La Comtesse d’Egmont/1

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. 3-7).


I

LA DUCHESSE DE RICHELIEU


C’est à Montpellier, c’est sous le beau ciel du Languedoc que la princesse Élisabeth de Lorraine, héritière des Guise, duchesse de Richelieu, mit au monde Sophie Septimanie de Richelieu ; objet des plus vite désirs de son père et de sa mère, qui n’avaient qu’un fils, la naissance de ce second enfant fut l’occasion de plusieurs fêtes brillantes. Le duc de Richelieu présidait alors les états de Languedoc ; sa magnificence, sa générosité, son art de plaire à tous ceux qu’il avait intérêt de captiver le faisaient adorer de toute la province. Le bruit de ses aventures scandaleuses avait d’abord effrayé les maris et les pères ; mais la présence de la duchesse de Richelieu à Montpellier, la conduite que tenait le duc envers elle, son respect pour la femme distinguée dont le grand nom ajoutait tant d’illustration au sien, détruisirent bientôt les préventions qui pouvaient lui être défavorables.

Chaque jour apportait au noble gouverneur du Languedoc un nouveau témoignage de la reconnaissance publique ; à peine les cloches de la cathédrale eurent-elles annoncé l’heureuse délivrance de La duchesse de Richelieu, les bour­geois de Montpellier vinrent joindre leurs prières à celles que le duc et tous les gens de sa maison adressaient à Dieu pour le prompt rétablissement de la mère et le bonheur de l’enfant. Au sortir de l’église, M. de Richelieu reçut la députation des états accompagnés des échevins, et du commandant des notables de la ville ; ils venaient lui demander, au nom de la province, l’honneur d’être marraine de l’héritière des Guise et des Richelieu ; deux jours après, avec toute la pompe d’une cérémonie solennelle, la nouvelle-née fut baptisée sur les fonts de l’antique Maguelone, et reçut le nom de Septimanie, nom gothique de cette belle province de France.

Tant d’honneurs et de joie semblaient présager un heureux avenir, et pourtant l’enfance de Septimanie de Richelieu fut frappée du plus grand des malheurs. La santé de sa mère, déjà affaiblie par une couche pénible, donna bientôt de vives inquiétudes. Les médecins de Montpellier, qui passaient alors pour les plus savants de toutes les Facultés, décidèrent que les chaleurs de l’été dans ce climat seraient funestes à la ma­lade, et lui ordonnèrent de retourner à Paris.

Le duc de Richelieu, que ses grandes dissipations contraignaient souvent à de ridicules économies, avait loué son hôtel de la place Royale pour tout le temps que durerait la tenue des états du Languedoc, et la duchesse de Richelieu alla de­meurer au Temple, dans la maison de son père. Hélas ! les tendres soins qu’elle reçut de sa famille et de son mari, dont l’attachement pour elle l’emporta toujours sur ses goûts fri­voles, et fut le plus vif sentiment de sa vie amoureuse, le bonheur d’être deux fois mère, la paix d’une existence à la fois douce et honorée, ne purent triompher de sa maladie ; elle succomba dans le mois d’août 1740 à une inflammation de poitrine.

La nuit où elle mourut, on vint avertir le duc de Richelieu qu’elle était au plus mal. Il vole aussitôt près d’elle ; sa vue semble la ranimer :

— Ah ! j’en veux beaucoup, dit-elle, à ceux qui vous ont fait venir ; je voulais vous éviter le chagrin de me voir mourir ; mais, puisque vous voilà, embrassez-moi pour la dernière fois[1].

Le duc se jette dans ses bras, la baigne de ses larmes ; il se sent presser vivement sur ce sein qui respire à peine ; il veut s’arracher à ces étreintes convulsives, à ces caresses funèbres pour demander du secours. Vains efforts ! la mort le tient captif sur ce cœur qui ne bat plus ; une horrible convulsion, la dernière, a si fortement contracté les bras et les mains de la morte qu’il ne peut s’en dégager. G’est avec effort qu’on le délivre ; il se refuse à croire à son malheur, il s’obstine à prodiguer des secours inutiles ; il espère que la mère se ranimera à la voix de ses enfants ; le jeune duc de Fronsac et sa sœur sont amenés près du lit de deuil, mais c’est vainement que leur bouche enfantine sourit à ce visage inanimé ; c’est vainement que leurs petits bras s’étendent vers leur mère, que leurs regards, leurs cris l’appellent… elle ne doit plus leur répondre.

Le lendemain de cette triste scène qui n’aurait pu laisser de souvenir dans l’esprit trop jeune de Septimanie, si l’on ne s’était appliqué à la lui raconter sans cesse pendant son enfance, elle se vit habiller tout de noir, et cette couleur fu nèbre, la terreur des enfants, ce premier chagrin, lui laissè rent depuis une impression de mélancolie qui ajoutait un charme déplus à sa beauté noble et gracieuse.

Madame de Richelieu avait été l’objet de l’amour, de l’ambition de son mari ; il lui donna de sincères regrets, et fut s’enfermer un mois au château de Richelieu pour la pleurer sans contrainte, ne pouvant supporter la vue des gens qui ne partageaient point sa peine ou qui paraissaient en douter. Il porta même la susceptibilité en ce genre jusqu’à s’offenser de ce que son ami, M. de Voltaire, eût laissé donner au théâtre la première représentation de Zulime, huit jours après la mort de la duchesse de Richelieu, de cette aimable princesse de cuise pour laquelle il avait fait ces jolis vers :

Un prêtre, un oui, trois mots latins
À jamais fixent vos destins.
Et le célébrant, etc., etc., etc.[2].

M. de Voltaire, qui était à Bruxelles, ne prévoyant pas que la maladie dont la duchesse languissait depuis près d’une année dût l’enlever juste au moment de la représentation de Ztdime, n’avait point donné d’avis à ce sujet à M. d’Argental, et celui-ci, tout à la gloire dramatique de son dieu littéraire, oublia que le philosophe avait intérêt à ménager le grand seigneur. L’auteur de Zaïre portait depuis longtemps un sincère atta­chement à mademoiselle de Guise, et avait beaucoup contri­bué à son mariage avec le duc de Richelieu. Un esprit aussi supérieur devait apprécier toutes les qualités qui la distin­guaient. On peut juger de ses sentimens pour elle par ce qu’il en dit dans une de ses lettres à son ami d’Argental[3].

La sœur du duc de Richelieu, abbesse du Trésor, fut char­gée de l’éducation de sa nièce ; c’était une femme spirituelle, dont la nature et le caractère se trouvaient en opposition con­stante avec sa profession, et qui n’en remplissait pas moins ses devoirs avec une rigide exactitude ; mais sa sévérité s’épui­sait sur elle-même, et dès qu’il se présentait une occasion de placer innocemment son indulgence pour les faiblesses hu­maines, et son penchant pour les sentimens romanesques, elle les encourageait avec d’autant plus de force qu’elle n’en voyait point le danger. Tout ce qui avait pour principe ou même pour prétexte un but honnête lui semblait mériter sa protection ; différente du Tartufe de Molière, c’est avec le ciel seul qu’elle ne voyait aucun accommodement. Habituée dès sa plus tendre jeunesse à excuser près de son père les torts graves, les folies de son frère, elle avait fini par se persuader ce qu’elle répétait chaque jour pour calmer la colère du vieux duc, et par ne plus voir que les inconséquences d’un charmant étourdi dans la désordre et la conduite d’un roué déterminé.

Rien n’explique mieux le charme, l’espèce de fascination qui soumettaient à M. de Richelieu toutes les personnes qui l’approchaient, que le singulier dévouement de sa sœur. Elle pouvait prétendre à un bon mariage ; son père le désirait comme un juste châtiment des excès et de la désobéissance de son fils ; mais servir le ressentiment du vieux duc contre un frère qu’elle adorait lui était impossible ; et c’est de son pro­pre mouvement qu’elle se décida à prendre le voile par inté­rêt pour la fortune de ce frère dont elle voulait le bonheur avant tout.

Son autre sœur, mariée à M. du Châtelet, gouverneur de Vincennes, ne fut pas si généreuse ; aussi l’amitié du jeune duc restait-elle tout entière à l’abbesse du Trésor. Le temps ne fit qu’ajouter à cette affection, dont la plus grande preuve fut le soin qu’il lui confia d’élever l’enfant de sa prédilection, cette charmante Septimanie, qui devait être un jour la plus belle, la plus distinguée et la moins heureuse des femmes de la cour de Louis XV.

  1. Vie du maréchal de Richelieu, tom. II.

  2. Épître à mademoiselle de Guise, sur son mariage avec M. le duo
    de Richelieu. (Épîtres, Œuvres de Voltaire.)
  3. « Vous n’ignorez pas la perte que je fais en elle (madame de Richelieu). J’avais droit de compter sur les bontés et j’ose dire sur l’amitié de madame de Richelieu. Il faut que je joigne à la douleur dont cette mort-là m’accable celle d’apprendre que M. de Richelieu me sait le plus mauvais gré du monde d’avoir laissé jouer Zulime dans ces cruelles circonstances. Vous pouvez me rendre justice. Cette malheureuse pièce devait être donnée longtemps avant que madame de Richelieu fût à Paris. J’ai fait depuis humainement ce que j’ai pu pour la retirer, sans en venir à bout, etc., etc. » (Voltaire, vol. lxx}.)