La Comtesse d’Egmont/3

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. 12-19).


III

LA NOVICE


Il y a par règne une ou deux personnes dont on parle toujours et partout. À cette époque les noms de Voltaire et du maréchal de Richelieu dominaient toutes les conversation, soit pour les louer ou les blâmer ; chaque jour un ouvrage de l’un, une action de l’autre, alimentaient la critique ou ajoutaient à l’admiration. Il n’était point de retraite où ne retentit le bruit de leurs succès ; et la supérieure la plus austère, la mère de famille la plus vigilante, employaient vainement leur autorité pour empêcher la lecture du livre défendu, ou le récit de l’histoire scandaleuse. On trouvait chaque jour un volume de Voltaire sous le chevet de quelque novice, et le nom du duc de Richelieu prononcé à voix basse dans les cloîtres trahissait trop souvent la nature des confidences qui s’y faisaient.

Septimanie parlait souvent de son père à ses compagnes, mais son esprit, encore trop jeune pour apprécier les qualités réelles qui le distinguaient, ne vantait que ses agréments frivoles ; c’était, disait-elle, le plus beau, le plus aimable des hommes de la cour, et comme il était parfait pour elle et pour sa tante, elle n’imaginait pas dans son innocence qu’il pût être moins bon envers toute autre femme ; enfin, à force de le vanter avec toute l’exaltation de l’amour et de la vanité filiale, elle avait inspiré à sa compagne, mademoiselle de Poligny, une admiration fort dangereuse.

Dans la retraite absolue, il ne naît point de sentiments fai­bles ; le moindre goût y tourne en passion : le cœur le moins constant et l’esprit le plus léger y sont contraints à vivre d’une pensée, d’une espérance, d’un nom. C’est le triomphe de l’i­dée fixe et la source de presque toutes les déceptions qui affli­gent les pauvres amants. Comment se persuader que la jeune recluse qui s’expose à toutes les tortures d’une vengeance sa­cerdotale, si le moindre billet tendre écrit de sa main tombe au pouvoir de ses supérieures, qui risque de se tuer en sau­tant du haut d’un mur de jardin, de se perdre à jamais en suivant celui qu’elle aime, comment se persuader que cette femme héroïque ne soit pas la proie d’un sentiment profond, indestructible. Eh bien, la moindre distraction, un bal, un spectacle, un parure nouvelle, l’eût peut-être détournée de ce projet, ou plutôt jamais elle ne l’aurait conçu sans le secours de l’ennui et le besoin d’animer sa vie monotone par un mal­heur ou une faute.

Mademoiselle de Poligny avait un beau nom et point de for­tune, c’est-à-dire qu’elle était condamnée à prendre le voile pour éviter à sa famille la honte de lui voir faire un mariage bourgeois. Ce sacrifice imposé par le tyran le plus impérieux, l’orgueil paternel, quelquefois la tendresse d’un mère l’em­pêchait de s’accomplir ; mais madame de Poligny était morte, et rien ne s’opposait plus au projet depuis si longtemps arrêté de consacrer au cloître la jeunesse et la beauté de Laurette.

Élevée depuis son enfance dans l’abbaye du Trésor, choyée par les religieuses qui voyaient en elle une compagne de pri­son, protégée par l’abbesse, qui la regardait comme l’amie de sa nièce, comme un exemple utile à la communauté, Lau­rette se résigna sans peine à prendre l’habit de novice ; elle était si jolie sous ces voiles blancs ! Parfois on contemplait sa démarche gracieuse sous ce noble costume, son doux sourire et cet air de contentement que donne toujours aux jeunes per­sonnes le premier acte important de leur vie. Mademoiselle de Richelieu enviait son sort, et se demandait pourquoi elle irait s’exposer à perdre son âme dans ce monde qu’on lui peignait si corrompu, tandis qu’il lui était si facile de faire son salut en imitant le saint dévouement de son amie.

Un jour que son exaltation religieuse était encore augmentée par la pompe d’une grande fête, elle se présenta chez sa tante au sortir de la messe, et la pria de lui accorder un entretien particulier, car elle avait une importante communication à lui faire. L’abbesse, croyant qu’il s’agit d’une permission de sortir, d’une grâce à obtenir pour quelque pensionnaire en pénitence, est bien étonnée d’entendre sa nièce lui déclarer que, convertie par les exhortations qu’elle lui avait si souvent entendu faire à Laurette, et par le bonheur dont celle-ci paraît jouir depuis qu’elle se dispose à faire ses vœux, elle aussi veut être religieuse.

— Vous, religieuse ? s’écrie la sœur du duc de Richelieu ; mais vous n’y pensez pas, mon enfant !

— Oh ! si, ma mère, j’y pense nuit et jour, reprit Septimanie, depuis une semaine… j’avoue qu’avant la conférence que vous avez eue avec Laurette, sur les dangers du monde, sur ce que vous appelez un attachement mondain, ces idées-là ne m’étaient jamais venues à l’esprit ; mais aujourd’hui que je sais, comme vous l’avez dit, que le malheur et l’enfer menacent sans cesse la femme qui s’éloigne de l’asile du Seigneur, je veux rester ici toute ma vie.

— C’est une sainte résolution, ma fille, et dont le ciel vous tiendra compte ; mais vous êtes encore trop jeune pour en connaître l’importance : à quatorze ans on ne peut disposer de sa destinée ; vous devez avant tout vous soumettre aux volontés de votre famille, et votre père ne me pardonnerait pas de vous engager…

— Mon père ne veut que mon bonheur, et dès qu’il m’a confiée à vous…

— Sans doute il veut faire de vous une bonne chrétienne, interrompit l’abbesse avec impatience ; mais on peut faire son salut dans le monde aussi bien que dans un couvent.

Alors l’abbesse, oubliant que ce qu’elle dit est en opposition directe avec ce qu’elle répétait sans cesse à la jeune novice devant Septimanie, ajoute tout ce qu’elle croit pouvoir détour­ner sa nièce d’un projet qui l’aurait infailliblement brouillée avec son frère ; puis elle va jusqu’à rappeler à Septimanie qu’elle était presque fiancée avec le comte de Gisors ; et lui re­proche de l’oublier, car, dit-elle, le mariage est aussi un sa­crement.

— Ce n’est pas moi qui oublie ! s’écrie Septimanie en pleurant ; mais depuis que le comte Louis a suivi son père à l’ar­mée, a-t-il pensé une seule fois à me faire donner de ses nou­velles ? Ah ! je vois bien que vous avez raison, il n’y a pas de bonheur à espérer dans le monde, où l’on ne rencontre que vanité, trahison, ingratitude ; Dieu seul nous protège et nous aime toujours ; aussi est-ce Dieu seul qu’il faut aimer !

L’abbesse, fort embarrassée d’avoir à réfuter ses propres pa­roles répétées par sa nièce, se retrancha dans l’autorité pater­nelle, qui défendait à Septimanie de se consacrer à Dieu sans savoir ce qu’en penserait son père.

Cette vocation subite, causée par le dépit, n’avait rien d’ef­frayant ; cependant l’abbesse pensa qu’il était prudent d’en ins­truire son frère, et peu de jours après cet entretien, les grilles extérieures du vieux couvent s’ouvrirent pour laisser entrer le carrosse à six chevaux du maréchal de Richelieu.

Dans ses fréquentes visites à l’abbaye du Trésor, il habitait un corps de logis attenant au mur du jardin de la commu­nauté. Son rang, son titre de frère de l’abbesse lui donnaient le droit de pénétrer dans la partie du couvent où logeait sa sœur, et les religieuses le rencontraient souvent dans le jar­din causant avec sa fille et leur abbesse.

Son arrivée à l’abbaye était toujours l’occasion d’une fête : il apportait à Septimanie une quantité de présents, qui étaient bientôt dispersés entre ses compagnes, et des friandises qui servaient à de joyeuses collations. L’abbesse donnait ces jours-là un grand dîner à l’archevêque de Rouen, au directeur de la communauté, et plusieurs religieuses avaient l’honneur d’y être admises, ainsi que les compagnes favorites de mademoi­selle de Richelieu. La jeune novice fut, à la requête de son amie, portée sur la liste des invitées. Septimanie, fière de l’amitié d’une personne qui avait quatre ans de plus qu’elle, et toutes les qualités qu’on estime le plus, sans compter les agrémens qu’on envie, même dans un cloître, parla de Laurette à son père de manière à lui donner le désir de la connaître ; à peine l’eut-il aperçue se promenant solitaire sous les vieux tilleuls du jardin, qu’il devina la véritable cause de son exaltation religieuse :

— C’est de l’amour terrestre appliqué au ciel, pensa-t-il, en contemplant les regards pleins de feu, la démarche langoureuse de la belle novice ; elle n’aurait pas cette tristesse qui lui donne tant de charme, si l’adoration de Dieu suffisait à son cœur.

En effet, condamnée à la réclusion, au sacrifice éternel des attachemens du monde, Laurette cherchait à remplacer un bonheur qu’elle regrettait sans le connaître, par l’espérance d’une félicité divine, infinie, telle que le ciel la promet.

Ce fut une abominable pensée que celle de détourner du ciel cette âme exaltée, que de chercher à lui prouver la fragilité de la vocation qu’elle croyait immuable ; et cette pensée coupable, un homme de plus de cinquante ans, le duc de Richelieu osa la concevoir ; là, près de sa fille dont il respectait et chérissait la pureté, dont il aurait tué de sa propre main le séducteur, s’il se fût trouvé un être assez téméraire pour vouloir la déshonorer ; M de Richelieu, sans égard pour le saint lieu qui le recevait, pour l’hospitatité qu’il trouvait chez sa sœur, la confiance que devaient inspirer son âge, son rang, son titre de père, cet homme, blasé sur les succès du monde, accoutumé à triompher de toutes les rivalités, ne put se défendre de l’orgueilleux plaisir de combattre contre la divinité elle-même.

Aussi ingénieux que discret dans les moyens de faire connaître et accueillir son amour, on n’a jamais su comment il était parvenu à porter le trouble et le désespoir dans le cœur de Laurette ; seulement, depuis qu’il l’avait rencontrée dans le jardin, depuis qu’il l’avait vue chez sa sœur, elle était distraite, rêveuse, et ne parlait plus qu’en rougissant de sa prochaine prise d’habit. Des réflexions sur la mort… des mots sinistres dits presque involontairement par elle, donnaient quelque inquiétude sur la sincérité de sa vocation ; mais on n’aurait osé en faire la remarque tout haut, tant on craignait qu’elle ne se désistât. Chaque fois que le maréchal venait à l’abbaye, elle tombait dans une sorte de stupeur qui contrastait avec l’agitation générale, car ces jours-là les sœurs redoublaient de soins pour seconder leur abbesse dans la pompeuse réception qu’elle aimait à faire à son frère. C’était un bruit, un mouvement, qui faisaient trêve au silence habituel ; Laurette seule ne prenait aucune part à ces préparatifs ; on aurait cru que l’arrivée de cet hôte dangereux était sans nul intérêt pour elle, si son visage pâli, ses regards brillants et inquiets, n’avaient trahi une émotion de joie et de terreur. Son année de noviciat révolue, Laurette tomba tout à coup très-malade ; elle pria l’abbesse de permettre à Septimanie de venir la soigner, l’abbesse y consentit. Laurette semblait frappée de l’idée qu’elle n’avait plus que peu de moments à vivre.

En entrant dans cette cellule qu’éclairait la faible lueur d’une lampe de nuit, Septimanie fut saisie d’un pressentiment funèbre ; mais il céda bientôt à l’aspect des joues colorées de la malade, de ce regard animé, de ce sourire forcé qu’elle prenait pour les signes certains d’un retour à la santé ! Comment deviner à son âge que l’excès de la souffrance et l’espoir de la mort puissent ainsi embellir un visage !

Elle s’approche de Laurette ; elle l’embrasse, lui parle, mais les yeux fixés sur les siens, Laurette ne répond pas ; elle semble absorbée par un souvenir fatal ; inquiète de ce silence, Septimanie l’appelle en pleurant ; Laurette la serre sur son cœur d’une manière convulsive, puis, se penchant vers le pied de sa couchette, elle lui fait signe de soulever son matelas. Septimanie obéit, et trouve sous ce matelas une grosse clef, qui lui parait être celle d’une porte de jardin ; Laurette s’en empare et la lui remet après avoir regardé si personne ne venait les surprendre ; ensuite, elle essaie en vain de parler, fait des signes que son amie ne peut comprendre ; enfin, après mille efforts qui prouvent assez les affreuses douleurs dont elle est déchirée, Laurette, serrant la clef dans la main de Septimanie, lui adresse quelques paroles d’un ton suppliant ; mais la contraction qui tient ses dents fortement serrées ne permit d’entendre que ces mots : Dans le puits.

— Tu veux que je jette cette clef dans le puits ? demanda Septimanie, craignant d’avoir mal compris. Un signe de tête lui répond oui ; et presque au même instant, d’horribles convulsions s’emparèrent de Laurette.

À cette vue, Septimanie ouvre précipitamment la porte de la cellule, et demande à grands cris du secours. Toute la communauté arrive ; l’abbesse, frappée de l’état où elle voit la malade, fait aussitôt appeler le médecin et le directeur du couvent ; elle défend à sa nièce de rentrer dans la cellule, elle ne veut point la rendre témoin du malheur qu’elle re­doute. Septimanie murmure de cet ordre ; mais puisqu’elle ne peut la soigner elle-même, elle veut du moins remplir la volonté de son amie ; en cet instant où toute la maison est occupée à secourir Laurette, elle est sûre de n’être vue de personne en se rendant vers le puits du jardin ; elle y jette la clef et revient aussitôt dans le corridor du parloir où toutes les religieuses attendent des nouvelles de la mourante ; ces nouvelles sont de moment en moment plus sinistres ; on craint que l’état convulsif de l’agonisante ne lui permette pas de se confesser avant de succomber, et l’inquiétude pour son salut l’emporte sur toutes les autres ; mais la douceur angélique de Laurette, sa piété, sont les garants de sa béati­tude, comment soupçonner qu’une vie si courte et passée tout entière dans le cloître s’éteigne dans le désespoir et les remords !

Aux exclamations qu’elle entend, aux larmes qu’elle voit répandre, Septimanie devine que son amie est prête d’expi­rer ; alors, n’écoutant que sa douleur, elle s’élance vers la porte de la cellule, et pénètre jusqu’au lit de Laurette ; sa voix, ses cris semblent ranimer la mourante ; elle tourne les yeux vers Septimanie, son regard la questionne, l’an­xiété la plus vive se mêle aux signes de l’affreuse souffrance qui rend ses traits méconnaissables. Septimanie la comprend, un geste lui fait entendre que la clef est en sûreté ; alors un sourire de reconnaissance répond à cet avis ; hélas ! ce sou­rire est le dernier !

L’abbesse ordonne qu’on entraîne sa nièce hors de la cel­lule.

Deux heures après, mademoiselle de Richelieu était dans le carrosse de sa tante avec madame Desormes, chargée de conduire mademoiselle de Richelieu chez son père.