’elle y trouve des gens assez aimables ou assez dévoués pour lui faire regretter plus vivement tout ce qu’elle va quitter !… Pour moi, je n’y peux plus rien, mais je m’en désole. L’ennui de ce nouveau continent me paraît gigantesque, comme ses forêts, ses lacs et ses rivières… »


XI

Ces lettres de Sismondi à Mme d’Albany montrent assez quelle était la sympathie de la comtesse pour tout ce qui intéressait Mme de Staël. Les deux salons, à cette date, étaient loin de se ressembler tout à fait ; il y avait pourtant, de l’un à l’autre, bien des affinités secrètes. Or, au moment où Mme de Staël, espionnée, calomniée, voyant même ses amis, et les plus inoffensifs de tous, compromis à cause d’elle, au moment, dis-je, où ce noble esprit, irrité d’une persécution tracassière et odieuse, voulait demander un asile à la démocratie du Nouveau-Monde, Mme d’Albany, dans son hôtel du Lung’Arno, devenait suspecte aussi à la police impériale. Avec cette prodigieuse activité qui menait de front les plus grandes affaires et les plus minces détails, l’empereur avait les yeux sur elle. Au mois de mai 1809, Mme d’Albany reçut l’ordre de se rendre à Paris avant la fin de l’automne ; elle partit de Florence au mois de septembre et fit le voyage à petites journées. Fabre l’accompagnait. En personne prudente, elle n’eut garde de se montrer à Genève, où ses amis de Coppet espéraient bien l’arrêter au passage. « Je ne sais quelle route vous avez prise, pour ne pas y arriver, » lui écrivait Bonstetten. Ce n’était point le cas, pensait-elle, de faire une halte à Coppet au moment de subir un interrogatoire de l’empereur. On s’aperçoit de plus en plus qu’il n’y a rien d’héroïque chez la reine d’Angleterre. Elle arriva donc avec Fabre dans ce Paris qu’elle avait quitté dix-sept années auparavant, soutenue par Alfieri au milieu des vociférations de la populace. Que de changemens dans sa destinée ! Que de différence aussi entre le Paris du 10 août et le Paris de 1809 ! Une seule ressemblance rapprochait les deux époques : la liberté individuelle n’avait pas encore de garanties. L’empereur, nous le savons par les lettres de Fabre, reçut la comtesse avec courtoisie, mais avec une courtoisie un peu ironique dans la forme, et au fond singulièrement impérieuse : « Je sais, lui dit-il, quelle est votre influence sur la société florentine, je sais aussi que vous vous en servez dans un sens opposé à ma politique ; vous êtes un obstacle à mes projets de fusion entre les Toscans et les Français. C’est pour cela que je vous ai appelée à Paris, où vous pourrez tout à loisir satisfaire votre goût pour les beaux-arts. » On comprend que ce magnifique musée, devenu pour elle une prison, lui inspirât moins de sympathie qu’en 1788. Il paraît qu’elle en faisait dans ses lettres un tableau peu flatteur. « Combien je voudrais, répondait Sismondi, pouvoir donner à Mme de Staël votre manière de voir Paris ! mais on ne se laisse jamais détromper par d’autres des choses ou des personnes que l’on chérit. Il nous faut à tous l’expérience pour cesser d’aimer. » Mme de Staël en effet était plus que jamais amoureuse de son ruisseau de la rue du Bac ; exilée de la société parisienne, c’était par désespoir qu’elle voulait s’enfuir en Amérique. Combien elle enviait la punition infligée à Mme d’Albany ! M. de Bonstetten, qui prenait les choses moins au tragique, fait gaiement allusion à ce contraste :


« Coppet, 4 avril 1810.

« Vous voilà, madame, comme le pécheur de l’Évangile, forcée d’entrer en paradis. Si j’avais le bonheur d’être à Paris, je trouverais cela le mieux du monde, et j’en profiterais pour vous y faire ma cour comme je l’ai faite la moitié de ma vie… Daignez me dire ce que vous faites ; comment vous trouvez-vous dans votre nouveau domicile ? Si vous y restiez, mon désir d’y aller serait très grand, et je ne sais comment j’y résisterais… Je suis dans un pays où l’on vous envie vos péchés, si tant est que vous en ayez commis, et encore plus votre purgatoire… J’ai eu de vos nouvelles par Sismondi, qui est ici à faire ses adieux à la padrona di casa, que nous voyons partir avec bien des regrets. Je n’ai pas d’idée de ce que la conversation deviendra lorsqu’elle ne sera plus ici. Il me semble que nous allons tous être muets ou crétins. Indépendamment de son esprit et de son cœur, il y a chez elle des rassemblemens de monde si rares et si variés qu’il en résulte la société la plus piquante, et des réunions qui souvent par leur seul contraste sont d’intéressantes comédies. Dans quelques mois, vous verrez son ouvrage sur l’Allemagne… »


Pendant toute cette année 1810, Mme d’Albany continua ses études sur la société parisienne, et l’on devine par les répliques de ses correspondans les sentimens qui l’animaient. « Si vous n’avez pas persuadé Mme de Staël sur Paris, — c’est Sismondi qui parle, — moi du moins je suis tout converti. Je ne saurais désirer ces grandes cohues, ni cet esprit d’épigrammes tel qu’il nous revient dans les lettres de plusieurs de nos amis, ces bons mots contre le pouvoir avec lesquels on se croit dispensé d’avoir de la noblesse dans les sentimens et la conduite, ce mélange dégoûtant d’empressement pour servir et de moquerie contre ce qu’on sert… » Voilà des traits assez vifs, ce me semble, et d’une vérité facilement reconnaissable. Lui au contraire, après avoir protesté pendant dix ans contre le régime oppressif de l’empire, si la situation change de fond en comble, il pourra devenir un jour le défenseur de Napoléon contre les rois coalisés. C’est ce qu’il fera en 1815, après le retour de l’île d’Elbe, mais il le fera sans servilité comme sans trahison, et pourra toujours porter la tête haute. Le jour où l’empereur, quelques semaines avant Waterloo, fit venir aux Tuileries l’ami de la comtesse d’Albany et de Mme de Staël pour le remercier des articles si français insérés par lui au Moniteur, il dut se rappeler, j’imagine, le mot spirituel et sensé d’Andrieux : « On ne s’appuie que sur ce qui résiste. »

Parmi les personnes que la comtesse d’Albany apprécia le plus, soit dans les salons de la ville, soit dans les réunions de la cour (car l’empereur lui avait donné une loge au théâtre des Tuileries, et elle y vit Talma plus d’une fois), il faut placer au premier rang l’aimable et spirituelle Mme de Souza, l’auteur charmant d’Adèle de Sénange, de Charles et Marie, d’Eugène de Rothelin, d’Eugénie et Mathilde. Un peu plus jeune que Mme d’Albany, mais issue comme elle de cette société du XVIIIe siècle qui disparaissait tous les jours, lettrée, sensible, romanesque, elle charma la comtesse comme une apparition des jours heureux. Elles se lièrent bientôt d’une amitié qu’aucun nuage ne voila jamais. La bibliothèque du musée Fabre possède une soixantaine de lettres adressées à Mme d’Albany par Mme de Souza, lettres trop simples, trop familières, trop intimes le plus souvent, pour que j’en puisse détacher autre chose qu’un petit nombre de lignes, mais qui dans leur familiarité gracieuse, dans leur négligent abandon, révèlent le cœur le plus affectueux et le plus pur. Mme de Souza ne tarit point sur la bonté, l’indulgence, la parfaite charité mondaine de la royale comtesse ; c’est elle surtout qui est bonne, dévouée, et qui, dans sa discrétion accomplie, semble toute surprise par instans du charme qu’elle exerce. Ces lettres embrassent environ une douzaine d’années ; les fines observations n’y manquent pas, non plus que les esquisses de mœurs tracées au courant de la plume ; ce qui y brille avant tout, c’est le prestige de la bonté. Une telle correspondance est un des meilleurs titres qu’on puisse invoquer en faveur du caractère et du cœur de Mme d’Albany.

C’est aussi pendant ce séjour forcé dans la capitale de l’empire que Mme d’Albany renoua connaissance avec M. Bertin l’aîné. M. Bertin, que la comtesse avait déjà vu à Florence, entretenait des relations fort amicales avec M. Fabre ; il lui avait acheté plusieurs tableaux, entre autres une grande composition, le Jugement de Paris, qui fut exposée en 1808 et fort discutée par la critique du temps. David et Girodet, qui virent l’œuvre de Fabre chez M. Bertin avant l’exposition, en parurent sincèrement satisfaits : «… Hier matin, j’ai appelé votre maître. Il est enchanté et me charge de vous faire ses complimens. Girodet sort à l’instant de chez moi. Son avis est le mien. Tous deux pensent que ce tableau vous fera le plus grand honneur au salon… Votre maître est particulièrement frappé de la beauté du groupe de Paris, de Vénus et de l’Amour… Il est resté une heure à examiner, et en jugeant l’ouvrage avec la plus grande sévérité (ce sont ses termes), il n’a vu à reprendre que la draperie du bras droit de Pallas et la draperie rouge de Junon… Je sais du reste qu’il a professé la plus sincère admiration pour votre bel ouvrage, et cela ailleurs que chez moi. J’espère que vous êtes persuadé, mon cher ami, que ces éloges m’ont fait presque autant de plaisir qu’ils devront vous en faire, et que ce n’est pas seulement comme propriétaire du tableau que je suis content. » La collection de lettres inédites à laquelle j’emprunte ces lignes appartient aussi à la bibliothèque du musée Fabre à Montpellier. Je ne sais si l’admiration de Louis David pour l’œuvre de son élève ne semblerait pas excessive aujourd’hui ; le talent de Fabre, talent incontestable, est avant tout correct, savant, mais singulièrement froid, même pour l’époque, et dépourvu de toute qualité sympathique. J’ai cité pourtant ce passage, non-seulement parce qu’il intéresse l’histoire de la peinture, mais parce qu’il indique le monde libéral, ami des arts et des lettres, au sein duquel se plaisait la comtesse d’Albany. Il y a eu tant de choses fâcheuses dans cette histoire, que c’est un devoir pour nous de relever moralement nos personnages chaque fois que l’occasion s’en présente et que la justice le veut.

Mme d’Albany, malgré ses impressions premières, n’avait donc pas fait en définitive un voyage inutile, et quand elle obtint au mois de novembre 1810 l’autorisation de retourner à Florence, elle emporta en Italie plus d’une précieuse amitié. Que devenait cependant Mme de Staël ? Avait-elle renoncé à cette émigration en Amérique dont Sismondi était si cruellement préoccupé dans ses lettres à la comtesse ? Au moment où Mme d’Albany rentrait à Florence, Mme de Staël était victime d’une violence inouïe : le livre de l’Allemagne venait d’être saisi, et l’édition entière mise au pilon par la police impériale. « On sait, dit M. Sainte-Beuve, la lettre du duc de Rovigo et cette honteuse histoire. » Vous pensez bien qu’un tel événement occupe une large place dans la correspondance de Sismondi. « Mon amie, écrit-il à la comtesse, s’est armée de fierté pour résister à un coup si terrible, et elle l’a supporté avec une force que je n’aurais point eue. Il est vrai qu’un ouvrage de faits comme le mien aurait été détruit sans retour par la suppression du manuscrit, tandis que celui qui est fondé sur le développement de la pensée subsiste d’une manière indestructible dans la tête qui l’a conçu. » Cette force d’âme a pourtant besoin d’être soutenue par des distractions continuelles, par une sorte d’étourdissement fébrile qui fasse oublier le passé et qui empêche de songer à l’avenir. Je trouve plus d’un trait poignant dans les confidences du grave historien. « J’espère que vous nous ferez à Genève une courte visite. Nous y avons vécu cette année dans un plus grand tourbillon de fêtes et de divertissemens qu’il n’y en a peut-être en aucune ville de ce triste continent. On ne parle que de bals et de comédies de société. Mme de Staël en joue une ce soir qui est de sa composition ; dans huit jours, elle en jouera une autre qu’elle a faite aussi elle-même, et ce qu’il y a de singulier d’après son imagination mélancolique et la tristesse extrême de sa situation, toutes deux sont d’une extrême gaieté. Elle a pris désormais son parti : elle ne songe plus à Paris ; elle a oublié son livre, et n’en a point d’autre dans la tête ; elle vit dans le présent, sans faire de projets, sans renoncer à ceux qu’elle a faits, car ce serait presque disposer de l’avenir que d’en effacer ce qu’elle y avait mis précédemment. Elle me confond tous les jours davantage. Je n’aurais jamais espéré ce repos d’esprit qu’elle a trouvé, je n’aurais su quel conseil lui donner pour l’atteindre, et il m’étonne si fort que je ne sais comment compter sur sa durée, » Repos factice, gaieté fiévreuse ! l’ami rassuré trop vite aurait eu grand tort de compter sur la résignation prolongée d’une telle âme. Les paroles que je viens de citer sont du mois de février 1811 ; Sismondi écrivait au mois d’octobre suivant :


« L’intérêt que vous voulez bien accorder à notre colonie de Coppet m’a fait différer de courriers en courriers de répondre à votre aimable lettre, parce que je voulais vous donner des nouvelles de mon amie, et que depuis longtemps je la crois à la veille de prendre une grande résolution ; mais le temps passe, les événemens s’accumulent, les circonstances se compliquent, et il est plus difficile que jamais de prendre un parti. Depuis longtemps, sa situation me paraît si embarrassée que je m’interdis absolument de lui donner un conseil, puisqu’à tous je vois la plus grande responsabilité attachée ; je raffermis dans celui qu’elle embrasse, je tâche de lui donner du courage, mais lorsqu’elle l’abandonne d’elle-même pour un autre, je ne lutte point, de peur d’augmenter son irrésolution. Cependant cet état de doute est moins pénible pour elle qu’il ne serait pour bien d’autres. Hier encore, elle disait avec joie : « Eh bien ! Dieu merci, j’ai encore trois semaines avant de devoir prendre un parti. » Elle a demandé un passage sur la frégate qui a apporté le dernier ambassadeur d’Amérique, et qui doit probablement repartir dans un mois ou six semaines ; le ministre de la police y a consenti, l’ambassadeur aussi, mais il faut attendre l’assentiment du capitaine, peut-être celui de l’empereur… »


On voit que, jusqu’au dernier moment, Mme de Staël a eu l’idée de chercher un refuge dans le Nouveau-Monde. N’y cherchait-elle que cela ? Le souvenir de Chateaubriand ne se mêlait-il pas ici à des préoccupations toutes différentes ? N’y avait-il pas encore chez ce vaillant esprit un sentiment d’émulation littéraire au milieu des plus cruelles angoisses ? Elle eût certainement rapporté de la patrie de Washington maintes choses auxquelles n’avait pas songé l’illustre auteur d’Atala, et peut-être, si elle eût accompli ce projet, faudrait-il aujourd’hui citer son nom à côté du nom d’Alexis de Tocqueville. Elle se décida enfin pour une autre direction : elle était trop attachée par mille habitudes, par mille affections (j’emploie les termes de Sismondi), à cette contrée de boue qui était autrefois la brillante Europe. Le 22 mai 1812, Mme de Staël partit secrètement pour l’Autriche, avec l’intention de passer en Russie et en Suède. Sismondi, qui, soit de Genève, soit de Pescia, écrit pour Mme d’Albany le journal de la colonie de Coppet, s’empresse de lui transmettre les nouvelles si impatiemment, si douloureusement attendues.


« Pescia, 29 juin 1812.

« J’ai différé de vous écrire, madame, pour que ma lettre pût vous porter quelque nouvelle d’une voyageuse pour qui je ressens les plus vives angoisses et à qui vous vous intéressez aussi. J’ai attendu courrier après courrier ; en voilà déjà trois d’arrivés depuis que j’ai eu l’honneur de vous voir, et ils ne m’apportent absolument rien. Il y a au moins dix personnes de qui j’attends des lettres de Genève ou de la route, et aucune ne m’écrit, ou plutôt aucune de leurs lettres ne me parvient, car je crois fermement qu’elles ont été interceptées. Je ne saurais vous dire jusqu’à quel point cette impatience croissante, cette impossibilité de franchir une seule idée, qui se présente toujours à la même place, et qui ne reçoit aucune modification, me tourmente. C’est le 22 mai que mon amie s’est mise en route, mais ses mesures étaient si bien prises que la nouvelle de son départ s’est répandue dans la ville seulement le 2 juin au soir. C’est par une lettre à ma sœur que je l’ai appris ; une autre à ma mère, du 6 juin, arrivée aujourd’hui, n’en dit pas un mot. Tout au moins suis-je assuré que, jusqu’à cette date, il ne lui était rien arrivé de funeste que l’on pût savoir à Genève, et dix jours de route environ sont une bien grande avance ; mais, dans un intérêt aussi vif, la triste ressource que les conjectures vagues et le calcul des chances possibles ! »


« Pescia, 11 juillet 1812.

« Vous avez la bonté de vous intéresser au voyage et aux inquiétudes de mon amie, et je ne veux pas différer de vous communiquer les nouvelles que j’en ai reçues, les unes directement, d’autres par Genève. Les dernières étaient de Vienne, 17 juin. Elle y était arrivée en bonne santé, elle y était fort accueillie, et elle s’y reposait en attendant qu’elle pût continuer son voyage. Il lui fallait pour cela des passe-ports de Pétersbourg, M. de Stackelberg, ambassadeur à Vienne, n’ayant pas qualité pour en donner ; mais il avait envoyé un courrier exprès pour elle, et il se faisait garant du succès. Il paraît qu’elle les a demandés pour Stockholm : si elle les obtient, elle renoncera au long voyage dont je vous ai parlé ; sinon, elle se rabattra sur Odessa. Les nouvelles de paix ou de guerre peuvent avoir une grande influence sur sa détermination ; on m’écrivait de Genève, en date du 30, que la paix avec la Russie était signée ; on m’écrivait aussi sur Mme de Staël que la police avait déclaré ne vouloir ni la poursuivre ni la redemander, puisqu’elle laissait son fils aîné dans le pays comme un gage de sa bonne conduite. Ce fils est à Coppet, il s’y tient enfermé ; et il évite d’entrer en France. Les choses semblent donc prendre une bonne tournure pour elle ; mais il faut encore tout près de deux mois pour qu’elle soit en sûreté, et encore appellerait-elle sûreté la mer et une terre étrangère, où elle vivra séparée de tous ses amis, loin de toutes ses habitudes, hors de sa langue, et perdant ainsi les jouissances que son éloquence et son esprit de société lui donnaient chaque jour ? Quand on réunit tous ces dangers et toutes ces privations, qu’on pense que c’est une femme qui s’y est exposée, une femme qui depuis longtemps était affaiblie par la maladie, et qui aurait pu éviter toutes ces douleurs par une soumission à laquelle tant d’hommes se sont plies, quand on pense que sa détermination, loin d’être un bouillon subit de colère, est un projet arrêté et mûri depuis dix-huit mois, et qu’elle n’exécute que huit ou dix mois après les dernières vexations qu’elle a éprouvées, il me semble qu’on ne peut lui refuser l’admiration qu’on doit à l’héroïsme, et que toutes les âmes élevées l’accompagneront de leurs vœux. »


« Pescia, 5 septembre 1812.

« … Je voulais, pour vous écrire, madame, avoir quelque chose à vous annoncer de mon amie ; mais les nouvelles m’en parviennent d’une manière si lente et si irrégulière, que je doute si elles peuvent intéresser les autres comme elles m’intéressent toujours : les dernières lettres qu’on ait eues d’elle sont du 16 et 18 juillet, de Radziwillow, à quelques lieues de Brodi, et après qu’elle avait déjà passé la frontière de la Galicie pour entrer en Russie. De là elle se dirigeait sur Moscou, où elle doit être arrivée le 1er août, et le 10 août à Pétersbourg. Les dangers pour elle étaient finis ; elle ne devait plus rencontrer sur sa route ni armée ni corps insurgés, et sa détermination était bien précise de ne point s’arrêter en Russie, mais de se rendre immédiatement à Stockholm, où j’espère qu’elle est à présent. En même temps elle paraissait résolue à passer au moins tout l’hiver prochain en Suède, à y faire entrer au service le fils qu’elle conduit avec elle, et à y profiter de tous les droits qu’elle a pour trouver non-seulement un asile, mais une patrie dans la patrie de son mari et de ses enfans. Elle chargeait ses amis de déclarer d’une manière positive qu’elle n’irait point en Angleterre ; il faut voir cependant comment elle s’y trouvera, et quel effet un climat si rude fera sur sa santé et sur celle de sa fille. Toutes les lettres que je reçois du pays qu’elle a quitté me parlent de la tristesse profonde, de la mort de cette société qu’elle rendait si animée et si brillante. Je suis effrayé moi-même du changement que j’y trouverai à mon retour, et, selon toute apparence, je ne tarderai pas à m’éloigner de nouveau d’un lieu si plein de tristes souvenirs. »


« Genève, 15 décembre 1812.

« … J’ai trouvé ici des lettres de Stockholm, et de la mère et de la fille, pleines de tendresse et d’expressions de regrets pour leurs amis, mais en même temps du sentiment qu’elles sont désormais à leur place, qu’elles sont rentrées dans leur dignité, dans leur liberté, que l’accueil flatteur qu’on leur fait, que l’intérêt vif qu’on leur témoigne doit remplacer pour elles ce qu’elles ont perdue Ici j’ai trouvé le fils abattu et découragé. Sa situation est entièrement changée : il a passé de ce mouvement continuel, de ce festin somptueux de l’esprit, à la plus triste solitude. Que le monde est triste ! Qu’il y a de douleurs pour tous ! qu’il y en a dans ces choses qu’on peut dire, qu’il y en a dans celles dont il faut se taire ! »


Au moment où des émotions si vives agitaient les hôtes de Coppet, Mme d’Albany venait de visiter Rome et Naples. Elle était partie de Florence avec Fabre le 28 octobre 1811, et, arrivée le 21 à Rome, elle y avait passé une partie de l’hiver. Ses notes sur la ville éternelle ne contiennent guère que des appréciations, fort sévères en général, des artistes et de leurs œuvres. Landi, Granet, Angelica Kauffmann, Thorwaldsen, Canova lui-même, ne trouvent pas grâce devant sa critique un peu dédaigneuse et altière ; on s’aperçoit aisément qu’elle subit l’influence de Fabre. Elle y résistait cependant quelquefois, comme on peut le voir dans ces pages étincelantes que Paul-Louis Courier a intitulées : Conversation chez madame la comtesse d’Albany. Au printemps de l’année 1812, Fabre et la comtesse étaient allés de Rome à Naples en compagnie de Paul-Louis Courier et d’un célèbre antiquaire anglais, M. James Millingen. C’est dans ce voyage, c’est à Naples, dans le salon de la comtesse, en face de Pausilippe, qu’eut lieu cette conversation si spirituellement développée par Paul-Louis. Le récit de Courier montre bien l’espèce d’importance que Fabre avait acquise dans le monde, soit que la comtesse d’Albany l’eût élevé à son niveau, comme dit M. de Lamartine, soit que, par sa compétence en matière d’art, de goût, d’érudition et de procédés pittoresques, l’élève de David fût devenu en effet une légitimé autorité pour ses contemporains. Nous avons déjà vu son maître David et son camarade Girodet apprécier son Jugement de Paris, nous avons vu l’estime que lui témoigne M. Bertin ; bien d’autres lettres, dont la bibliothèque de Montpellier a le dépôt, prouveraient que Fabre était considéré comme un connaisseur du premier ordre et consulté souvent par les maîtres. Je ne parle pas seulement de ses camarades Girodet, Gros, Gérard, Guérin, Michallon, Boguet, Granet, qui eurent plus d’une fois recours à son érudition, à la minutieuse étude qu’il avait faite de tous les secrets du métier ; voici un détail plus significatif : parmi les lettres que lui adresse le peintre Mérimée, il y en a une dans laquelle Fabre est interrogé au nom de l’Institut, au nom de l’Académie des Beaux-Arts, sur la valeur et l’authenticité d’un tableau. Il s’agit d’un portrait de Raphaël que Raphaël aurait fait lui-même pour un certain Bindo Attoviti. L’œuvre est belle. Est-ce une copie ? Est-ce un original ? Après un long examen, l’Académie hésite et décide que Fabre sera consulté. Ce sont là des titres à coup sûr : eh bien ! Paul-Louis Courier nous montrerait l’artiste de Montpellier sous un jour plus favorable encore, si l’on pouvait prendre au pied de la lettre cette Conversation chez madame la comtesse d’Albany ; mais non, Courier n’est pas homme à tenir simplement la plume pour mettre en relief les idées d’un compagnon de voyage. Sans doute les principes de littérature et d’art que Fabre soutient dans cette discussion sont bien ceux qu’il professait ; ce sont surtout les principes de Courier, et s’il donne le beau rôle à son interlocuteur, s’il a l’air de se laisser battre, ne vous y trompez pas, c’est une ruse de guerre vis-à-vis du public. En même temps qu’il fait acte de courtoisie envers l’ami de la comtesse, il fait passer plus aisément, sous la responsabilité d’un artiste, les brillantes fantaisies de sa critique littéraire. Fabre était un causeur habile ; mais cette verve, ce brio, cette fertilité d’argumens imprévus, cette manière vive et victorieuse de mener une discussion, ne sauraient lui appartenir. Ce n’est pas Fabre qui a soutenu si spirituellement la supériorité de la gloire littéraire sur la gloire des armes. J’entends ici distinctement la voix du jeune officier d’artillerie qui, frappé d’horreur au milieu de l’immense tuerie de Wagram, était retourné si vite à ses chères études sur la poésie antique[3]. Il fut convenu toutefois qu’il avait trouvé là des esprits dignes de l’entendre. Dix ans après, le 12 novembre 1822, au plus fort de ses batailles contre la restauration, lorsque le bruit de ses pamphlets effrayait sans doute la comtesse, il lui rappelait gaiement ces libres entretiens philosophiques en vue de Pausilippe et de Capri : « Vous n’avez point oublié, je pense, un helléniste qui eut l’honneur de vous accompagner avec M. Fabre dans votre voyage de Naples et se rappelle toujours avec un grand plaisir cette époque de sa vie. Vous ne savez pas, madame, que j’écrivis alors une relation de ce voyage et de toutes nos conversations, dans lesquelles nous n’avions point du tout l’air de nous ennuyer. »


XII

On devine sans peine quels sont les sentimens de Mme d’Albany pendant les deux années qui suivent. « Je suis à la fenêtre, écrivait-elle à Sismondi, et je regarde passer les événemens » A coup sûr, ce n’est pas d’un visage impassible qu’elle assiste à ce spectacle. Son calme philosophique, tant vanté par ses amis, disparaît pendant cette période. De Moscou à Leipzig et de Leipzig à Montmirail, chaque nouvelle du progrès de la coalition est saluée par elle d’un cri de joie. C’est le moment au contraire où le loyal Sismondi commence à se réconcilier, sous condition, avec le régime impérial, en haine des réactions insensées qu’il voit poindre. Le succès de la contre-révolution dans les cantons helvétiques lui inspire les alarmes les plus vives. Il s’indigne quand il voit le gouvernement fédéral, au mépris des traités, livrer passage à l’armée autrichienne. « J’aurais donné beaucoup de sang, écrit-il à la comtesse, pour rendre à ma patrie son antique et glorieuse liberté ; mais je n’aurais jamais consenti à l’acheter au prix de l’honneur de la Suisse. On ne peut attendre de bonnes choses que d’une bonne source. Une renaissance fondée sur une trahison ne trouvera de garantie dans aucun serment. » Il écrivait cela le 10 janvier 1814 ; le 17 mars, il complétait ainsi sa pensée :


« Voilà donc, madame, le dernier acte de cette terrible tragédie commencé ! Selon toute apparence, nous marchons rapidement au dénoûment. Le sénat assemblé à Paris sous les yeux des armées étrangères déposera l’empereur, il proclamera le roi avec ou sans conditions, il acceptera au nom de la France la paix qu’on voudra bien lui donner, il attendra de la générosité des puissances coalisées qu’elles retirent leurs armées, ce qui pourrait bien n’être pas si prompt ; mais en attendant il sera obéi par les armées françaises et par toute la France. Ce météore flamboyant a éclaté. Le magicien a prononcé les paroles sacramentelles qui détruisent l’enchantement. Tout est fini. Il ne s’agit plus que de savoir comment Bonaparte mourra : il ne peut plus vivre. Dieu sait ce qui viendra ensuite, si ce sera le partage de la France, ou la guerre civile, ou le despotisme, ou l’anarchie, ou enfin la paix et la liberté, que les proclamations du jour feraient espérer. Il n’y a qu’une bonne chance contre un millier de mauvaises. C’était une grande raison à tous ceux qui aiment la France pour ne pas vouloir que ce terrible de fût jeté ; il est en l’air, il ne reste plus à présent qu’à faire des vœux pour qu’il tombe bien. Sans doute l’intérêt bien entendu des coalisés serait encore aujourd’hui même d’accord avec celui de la France et de l’humanité ; mais est-ce une raison pour oser se flatter qu’il sera écouté ? Quidquid délirant reges… et pourquoi finiraient-ils de délirer ?… Quant à l’homme qui tombe aujourd’hui, j’ai publié quatorze volumes sous son règne, presque tous avec le but de combattre son système et sa politique, et sans avoir à me reprocher ni une flatterie, ni même un mot de louange, bien que conforme à la vérité ; mais au moment d’une chute si effrayante, d’un malheur sans exemple dans l’univers, je ne puis plus être frappé que de ses grandes qualités. Sa folie était de celles que la nôtre n’a que trop longtemps qualifiées du nom de grandeur d’âme. Les ressorts par lesquels il maintenait un pouvoir si démesuré, quelque violens qu’ils nous parussent, étaient modérés, si on les compare à l’effort dont il avait besoin et à la résistance qu’il éprouvait. Prodigue du sang des guerriers, il a été avare de supplices, plus non pas seulement qu’aucun usurpateur, mais même qu’aucun des rois les plus célèbres… »


Il paraît que cette juste horreur de Sismondi pour la contre-révolution, et surtout cette impartialité d’historien, cet hommage au glorieux vaincu de la campagne de France, scandalisèrent profondément la comtesse. à la vivacité des répliques de Sismondi, on voit que la discussion avait pris un caractère passionné. Mme d’Albany ne pouvait comprendre qu’un ami de Mme de Staël pardonnât si facilement ; elle ne pouvait comprendre qu’on se préoccupât encore des idées de 89 après tant de si horribles malheurs, après des déceptions si cruelles, et quand elle reprochait au grave historien son irréflexion, sa témérité juvénile, peu s’en fallait, en vérité, qu’elle ne l’accusât de passions révolutionnaires. « Notre dissentiment, répliquait Sismondi avec son énergique bon sens, tient à ce que vous vous attachez aux personnes, tandis que je m’attache aux principes. Nous sommes fidèles chacun à l’objet primitif de notre attachement ou de notre haine, moi aux choses, vous aux gens. Moi, je continue à professer le même culte pour les idées libérales, la même horreur pour les idées serviles, le même amour pour la liberté civile et religieuse, le même mépris et la même haine pour l’intolérance et la doctrine de l’obéissance passive. Vous, madame, vous conservez les mêmes sentimens pour les hommes, dans quelque situation qu’ils soient. Ceux que vous avez plaints et révérés dans le malheur, vous les aimez aussi dans la prospérité ; ceux que vous avez exécrés quand ils exerçaient la tyrannie, vous les exécrez encore quand ils sont tombés… En comparant ces deux manières de fidélité, l’une aux principes, l’autre aux personnes, je remarquerai, quoi que vous en puissiez dire, que la vôtre est beaucoup plus passionnée, beaucoup plus jeune que la mienne… » Ces paroles sont datées du 5 mars 1815 ; Sismondi se trouvait alors à Paris, et l’opinion qu’il exprime ici était celle de presque tous les esprits libéraux. Les folies de la réaction préparaient un retour triomphal au prisonnier de l’île d’Elbe. Quinze jours après, les Bourbons prenaient la fuite, Napoléon entrait aux Tuileries, et Sismondi, confiant, comme la France elle-même, dans les promesses de l’acte additionnel, défendait de sa plume dans le Moniteur l’alliance du génie d’un grand homme avec les libertés publiques. Napoléon l’en remercia personnellement et lui offrit la croix de la Légion d’honneur ; Sismondi refusa la récompense et n’accepta les remercîmens qu’à moitié : il se résignait, non sans tristesse, aux compromis que la destinée imposait à la France ; il combattait pour le salut des principes, et non pour le triomphe d’un homme.

Si Mme d’Albany, tout en rendant justice à la droiture de Sismondi, est désolée de sa conduite, qu’en pense Mme de Staël ? Elle la blâme et l’approuve en même temps. Ses paroles sont curieuses. Le 8 décembre 1815, elle écrivait de Pise à la comtesse : « Je suis de votre avis sur Sismondi ; c’est un homme de la meilleure foi du monde. Nous avons eu des querelles terribles par lettres sur Bonaparte : il a vu la liberté là où elle était impossible ; mais il faut convenir aussi que pour la France tout valait mieux que l’état où elle est réduite actuellement. » Il faut citer encore une autre lettre de la fin de 1815. Mme de Staël, arrivée à Pise dans les derniers jours de novembre pour y marier sa fille avec M. le duc de Broglie, entretint une correspondance fort active à cette date avec la comtesse d’Albany ; l’état de Paris, de la France, de l’Europe entière, tient naturellement une grande place dans ses préoccupations.


« Pise, 20 décembre 1815.

« Combien je vous remercie, madame, de votre inépuisable bonté !… J’espère que le duc de Broglie pourra être ici le 1er de février ; alors nous irons tous à vos pieds, et je sortirai de mon exil de Pise. La princesse Rospigliosi, qui vous connaît et qui vous admire, est en femmes la seule avec qui j’aime à causer. Il y a deux ou trois hommes d’esprit et de sens ; du reste, c’est une ignorance dans les nobles dont je ne me faisais pas l’idée. Vous dites avec raison qu’on est aussi libre ici que dans une république. Certainement, si la liberté est une chose négative, il ne s’y fait aucun mal quelconque ; mais où est l’émulation, où est le mobile de la distinction dans les hommes ? Je croirais avec vous que c’est un grand bonheur pour l’Europe que l’affranchissement de Bonaparte, et qu’un peu de bêtise, dont on est assez généralement menacé, vaut mieux que la tyrannie ; mais la France, la France, dans quel état elle est ! Et quelle bizarre idée de lui donner un gouvernement qui a de bien nombreux ennemis, en ôtant à ce pauvre bon roi qu’on lui fait prendre tous les moyens de se faire aimer, car les contributions et les troupes étrangères se confondent avec les Bourbons, quoiqu’ils en soient à beaucoup d’égards très affligés ! J’ai dit, quand à Paris la nouvelle de cet affreux débarquement de Bonaparte m’est arrivée : « S’il triomphe, c’en est fait de toute liberté en France ; s’il est battu, c’en est fait de toute indépendance. » N’avais-je pas raison ? Et ce débarquement, à qui s’en prendre ? Se pouvait-il que l’armée tirât sur un général qui l’avait menée vingt années à la victoire ? Pourquoi l’exposer à cette situation ? Et pourquoi punir si sévèrement la France des fautes qu’on lui a fait commettre ? J’aurais plutôt conçu le ressentiment en 1814 qu’en 1815 ; mais alors on craignait encore le colosse abattu, et après Waterloo c’en était fait. Voilà ma pensée tout entière… Ai-je raison ? C’est à votre noble impartialité que j’en appelle. J’aurai beaucoup de plaisir à revoir M. et Mme de Lucchesini, mais rien n’égalera celui que je sentirai près de vous. Mille respects.

« N. DE STAËL. »


Au milieu des sentimens contradictoires dont ces lettres sont remplies, ce qui domine, on le voit bien, c’est la crainte d’une réaction ténébreuse. Mme de Staël écrivait l’année suivante, et toujours dans nos lettres inédites : « Croiriez-vous que Paris ne me plaît pas ? On m’y traite avec beaucoup de bienveillance, j’y vois beaucoup de monde ; mais quelque chose pèse sur l’air qu’on ne peut supporter. » Pour qu’elle parlât ainsi, la Parisienne enthousiaste, pour qu’elle trouvât si lourde en 1816 cette atmosphère où elle eût été si heureuse de vivre en 1810, il fallait bien que le mal fut profond. Je suppose que Mme d’Albany, étonnée de ces symptômes, interrogeait ses autres correspondans de France sur la situation des esprits, Toutes les lettres que Mme de Souza lui adresse pendant cette période sont pleines de détails à ce sujet. Comme l’arrogance des émigrés et la bassesse de ceux qui les courtisent sont vivement reproduites dans ces pages familières ! Quand son fils, M. de Flahaut, était aide-de-camp de l’empereur, elle avait mainte occasion de rendre service, et elle s’y employait de tout son cœur. Aujourd’hui ceux qu’elle obligeait hier semblent à peine la reconnaître : vieille histoire sans doute, histoire de tous les temps, mais particulièrement irritante en 1815, au milieu des douleurs de la patrie. De toutes les lettres de Mme de Souza, j’en détacherai une seule qui montre bien la sagesse, la mesure, l’esprit conciliant, et aussi l’inaltérable bonté de cette noble personne.


«..... Je ne pense pas que vous songiez de si tôt à venir ici ; la terre est mouvante, et les cendres brûlent encore. Je ne crois pas à des révoltes considérables, mais la réaction est si forte qu’il y a des mécontens partout. Les troupes (prussiennes surtout) ont si complètement exploité la France, qu’il n’y a que malheurs et malheureux. Cet hiver, le pauvre ne rencontrera que des pauvres, et je tremble pour ces temps, toujours difficiles à passer.

« Si le roi était venu seul en 1814, il n’y aurait point eu de 20 mars. Si dernièrement encore il était revenu seul, il n’y aurait point aujourd’hui d’inquiétudes ; mais sa cour est plus intolérante qu’elle n’a jamais été. À la suite de longues guerres, le péril n’est pas compté pour grand’chose, et beaucoup d’hommes aimeront mieux être pendus qu’humiliés, surtout par des gens qui n’ont jamais vu le feu. Si les nobles consentaient à n’être pas plus royalistes que le roi, on ferait de tous côtés des concessions pour n’être que Français et bons Français ; mais les récriminations partent de toutes parts, et de tous les côtés chacun lit son livre en tournant les feuillets non pas de gauche à droite, mais de droite à gauche. Voilà, ma très chère, notre situation, et si elle n’annonce pas de grands troubles, au moins fait-elle présager beaucoup d’ennuis.

«..... Adieu, ma bonne et chère amie, je vous aime de tout mon cœur, de ce cœur qui en mourant pourra se dire : « Il n’est personne à qui j’aie fait un moment de peine, personne de qui j’aie dit un mot qui pût affliger. » Ce n’est pas assez pour vivre heureux, mais cela suffit au moins pour mourir tranquille. Mille complimens à M. Fabre. »


Ces témoignages si divers ont-ils réussi à convaincre la comtesse d’Albany ? Je serais assez disposé à le croire. Son attachement à la restauration ne garda pas longtemps cette ardeur que nous lui avons vue en 1814 et en 1815. Elle avait vu trop de choses pour compter bien vivement sur la sagesse des hommes. Heureuse du retour de l’ancienne dynastie toscane, elle évita pourtant de prendre parti dans les luttes qui divisaient encore la société européenne. Elle était fort désabusée des systèmes politiques, et malgré l’éducation républicaine que lui avait donnée Alfieri, elle revenait tout simplement au monde de sa jeunesse, à cet idéal d’une société polie telle que le XVIIIe siècle l’avait aimée, d’une société douce, indulgente, spirituelle, assez indifférente aux formes de gouvernement et passionnée surtout pour les choses de l’esprit. Les amis que des dissentimens d’opinion avaient pu refroidir un instant lui revenaient aussi dévoués qu’autrefois. M. de Sismondi, M. de Bonstetten, Ugo Foscolo, Mme de Staël, Mme de Souza, Paul-Louis Courier, M. Bertin l’aîné, étaient en correspondance avec elle et la tenaient au courant des événemens littéraires. Mme de Staël lui avait écrit, non sans malice, au mois de juin 1816 : « Dans ce moment de légitimité, ne pourriez-vous pas vous refaire reine d’Angleterre ? Je vous baise les mains en signe de loyauté. » Il était assez piquant en effet que les Anglais de Wellington, après avoir rétabli chez nous la royauté de l’ancien régime, fussent mis en demeure d’appliquer chez eux le même principe, et de restituer la couronne à la veuve de Charles-Edouard. Cette plaisante idée fit sourire la comtesse ; mais la dear majesty, comme l’appelait Mme de, Staël, n’aspirait plus alors qu’à une royauté d’un autre genre. À l’heure où, après tant de secousses, la société libérale et lettrée se reformait peu à peu d’un bout de l’Europe à l’autre, Mme d’Albany voyait se réaliser enfin le rêve de toute sa vie ; l’hôtel du Lung’Arno devenait un des rendez-vous les plus aimés de cette brillante élite.

Toutes les lettres que nous avons entre les mains, tous les témoignages que nous avons pu recueillir sont d’accord sur l’habileté, la souplesse, les ressources merveilleuses que déployait Mme d’Albany dans l’art charmant de la conversation. Longtemps comprimé chez elle pendant deux périodes si différentes de sa vie, — d’abord par Charles-Edouard, ensuite par Alfieri lui-même, — ce talent prenait enfin l’essor, enrichi des mille expériences d’une carrière agitée. Elle causait à merveille et savait donner de l’esprit à ceux qui l’approchaient. Toutes ces qualités cependant eussent été plus ou moins perdues, si la comtesse n’avait eu affaire qu’à la société italienne. Sismondi, qui connaissait bien les habitudes florentines et qui n’avait aucune raison d’en parler avec malveillance, écrivait à Mme d’Albany : « Il m’est impossible d’exprimer à quel point cette ville me paraît triste et déserte quand vous n’y êtes pas. Les Florentins ne savent ce que c’est que la société : ils avaient besoin de l’attrait puissant qui les réunissait chez vous pour les tirer de ce demi-sommeil qui préside à leurs conversazioni ; ils avaient besoin de l’impulsion étrangère qu’ils y recevaient pour mettre en dehors ce qu’ils ont d’esprit ; ils avaient aussi besoin d’être tenus en respect par le double éclat, la double royauté du rang et du génie qui vous entourait, pour ne pas se mettre trop à l’aise, car leur familiarité est aussi insupportable que leur réserve… » Il dit encore, dans une autre lettre, que les Florentins n’ont pas d’oreille pour l’instrument dont Mme d’Albany sait tirer des sons si mélodieux. Je ne sais si tout cela est bien exact ; ce qui est certain, c’est que Mme d’Albany n’est devenue vraiment une grande virtuose de salon, une magicienne, que sur les dernières années de sa vie, au moment où l’élite, non pas de Florence seulement, mais de l’Europe tout entière, afflua dans son hôtel.

Un jour, au commencement de cette période, Sismondi écrivait à la comtesse : « Pendant ces trois mois, je n’ai presque vu que des Anglais. Londres tout entière s’était transportée sur le continent, et presque entière elle a passé à Genève. Tout ce qu’il y avait de distingué comme beauté ou comme esprit parmi les femmes, comme considération ou comme talent parmi les hommes, la moitié des pairs ou des membres du parlement a défilé par Genève. Après avoir visité la Suisse et avoir passé un mois avec nous, ils s’acheminent tous vers l’Italie, et presque tous ils se proposent de vous voir… » C’était le grand cortège de Mme d’Albany qui commençait à se former. Mme de Staël, de son côté, lui écrivait en 1816 : « A force de voir passer du monde ici, cela se confond dans ma tête… Je m’en tiens à vous dire que j’ai vu le genre humain. » Ce genre humain se dirigeait vers la casa d’Alfieri pour aller causer avec l’aimable vieille que lady Morgan appelle la reine de Florence.

Faut-il nommer toutes les personnes qui, de 1814 à 1824, composèrent la cour de la reine de Florence ? M. de Reumont a donné une bonne partie de cette liste interminable ; en véritable maître des cérémonies, il annonce solennellement les visiteurs illustres et raconte à mi-voix leur histoire. Aucun détail n’échappe à sa curiosité. Il connaît les titres, les dignités, les alliances de tous les lords d’Angleterre qui viennent saluer Mme d’Albany. Il sait tout ce qui concerne ces grandes dames et ces secrétaires d’ambassade. Quel rôle a joué ce cardinal dans le dernier conclave, il n’est pas embarrassé pour vous le dire. Ce que représente le nom de ce peintre, de ce statuaire, de ce littérateur inconnu qui arrivent de Rome ou de Naples, de Milan ou de Venise, demandez-le à M. de Reumont : vous ne le prendrez jamais au dépourvu. Il est heureux de mettre en lumière tout le cortège de la comtesse : c’est la duchesse de Devonshire, c’est le cardinal Consalvi, c’est la duchesse d’Hamilton, la comtesse de Jersey, la marquise de Prié, c’est le poète anglais Samuel Rogers, c’est le noble ami de lord Byron, John Cam Hobhouse, à qui est dédié en termes si bien sentis le quatrième chant de Childe-Harold, c’est le mélodieux poète de l’Irlande, Thomas Moore, c’est lord John Russell, c’est le célèbre historien de la sculpture Léopold Cicognara, c’est M. de Lamartine, non plus timide et tremblant comme en 1811, mais levant déjà son front inspiré et lisant à ce noble auditoire les strophes mélodieuses qui allaient renouveler la poésie française ; c’est Chateaubriand un peu plus tard… Mais comment pousser jusqu’au bout ce dénombrement homérique ? Plusieurs pages n’y suffiraient pas. Essayons plutôt de savoir si une pensée générale ne se dégage pas de ce brillant et tumultueux tableau. Il y en a une, et c’est Sismondi qui nous l’indique. Se rappelant avec bonheur le spectacle de tant de peuples divers, de tant d’esprits naguère étrangers ou hostiles les uns aux autres et réunis maintenant dans le salon de Mme d’Albany, il lui écrivait de Genève en 1823, une année avant qu’elle quittât ce monde : « Vos Florentins commencent à nous rendre un peu les visites que nous leur faisions autrefois. J’ai eu beaucoup de plaisir avoir ici le marquis Capponi, qui a eu la bonté de vous parler de moi ; je n’en ai pas moins à y voir aujourd’hui le marquis Joseph Pucci, qui a consacré sept ans à parcourir l’Europe avec un zèle dont la génération qui précédait la sienne aurait été bien.peu capable. Sans doute la grande masse dort encore et vit au jour le jour, la société manque d’intérêt, mais il y a cependant un progrès sensible dans les esprits ; ce mélange des nations, cette sympathie réciproque avec laquelle elles s’observent mutuellement, finiront par introduire chez toutes ce qui est bon, par détruire chez toutes ce qui est mauvais, autant du moins que les lumières peuvent triompher, à la longue des petites passions et des petits intérêts. » Voilà ce qui donne une valeur originale aux réunions de la comtesse d’Albany, voilà ce qui assure à l’hôtel du Lung’Arno un souvenir de l’histoire. Au moment où Mme de Staël dans Corinne et dans le livre de l’Allemagne, où les deux Schlegel par leurs vues d’ensemble sur la poésie de tous les peuples, où Sismondi, Bonstetten, Benjamin Constant, par leurs écrits, leur correspondance et leurs voyages, où Goethe enfin, leur maître à tous, dans son vaste et intelligent éclectisme, préparaient cette littérature européenne (littérature du monde, Weltliteratur, disait l’auteur de Faust) qui sera peut-être un des meilleurs titres de notre XIXe siècle, la comtesse d’Albany travaillait aussi à la même œuvre, à cette œuvre de sociabilité, de civilisation et de lumière dans les salons de la casa d’Alfieri.

Une autre pensée me frappe encore : on sait avec quelle fureur Alfieri, dans son Misogallo, dans ses sonnets, dans ses lettres, dans ses diatribes sans nombre, outrage non-seulement la révolution, mais le génie même de la France ; eh bien ! au milieu de ces réunions où l’Europe entière était passée en revue, Mme d’Albany, si aveuglée qu’elle fût d’abord par les ressentimens implacables du poète, était arrivée peu à peu à une conclusion toute différente. C’est encore à Sismondi que cette révélation est due. Un jour, écrivant de Paris à la comtesse, il lui parlait « de ce théâtre si varié où les hommes se montrent bien plus à découvert qu’ils ne font nulle part ailleurs. — « Je sais, ajoute-t-il, que, jugeant les Parisiens à distance, vous conservez contre eux de la rancune pour les maux qu’ils ont faits et ceux qu’ils ont soufferts. Je regrette que vous ne les voyiez pas d’assez près pour qu’ils vous réconcilient à eux. C’est toujours un profit que d’aimer, et s’il faut aimer une nation, je ne vois pas laquelle on préférerait aux Français. » Il lui rappelle alors les impressions qu’elle éprouvait naguère, lorsque « l’Europe défilait devant elle » et qu’elle comparait l’esprit de chaque nation. « Il ne m’a pas semblé, dit-il en terminant, que vous donnassiez à aucune autre la préférence. Vous étiez plutôt sévère pour les Italiens ; les Anglais vous avaient ennuyée, les Allemands impatientée, et quant aux Polonais et aux Russes, ils ne sont que les copies plus ou moins effacées des Français. J’en suis sûr, si vous reveniez au milieu de ceux-ci, vous sentiriez de nouveau combien ils valent mieux que tous les autres. Ils vous toucheraient par leur manière noble et simple de supporter le malheur, par les vertus et les qualités nouvelles dont ils viennent de faire l’apprentissage. Vous admireriez surtout en eux cette absence de l’esprit de rancune et de vengeance qui, en dépit de très grands sujets de discordes et de passions amères, les rapproche déjà les uns des autres et rend la société tolérable entre les ultras et les libéraux. » Voilà certes une brillante revanche contre Alfieri ; n’est-ce pas pour nous une consolation et un honneur que de tels sentimens se soient fait jour dans la maison même d’où étaient sorties les plus furieuses invectives du Misogallo ?

Cependant, au milieu de ces studieux loisirs, Mme d’Albany vieillissait. Vers la fin de l’année 1823, elle tomba dans une sorte de langueur ; son état néanmoins n’inspirait pas de vives inquiétudes, car elle avait traversé plusieurs fois des crises du même genre, et grâce à la régularité d’une vie parfaitement ordonnée, elle n’avait pas ressenti jusque-là les atteintes de la vieillesse. Le 17 janvier, tout en demandant avec instance des nouvelles de sa cara sovrana, la duchesse de Devonshire, qui lui écrivait fort souvent à cette époque, lui envoyait gaiement la chronique des salons de Rome ; c’était, par exemple, lord Normanby, lady Belfast, Mme Elliot, M. Howard, qui venaient de jouer je ne sais quel drame anglais devant un auditoire où se trouvaient le duc de Laval, la princesse de Liéven, la comtesse d’Appony ; c’était M. J.-J. Ampère qui venait de lire, et de lire avec beaucoup d’esprit et d’art, la comédie toute récente de Casimir Delavigne, l’École des Vieillards, dans le salon de Mme Récamier. « Le défaut de l’œuvre, ajoute-t-elle, c’est qu’on ne s’intéresse pas à un seul des personnages ; aucun combat de la passion et du devoir ; le jeune duc est galant, épris, il n’est pas amoureux ; la jeune femme est vaine et peu sensible ; la mère est une sotte… » C’est ainsi qu’elle devise, l’aimable duchesse, pour égayer sa chère souveraine. Quelques jours après, la comtesse d’Albany était morte. Elle s’éteignit fort doucement, le 29 janvier 1824, aux premières clartés du matin. Son esprit, assure-t-on, ne se voila pas un instant. Après avoir reçu les secours de la religion, elle vit arriver l’heure suprême avec une parfaite tranquillité d’âme.

Son testament, quoiqu’elle y invoque pour son âme la protection du roi de France saint Louis, montre bien jusqu’au bout la singulière indépendance de sa conduite. À part sa mère[4], à qui elle lègue tout ce que la loi lui accorde (tutta quella parte che la legge gli concede), et sa plus jeune sœur, Gustavine de Stolberg, à qui elle abandonne une somme de quinze mille écus, les membres de sa famille ne reçoivent d’elle que de simples souvenirs, comme tous ses autres amis. À sa sœur aînée, la duchesse de Berwick, elle donne un déjeuner de porcelaine ; à son autre sœur, Mme d’Arberg, une cafetière d’argent ; à son neveu, le duc de Berwick, comme descendant de Jacques II, un portrait de Charles-Edouard sur camée et une miniature de Marie Stuart ; elle lègue enfin un souvenir personnel à chacun de ses parens, de même qu’elle donne à l’abbé de Brème un portrait d’Alfieri, au marquis de Valerga un portrait de l’abbé de Caluso, au cardinal Consalvi un tableau représentant saint Jérôme, etc. Mais son légataire universel, l’héritier de tous ses biens meubles et immeubles, celui aux mains duquel vont passer, avec les titres de sa fortune, tous ses manuscrits, tous ses livres, tous ses tableaux, tous ses bijoux, c’est François-Xavier Fabre.

Quelques années après la mort de la comtesse d’Albany, Fabre résolut de finir ses jours dans sa ville natale. Il s’occupa d’abord d’élever un monument à la comtesse, comme la comtesse avait élevé un monument à Alfieri ; puis, ayant fait don à la ville de Florence des manuscrits du poète, il obtint du grand-duc de Toscane la permission de retourner en France avec tous ses trésors. On peut dire qu’il emportait d’Italie un musée et une bibliothèque. Tous ces beaux livres grecs, latins, italiens, dont le chevalier d’Homère était si passionnément amoureux, ces éditions monumentales d’Eschyle et d’Alighieri, ces exemplaires de Sophocle et de Pétrarque, de Térence et de l’Arioste, choisis avec un soin si religieux, ces pages où il a lui-même inscrit son nom, ces lettres inédites de Mme de Staël, de Mme de Souza, de Sismondi, de Bonstetten, de M. de Sabran, de Canova, d’Ugo Foscolo, du cardinal d’York, du cardinal Consalvi, de tant d’autres, tout cela désormais appartenait au peintre de Montpellier. Et que de tableaux de maître, que de chefs-d’œuvre rassemblés depuis un-demi-siècle par Charles-Edouard, par la comtesse d’Albany, par Fabre lui-même ! que de souvenirs de toute sorte attachés à ces Raphaël, à ces Rubens, à ces Poussin, à ces Ribeira, à ces médailles, à ces pierres gravées, à ces tablettes de marbre ! Une telle bibliothèque, un musée de cette nature, avaient certainement un intérêt historique, d’autres disent un intérêt romanesque et légendaire, qui en augmentait la valeur. Fabre allait-il jouir en égoïste de toutes ces choses si curieuses et si belles ? Il les donna généreusement à sa ville natale, qui, libérale à son tour, fit construire un bâtiment pour ce précieux dépôt et y logea le donateur lui-même au milieu de ses richesses. C’est là que Fabre, créé baron par Charles X, acheva sa laborieuse carrière ; c’est là qu’on le vit jusqu’à sa dernière heure (1837) froid, discret, dédaigneux, tourmenté par la goutte, irrité surtout par la révolution de juillet, toujours respectueux pour Mme d’Albany, quoiqu’il évitât de prononcer son nom, représenter, non sans un certain embarras, la tradition de cette mystérieuse histoire.

Et maintenant qu’elle n’est plus un mystère, quelle conclusion devrons-nous en tirer ? Un de mes amis à qui je communiquais les résultats de mon étude m’a écrit à ce sujet des paroles qui m’ont frappé. C’est un esprit austère, plus allemand que français, nourri de la sévère morale protestante, et qui, de toute notre littérature, ne connaît intimement que les maîtres de Port-Royal, auxquels il associe les récens moralistes de Lausanne et de Strasbourg, MM. Vinet, Celani, Edmond Scherer. Il m’écrivait donc, à propos de la comtesse d’Albany : « Vous hésitez à conclure. Goethe prétend en effet que, pour certaines œuvres d’art comme pour certains épisodes du monde réel, c’est une fâcheuse manie de vouloir absolument y trouver une leçon. « Les lettres que Schiller m’a écrites sur Wilhelm Meister, disait-il un jour à Eckermann, contiennent des vues et des idées de la plus haute importance ; mais cet ouvrage est au nombre des productions, qui échappent à toute mesure : moi-même je n’en ai pas la clé. On y cherche un point central ; or il est difficile qu’il y en ait un, et même cela ne serait pas bon. Une existence riche et variée qui se déroulerait devant nos yeux serait aussi un tout, un ensemble, une œuvre naturelle, sans aucune tendance exprimée, car une tendance n’est pas quelque chose de réel, ce n’est qu’une conception de notre esprit. Si pourtant on en veut une à toute force, on peut s’en tenir à ces paroles que Frédéric adresse à notre héros à la fin du récit : « Tu ressembles à Saül, fils de Ris, qui sortit pour chercher les ânesses de son père, et qui trouva un royaume. » Oui, qu’on s’en tienne là, car au fond l’ensemble du roman ne paraît point vouloir exprimer autre chose que ceci : l’homme, malgré ses sottises et ses égaremens, guidé par une main d’en haut, finit cependant par atteindre le bonheur. » Je n’ai pas besoin sans doute d’expliquer pourquoi ces paroles me reviennent à la pensée au moment où vous résumez ma propre opinion sur l’étrange destinée de Mme  d’Albany ; là aussi, malgré ses égaremens, l’héroïne a fini par atteindre au bonheur. Faut-il dire cependant avec Goethe : Ne cherchez pas ici de leçons, il n’y aura pas de morale dans ce tableau, il ne saurait y en avoir ; la vie humaine comme la nature produit un enchaînement de faits, et les idées que nous croyons y découvrir ne sont que les créations de notre intelligence ? Faut-il dire, en appliquant ce principe à la destinée de Mme  d’Albany : Cette destinée est un fragment de l’histoire générale d’une époque ; la veuve de Charles-Edouard est une fille du XVIIIe siècle ; par ses qualités et ses défauts, elle représente la société de son temps ? Non certes ; ce serait faire trop beau jeu à ceux qui nient la volonté, qui vivent au gré d’une faculté ou d’une passion maîtresse et qui se laissent aller à la dérive, emportés par tous les vents du ciel. Ce qui manque à cette existence, c’est précisément ce point central dont Goethe se passe si aisément. Vous avez raconté avec impartialité la vie de la comtesse d’Albany ; vous avez dit ce qui peut excuser ses fautes, et vous avez montré aussi ce qui a fini par les voiler. Jeune, elle est intéressante lorsqu’elle est comprimée par un époux brutal ; le jour où elle s’abandonne elle-même, elle perd nos sympathies ; enfin, devenue vieille et les passions une fois apaisées, nous l’avons retrouvée bonne, aimable, spirituelle, capable d’amitiés sérieuses. Et pourtant c’est là un tableau qui est loin de satisfaire la pensée. On peut commettre des fautes et les racheter, tomber et se relever. C’est dans ce sens que le divin Maître protège la femme qui a failli. Son indulgence veut dire : « Relève-toi ! » L’effort après la chute, n’est-ce pas la condition même de l’homme ? Mme  d’Albany s’est contentée d’une existence passive ; rien n’y rappelle l’héroïque pénitence de Mme  de Longueville, la douloureuse passion de Mlle  de Lespinasse, le spiritualisme généreux de Mme  de Staël. Quand on la voit, au milieu de ces erreurs que la souffrance, peut seule ennoblir, arranger si commodément sa vie, il faut bien conclure comme Chateaubriand qu’il y a là quelque chose de commun. On est toujours tenté de lui dire avec le poète :


Vous n’avez point aimé, vous n’avez point souffert !


Et c’est ce mot qui la condamne. L’intérêt de sa biographie est dans les dramatiques circonstances que le hasard y a rassemblées, dans le nombre et l’importance des personnages que la destinée a placés sur sa route ; il n’est pas dans son action personnelle. Avant tout, il faut vivre, aimer, combattre, faire preuve enfin d’énergie morale par la souffrance ou le repentir. Quand cet intérêt n’existe point, on est ramené dans la sphère inférieure où Goethe a déroulé les aventures de Wilhelm Meister, et l’on arrive avec lui à cette conclusion, très chrétienne si on la médite, et singulièrement humiliante pour notre orgueil : « L’homme, malgré ses égaremens, guidé par une main d’en haut, finit par atteindre le bonheur, » c’est-à-dire, avec plus de précision : « L’homme a beau se plaindre de son sort ici-bas, il est presque toujours plus heureux qu’il n’a mérité de l’être. »

Ce jugement contient sans doute une part de vérité ; j’y trouve pourtant quelque chose d’un peu dur, d’un peu altier, un manque de charité et d’entrailles pour notre pauvre espèce humaine. On peut écrire sévèrement le récit des faits ; mais, au moment de conclure, avons-nous tous les secrets de la conscience pour prononcer un jugement définitif ? Quand il s’agit d’une femme surtout, n’y a-t-il pas lieu de croire à bien des luttes intérieures que nos regards n’ont pas aperçues ? Les faits mêmes que nous avons rapportés en finissant nous imposent ces présomptions favorables. — Celle que Mme  de Staël, Mme  de Souza, la duchesse de Devonshire, M. de Sismondi, M. de Bonstetten, le cardinal Consalvi, c’est-à-dire les âmes les plus sévères, les esprits les plus délicats, ont entourée de tant d’affection et de respect, avait dû, je n’en doute point, effacer les taches de sa vie. Si Mme  d’Albany a été victime du relâchement général des mœurs à l’époque où s’est écoulée sa jeunesse, elle a profité de la restauration morale produite par les épreuves de la révolution, et peut-être y a-t-elle contribué pour sa part. Les lettres que conserve Montpellier lui rendent sur ce point un juste témoignage, et publiant les pages les plus curieuses de sa correspondance, nous acquittions la dette d’une ville où une collection si précieuse garde son souvenir. Le nom de Mme  d’Albany était entouré jusqu’ici d’une ombre" douteuse, ou plutôt d’une équivoque célébrité : on la connaissait surtout par les mémoires d’Alfieri, c’est-à-dire par la glorification de l’amour coupable ; on la connaîtra désormais par le rôle bienfaisant qu’elle a rempli dans ses dernières années, par les amitiés si nobles qui l’entourèrent, par les confidences respectueuses que lui adressaient tant de graves écrivains, et qui viennent d’être mises en lumière pour la première fois. Nous sommes heureux de laisser le lecteur sur cette impression. Ce n’est pas un titre médiocre pour l’amie d’Alfieri d’avoir su, après la grande tempête, rallier si gracieusement l’élite dispersée de la société européenne.


Saint-René Taillandier.
  1. Les mots qua manquent ici ont été enlevés par la rupture du cachet. Il est facile au reste de rétablir le sens : Sismondi a pu comparer son amitié pour Mme de Staël aux sentimens d’amour que lui ont inspirés d’autre femmes, et il a trouvé son amitié beaucoup plus vive que son amour.
  2. Voyez la Revue du 1er et du 15 mai 1835.
  3. Je trouve ce jugement confirmé dans l’excellent Essai d’Armand Carrel sur la vie et les œuvres de Courier : « Depuis lors depuis Wagram), son opinion sur les héros, sur la guerre, sur le génie des grands capitaines, a été ce qu’on la voit dans la Conversation chez la comtesse d’Albany. » Et dans un autre endroit de cette même notice : « Il n’est pas une page sortie de sa plume qui puisse être attribuée à un autre que lui. Idées, préjugés, vues, sentimens, tour, expression, dans ce qu’il a produit tout lui est propre. » J’ajoute que Fabre, si intéressant causeur qu’il pût être, ne se reconnaissait guère dans les brillans caprices du virtuose. « Il m’a fait beaucoup parler, » disait-il.
  4. A l’époque où ce testament fut écrit, en 1817, la mère de Mme d’Albany vivait encore.