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La Comtesse de Cagliostro/Chapitre V

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V.

Une des sept branches

Il y a certains contes dont le héros est en proie aux aventures les plus extravagantes et s’avise, lors du dénouement, qu’il fut tout simplement le jouet d’un rêve. Raoul, quand il eut retrouvé sa bicyclette derrière le talus où il l’avait enfouie la veille se demanda subitement s’il n’avait pas été ballotté par une suite de songes tour à tour divertissants, pittoresques, redoutables et, en définitive, fort décevants.

L’hypothèse ne l’arrêta guère. La vérité s’attachait à lui par la photographie qu’il avait entre les mains, et plus encore peut-être par le souvenir enivrant du baiser pris aux lèvres de Joséphine Balsamo. Cela, c’était une certitude à laquelle il ne pouvait se soustraire.

Pour la première fois, à ce moment, — il le constata avec un remords aussitôt chassé — il pensa d’une façon nette à Clarisse d’Étigues, et aux heures délicieuses de la matinée précédente. Mais, à l’âge de Raoul, ces ingratitudes et ces contradictions de cœur s’arrangent aisément, il semble qu’on se dédouble en deux êtres, dont l’un continuera d’aimer dans une sorte d’inconscience où la part de l’avenir est réservée, et dont l’autre se livre avec frénésie à tous les emportements de la passion nouvelle. L’image de Clarisse se dressa, confuse et douloureuse, comme au fond d’une petite chapelle ornée de cierges vacillants près desquels il irait prier de temps en temps. Mais la comtesse de Cagliostro devenait tout à coup l’unique divinité que l’on adore, une divinité despotique et jalouse qui ne permettrait pas qu’on lui dérobât la moindre pensée ni le moindre secret.

Raoul d’Andrésy, — continuons d’appeler ainsi celui qui devait illustrer le nom d’Arsène Lupin — Raoul d’Andrésy n’avait jamais aimé. En fait, le temps lui avait manqué plus encore que l’occasion. Brûlé d’ambition, mais ne sachant pas dans quel domaine et par quels moyens se réaliseraient ses rêves de gloire, de fortune et de puissance, il se dépensait de tous côtés pour être prêt à répondre à l’appel du destin. Intelligence, esprit, volonté, adresse physique, force musculaire, souplesse, endurance, il cultiva tous ses dons jusqu’à l’extrême limite, étonné lui-même de voir que cette limite reculait toujours devant la puissance de ses efforts.

Avec cela il fallait vivre, et il n’avait aucune ressource. Orphelin, seul dans l’existence, sans amis, sans relations, sans métier, il vécut cependant. Comment ? C’était un point sur lequel il n’aurait su donner que des explications insuffisantes, et que lui-même il n’examinait pas de trop près. On vit comme on peut. On fait face à ses besoins et à ses appétits selon les circonstances.

— La chance est pour moi, se disait-il. Allons de l’avant. Ce qui doit être sera, et j’ai idée que ce sera magnifique.

C’est alors qu’il croisa sur son chemin Joséphine Balsamo. Tout de suite il sentit que, pour la conquérir, il mettrait en œuvre tout ce qu’il avait accumulé d’énergie.

Et Joséphine Balsamo, pour lui, n’avait rien de commun avec la « créature infernale » que Beaumagnan avait essayé de dresser devant l’imagination inquiète de ses amis. Toute cette vision sanguinaire, tout cet attirail de crime et de perfidie, tous ces oripeaux de sorcière, s’évanouissaient comme un cauchemar en face de la jolie photographie où il contemplait les yeux limpides et les lèvres pures de la jeune femme.

— Je te retrouverai, jurait-il en la couvrant de baisers, et tu m’aimeras comme je t’aime, et tu seras à moi comme la maîtresse la plus soumise, et la plus chérie. Je lirai dans ta vie mystérieuse ainsi que dans un livre ouvert. Ton pouvoir de divination, tes miracles, ton incroyable jeunesse, tout ce qui déconcerte les autres et les effare, autant de procédés ingénieux dont nous rirons ensemble. Tu seras à moi, Joséphine Balsamo.

Serment dont Raoul sentait lui-même pour l’instant la prétention de la témérité. Au fond Joséphine Balsamo l’intimidait encore, et il n’était pas loin d’éprouver contre elle une certaine irritation, comme un enfant qui voudrait être l’égal et qui doit se soumettre à plus fort que lui.

Deux jours durant, il se confina dans la petite chambre qu’il occupait au rez-de-chaussée de son auberge, et dont la fenêtre donnait sur une cour plantée de pommiers. Journées de méditation et d’attente, et qu’il fit suivre d’un après-midi de promenade à travers la campagne normande, c’est-à-dire aux lieux mêmes où il était possible qu’il rencontrât Joséphine Balsamo.

Il supposait bien, en effet, que la jeune femme, toute meurtrie encore par l’horrible épreuve, ne retournerait pas à son logement de Paris. Vivante, il fallait que ceux qui l’avaient tuée, la crussent morte. Et, d’autre part, aussi bien pour se venger d’eux que pour atteindre avant eux l’objectif qu’ils s’étaient proposé, il ne fallait pas qu’elle s’éloignât du champ de bataille.

Le soir de ce troisième jour il trouva sur la table de sa chambre un bouquet de fleurs d’avril : pervenches, narcisses, primevères, coucous. Il questionna l’aubergiste. On n’avait vu personne.

— C’est elle, pensa-t-il en embrassant les fleurs qu’elle venait de cueillir.

Quatre jours consécutifs il se posta au fond de la cour, derrière une remise. Lorsqu’un pas résonnait à l’entour, son cœur battait. Déçu chaque fois, il en éprouvait une réelle douleur.

Mais le quatrième jour, à cinq heures, entre les arbres et les fourrés qui garnissaient le talus de la cour, il se produisit un froissement d’étoffe. Une robe passa. Raoul fit un mouvement pour s’élancer et, aussitôt, se contint et domina sa colère.

Il reconnaissait Clarisse d’Étigues.

Elle avait à la main un bouquet de fleurs exactement pareil à l’autre. Elle franchit légèrement l’intervalle qui la séparait du rez-de-chaussée, et, tendant le bras par la fenêtre, elle déposa la gerbe.

Lorsqu’elle revint sur ses pas, Raoul la vit de face et fut frappé de sa pâleur. Ses joues avaient perdu leurs teintes fraîches, et ses yeux cernés révélaient son chagrin et les longues heures de l’insomnie.

— Je souffrirai beaucoup pour toi, avait-elle dit, sans prévoir cependant que sa souffrance commencerait si tôt, et que le jour même où elle se donnait à Raoul serait un jour d’adieu et d’inexplicable abandon.

Il se souvint de la prédiction et, s’irritant contre elle du mal qu’il lui faisait, furieux d’être trompé dans son espoir et que la porteuse de fleurs fût Clarisse et non point celle qu’il attendait, il la laissa partir.

Pourtant, c’est à Clarisse — à Clarisse qui détruisait ainsi elle-même sa dernière chance de bonheur — qu’il dut la précieuse indication dont il avait besoin pour s’orienter dans la nuit. Une heure plus tard, il constatait qu’une lettre était attachée à la barre et, l’ayant décachetée, il lut :

« Mon chéri, est-ce fini déjà ? Non, n’est-ce pas ? Je pleure sans raison ?… Il n’est pas possible que tu en aies déjà assez de ta Clarisse ?

» Mon chéri, ce soir, ils prennent tous le train et ne seront de retour que demain très tard. Tu viendras, n’est-ce pas ? Tu ne me laisseras pas pleurer encore ?… Viens, mon chéri… »

Pauvres lignes désolées !… Raoul n’en fut pas attendri. Il pensait au voyage annoncé et se rappelait cette accusation de Beaumagnan : « Sachant par moi que nous devions bientôt visiter de fond en comble une propriété voisine de Dieppe, elle s’y est rendue en hâte… »

N’était-ce pas cela le but de l’expédition. Et n’y aurait-il pas là, pour Raoul, une occasion de se mêler à la lutte et de tirer des événements tout le parti qu’ils comportaient ?

Le soir même, à sept heures, habillé comme un pêcheur de la côte, méconnaissable sous la couche d’ocre qui rougissait son visage, il montait dans le même train que le baron d’Étigues et Oscar de Bennetot, changeant comme eux deux fois, et descendant à une petite station où il coucha.

Le lendemain matin, d’Ormont, Rolleville et Roux d’Estiers venaient chercher leurs deux amis en voiture, Raoul s’élança derrière eux.

À une distance de dix kilomètres, la voiture s’arrêta en vue d’un long manoir délabré qu’on appelle le château de Gueures. S’approchant de la grille ouverte, Raoul constata que, dans le parc, grouillait tout un peuple d’ouvriers qui retournaient la terre des allées et des pelouses.

Il était dix heures. Sur le perron, les entrepreneurs reçurent les cinq associés. Raoul entra sans être remarqué, se mêla aux ouvriers, et les interrogea. Il apprit ainsi que le château de Gueures venait d’être acheté par le marquis de Rolleville et que les travaux d’aménagement avaient commencé le matin.

Raoul entendit un des entrepreneurs qui répondait au baron :

— Oui, monsieur, les instructions sont données. Ceux de mes hommes qui trouveront, en fouillant le sol, des pièces de monnaie, des objets de métal, fer, cuivre, etc. ont ordre de les apporter contre récompense.

Il était évident que tous ces bouleversements n’avaient point d’autre raison que la découverte de quelque chose. Mais la découverte de quoi ? se demandait Raoul.

Il se promena dans le parc, fit le tour du manoir, pénétra dans les caves.

À onze heures et demie, il n’avait encore abouti à aucun résultat, et la nécessité d’agir s’imposait cependant à son esprit avec une force croissante. Tout retard laissait aux autres des chances d’autant plus grandes, et il risquait de se heurter à un fait accompli.

À ce moment, le groupe des cinq amis se tenait derrière le manoir, sur une longue esplanade qui dominait le parc. Un petit mur à balustrade la bordait, marqué de place en place par douze piliers de briques qui servaient de socles à d’anciens vases de pierre, presque tous cassés.

Une équipe d’ouvriers armés de pics, se mit à démolir le mur. Raoul les regardait faire, pensivement, les mains dans ses poches, la cigarette aux lèvres, et sans se soucier que sa présence pût paraître anormale en ces lieux.

Godefroy d’Étigues roulait du tabac dans une feuille de papier. N’ayant pas d’allumettes, il s’approcha de Raoul et lui demanda du feu.

Raoul tendit sa cigarette, et, pendant que l’autre allumait la sienne, tout un plan s’échafauda en son esprit, un plan spontané, très simple, dont les moindres détails lui apparaissaient dans leur succession logique. Mais il fallait se hâter.

Raoul ôta son béret ce qui laissa échapper les mèches d’une chevelure soignée qui n’était certes pas celle d’un matelot.

Le baron d’Étigues le regarda avec attention et, subitement éclairé, fut saisi de colère.

— Encore vous ! Et déguisé ! Qu’est-ce que c’est que cette nouvelle manigance, et comment avez-vous l’audace de me relancer jusqu’ici ? Je vous ai répondu de la façon la plus catégorique, un mariage entre ma fille et vous est impossible.

Raoul lui happa le bras et, impérieusement :

— Pas de scandale ! Nous y perdrions tous les deux. Amenez-moi vos amis.

Godefroy voulut se rebiffer.

— Amenez-moi vos amis, répéta Raoul. Je viens vous rendre service. Que cherchez-vous ? Un chandelier, n’est-ce pas ?

— Oui, fit le baron, malgré lui.

— Un chandelier à sept branches, c’est bien cela. Je connais la cachette. Plus tard je vous donnerai d’autres indications qui vous seront utiles pour l’œuvre que vous poursuivez. Alors nous parlerons de mademoiselle d’Étigues. Qu’il ne soit pas question d’elle aujourd’hui… Appelez vos amis. Vite.

Godefroy hésitait, mais les promesses et les assurances de Raoul faisaient impression sur lui. Il appela ses amis qui le rejoignirent aussitôt.

— Je connais ce garçon, dit-il, et, d’après lui, on arriverait peut-être à trouver…

Raoul lui coupa la parole.

— Il n’y a pas de peut-être, monsieur. Je suis du pays. Tout gamin, je jouais dans ce château avec les enfants d’un vieux jardinier qui en était le gardien, et qui souvent nous a montré un anneau scellé au mur d’une des caves. « Il y a une cachette, là, disait-il, j’y ai vu mettre des antiquailles, flambeaux, pendules… »

Ces révélations surexcitèrent les amis de Godefroy.

Bennetot objecta rapidement :

— Les caves ? Nous les avons visitées.

— Pas bien, affirma Raoul. Je vais vous conduire.

On y arrivait par un escalier qui descendait de l’extérieur au sous-sol. Deux grandes portes ouvraient sur quelques marches, après lesquelles commençait une série de salles voûtées.

— La troisième à gauche, dit Raoul qui, au cours de ses recherches, avait étudié l’emplacement. Tenez… celle-ci…

Il les fit entrer tous les cinq dans un caveau obscur où il fallait se baisser.

— On n’y voit goutte, se plaignit Roux d’Estiers.

— En effet, dit Raoul. Mais voilà des allumettes et j’ai aperçu un bout de bougie sur les marches de l’escalier. Un instant… J’y cours.

Il referma la porte du caveau, fit tourner la clef, l’enleva, et s’éloigna en criant aux captifs :

— Allumez toujours les sept branches du chandelier. Vous le trouverez sous la dernière dalle, enveloppé soigneusement dans des toiles d’araignée…

Il n’était pas dehors qu’il entendit le bruit des coups que les cinq amis frappaient furieusement contre la porte, et il pensa que cette porte, branlante et vermoulue, ne résisterait guère plus que quelques minutes. Mais ce répit lui suffisait.

D’un bond il sauta sur l’esplanade, prit une pioche des mains d’un ouvrier, et courut au neuvième pilier dont il fit sauter le vase. Ensuite il attaqua un chapiteau de ciment, tout fendillé, qui recouvrait les briques, et qui tomba aussitôt en morceaux. Dans l’espace que l’agencement des briques laissait inoccupé, il y avait un mélange de terre et de cailloux d’où Raoul put extraire sans peine une tige de métal rongé, qui était bien une branche de ces grands chandeliers liturgiques que l’on voit sur certains autels.

Un groupe d’ouvriers faisait cercle autour de lui, et ils s’exclamèrent en voyant l’objet que brandissait Raoul. Pour la première fois depuis le matin, une découverte était effectuée.

Peut-être Raoul eût-il gardé son sang-froid et, emportant la tige de métal, eût-il feint de rejoindre les cinq amis afin de la leur remettre. Mais, précisément à cette même minute, des cris s’élevèrent à l’angle du manoir, et Rolleville, suivi des autres, surgit en vociférant :

— Au voleur ! Arrêtez-le ! Au voleur !

Raoul piqua une tête dans le groupe des ouvriers et s’enfuit. C’était absurde, comme toute sa conduite depuis un moment d’ailleurs, car enfin, s’il avait voulu gagner la confiance du baron et de ses amis, il n’aurait pas dû les emprisonner dans une cave ni leur dérober ce qu’ils cherchaient. Mais Raoul, en réalité, combattait pour Joséphine Balsamo, et n’avait d’autre but que de lui offrir un jour ou l’autre le trophée qu’il venait de conquérir. Il se sauva donc à toutes jambes.

Le chemin de la grille principale étant défendu, il longea une pièce d’eau, se débarrassa de deux hommes qui voulaient le saisir, et, suivi à vingt mètres de toute une horde d’agresseurs qui hurlaient comme des forcenés, déboucha dans un potager que ceignaient de toutes parts des murailles d’une hauteur désespérante.

— Zut, pensa-t-il, je suis bloqué. Ça va être l’hallali, la curée… Quelle chute !

Le potager, sur la gauche, était dominé par l’église du village, et le cimetière de l’église se continuait, à l’intérieur du potager, par un tout petit espace clos qui servait jadis de sépulture aux châtelains de Gueures. De fortes grilles l’entouraient. Des ifs s’y pressaient. Or, à la seconde même où Raoul dévalait le long de cet enclos, une porte fut entrebâillée, un bras se tendit et barra la route, une main saisit la main du jeune homme, et Raoul, stupéfait, se vit attiré dans le massif obscur par une femme qui referma aussitôt la porte au nez des assaillants.

Il devina, plutôt qu’il ne reconnut, Joséphine Balsamo.

— Venez, dit-elle, en s’enfonçant au milieu des ifs.

Une autre porte était ouverte dans le mur et donnait la communication avec le cimetière du village.

Au chevet de l’église, une vieille berline démodée, comme on n’en rencontrait déjà plus à cette époque que dans les campagnes, stationnait attelée de deux petits chevaux maigres et peu soignés. Sur le siège, un cocher à barbe grisonnante, dont le dos très voûté bombait sous une blouse bleue.

Raoul et la comtesse s’y engouffrèrent. Personne ne les avait vus.

Elle dit au cocher :

— Léonard, route de Luneray et de Doudeville. Vivement !

L’église était à l’extrémité du village. En prenant la route de Luneray, on évitait ainsi l’agglomération des maisons. Une longue côte s’offrait qui montait sur le plateau. Les deux bidets efflanqués l’enlevèrent à une allure de grands trotteurs qui grimpent la montée d’un hippodrome.

Quant à l’intérieur de cette berline, d’une si mauvaise apparence, il était spacieux, confortable, protégé contre les regards indiscrets par des grillages de bois, et si intime que Raoul tomba à genoux et donna libre cours à son exaltation amoureuse.

Il suffoquait de joie. Que la comtesse fût offensée ou non, il estimait que cette seconde rencontre, se produisant dans des conditions si particulières, et après la nuit du sauvetage, établissait entre eux des relations qui lui permettaient de brûler quelques étapes et de commencer l’entretien par une déclaration en règle.

Il la fit d’un trait, et d’une façon allègre qui eût désarmé la plus farouche des femmes.

— Vous ? C’est vous ? Quel coup de théâtre ! À l’instant où la meute allait me déchirer, voilà que Joséphine Balsamo jaillit de l’ombre et me sauve à mon tour. Ah ! que je suis heureux, et combien je vous aime ! Je vous aime depuis des années… depuis un siècle ! Mais oui, j’ai cent ans d’amour en moi… un vieil amour jeune comme vous… et beau comme vous êtes belle !… Vous êtes si belle !… On ne peut pas vous regarder sans être ému… C’est une joie et, en même temps, on éprouve du désespoir à penser que, quoi qu’il arrive, on ne pourra jamais étreindre tout ce qu’il y a de beauté en vous. L’expression de votre regard, de votre sourire, tout cela restera toujours insaisissable…

Il frissonna et murmura :

— Oh ! vos yeux se sont tournés vers moi ! Vous ne m’en voulez donc pas ? Vous acceptez que je vous dise mon amour ?

Elle entr’ouvrit la portière :

— Si je vous priais de descendre ?

— Je refuserais.

— Et si j’appelais le cocher à mon secours ?

— Je le tuerais.

— Et si je descendais moi-même ?

— Je continuerais ma déclaration sur la route.

Elle se mit à rire.

— Allons, vous avez réponse à tout. Restez. Mais assez de folies ! Racontez-moi plutôt ce qui vient de vous arriver et pourquoi ces hommes vous poursuivaient.

Il triompha :

— Oui, je vous raconterai tout, puisque vous ne me repoussez pas… puisque vous acceptez mon amour.

— Mais je n’accepte rien, dit-elle en riant. Vous m’accablez de déclarations, et vous ne me connaissez même pas.

— Je ne vous connais pas !

— Vous m’avez à peine vue, la nuit, à la clarté d’une lanterne.

— Et le jour qui précéda cette nuit, je ne vous ai pas vue ? Je n’ai pas eu le temps de vous admirer, durant cette abominable séance de la Haie d’Étigues ?

Elle l’observa soudain sérieuse.

— Ah ! vous avez assisté ?…

— J’étais là, dit-il, avec une ardeur pleine d’enjouement. J’étais là, et je sais qui vous êtes ! Fille de Cagliostro, je vous connais. Bas les masques ! Napoléon Ier vous tutoyait… Vous avez trahi Napoléon III, servi Bismarck, et suicidé le brave général Boulanger ! Vous prenez des bains dans la fontaine de Jouvence. Vous avez cent ans… et je vous aime.

Elle gardait un pli soucieux qui marquait légèrement son front pur, et elle répéta :

— Ah ! vous étiez là… je le supposais bien. Les misérables, comme ils m’ont fait souffrir !… Et vous avez entendu leurs accusations odieuses ?…

— J’ai entendu des choses stupides, s’écria-t-il, et j’ai vu une bande d’énergumènes qui vous haïssent comme on hait tout ce qui est beau. Mais tout cela n’est que démence et absurdité. N’y pensons pas aujourd’hui. Pour moi, je ne veux me souvenir que des miracles charmants qui naissent sous vos pas comme des fleurs. Je veux croire à votre jeunesse éternelle. Je veux croire que vous ne seriez pas morte si je ne vous avais pas sauvée. Je veux croire que mon amour est surnaturel, et que c’est par enchantement que vous êtes sortie tout à l’heure du tronc d’un if.

Elle hocha la tête, rassérénée.

— Pour visiter le jardin de Gueures j’avais déjà passé par cette ancienne porte dont la clef était sur la serrure, et, sachant qu’on devait le fouiller ce matin, j’étais à l’affût.

— Miracle, vous dis-je ! Et n’en est-ce pas un que ceci ? Depuis des semaines et des mois, peut-être davantage, on cherche dans ce parc un chandelier à sept branches, et, pour le découvrir en quelques minutes, au milieu de cette foule et malgré la surveillance de nos adversaires, il m’a suffi de vouloir et de penser au plaisir que vous auriez.

Elle parut stupéfaite :

— Quoi ? Que dites-vous !… Vous auriez découvert ?…

— L’objet lui-même, non, mais une des sept branches du chandelier. La voici.

Joséphine Balsamo s’empara de la tige de métal et l’examina fiévreusement. C’était une tige ronde, assez forte, légèrement ondulée et dont le métal disparaissait sous une couche épaisse de vert-de-gris. L’une des extrémités, un peu aplatie, portait sur une de ses faces une grosse pierre violette, arrondie en cabochon.

— Oui, oui, murmura-t-elle… Aucun doute possible. La branche a été sciée au ras du socle. Oh ! vous ne sauriez croire combien je vous suis reconnaissante !…

Raoul fit en quelques phrases pittoresques le récit de la bataille. La jeune femme n’en revenait pas.

— Quelle idée avez-vous eue ? Pourquoi cette inspiration de démolir le neuvième pilier plutôt qu’un autre ? Le hasard ?

— Nullement, affirma-t-il. Une certitude. Onze piliers sur douze étaient construits avant la fin du dix-septième siècle. Le neuvième, depuis.

— Comment le saviez-vous ?

— Parce que les briques des onze autres sont de dimensions abandonnées depuis deux cents ans, et que les briques du numéro neuf sont celles que l’on emploie encore aujourd’hui. Donc, le numéro neuf a été démoli, puis refait. Pourquoi, sinon pour y cacher cet objet ?

Joséphine Balsamo garda un long silence. Puis elle prononça lentement :

— C’est extraordinaire… Je n’aurais jamais cru que l’on pût réussir de la sorte… et si vite !… là où nous avions tous échoué… Oui, en effet, ajouta-t-elle, voilà un miracle…

— Un miracle d’amour, répéta Raoul.

La voiture filait avec une rapidité inconcevable, souvent par des chemins détournés qui évitaient les traversées de villages. Ni les montées ni les descentes ne rebutaient l’ardeur endiablée des deux petits chevaux maigres. À droite et à gauche, des plaines glissaient et passaient comme des images.

— Beaumagnan était là ? demanda la comtesse.

— Non, dit-il, heureusement pour lui.

— Heureusement ?

— Sans quoi, je l’étranglais. Je déteste ce sombre personnage.

— Moins que moi, fit-elle d’une voix dure.

— Mais vous ne l’avez pas toujours détesté, dit-il, incapable de contenir sa jalousie.

— Mensonges, calomnies, affirma Joséphine Balsamo, sans hausser le ton. Beaumagnan est un imposteur et un déséquilibré, d’un orgueil maladif, et c’est parce que j’ai repoussé son amour qu’il a voulu ma mort. Tout cela, je l’ai dit l’autre jour, et il n’a pas protesté… il ne pouvait pas protester…

Raoul tomba de nouveau à genoux, dans un transport d’enthousiasme.

— Ah ! les douces paroles, s’écria-t-il. Alors vous ne l’avez jamais aimé ? Quelle délivrance ! Mais aussi bien, était-ce admissible ? Joséphine Balsamo s’éprendre d’un Beaumagnan…

Il riait et battait des mains.

— Écoutez, je ne veux plus vous appeler ainsi. Joséphine, ce n’est pas un joli nom. Josine, voulez vous ? C’est cela, je vous appellerai Josine comme vous appelaient Napoléon et votre maman Beauharnais. Convenu, n’est-ce pas ? Vous êtes Josine… ma Josine…

— Du respect, d’abord, dit-elle, en souriant de son enfantillage, je ne suis pas votre Josine.

— Du respect ! Mais j’en suis débordant. Comment ! Nous sommes enfermés l’un près de l’autre… vous êtes sans défense, et je reste prosterné devant vous comme devant une idole. Et j’ai peur ! Et je tremble ! Si vous me donniez votre main à baiser, je n’oserais pas !…