La Comtesse de Mirabeau, d’après des documens inédits/01

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La Comtesse de Mirabeau, d’après des documens inédits
Revue des Deux Mondes5e période, tome 36 (p. 566-603).
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LA
COMTESSE DE MIRABEAU
D’APRËS DES DOCUMENS RÈCENS[1]

MŒURS DE PROVINCE AU XVIIIe SIÈCLE


I

Une nombreuse théorie de femmes énamourées fait aux mânes de Mirabeau un cortège qu’on se lasserait bientôt de voir défiler, si parmi ces ombres dont plusieurs sont célèbres, comme Sophie de Monnier, ou aspirent à le devenir, comme Julie Dauvers, on ne s’attendait à voir figurer des femmes d’un rang plus auguste, comme la pure et touchante princesse de Lamballe Mais bien peu se soucient d’y voir la femme légitime du tribun. La comtesse de Mirabeau eut-elle donc si peu de charmes qu’elle ne mérite pas d’occuper dans l’histoire, aux côtés de son prestigieux époux, la place qu’auprès de don Juan la légende a faite à Elvire ?

Elle serait moins dédaignée si elle ne s’était pas effacée d’elle-même après un fâcheux éclat. C’est ainsi qu’en 1783, à Aix-en-Provence, le retentissement de son procès en séparation de corps mit en évidence plutôt qu’en valeur Mme de Mirabeau : l’arrêt prononcé, elle disparut de la scène en grande confusion, ayant conquis sa liberté aux dépens de sa réputation, tandis que son mari, pour avoir plaidé et perdu lui-même sa cause, devenait l’idole de sa province et l’homme par excellence des besognes de la Révolution. Depuis ce temps, nul ne s’est plus occupé d’elle qu’en fonction de Mirabeau, pour ainsi dire ; on n’a tenté de lui restituer aucune physionomie, aucune valeur personnelle ; tout le monde croit savoir comment elle eût dû vivre, et nul ne demande comment elle vécut.

Pourtant, Mirabeau a protesté par la conduite de sa vie entière contre ce dédain trop sommaire et injustifié. Il a protesté à voix basse, par d’inefficaces démarches, et en employant des intermédiaires qui, à son exemple, balbutiaient ou tergiversaient. Mais pour n’avoir été ni ostensible ni directe, sa protestation n’est pas moins avérée. Sa sœur aînée, la marquise du Saillant, une de ses maîtresses, Mme de Nehra, son père, son oncle, ses vrais amis, ne lui représentaient pas en vain sa femme comme la seule capable de le régénérer et de servir à ses hautes visées. A leurs propos, le plus souvent, il ne répondait que par des lazzis ou qu’en faisant la pirouette ; mais c’était par respect humain, pour ne pas s’humilier devant la comtesse dont il redoutait les récriminations ou les refus. Il finissait par convenir qu’elle lui manquait, par rédiger les lettres de sa sœur qui sollicitaient une réunion. Ne la convoitait-il donc que pour sa fortune ? La comtesse ne pouvait en avoir une assez grande, du vivant de son père encore très jeune, pour subvenir à l’effrayante dépense qu’il soutenait, parvenu au pouvoir et à la renommée. Au reste, il avait besoin de moins d’argent et de moins de crédit que de considération ; il avouait qu’il eût voulu se plonger au feu de l’enfer pour s’y purifier des souillures de son passé. Il habitait, à son apogée, l’hôtel coquet et somptueux de Julie Carreau, rue de la Chaussée-d’Antin, où tout son faste n’empêchait pas qu’il n’eût l’air d’un gentilhomme déclassé et bohème ; et c’était faute d’une maîtresse de maison qui parfumât d’honnêteté ses ressources trop abondantes et trop soudaines, qui régularisât sa situation entre la Cour et l’Assemblée, qui sût fixer chez lui la société que son influence y attirait, mais qui n’exaltait son génie qu’en méprisant ses mœurs. Bref, Mirabeau estimait que, sans être taillée à sa mesure, la comtesse avait de l’esprit, du savoir-faire, de la vertu même, assez pour le suppléer ; et voilà de quoi nous engager à vérifier s’il l’estimait exactement.

L’intérêt d’une biographie impartiale de la comtesse de Mirabeau est surtout dans la lumière que ce travail peut répandre sur les mobiles ordinaires de la conduite privée et publique de son mari pendant ses années critiques (1773-1783) ; leur désordre inextricable reste à débrouiller, malgré l’examen minutieux qui en a été fait au long du procès d’Aix. La comtesse de Mirabeau eut-elle raison de repousser le mari qui la réclamait ? toute autre femme, — honnête et avisée, s’entend, — aurait-elle adopté ses motifs ? et quelle complexion de femme était le mieux faite pour supporter la puissance maritale d’un Mirabeau et sa présence quotidienne, sans être annulée par lui ou mortellement foulée ? Ce monstre n’était-il, au fond, selon un mot de son père, qu’un « épouvantail de coton ? » Attrayant problème à proposer à nos contemporaines. Il s’agit de savoir si l’homme d’une envergure exceptionnelle, sujet au pire comme au meilleur, est un parti préférable à l’homme d’espèce moyenne et régulière, et si le génie n’est pas impropre à l’état de mariage, comme c’est le préjugé. Le cas de la comtesse de Mirabeau est des plus favorables : à une telle enquête ; car cette jeune femme n’avait rien de sublime, apparemment, ni dans l’esprit ni dans le caractère ; elle ne s’attendait point à épouser un prodige ; son éducation n’avait été que l’ordinaire des filles de sa condition, qui devaient être riches et qui n’étaient point sottes. Le récit des vicissitudes de son existence va nous apprendre s’il ne lui a pas simplement manqué, pour être la compagne qu’il fallait à Mirabeau, le courage de regarder fixement sa fortune et la persuasion, que de grands sacrifices d’amour-propre sont seuls propres à développer de grands mérites…


I. — MADEMOISELLE DE MARIGNANE

Un ciel d’un azur presque immuable, mais parfois cruel à force d’éclat ; un air subtil ; un climat inégal et un peu traître, que règlent d’ailleurs les violentes fantaisies de la Méditerranée et du mistral ; une campagne mouvementée et pittoresque, où s’imprime en belles lignes l’aride et fin caractère des paysages de l’Attique ; une terre recuite et maigre, couleur de la brique pulvérisée, que des rochers couleur de la lave figée percent de toutes parts, et qui nourrit pourtant en abondance, on ne sait de quoi, la vigne et l’olivier, de grands bois et une flore chargée d’odeurs ; un peuple nativement déluré, gai et porté à bien vivre, mais rusé, envieux et processif, républicain de constitution et d’esprit, et ne souffrant l’autorité qu’à la condition d’en renouveler sans cesse les dépositaires ; une aristocratie nombreuse, opulente et antique, mais née peut-être dans la poudre des greffes plutôt que sur les champs de bataille, cérémonieuse, arrogante, prétentieuse, devant laquelle le roi de France n’était que le comte de Provence ; et pour capitale à ce pays si analogue à la patrie du retors et beau parleur Ulysse, une ville peu dense, mais seigneurieuse, toute bâtie en pierre de taille, pleine d’une multitude d’hôtels privés aux belles portes et aux façades régulières et hautaines, percée de rues commodes, ornée enfin d’un Cours magnifique, de places ombragées, de fontaines monumentales, d’édifices attestant la puissance romaine qui les fonda, — la ville du bon roi René, « grande comme une tabatière, » disait le marquis de Mirabeau, « tout à fait jolie et la plus jolie après Paris, » écrivait le président de Brosses, qui s’émerveillait de la voir traversée à journée faite par « quantité de chaises à porteurs, toutes dorées, armoriées et doublées de velours, » — tel fut le milieu qui vit s’écouler la vie presque entière de Marie-Marguerite-Emilie de Covet de Marignane, future comtesse de Mirabeau, née à Aix le 3 septembre 1752. Elle y fut baptisée le même jour en l’église paroissiale de Saint-Jérôme, vulgairement dite du Saint-Esprit, déjà vénérable, quoique la bâtisse en fût vieille à peine d’un demi-siècle.

Emilie, comme on l’appela tout court, devait être l’unique enfant issue d’une union aussi convenable sous le rapport du sang et de la fortune, que mal assortie, vu l’humeur incompatible des conjoints. Ceux-ci, quand elle naquit, étaient fort jeunes l’un et l’autre et mariés de l’année précédente (1751). L.-A. Emmanuel de Covet, marquis de Marignane, seigneur de Vitrolles, Gignac, Saint-Victoret et autres places, gouverneur des Isles d’Or et des forteresses de Portcros et du Levant, cornette des chevau-légers de la garde du Roi, était né en 1731 ; sa femme était Antoinette-Marie-Mabile de Maliverny, fille unique d’un président à mortier au Parlement de Provence et d’une Simiane. On avait évalué la fortune éventuelle de Mlle de Maliverny à 8 ou 900 000 livres « d’assez mauvais bien ; » c’est-à-dire que la moitié au moins en était parfaitement bonne, et d’autant meilleure que des substitutions empêchaient d’y toucher. M. de Marignane perdit son père légal dans l’année de son mariage : il en hérita abondamment, n’ayant que deux sœurs. Mais il fut bien loin de trouver dans sa femme un caractère à l’avenant des biens qu’elle promettait d’ajouter aux siens. Autant lui-même était bénin, facile, indolent, d’une inertie qui, au rapport du bailli de Mirabeau, « le tenait tous les matins quatre heures les jambes sur les tablettes de sa cheminée avec un Mercure, » autant elle montrait, au rapport de son futur gendre, d’activité à « faire le mal pour le mal, quoique d’une manière peu dangereuse, n’ayant ni tête ni suite. » Elle adorait d’ailleurs son mari, et ne le tourmentait que sous le couvert de sa tendresse, procédé qui rendait son cœur aussi désagréable que son esprit, l’un gâtant l’autre. Quelque huit ans après la naissance d’Emilie, ils se séparèrent à l’amiable, si l’on peut dire. Emilie fut laissée à sa grand’mère paternelle, la douairière de Marignane, née Marguerite d’Orcel.

Cette aïeule, assez peu vénérable comme nous aurons à le montrer, grondait l’enfant à journée faite. Emilie, de loin en loin, ne revoyait sa mère que pour en être encore plus malmenée ; son père la négligeait ; elle ne manifestait à l’aise son joli naturel, espiègle, rieur et caressant, que sous les yeux paternes du médecin de la famille, M. Bourgeois. Lui seul compatissait aux petits et gros chagrins de cette enfance comprimée, lui seul atténuait ou prévenait, auprès du « papa, » qu’Emilie chérissait et redoutait également, les rapports d’une grand’mère serrée et bougon. Enfin, le bon docteur aimait Emilie : il la plaignait de grandir comme un objet inutile et même peu agréable à la maison Marignane, puisqu’un jour Emilie en éteindrait le nom et en distrairait les biens, en adoptant par le mariage une famille étrangère. Ses tantes, Mme de Réauville et Mme de Grasse du Bar, — celle-ci, en particulier, — n’eussent pas été fâchées qu’elle mourût fille ; toute la fortune de leur frère fût revenue à leurs propres enfans. L’influence de cet entourage revêche ou cupide était fort propre à déformer le caractère d’Emilie et à éteindre sa sensibilité. Elle ne contracta que l’habitude de la dissimulation, l’impatience d’un joug blessant, et une certaine incrédulité touchant l’efficacité des règles de morale qu’on ne lui prêchait pas d’exemple. Elle ne devint ni fausse, ni sèche, ni indocile, ni même trop inconsidérée. Il était à prévoir pourtant qu’abandonnée à ses réflexions, elle exercerait sa curiosité plus que son jugement, et qu’elle se laisserait prendre à l’extérieur aimable des personnes et des choses, sans beaucoup d’égard à leur fond. Elle prit secrètement du goût pour l’existence libre et frivole de son père. Elle se crut bientôt faite pour la partager avec lui. Et, de fait, elle y avait des dispositions innées.

Les vœux d’Emilie allaient ainsi, innocemment, sinon au fruit défendu, du moins au milieu qui le produisait. Mais comment se fût-elle méfiée de cette attraction ravissante ? En y cédant, Emilie ne partageait pas son affection entre son père et des objets différens de lui. Le marquis de Marignane était le type accompli de l’épicurien ; il l’était avec une noblesse affable et imposante ; il n’était que cela, disait le bailli de Mirabeau, « bonhomme, d’ailleurs, et homme d’honneur à la française. » Il eût fallu beaucoup de sagacité à Emilie, et fort peu de candeur, pour démêler qu’en ce personnage séduisant, c’était à l’épicurien autant qu’au père qu’elle vouait son admiration et son amour. Elle avait encore ce motif pour désirer de vivre dans la société de M. de Marignane, qu’il n’y avait aucun espoir, de l’en détacher jamais ; pour jouir de sa présence, il fallait l’y suivre et y faire les frais de sa gaîté. Toute l’affection dont il était susceptible, il la partageait entre sa maîtresse, assez laide et qu’on lui avait imposée, Mme de Croze, et son fastueux ami, le comte de Valbelle, qui rassemblait en son château de Tourves. sous le nom de cour d’amour, une compagnie dissolue, intrigante, furieuse ennemie de quiconque gênait son amusement. M. de Marignane passait là sa vie. Il s’y trouvait comme en famille, Valbelle étant son cousin, et Mme de Croze étant la cousine de Mme des Rolands, maîtresse de Valbelle. Mais le moyen de s’introduire dans ce cercle doré ? Jeune fille, Emilie ne l’avait pas ; et le mariage ne suffisait pas à le lui procurer. Qui ne savait plaire était écarté de la cour d’amour, ou n’y tenait qu’un rang dédaigné. Emilie avait de l’enjouement, des grâces vives, une verve piquante, du talent pour l’imitation et le récit, une voix admirable. Il s’agissait de cultiver ces agrémens et de les rendre sensibles à son père ; elle s’y ingénia, elle y parvint.

Dans un éclat heureux de son style gothique, le marquis de Mirabeau a défini en deux mots toute la personne d’Emilie ; telle il la vit à vingt-trois ans, comme sa belle-fille, telle elle était à seize, déjà : un singe mélodieux. Petite, mais la taille bien prise, en dépit d’une déviation qu’un peu d’art dissimulait ; le visage noiraud, irrégulier et commun au premier aspect, mais d’une expression attachante et mobile, quand la timidité ne le figeait pas ; dabondans cheveux, très noirs comme les yeux aux regards lians et tendres, la bouche rieuse, une dentition fine et blanche, que les canines trop longues déparaient un peu, Emilie enjôlait bientôt les prétendans que n’avait attirés d’abord que sa grande fortune. Comme on pense, elle ne répugnait pas au mariage. Tout ce qui l’éloignait de chez sa grand’mère lui semblait très avantageux. Elle pressentait la convoitise de ses tantes ; et il ne lui aurait pas déplu de la décevoir au plus vite. Jusque-là, elle n’avait goûté de paix et de bonheur qu’en étudiant avec sa maîtresse de chant, Mlle Jaquet, et en devisant auprès des beau-père et mari de Mme la comtesse de Vence, soit en leur maison d’Aix, soit en leur bastide, où l’on faisait danser les paysans à tous les jours de fête. Emilie ouvrait le bal. Elle était là, en somme, chez ses parens.

Le marquis de Vence, vieillard alerte, galant, dissipé, expert à tous les divertissemens de la bonne compagnie, était notoirement le père de M. de Marignane, et il traitait Emilie comme sa petite-fille. Il ne rappelait guère son illustre ancêtre Romée de Villeneuve, baron de Vence, seigneur de 22 villes ou bourgs, qui ramena l’ordre dans les finances de Raymond Bérenger, comte de Provence, fut, dit-on, jalousé et disgracié, et mourut exilé en 1250. Dante loue ce héros au chant VIe du Paradis ; Béatrice lui découvre, brillante dans une perle des joyaux célestes, « la lumière de Romée, qui entreprit une tâche si belle et si mal agréée. » Son fils, le comte de Vence, demi-frère de M. de Marignane, ne le rappelait pas mieux que lui. Il avait plusieurs fois défait sa fortune, faute de sens et de conduite. Mais la comtesse ne se lassait pas de rétablir ce qu’il ruinait. Sans acrimonie, sinon sans hauteur, elle ne veillait qu’à répandre autour d’elle, sur sa nièce Emilie et sur ses propres enfans, trois filles et un fils, le charme engageant de ses vertus et de ses connaissances : noble ensemble, scientia, sapientia, qui inspirait au jeune comte de Mirabeau une admiration et un respect passionnés. Il gémissait de n’être pas né le fils d’une telle mère : il n’eût voulu être l’époux que d’une telle femme ; et bref, pour parler comme lui, la comtesse de Vence exaltait son génie en élevant son âme. Emilie sentait un peu différemment à cet égard. L’air et le ton, l’avarice et la cupidité de ses grand’mère, mère et tantes, lui rendaient chaque jour plus antipathiques le langage de la sagesse, le goût des études sérieuses, les pratiques de l’économie, les exemples d’une forte morale ; ses préférences allaient aux batifolages de MM. de Vence ; il lui venait comme un blâme du peu d’estime où la comtesse tenait ce vieillard futile et ce mari brouillon. Au reste, l’un et l’autre étaient incapables de suggérer à la fille de leur obligeant et aimable ami de Marignane, rien de répréhensible ; ils n’avaient d’occupation qu’à la récréer, par des charades et des vers de leur façon ; et l’on ne saurait supposer aucune intention obscène au rébus dont Emilie entretient si naïvement son père dans cette petite lettre du 6 octobre 1769, écrite du château de Marignane :


Vous m’avez fait beaucoup d’honneur, mon papa, de croire que j’étais l’autheur des trois rébus qui suivent la réponse de M. de Vence. Ils sont bel et bien à lui, et il est même fort attaché à l’un d’eux que vous avez si fort méprisé, et pour moy je ne peux pas le haïr ; car il m’a valu de l’argent. Mlle Jaquet et, moy avions parié contre M. de Vence que M. son fils ne devinerait pas son rébus, ce qui arriva et nous gagnâmes. Le mot du premier rébus de M. de Vence est chançon, celui du dernier est balet : je n’ose pas vous dire le mot du mien que vous n’avez pas deviné, parce que vous trouveriez l’ouvrage trop mauvais et que vous vous moqueriez beaucoup de l’auteur. M. le comte de Vence n’est point ici, nous ne l’aurons pas possédé un jour entier ; mais je prierai M. son père de lui faire part de toutes les belles choses que vous lui avez dites dans votre lettre. Assurément, mon cher papa, qu’il vous en remerciera la première fois que vous vous trouverez ensemble. Il avait fait à Aix un autre rébus qui est fort plaisant, mais je n’ose pas vous l’envoyer, parce qu’il est trop cochon Ses chevaux yront samedi 14 à Aix… Ils seront dimanche 15 à midy à Tourves. Nous vous attendons avec grand empressement. Lundy soir sera pour moy une grande fête. Pour ce qui est des fermes, comme je ne serais pas vous rendre raison de tout, M. le marquis de Vence aura la bonté de me dicter cet article.


Suivent des explications de M. de Vence, à ce sujet d’affaires, où il prend soin d’imputer à un mal de tête d’Emilie la mauvaise écriture, — d’ailleurs excellente et même appliquée, — de la lettre ci-dessus ; puis Emilie achève :


Je reprends la parole, mon cher papa, pour vous dire que grand’maman vous fait bien ses tendres complimens ; que je présente mes respects à Mme des Rolands et de Croze, et que je vous envoie des rébus tout plein, sans comter ceux que j’orai encore à vous présenter quand j’orai le plaisir de vous voir.


Il n’est jamais question que de ces enfantillages dans la correspondance de Mlle de Marignane. Et comme son père prend plaisir à en être entretenu, qu’il ne la gourmande souvent que pour l’incorrection de son orthographe et de son écriture, et pas une fois pour l’inanité de ses occupations, nous sommes fondé à voir dans ces documens la peinture au naturel de deux caractères pareillement légers, inconsistans, un peu bornés, mais agréables et qui se convenaient. On songea à les rendre inséparables par un mariage qui eût introduit Emilie dans la cour d’amour, au rang de la reine, comme femme de M. de Valbelle. Ce dessein contrariait un grand nombre de prétendans qui s’étaient offerts dès 1770. L’un d’eux, des plus grands noms de Provence et qui devait jouir d’une immense fortune, était le fils du marquis d’Albertas, président de la Chambre des comptes, aides et finances d’Aix. M. de Marignane paraissait flatté de cette alliance ; mais la complaisance dont il fit preuve céda bientôt à des suggestions contraires, et ne dura qu’assez de temps pour déconcerter une première démarche faite au nom du comte de Mirabeau, retour de l’expédition de Corse, où il s’était distingué : « Tu t’y es pris trop tard, » lui annonça la marquise de Cabris, sa sœur. « D’ailleurs, n’y aie point de regret. Elle est affreuse quant à la figure et fort petite. » Cet échec laissa Mirabeau fort indifférent. Il ne connaissait point Emilie ; elle ne l’avait pas encore vu. Il ne rêvait que des divertissemens de Paris où son père s’apprêtait à le recevoir, des honneurs de sa présentation à Versailles, et d’un brevet de capitaine. L’année suivante (1771), quand il fut monté dans les carrosses du Roi, qu’il eut vu la Cour d’un œil à ne s’étonner de rien, qu’il eut pris M. de Maurepas par un bouton de son justaucorps en lui parlant pour la première fois chez Mme de Rochefort, qu’il eut « patrouillé dans les fanges de l’intrigue » avec les roués de la suite du duc de Chartres, qu’il eut épuisé le savoir des bibliothèques et excédé la patience de l’Ami des Hommes, et qu’enfin il fut revenu en Provence, muni d’une commission de capitaine de dragons à la suite (c’est-à-dire sans compagnie ni solde), Mlle de Marignane était encore libre. Il apprit de sa séduisante cousine, Mme la marquise de Limaye-Coriolis, qu’on le remettait sur les rangs. Il s’avança. M. d’Albertas semblait définitivement écarté. Lors du coup d’Etat Maupeou du 1er octobre 1771, M. d’Albertas père avait accepté la charge de premier président au Parlement renouvelé, en remplacement de M. des Gallois de la Tour ; et depuis, lui et les siens étaient honnis par tout ce qui tenait aux anciens parlementaires dépossédés et exilés. Le jeune comte de Mirabeau prit hautement parti pour ceux-ci contre les membres du nouveau corps, composé des officiers de la Chambre des comptes qui réunirent à leurs anciennes attributions celles du parlement supprimé. Sa tactique était bonne et, croyons-nous, sincèrement adoptée. Mirabeau ne se targuait pas encore de professer en tout les opinions des philosophes, et particulièrement celles de Voltaire et de Buffon qui applaudissaient aux entreprises subversives de Maupeou. Cependant, M. de Marignane éconduisit une deuxième fois le comte de Mirabeau.

La cour d’amour de Tourves travaillait toujours à briser le sceptre de sa reine, Mme des Rolands, et à marier, comme nous l’avons dit, M. de Valbelle avec Emilie. Celle-ci consentait à faire ce plaisir à son père d’agréer un fiancé plus âgé que lui de deux ans. M. de Valbelle était né à Aix le 19 juin 1729. En 1767, par la mort de son frère aîné qui ne laissait point d’enfans, il était devenu l’unique héritier du nom et des diverses branches de sa maison. Ses titres étaient magnifiques : marquis de Tourves, de Rians et de Monfuron, comte de Sainte-Tulle et de Ribiers, vicomte de Cadenet, baron de Meyrargues, et il en faut passer ; au moyen de quoi il disposait de revenus immenses. Sa bienfaisance, son faste, sa gloire de Mécène, le grand état de ses maisons à Paris, à Aix et à Tourves, sa charge de maréchal des Camps et armées du Roi, n’empêchaient pas sans doute qu’il ne fût plus que quadragénaire et de complexion apoplectique ; mais à l’âge de vingt-deux ans, M. de Mirabeau était plus gros, plus laid, et infiniment pauvre en comparaison d’un tel seigneur, du grand air et des bonnes grâces de qui rien n’approchait. Tous les parens et amis du comte de Valbelle voulaient son union avec Emilie ; sa propre mère, alors en résidence à Paris, fit le voyage de Provence pour l’y déterminer. Mais Mme des Rolands n’attendait que la mort de son mari octogénaire pour épouser son amant ; elle ameuta sa coterie ; et incertaine de l’emporter aussi longtemps qu’Emilie resterait fille, elle lui trouva un autre parti, le jeune marquis de la Valette, en faveur de qui elle fit parler à M. de Marignane par Mme de Croze. Aussitôt, M. de Marignane entre dans les vues de sa maîtresse. Emilie ne fait point de difficultés. M. de Valbelle lui-même, avec ses grands airs, dit : « J’arrangerai cela. » Voilà le mariage conclu, quoique la douairière de Marignane « jetât feux et flammes, quoique le marquis de Grammont, le marquis de Gaumont, le vicomte de Chabrillant, M. d’Albertas, etc., se présentassent alors avec les propositions les plus séduisantes. Je parais, moi aussi… » C’est le comte de Mirabeau qui parle ; il devrait dire plutôt : je reparais.

Un mot de son père sur sa précédente déconvenue l’avait piqué ; à savoir « que toutes ses démarches étaient dignes les unes des autres et qu’il avait perdu sa fortune par sa faute. » Pour ce fils qui était son aîné et le futur chef de sa maison, mais qu’il ne cessait pas de vilipender et de renier, le marquis de Mirabeau ne cessait pas non plus de rêver des plus grandes alliances. Il ne s’était transplanté de Provence à Paris que dans le dessein de s’acquérir personnellement assez d’influence et de renom pour prétendre à enter sa race sur les plus illustres et les plus fortunées souches de France :


Si j’avais eu un fils comme un autre, expliquait-il plus tard au bailli son frère, il aurait trouvé l’effet de ma transplantation. Je ne voulus jamais de Versailles, il ne convient point à l’esprit de notre race et à aucun, je crois, à tout prendre. J’avais trop peu de savoir-faire pour conserver à la fois et le service et le patrimoine de mes pères. Je le dis au [duc de] Nivernais qui seul, (pour avoir un consort peut-être) fut de mon avis quand je quittai : Je sais tout ce que je perds d’espérance, mais mon père après avoir mené la vie et acquis la réputation la plus distinguée, forcé par les brèches de son héritage à disparaître, ne nous a fait trouver à notre entrée dans le monde que de froids complimens et nul appui. Je me voue à n’être que la pierre angulaire, mais mes enfans seront ici au niveau de tous. Malgré pauvreté pour le pays, maladresse et revers domestiques, je m’étais soutenu, j’avais marié mes filles. Ou, demandait : Est-il pauvre, est-il riche ? Et le comte du Luc répondit un jour : Il vit simplement, sagement et dans l’indépendance, et dans les grandes occasions il a la noblesse d’un vrai prince. Ces mots furent de la plus mauvaise langue de Paris. En 1771 encore, quand je fis venir à Paris ce sujet [le comte son fils], pour peu qu’il eût pu être proposé pour un honnête homme, j’avais dans ma manche les deux cabales contraires pour lui faire épouser un parti qui l’eût rendu beau-frère du prince de Rochefort… Au lieu de cela, ce fol va s’offrir en mariage à une demoiselle de Normandie pour l’avoir vue au bal. Renvoyé en Limousin, il voulait épouser Mme de la Queuille et me met dans l’embarras vis-à-vis la noble façon d’agir du marquis son frère. Mlle de Marignane était assurément un grand parti ; mais je vis bien à la façon dont le cardinal de Bernis me répondit au sujet de ce mariage, lui qui m’avait mandé que je valais la reine de Hongrie pour établir mes enfans ; je vis bien, dis-je, qu’il avait attendu autre chose de moi.


En définitive, et faute de la fille d’une reine, le marquis de Mirabeau ne dédaignait pas d’avoir pour bru la plus riche héritière de Provence en perspective ; et il n’avait pas douté que son fils ne l’eût manquée par une précipitation ou par une imprudence analogue à ses bévues antérieures. Il n’en était rien. Mais ses reproches firent que le comte jura de leur donner un démenti, éclatant et tel que, s’il réussissait, on pût douter encore de sa délicatesse, mais non plus de ses dons innés et irrésistibles d’usurpation, d’empire et de séduction. Jusqu’alors il n’avait fait que peloter en attendant partie. Il se divertissait ailleurs. Aussi, pendant les six mois qu’il avait vu presque chaque jour Mlle de Marignane, ne l’avait-il guère qu’amusée. Les soins qu’il lui rendait étaient des plus flatteurs. Emilie avait beau ne pas aimer la comtesse de Vence : elle attachait un prix extrême aux encouragemens d’écouter le comte, qu’elle recevait indirectement de cette sage et spirituelle grande dame. La seconde fille de Mme de Vence, Julie, fiancée au fils du marquis de Tourettes, avait pris Mirabeau de belle passion : « Si celui-là vous pèse, lui disait sa mère, celui-ci vous incendiera. » Mais cette réflexion, au lieu d’éteindre la flamme de Julie de Vence, y mettait plus d’effervescence. L’imagination de Mlle de Marignane en était aussi activée ; elle s’intéressait chaque jour davantage à un jeune homme dont Mme de Vence pensait détourner sa fille en lui en traçant ce portrait : « Force de tête, génie vigoureux, élocution charmante, enjouement aimable, mais que de fougue ! ses passions fermentent à gros bouillons. Belle âme, bon cœur, imagination brillante, raison saine ; et tout cela, dangereux, altéré, raboteux, faute de quelque vingt années de plus. Patience… » A quoi bon ? Plairait-il autant, une fois refroidi, poli, nivelé, par la dure et commune expérience ? Sa laideur même n’ajoutait-elle rien à son charme ? Quel visage, à le bien voir, était plus touchant et mieux parlant que le sien ? ce visage où, disait le bailli de Mirabeau, « derrière les coutures de petite vérole, il y avait du fin, du plaisant, du gracieux même, » et que les agitations de l’âme, feintes ou sincères, transfiguraient. Comme il avait fait en Corse ses preuves de bravoure et de talens pour le militaire, Mirabeau persuadait aisément qu’avant tout il était né homme de guerre. Il n’était pas sans fortifier cette persuasion par un certain mauvais ton de caserne, qui choquait d’autant plus la bonne compagnie des hommes que les hommes savent trop comme ce ton-là plaît aux femmes. Ses procédés étaient, au reste, d’un amant délicat, ingénieux et magnifique. Outre la science d’aimer, il avait toutes sortes d’autres connaissances. Il composait avec bonheur et facilité dans tous les genres, dessin, littérature, musique. Mais sa voix flexible, étendue, pleine et qui passionnait tout, la plus douce qui fût à l’oreille dans la mélodie et dans le discours, sa voix ravissait particulièrement Emilie, si bien douée elle-même sous ce rapport. Aussi la jeune fille avait-elle un tout autre accent quand elle mariait son organe à celui du comte, que lorsqu’elle accompagnait Mlle Jaquet, dans son duo favori de Zélis : Formons des chaînes éternelles

Néanmoins, elle avait donné sa parole à M. de la Valette, et le contrat allait être signé dans les huit jours. Il n’y avait plus d’espoir qu’elle rompît cet engagement. Mais l’effronté comte de Mirabeau n’était pas homme à renoncer avant la dernière minute. L’hôtel de Marignane était situé à Aix dans la rue Mazarine. Un côté seulement de cette rue comprise entre les rues Saint-Jacques et Saint-Lazare était bâti de fort belles maisons ; sur tout le côté opposé ne s’ouvraient que les remises et écuries des somptueux hôtels élevés le long du Cours, depuis la rue de la Monnaie jusqu’au rempart, au couchant de la ville. La chronique rapporte qu’un jour, de bon matin, les palefreniers s’entendirent interpeller, d’une fenêtre de l’hôtel Marignane qui éclairait l’escalier sur la rue Mazarine, par un homme en manches de chemise, le col débraillé, qui mettait beaucoup d’ostentation à signaler à tous les passans sa présence insolite dans l’hôtel. M. de Marignane, réveillé par le bruit, accourut, et surprit le comte de Mirabeau, dans cet appareil. Le comte avait soudoyé la femme de chambre d’Emilie pour qu’elle lui ouvrît chaque nuit la porte de l’hôtel de Marignane ; et sa voiture stationnait, en vue, à proximité, afin que M. de la Valette n’en ignorât point. Après cet esclandre, Mirabeau attendit le dénouement avec sécurité. Vint le jour de la signature du contrat.


On est tout étonné, narre Mirabeau, de voir Mlle de Marignane tergiverser. La cour d’amour sent bien d’où le coup part. On cabale avec fureur contre moi ; je n’en tiens compte. La Valette se répand, dit-on, en propos sur ma naissance, mon personnel, ma fortune ; je prouve que La Valette n’a pas même l’honneur d’être jaune[2], comme on disait, car il n’est pas gentilhomme ; qu’il a et aura à peine 12 000 livres de rente. Mlle de Marignane dit : J’ai promis, Monsieur, mais c’était sur un faux exposé. — Qui peut avoir l’audace de dire cela ? — La grand’mère de son ton de fausset : C’est le comte de Mirabeau, Monsieur, qui m’a prié de le nommer. M. de la Valette partit le lendemain. La cour d’amour fut un peu pis qu’enragée… Eh bien, j’eus l’effronterie de m’épauler d’eux tous, et j’en avais besoin ; car il fallait violenter M. de Marignane.


A la première déclaration de sa fille qu’elle n’épouserait pas M. de la Valette, le marquis de Marignane avait en effet répliqué : « Eh bien, vous ne l’aurez pas ; mais comme je ne veux pas de M. de Mirabeau, vous ne l’aurez pas non plus. » Il croyait alors être de l’avis de tout le monde. Quand il vit sa mère, ses sœurs et sa maîtresse l’abandonner à sa résolution, il en changea pour s’éviter des sollicitations et des importunités ; et même il dissimula galamment son dépit, allant jusqu’à prier le marquis de Mirabeau de lui faire l’honneur de prendre une belle-fille dans sa maison, et jusqu’à faire part au bailli de Mirabeau de la grande satisfaction que lui procurait le consentement de l’Ami des Hommes. Celui-ci n’essaya rien pour adoucir la cuisante humiliation de M. de Marignane. Dès qu’il était assuré de la réussite de son fils, il n’en parlait plus qu’avec l’air du monde le plus détaché, et en s’en lavant publiquement les mains : on me le demande, je le donne, avec ma bénédiction à tous, et qu’ils s’en tirent !… Sans doute, n’était-ce point là une de ces grandes occasions où il se flattait de montrer « la noblesse d’un vrai prince. » Ces manières de complimens échangés de part et d’autre, on débattit les clauses du contrat. Enfin, à la Saint-Jean, 23 juin, fut célébré à Aix, en l’église du Saint-Esprit, ce mariage sans amour d’un côté, sans raison de l’autre, et par lequel, déjà petite-fille et fille d’époux séparés, Emilie en devenait belle-fille. La marquise de Mirabeau ne consentit pas à venir signer au contrat ni à être représentée aux cérémonies. Elle et la marquise de Marignane ne contribuèrent pas non plus pour un sol à la dot de leurs enfans, qui était stipulée comme suit.

Le marquis de Mirabeau nommait son fils aux importantes substitutions qui étaient dans sa maison ; il s’obligeait à lui servir une rente annuelle de 6 000 livres, que des accroissemens de 500 livres d’année en année, à partir de l’année suivante, porteraient à un maximum de 8 500 livres ; il donnait à sa bru des diamans et une toilette de vermeil évalués ensemble à 12 000 livres au moins ; mais il stipulait que la dot d’Emilie serait versée en ses mains, à charge par lui d’en payer intérêt au ménage à raison de 5 p. 100. Le marquis de Marignane constituait à sa fille un capital de 240 000 livres, dont il ne remettait à compte que 8 000 représentées par un trousseau, le reste n’étant payable qu’à son décès ; et, pour tenir lieu des intérêts de ce capital retenu, il s’obligeait à faire au ménage une rente annuelle de 3 000 livres. (Il en avait promis 4 000 à M. de la Valette ; ce rabais était pour marquer son mécontentement d’avoir eu la main forcée.) A quoi, la douairière de Marignane, marraine d’Emilie, ajoutait une somme de 60 000 livres, aussi payable à son décès ; elle s’engageait en outre à loger et à nourrir en son hôtel à Aix, moyennant paiement d’une pension annuelle de 2 400 livres, les jeunes époux, leurs enfans et leurs domestiques. Cet arrangement laissait au jeune ménage un revenu libre de 6 à 8 000 livres pour l’entretien et les dépenses voluptuaires : mince paillette d’or aux mains de Mirabeau. Il en devait déjà près de quatre fois la valeur, en lettres de change qu’il avait souscrites à des juifs de Lyon et d’Aix pour subvenir aux frais de sa cour et de son mariage…


II. — MADAME DE MIRABEAU

Les noces durèrent plus de huit jours et furent splendides. L’humeur naturellement vaine et dépensière de Mirabeau y trouvait une occasion rare de se surpasser. Il ne la saisit pourtant que de mauvais gré. Il eût préféré voir tant de gaspillage s’appliquer d’abord à l’acquittement de ses dettes, mille louis environ, dont il lui importait d’être libéré dès son entrée en ménage, s’il voulait vivre de son revenu sans faire de nouveaux emprunts. C’est ce qu’il eut l’honnêteté d’avouer à son futur beau-père, avant la signature du contrat, en le priant de faire les noces au château de Marignane. Mais le marquis, persuadé que l’honneur de son nom était intéressé à rendre la ville d’Aix témoin de sa magnificence, et que la famille de son gendre ne ferait point de difficulté à payer les dettes de celui-ci, n’en démordit pas. Dès lors, Mirabeau se crut interdit d’étaler moins de faste et moins de confiance. C’était la coutume des mariés en Provence de remettre à leurs invités de petits présens en souvenir. Les amies d’Emilie l’avaient comblée de riches cadeaux ; son mari ne jugea pas convenable de leur en offrir d’inférieurs ; il se fût senti d’autant plus humilié de n’y pas mettre un ruineux excès qu’en se proposant, comme on sait, au choix de Mlle de Marignane, il lui avait promis fort au-delà de ce que la ladrerie de son père lui permettait de tenir. Emilie n’avait reçu, avec un trousseau en linge et en dentelles où pas une fanfreluche ne manquait, qu’une seule robe, et blanche. Mirabeau dut l’habiller, s’habiller lui-même, habiller leurs gens. Son oncle le bailli mit cent louis dans la bourse de la mariée ; c’était trop peu, et il y fallut rajouter. Enfin, il incombait au jeune couple de visiter les communautés de Marignane et de Mirabeau et d’y faire les largesses d’usage. Tous ces articles ensemble formaient un total énorme. Mirabeau engagea son revenu de la première année, 6 600 livres, et demanda aux juifs de lui prêter le surplus qui, pour ne le mener qu’en novembre, l’espace de cinq mois, était de plus du double, les intérêts non comptés. Ces misères, acceptées pour soutenir un si bref éclat, distillaient dans lame du comte une affreuse amertume qu’il ne put bientôt plus contenir. En quittant Aix, mariés, parens et amis se rendirent au château de Marignane, où les fêtes recommencèrent. Un jour que la compagnie, un peu « embouffie de bombance, » était allée à Berre pour voir les salins, l’excès du vin trahit la secrète irritation de Mirabeau, qui se porta à des violences sur le valeureux capitaine de vaisseau de Saint-Cézaire, ami des deux familles et le sien. On les réconcilia assez vite : mais de retour à Marignane, Mirabeau feignit d’être malade et annonça qu’il passerait la soirée dans son appartement. Emilie lui fit apporter à souper et s’enferma avec lui. Le remords et le dépit de sa brutale conduite le jetèrent dans une colère pire ; il se répandit en injures contre Emilie ; il la bouscula, l’effraya : elle poussa des cris qui attroupèrent les paysans en train de danser et de faire ripailles autour du château. Ils avertirent M. de Marignane qui accourut, appelant sa fille et lui ordonnant de le laisser pénétrer chez elle. Mirabeau reprit aussitôt assez de sang-froid pour convaincre Emilie de répondre que tout se passait en plaisanteries ; M. de Saint-Cézaire, sans rancune, en certifia, quoique de sa chambre voisine il eût bien perçu d’autre bruit. Peu de temps après, M. de Marignane conduisit ses enfans à Tourves, chez le comte de Valbelle. La cour d’amour, si l’on en peut croire Emilie, fut scandalisée plusieurs fois des procédés furieux que Mirabeau avait l’art d’entremêler aux plus tendres protestations. Enfin le comte et la comtesse, sans plus de suite que leur livrée, s’en furent visiter Marseille, Toulon, Hyères où le marquis de Mirabeau avait gardé une maison, et, de là, ils se rabattirent sur le château de Mirabeau. Ils y entrèrent en carrosse, entre deux rangs de paysans porteurs de torches, par une route en lacets taillée dans le rocher et qui ne servit guère que dans cette occasion. Il n’en coûta pas peu d’y égayer à leur tour tous les vassaux de l’Ami des Hommes, d’une façon qui fit honneur à « la plus riche héritière de Provence en perspective. » En arrivant sur ce domaine, le comte trouva, au lieu des secours de son père qu’il avait escomptés, un grimoire de son notaire Raspaud qui mettait à son passif une grosse somme pour frais d’actes. De ce moment, la gêne, le ressentiment, le respect humain, le jetèrent dans une sorte de manie des grandeurs, qui s’exaspéra de tout ce qu’on lui opposait pour la refréner.

M. de Marignane, mis au courant de ses premiers désordres, lui avait fait doucement entendre de premiers reproches. Il lui écrivait le 24 septembre 1772 :


Mon cher fils, j’ai été un peu étonné d’apprendre de vos nouvelles par Marseille vous croyant à Mirabeau. Vous vous y êtes amusé, cela est à merveille. C’est aux finances à se prêter à tous ces petits voyages quand nous en avons fantaisie, et non à nous à se prêter à nos finances. Tout cela est égal au bout de l’an, je m’entends, cela est égal si après avoir été sémillant, brillant, courant pendant un mois, on sait se reposer pendant onze.

M. de Marignane apprit bientôt ce qu’il n’eût pas osé prévoir, et que sa fille lui avoua enfin.

D’abord ravie, puis aveuglée, à la fin interdite, elle n’avait osé s’attacher ni regarder de trop près à rien. Elle arrivait au château de Mirabeau incommodée. Son état faisait l’objet d’autant d’inquiétudes que d’espérances, car elle souffrait beaucoup, et les soins de sa santé étaient ce qui l’occupait le plus. D’autre part, les nouveautés de sa situation la distrayaient. Le site de Mirabeau, accidenté et sauvage, la demeure, grande, noble, bien fermée, lui avaient plu : « Et puis l’air, et l’eau ! Elle avait tant désiré du haut et bas, et un château qui dominât le village. » Mais les punaises désolaient ce séjour ; et la chambre à coucher de la bisaïeule Anne de Pontevès était fort antiquaillée. Le comte entreprit incontinent de la faire exhausser, boiser, dorer, décorer, avec un luxe inouï qui rappelait au bailli de Mirabeau, en l’intimidant, le salon du duc de Nivernois, l’académicien fabuliste. Ouvrages plus qu’inutiles et plus que dispendieux. Partout la dépense fut triple des devis ; en fait, elle était décuple, par le système dont Mirabeau percevait les ressources pour y subvenir ; quand elle s’arrêta, à 40 000 livres, il n’en aurait pas fallu moins de 20 000 autres pour achever ces travaux. Mirabeau s’était donné un cabriolet et des chevaux ; il achetait des fusils à la douzaine, et des livres par bibliothèque. Il couvrait sa femme, en bijoux et en chiffons, des choses les plus recherchées. Elle trouvait sans cesse des robes charmantes faites à son insu. En moins d’une année, Emilie figurait pour 22 600 livres dans la dépense de sa maison ; rien qu’un mémoire de marchand, pour fournitures de gaze, faveurs, petites dentelles, d’août 1772 à juin 1773, montait à 1 800 livres… L’office donnait à manger et à boire à tous venans, visiteurs et ouvriers ; il y avait pâtée dans les cours pour tous les chiens de chasse de la contrée. Ce genre de libéralité populaire échauffait l’atmosphère autour du jeune comte ; il était né pour la pratiquer ; elle lui attirait des sympathies. Mais aux premières réclamations de ses créanciers, il répondit par des coups de bâton à l’un d’eux : et comme par magie, le prestige de cette existence généreuse s’évanouit. Prêteurs et fournisseurs se concertèrent. Leurs plaintes menaçantes tirèrent Emilie de son amoureuse torpeur. Elle plaisantait naguère, en septembre : « Nous courons après l’ordre, et j’espère que nous l’attraperons. » Le marquis de Mirabeau trouvait ce mot sage et divertissant ; il se rassurait là-dessus. On devait lui chanter maintenant une autre antienne. M. de Marignane, pour effacer tant de dissipation, consentait à avancer tout de suite les 60 000 livres dont sa mère avait augmenté la dot d’Emilie ; il demandait seulement que le marquis de Mirabeau, seul autorisé à toucher cette dot, lui donnât décharge de l’avance. Mais l’Ami des Hommes refusa, en termes de dérision. Voilà le ménage aux abois.

Certain papier, en date du 12 novembre 1772 (moins de cinq mois après le mariage), est bien émouvant à examiner : nulle citation ne rendrait ce que l’aspect seul en révèle. C’est le brouillon d’une lettre qu’Emilie adressera à son dur et narquois beau-père, en réponse à son refus d’accepter l’offre obligeante de M. de Marignane. Il est déchiré de ratures, maculé de surcharges, brûlé du sel de grosses larmes, d’une rédaction à la fois pathétique et confuse, qui montre le désordre du désespoir. La conduite et les sentimens, les vœux et les regrets de Mirabeau, y sont exposés à faire pitié. Pourtant, le cœur d’Emilie n’a point produit de lui-même ce plaidoyer. Elle en recopiera docilement et sans doute volontiers le brouillon, de son écriture cursive, ferme, égale, un peu sèche : mais il est tout entier de la composition et de la main de son mari qui, dans cette heure critique, a dû penser, sentir, délibérer pour elle. Il roule dans « l’abîme du dérangement, » et elle ne vole pas à son aide ; mais il doit lui tendre la main et lui indiquer le malheur de sa position. Cette apathie étrange était le signe d’une désapprobation qui n’osait pas se déclarer : avec la divination d’un esprit naturellement ombrageux, Mirabeau ne dut pas interpréter autrement cette impuissance d’Emilie à tirer de son propre fonds des accens encore plus touchans. « Noir, triste et souffrant, » moralement isolé, cerné par ses créanciers, affamé par ses fournisseurs, sachant sa femme enceinte, il quitta le château de Mirabeau avec elle, et rentra à Aix, chez la douairière de Marignane.

Il s’y trouva aux prises avec une coalition de pareils et de connaissances d’Emilie qui, n’ayant pu empêcher son mariage, s’employaient à la démarier. Vinrent se joindre à cette brigue les prétendans éconduits, avec leurs coteries, le marquis d’Albertas en tête. M. d’Albertas éprouva tout le choc de la colère de Mirabeau, et il y donnait prise. La haine des anciens parlementaires d’Aix contre cette créature de l’infâme Maupeou, partageait toujours la société d’Aix. Les sarcasmes de Mirabeau renvenimèrent cette querelle. Ainsi provoqué, M. d’Alberlas excita les créanciers du comte, leur prêta aide et conseil, et porta plainte en leur nom au tribunal implacable de l’Ami des Hommes, le 30 juillet 1773, en ces termes :


L’autre jour, un homme de Lyon qui poursuit le protêt de plusieurs lettres de change que lui a fait monsieur votre fils, vint se plaindre à moi en déni de justice sur ce qu’aucun procureur ne voulait se charger d’une requête qu’il prétendait présenter tendant à demander l’information contre M. le comte de Mirabeau qui, en paiement de ses lettres de change, l’avait accablé de coups… J’ai même été sagement obligé, quelques jours avant la requête, pour éloigner une scène fâcheuse, d’éviter un coudoiement très rude qu’il se disposait, le chapeau enfoncé jusque sur le nez, de me faire essuyer ; il frôla même mon habit malgré mes précautions.


En accusant le comte d’avoir « la main encore plus légère à frapper qu’à donner, » M. d’Albertas observait qu’il faisait celle démarche « en bon parent et en ancien ami. » Le comte fut alors contraint à quitter la place, à regagner le château de Mirabeau, mais seul et en abandonnant Emilie. Mirabeau laissait ainsi libre carrière aux entreprises plus téméraires d’un jeune homme à qui son insuffisance de noblesse ou de fortune avait défendu de prétendre au titre, mais non aux privilèges de mari d’Emilie ; c’était le chevalier de Gassaud, mousquetaire gris, pour qui Emilie, jeune fille, avait eu un sentiment.

Le 8 octobre 1773, à huit heures du soir, la comtesse accoucha d’un garçon, à qui furent donnés les prénoms de ses grands-pères, Victor-Emmanuel. À cette occasion même, qui allait faire retentir d’un Te Deum la chapelle du Bignon, demeure campagnarde du marquis de Mirabeau, le comte n’osa ou ne put revenir à Aix. Mais cinq jours après cette délivrance, il faisait apposer la signature d’Emilie au bas d’un papier que lui tendit le juif Samuel Cohen, aux mains duquel elle engageait ainsi tous ses diamans pour 6 000 livres, payables le jour même à son mari et remboursables en février 1774 : passé ce terme, les diamans pouvaient être vendus à la convenance de l’usurier. La toilette de vermeil, don du marquis de Mirabeau, allait bientôt être engagée de même, pour 1 175 livres, au sieur Bougarel, orfèvre à Aix ; et de mai à juillet, le comte avait déjà souscrit au juif Daniel Beaucaire cinq lettres de change d’un total de plus de 10 000 livres. Il avait aussi, brûlé quelques vieux fauteuils et fait parfiler quelques crépines, pour en tirer l’or. Le marquis de Mirabeau put dégager à temps les diamans et les rendre « comme un gant » à sa belle-fille ; mais la toilette de vermeil alla au creuset. Les créanciers ne recevaient toujours rien que du bâton. Plusieurs se tournaient, en la suppliant, vers Emilie qui tremblait de faire part de leurs inquiétudes à son taciturne et violent époux. Enfin, le 2 novembre, elle s’en ouvrit à lui :


Quoique je n’aie pas reçu une panse d’a de ta façon, mon cher ami, je ne veux pas y regarder de si près, et parce que tu me prives de recevoir de tes nouvelles, je ne veux pas me priver de celui de te donner des miennes, ce serait bouder contre son ventre ; le petit se porte à merveille, et moi aussi ; tu aurais reçu hier toutes tes lettres si ce n’était que M. de Gassaud qui devait te les porter n’a point trouvé de cheval pour partir… Je t’envoie une lettre de la Boutte à laquelle je vais répondre des mots en attendant de savoir les arrangemens que nous pourrons prendre pour la satisfaire. J’ai bien du chagrin de tout ceci, mon ami. Raspaud me fit trembler l’autre jour au sujet de toutes ces lettres de change cautionnées ; il ne s’en est fallu de rien l’autre jour que le curé n’ait été mis en prison ; ces gueux de juifs protestent qu’ils vont saisir les revenus de la Durane, et qu’ils te feront mettre en prison. Vois, mon cher ami, quel désagrément ! D’un autre côté, papa sait tout, et il te blâme beaucoup de ne pas discontinuer tes ouvrages. Tu serais à temps de décommander bien des choses, vendre les autres, et fermer jusqu’à un meilleur temps. Tu devrais le faire pour mon repos et pour la vie de ton enfant qui sera notre sauveur auprès de tes parens et qui périra infailliblement si je continue à avoir des chagrins de cette force. Pardon, mon bon ami, de t’entretenir de choses si tristes. Mais à qui parlerai-je de mes peines, si ce n’est au seul homme en qui j’aie confiance et le seul qui les partage ? J’oubliais de te dire que Buse Samuel Cohen] a si bien fait que tout le monde sait ici que nos diamans sont en gage. Cela m’est déjà revenu de deux ou trois côtés. Adieu, mon bon ami, aime-moi un peu pour me consoler de tout, et reviens vite, car j’ai grand besoin de ta présence.


Il lui signifiait, par son éloignement et par son silence, qu’il la croyait pusillanime, fausse et secrètement d’accord avec ses persécuteurs. Il est vrai qu’Emilie sentait venir, comme une suite naturelle a ses crève-cœur quotidiens, la désaffection, la fatigue, et la crainte d’événemens qui pourraient la contraindre d’abandonner son mari ou de se perdre avec-lui. Elle souhaitait une prompte répression de ses folies ; et seules la pensée qu’il s’était compromis pour lui plaire, et la honte de désavouer si tôt un choix qu’elle avait imposé, l’obligeaient à plaider encore devant tous une cause, à son propre jugement, indéfendable. Ses objurgations, si elles ne déterminèrent pas Mirabeau à cesser emprunts et travaux, coïncidèrent au moins avec un arrêt momentané. Il avait épuisé son crédit. Il souhaitait hautement qu’une lettre de cachet vînt au plus vite le soustraire à la main de ses créanciers. M. de Marignane et M. d’Albertas prirent l’initiative de cette mesure. Au vu de leur requête, le marquis de Mirabeau s’adressa au dispensateur de ces sortes de grâces. C’était le comte de Saint-Florentin, duc de la Vrillière. Il fallut que l’Ami des Hommes le priât d’aller doucement et de laisser le ménage entier. « Il nous faut tirer race de ces gens de là-bas, expliquait-il à son frère le bailli ; le sang de Vassan [nom de la mère de Mirabeau] s’épurera par celui de Marignane, qui est doux. » L’ordre du Roi fut rédigé en conséquence, et signifié à l’intéressé le 28 décembre 1773 : il l’exilait au château de Mirabeau.

Modéré en apparence, le marquis de Mirabeau fut excessif dans le châtiment. Il réduisit son fils et sa bru à un peu moins que la portion congrue, pour rendre meilleure la part éventuelle des créanciers. Cette parcimonie vexatoire, et même puérile, trouva Emilie résignée ; mais son mari en fut outré d’indign-tion. Il s’en prit à Dieu, à diable, et même à M. de Marignane, qui lui répliqua pour tous (13 mars 1774), de sa grande et molle écriture :


Vous me permettrez de vous observer que j’ai eu ce matin sous les yeux un état de vos dettes montant à 187 000 livres, qu’il y en a plusieurs qui n’étaient pas comprises dans l’état, au moyen de quoi je crois qu’il y aurait à gagner à les fixer à 200 000 francs. Vous avez 6 000 francs de pension, votre femme en a trois, ces deux sommes réunies ne payent pas les intérêts de vos dettes. Je ne crois pas que dans pareille position l’on soit si fort en droit de se plaindre qu’un père veuille mettre des bornes fixes à la dépense d’un fils qui dans deux ans de temps a pu se plonger dans un dérangement aussi incroyable ; je veux convenir avec vous qu’on ait un peu calculé trop ric à ric le nombre de livres de pain et de livres de viande qu’il vous faut pour vous, votre femme et vos quatre domestiques[3]. Vous deviez être sûr que les représentations que Raspaud vous disait avoir faites à monsieur votre père produiraient leur effet, et vous pouviez, en attendant la réponse, prendre le petit excédent qui vous était nécessaire ; votre femme veut partager votre sort, elle doit donc être la première à désirer que votre dépense soit réduite au plus petit pied pour ne dérober à vos créanciers que ce qui est du plus strict nécessaire pour vous et pour elle. Je crois, monsieur, que si vous voulez faire quelques réflexions sur les causes de votre situation, vous serez moins prompt à faire des reproches à ceux qui pourraient croire avoir des droits à votre reconnaissance.


Emilie n’avait-elle pas suggéré à son père d’adresser à son mari cette réprimande nette et précise ? Il est certain qu’elle n’essayait plus d’agir sur Mirabeau que par des biais, en lui attirant les censures des personnes qu’il redoutait le plus. Elle entretenait à son insu avec son beau-père une correspondance qu’elle avait sollicitée et dont elle avait indiqué les voies et moyens. A la longue, Mirabeau eut quelque soupçon de la conduite double de sa femme, et il surveilla ses allures. La vie en commun devenait orageuse. Avec frénésie, il s’enfonçait dans l’étude, ou chassait, ou prenait dans le voisinage des plaisirs auxquels « le fatal phénomène de sa constitution physique » l’entraînait sans doute, mais qui affligeaient cette jeune mère mal préparée à de certains sacrifices et à de certaines austérités. Elle n’avait de confident de ses chagrins qu’un étranger, à la vérité assidu, compatissant et même tendre, le chevalier Laurent-Marie de Gassaud. Il était de son âge, de taille haute et bien prise, avec une grande, belle et douce figure. Sa garnison était proche de Valence, à Tournon ou à Tain. Quand son service l’appelait à Paris, il logeait à l’hôtel des mousquetaires. On ne savait pas qu’il s’y fût jamais débauché. M. de Gassaud fréquentait ponctuellement les mardis de l’Ami des Hommes, assemblées pédantes et ennuyeuses d’économistes où il savait se taire et paraître écouter. Cette bonne tenue était une marque de vertu pour le marquis de Mirabeau, qui en manifestait sa satisfaction à son frère le bailli : « Le jeune Gassaud est toujours des miens tous les mardis, et je me trompe fort, ou ce jeune homme est bien sage et du bois dont on fera un jour un père de famille, homme d’un vrai mérite (20 avril 1771). » Les Gassaud habitaient Manosque ; et Manosque était la ville pour les châtelains et les villageois de Mirabeau. On n’y estimait personne plus que ces honnêtes gens. Leur famille se composait dudit oncle, des père et mère, d’une tante et des trois sœurs du mousquetaire. MM. de Gassaud oncle et père, tous deux officiers d’infanterie, et portant l’un et l’autre le titre de chevalier, étaient d’une noblesse peu antique et de robe ; mais à la bien considérer, elle ne le cédait guère qu’en prétentions et en visées à la noblesse des Mirabeau, entachée de dérogeances, d’origine incertaine, et très surfaite par l’Ami des Hommes. Emilie était curieuse de tout ce que M. de Gassaud savait déjà du monde de la province et des garnisons, de Versailles et de Paris, et il lui parlait de son beau-père qu’elle ne connaissait pas. Il y avait là entre eux matière intarissable à causeries, quand les plaintes et les confidences qu’ils échangeaient tournaient court, sur une irruption du mari.

Mirabeau était jaloux. Il avait trop bonne opinion de ses mérites, de ses agrémens, de ses droits, pour ne pas l’être. Il était jaloux de son beau-frère du Saillant, à qui son père remettait le soin de ses affaires ; jaloux de son frère cadet Boniface, qui avait les préférences de Mme de Pailly, la maîtresse de l’Ami des Hommes ; jaloux de sa sœur, la marquise de Cabris, dès qu’elle prenait de l’empire sur l’esprit turbulent de leur mère. Il était maintenant jaloux du chevalier de Gassaud, qui usurpait la confiance de sa femme et qui papillonnait trop brillamment autour d’elle. Il fit d’abord entendre des conseils menaçans et demanda des explications. Emilie et le mousquetaire assoupirent ses soupçons, puis ils les réveillèrent. Elle se croyait enceinte de nouveau. Mirabeau interrogea les femmes d’Emilie, en tira des indications ambiguës. Il dissimula ses soupçons pour les vérifier plus sûrement, et pour s’épargner aussi des répliques trop bien fondées. Emilie l’accusait de n’incriminer les familiarités du chevalier de Gassaud que pour faire diversion et pour prévenir ses reproches à elle, touchant les relations intimes qu’il entretenait avec sa cousine, la marquise de Limaye-Coriolis. Le public en médisait tout haut. Mme de Limaye était récemment accouchée d’un enfant qu’on ne faisait point à son mari le compliment de croire le sien ; et le fait est que, cinq ans plus tard, le bailli de Mirabeau déclarait que ce « poussin » ressemblait fort à son neveu. M. de Limaye semblait n’y voir rien à reprendre. Mais comme on ne laissait pas de l’avertir, on interprétait avec la pire malveillance l’amitié que ce quinquagénaire gardait à son jeune et entreprenant cousin Mirabeau. On les disait associés dans des opérations financières plus que louches. Emilie en savait quelque chose, non pas tout, mais assez pour autoriser ses griefs ; elle en profitait pour maintenir dans son intimité le mousquetaire. Celui-ci n’était-il pas fiancé à une fille du marquis de Tourettes, et sur le point de retourner à Paris ? Emilie faisait valoir avec beaucoup d’à-propos que Gassaud irait rendre témoignage à l’Ami des Hommes de l’union et de la conduite édifiantes de leur ménage. Mirabeau se rendit volontiers à cet argument. Certains soucis, qui requéraient soudain son attention, renforçaient même son envie d’avoir bientôt auprès de son père un tel témoin.

Des fermiers et régisseurs du domaine de Mirabeau, dont le comte avait diminué l’autorité et gêné peut-être les déprédations, l’avaient accusé de démeubler le château, de pratiquer des coupes sombres sur le domaine et de faire argent de tout ce qui lui tombait sous la main. Sans avoir vérifié leurs dires, le marquis de Mirabeau prit peur, demanda une nouvelle lettre de cachet qui exilât son fils à Manosque, et l’obtint. Elle fut signifiée au comte le 9 avril 1774. Défense fut faite au ménage d’emporter autre chose que ses hardes. Emilie ayant enlevé des livres, la consolation préférée de son mari et l’unique remède à sa déraison, — mais ce n’étaient pas sans doute les œuvres complètes de l’Ami des Hommes, ni la collection des Éphémérides, organe de ses théories économistes, — son beau-père eut l’insigne maladresse de l’en blâmer. Mari, femme, enfant, domestiques, s’installèrent à Manosque chez MM. et Mmes de Gassaud, et y prirent pension, en attendant que fût prête à les recevoir une petite maison d’un loyer de dix louis à l’année. Emilie sous ce toit emprunté, dans un milieu attentif à l’égayer et à l’entourer des soins les plus affectueux, pouvait espérer de connaître un temps de répit. Coup sur coup, deux, trois, quatre secousses de plus en plus violentes vinrent au contraire la bouleverser, à peine franchissait-elle ce seuil ami.

En Provence, pays de droit écrit, le mariage n’émancipait pas, comme dans la coutume de Paris. Il s’ensuivait, pour Mirabeau, que sa minorité l’avait jusqu’alors empêché non d’emprunter, mais de contracter validement, et que cette incapacité, s’il l’invoquait, pouvait suffire à faire annuler ses dettes par arrêt. On avait cent exemples d’une semblable procédure, que la grand’Chambre de Paris admettait ; mais à la supposer inapplicable à Mirabeau, il restait que ses dettes étaient réductibles encore au tiers environ de leur montant, comme entachées d’usure. « Je dois au total, à 200 pistoles près, confessait-il, 188 624 livres, dont 136 275 envers les juifs. Je puis protester qu’en valeur perçue de la vente des bijoux ou en argent réellement compté, je n’ai pas reçu 50 000 livres… S’obliger ou devoir sont deux choses fort différentes selon la nature du créancier… L’homme le plus scrupuleux ne doit pas tendre aveuglément le col au glaive de l’usure. » Mais pour réduire ces dettes dans ces proportions, il était nécessaire que les juifs ne pussent autoriser leurs créances que de la signature d’un mineur ; elles devenaient exigibles en leur entier, dès qu’un tiers majeur et solvable les avait cautionnées. Tel était le cas de plusieurs lettres de change souscrites par Mirabeau ; à l’époque de son mariage, son cousin de Limaye-Coriolis lui en avait garanti pour 12 000 livres ; plusieurs autres portaient des signatures aussi valables ; au total, le chiffre n’en allait pas très haut. Comme Mirabeau se transplantait à Manosque, il reçut l’aveu de Daniel Beaucaire que, de son propre mouvement, le marquis de Limaye-Coriolis venait de cautionner la totalité de ce que lui, Mirabeau, devait audit juif, soit 50 000 livres. Dans quel dessein ? on le devine. Joueur, prodigue et débauché, M. de Limaye avait dû fatiguer la main de l’usurier, et, réduit aux extrémités, il lui avait garanti les dettes de Mirabeau afin d’obtenir de nouveaux prêts. Calcula-t-il encore moins noblement ? C’est improbable. Mais il se trouva qu’en fait, les liens qui unissaient sa femme à son cousin Mirabeau faisaient une obligation d’honneur à celui-ci de ne pas désavouer cette caution trop officieuse ; et l’usurier, pour précipiter les effets et tirer tout l’avantage de sa combinaison, s’étant hâté d’en avertir Mme de Limaye, il fallut tirer le tout au clair. Le marquis reçut de sa femme quelques taloches et coups de pied, et le comte fut mis en demeure d’assumer seul toute la faute. C’était une maîtresse femme que leur femme et maîtresse, belle, grande, forte, hardie, adonnée aux exercices virils. Cinq ans plus tard, nous la voyons courir à cheval les grandes routes, en habit d’homme, et forcer de nuit les portes du couvent de Mme de Cabris à Sisteron. Elle écoutait volontiers « plaisanteries et gaudrioles » ; et ce que ni vigueur, ni adresse, ni cajoleries ne lui obtenaient, elle le payait de sa personne : ultima ratio mulierum. Emilie l’entendit aussitôt crier à la trahison et au dol. Pour couper court, Mirabeau s’était empressé d’offrir à sa cousine une déclaration dûment écrite et signée de sa main qui, sur son honneur, l’eût constitué « débiteur envers le marquis de Limaye des sommes dont celui-ci rapporterait les lettres de change acquittées, et de leurs intérêts au 5 pour 100, pour le cas, où ledit marquis se trouverait contraint de payer ces sommes en tout ou partie. » Mais d’une part, Emilie ne voulait point laisser partir cette déclaration. Et d’autre part, il suffisait à Mirabeau de s’être montré prêt à la délivrer ; ayant l’avantage, de l’avoir proposée, il encourageait probablement sa femme à la retenir ; il laissa donc Emilie écrire à Mme de Limaye la lettre suivante :


A Manosque, le 14 avril 1774.

Je suis plus empressée, ma chère cousine, de vous plaindre et de vous consoler, que de me justifier à vos yeux ; car quand la démarche que m’a prêtée M. de Limaye serait aussi vraisemblable qu’elle l’est peu, j’ose croire que vous, qui m’avez honorée de tant de louanges, ne m’avez pas plus soupçonnée de fomenter le dérangement de votre mari que celui du mien. J’avoue que je ne m’attendais pas que M. de Limaye, pour se tirer d’affaire d’avec les juifs, compromît purement de sa tête, d’une manière aussi ruineuse, mon mari ; mais je m’attendais encore moins qu’il osât se procurer des faux fuyans à l’ombre de mon nom. Non, ma cousine, il n’est pas plus vrai que j’aie sollicité le cautionnement de votre mari, qu’il ne l’est qu’aucun de nous lui ait proposé de contracter pour 50 000 livres : et bien que je sois convaincue que ces deux faits sont également faux, je n’ai que le droit d’assurer le premier, parce qu’il est le seul qui ait dépendu nécessairement de moi, et je vous jure, sur mon honneur, qu’il n’en a jamais été question.

Maintenant vous sentez, ma cousine, qu’il n’est pas plus décent que possible que je signe une déclaration que tout le monde a conseillé à mon mari de ne pas livrer et que son seul attachement pour vous aussi bien que sa confiance en votre sagesse ont pu lui arracher. Je vous fais juge, ma chère cousine, si je puis m’associer à un tel acte, et si cette sorte de complicité aux fables de votre mari ne répugnerait pas à l’honnêteté.

Que vous dirai-je à présent sur votre position, ma chère cousine ? Je ne puis que la partager et vous plaindre bien vivement de troubles domestiques si peu prévoyables.

Recevez l’assurance de ces sentimens, comme une suite nécessaire de la tendre et respectueuse amitié que je vous ai vouée pour la vie.

MARIGNANE DE MIRABEAU.


J’espère, ma chère cousine, que vous ne trouverez pas mauvais que j’engage mon mari à différer de vous envoyer la déclaration, jusqu’à ce qu’il vous ait communiqué les raisons très importantes que nous avons dans les circonstances pour regarder cette démarche comme très dangereuse.

Donnez-moi, je vous prie, des nouvelles de votre fils. Je désire qu’il se porte aussi bien que le mien.


Par le même courrier, sur un ton plus vif et plus catégorique si possible, Emilie adressait à M. de Limaye un démenti semblable. Mis au pied du mur par sa femme, le pauvre mari s’opiniâtra dans son système de défense. Il retourna à Mme de Mirabeau ses reproches, avec des énoncés nouveaux, dont les uns affectaient la réputation d’Emilie, et dont les autres découvraient l’honneur de Mme de Limaye, compromis par Mirabeau. M. de Limaye pensait affaiblir de la sorte ses torts personnels. Emilie reprit aussitôt la plume contre lui :


A Manosque, le vendredi 20 avril 1774.

Quelles imputations vous ai-je donc fait si mal à propos, monsieur ? Je vous ai reproché d’avoir accusé faux en disant ce que vous convenez être faux. Certainement je n’ai ni cru ni pu croire causer une révolution à Mme de Limaye. Il est vrai que de longs malheurs m’ont aguerrie à supporter la douleur. Je suis bien fâchée assurément de l’incommodité de Mme de Limaye ; mais pouvais-je me laisser passer dans son esprit pour complice de vos torts et solliciteuse de votre dérangement ? Non, je ne le pouvais pas ; et quelle que soit votre opinion à cet égard, il me suffit de la mienne.

Je ne répondrai, Monsieur, absolument rien à la longue histoire racontée dans votre lettre. Il me semble qu’elle-même renferme sa réponse ; et d’ailleurs mon mari ne craindra pas d’en suivre les détails avec vous.

J’ose croire, monsieur, que vous êtes le premier qui ayez essayé de répandre des nuages sur ma réputation. J’ai le droit d’espérer que vous serez le dernier, c’est-à-dire le seul, ainsi je ne crains rien pour elle.

J’ai accepté des bijoux de mon mari ; quelle qu’ait été ma conduite à cet égard, connaissez-vous assez mes motifs pour oser la juger ?

J’ai si peu prétendu faire mystère de ce que je vous ai écrit dans cette circonstance, que j’ai envoyé à Mme de Limaue, comme mon mari lui envoyé encore, la copie de cette lettre.

J’ai l’honneur d’être très parfaitement, monsieur, votre très humble et très obéissante servante.

MARIGNANE DE MIRABEAU.


Pour en terminer, on convint d’en venir à une confrontation. Elle eut lieu chez M. de Limaye, à la Bastide-des-Jourdans. Tout s’y passa en apostrophes et en dénégations aussi confuses que véhémentes, sauf de la part de Mirabeau, qui garda un silence obstiné. Auparavant, il n’avait pas omis d’écrire beaucoup, tant à M. de Limaye pour le gourmander en calmant ses susceptibilités de mari trompé, qu’à Mme de Limaye, pour la rassurer au sujet de sa réputation compromise comme à l’égard de sa fortune. Mais voici que l’attitude intraitable, le langage violent de sa cousine, lui disaient assez que c’en était fini de leurs amours et qu’il n’était pas d’accommodement possible. Il affectait donc de rester en dehors d’un débat qui, dans son esprit, était tranché par la seule solution noble et généreuse qui lui convînt. Il se réservait seulement de ne la faire connaître que le lendemain, par une dernière lettre à Mme de Limaye où il mettrait le comble à la délicatesse de son silence actuel, non seulement en n’invoquant pas, fût-ce par la plus faible allusion, les anciens sentimens de sa maîtresse, mais en lui décernant de nouveaux témoignages de la pureté de leurs relations. Enfin, il joindrait à la déclaration qui l’engageait lui-même une seconde déclaration aux termes de laquelle il engageait d’honneur son fils, le petit Victor, envers le fils de sa cousine, pour la somme en litige, au cas où la mort le surprendrait avant ce remboursement. Mais ce procédé délicat ne désarma point le ressentiment de la dame.

Après cette journée pénible, le comte et la comtesse de Mirabeau regagnèrent Manosque, en plus profonde mésestime l’un de l’autre qu’auparavant. Certes, Emilie y avait remporté l’avantage de savoir brouillés à jamais son mari et sa cousine ; mais l’atroce perfidie de M. de Limaye avait de nouveau fait naître dans l’esprit de Mirabeau le soupçon qu’elle entretenait des relations coupables avec M. de Gassaud. Mirabeau recommença d’épier Emilie ; « inspecteur naturel des mœurs de sa femme, » il décachetait toute sa correspondance ; il n’y découvrit rien de relatif à cette intrigue prétendue. Le mousquetaire se rendit à Paris sur ces entrefaites ; il emportait les recommandations de Mirabeau pour plaider sa cause de telle et telle manière auprès de l’Ami des Hommes, de Mme de Pailly et de M. du Saillant. Emilie comptait de nouveau être bien tranquille, dès que M. de Gassaud s’éloignait ; car il éloignait avec lui les soupçons et les querelles.

La présence constante de la famille Gassaud entre elle et son mari lui créait aussi une protection très suffisante. Mme de Vence, qui exerçait sur Mirabeau une influence si heureuse, rentrait enfin à Aix après une longue absence. Mirabeau était le premier à s’en réjouir. Un dernier coup le menaçait ; mais avec les bons conseils de cette dame, il ne désespérait pas de le détourner. Dans une lettre de son père à Emilie, qu’il avait interceptée, il venait d’apprendre qu’une procédure en interdiction allait être ou était déjà introduite contre lui par le marquis de Mirabeau, au Châtelet, à Paris. Mirabeau se faisait une idée fort humiliante de cette mesure, qu’il appellerait plus tard une simple « formalité, » et qui lui inspirerait alors beaucoup de gratitude : car, à l’abri de son interdiction, il négligea jusqu’à sa mort de payer la plupart de ses créanciers. Le 9 mai, à Manosque, il subit l’interrogatoire du juge délégué par le lieutenant civil du Châtelet. Son discours fut très pathétique, et même très habile selon nous. Il avoua ses dettes, pallia ses erreurs, exprima le ferme propos de n’y pas retomber, remontra très noblement que ses prodigalités n’étaient des dépenses ni de jeu ni de filles, offrit de payer tout le monde avec 80 000 livres au maximum et se prosterna en larmes devant l’image de son père ; mais une sentence du 8 juin suivant prononça son interdiction, nonobstant aveux et sermens. Cette mesure, dans son idée, était une peine afflictive, presque infamante, qui l’assimilait aux faibles d’esprit et aux criminels. Mais elle avait surtout l’inconvénient plus réel de réduire la disposition de son revenu annuel à une somme fixe de 3 000 livres ramenée bientôt à 2 400. C’était la pauvreté honteuse.

Mirabeau n’avait pas reçu encore notification de cette sentence lorsqu’une lettre du mousquetaire Gassaud lui tomba entre les mains. Aux premiers mots qu’il en lut, il lui devint évident qu’il était non seulement trompé, mais exécré par les coupables : Gassaud l’y nommait « son plus cruel ennemi ! » Sa rage dut être horrible à voir, d’autant plus qu’elle était muette. On ne pouvait savoir, dans l’affreuse contention de cet hercule congestionné, s’il était prêt à répandre la mort, ou à succomber lui-même à l’apoplexie. Il fit part de son malheur à la famille du mousquetaire et laissa Emilie, avouant son crime, tomber à ses pieds, les embrasser, crier pardon. Tous les Gassaud, hommes et femmes, l’entouraient aussi, à genoux comme des supplians ; ils le conjuraient de laisser la vie au misérable qu’ils maudissaient et reniaient ; ils interposaient aussi le petit Victor entre son père trop armé et sa mère trop faible ; elle l’allaitait encore. A la fin, Mirabeau releva tout le monde, et fit grâce aux adultères. Il adressa sur-le-champ au mousquetaire une épître absurde et foudroyante, pour l’aviser de sa résolution magnanime. L’emphase et la platitude y alternaient sans transitions avec les injures. A son épître à M. de Gassaud il joignit le billet suivant d’Emilie :


Je reviens de mes égaremens, monsieur, et le premier effet de mon retour à la vertu est de vous avertir que toute liaison est finie entre nous ; le hasard a voulu que votre lettre soit tombée entre les mains de mon mari ; je n’avais pas attendu ce moment pour reconnaître mes torts, et la modération personnelle à moi qu’il a mise dans tout ceci n’ajoute à ma conduite que la prière que je vous fais de ne pas revenir dans ce pays-ci tant que nous y serons, autant parce qu’il n’est plus possible que je vous voie qu’à cause de mon mari. Nous y serons le moins de temps possible. Je vous rends trop de justice pour croire que j’aie besoin de vous demander les deux lettres que vous avez à moi ainsi que mon portrait, et celle-ci. J’espère que vous voudrez bien me les faire parvenir. — Manosque, le 28 mai 1774.


Lorsque cet aveu fut produit publiquement, en 1783, par Mirabeau, Emilie protesta qu’il lui avait été arraché par la violence. Mais l’examen de cette pièce, qui est en original sous nos yeux, nous empêche d’ajouter foi à son dire. Elle l’écrivit sans un tremblement, sans une pause. Tant d’assurance ne pouvait être de la stupeur : était-ce de l’inconscience ?… Il est admissible plutôt que, le premier moment de terreur passé. Emilie, avec la promptitude et l’élasticité ordinaires de son esprit, avait mis en balance sa faute et ses excuses : faute unique, tandis que celles de son mari étaient innombrables ; faute dont elle était repentante, tandis qu’il demeurait incorrigible. Elle pesa aussi la valeur du pardon qu’il lui octroyait ; et elle dut juger que ce pardon était feint, intéressé, obligé. Feint, car si Mirabeau devait détruire, sur le conseil de Mme de Vence, la lettre révélatrice de M. de Gassaud, il entendait ressaisir et conserver par devers lui son billet d’aveu à elle ; et de fait, quand ce billet lui eut fait retour, il le contresigna en première et en dernière ligne : « Mirabeau fils ne varietur, » et il le mit en lieu sûr. Intéressé, car il pardonnait pour être pardonné, et surtout, pour se faire auprès de ses père et beau-père une solliciteuse et une avocate infatigable de sa femme qu’il menacerait de déshonorer, dès qu’elle ferait mine de le desservir. Obligé, car il ne pouvait ébruiter sa disgrâce conjugale sans déconsidérer l’enfant dont Emilie était grosse, sans se séparer d’une épouse dont la fécondité était son unique garantie contre les persécutions de son père, sans perdre la seule espérance qui lui restât de rétablir un jour, avec la fortune immense de M. de Marignane, la fortune délabrée de sa propre maison.

Mirabeau avait envoyé à Mme de Vence la lettre du mousquetaire, en lui demandant conseil sur la vengeance qu’il devait tirer des coupables. Mais il avait adopté le parti de la mansuétude avant que Mme de Vence lui répondît. Il était certain qu’elle ne lui en proposerait point d’autre, à l’égard d’Emilie tout au moins. Mais tout ce qu’il était possible d’invoquer à la décharge de la jeune femme pour justifier ce pardon, Mme de Vence, s’il n’en savait rien, dut le lui apprendre. On aimerait à louer ses réponses, si elles ne se louaient mieux d’elles-mêmes : les voici :


Que je vous plains, monsieur, et que votre état est digne de pitié. Par quel malheur cette fatale lettre est-elle tombée entre vos mains ! Elle va empoisonner pour jamais votre vie et celle de votre malheureuse femme que je plains encore plus que vous, puisqu’elle est condamnée au plus affreux tourment qui est celui du remords. N’aggravez point ses peines, en lui laissant connaître l’étendue des vôtres. Songez qu’elle est plus malheureuse que coupable, plus faible que criminelle, et que vous l’avez vous-même exposée au péril où elle a fini par succomber. Ce n’est pas que je prétende justifier ses torts, je suis sûre qu’elle en connaît aussi bien que moi l’étendue, et qu’elle déteste présentement le séducteur qui lui ravit à la fois sa propre estime et celle de son mari ; mais plus sa faute est impardonnable, plus vous aurez de mérite à la pardonner. Vous vous assurerez à jamais par là son amour, son respect et sa reconnaissance, et tous vos droits en acquerront de nouvelles forces. Que vous reviendrait-il de perdre une infortunée dont les sens ont sûrement été plus séduits que le cœur, et qui n’a trouvé dans son éducation aucun principe qui lui apprît à être en garde contre elle-même ? Depuis qu’elle est née, elle n’a eu sous ses yeux que de mauvais exemples. Vous avez cherché vous-même à détourner le peu de religion qu’on lui avait apprise au couvent. Il en est arrivé ce qui arrive aux trois quarts des femmes qui ne diffèrent de Mme de Mirabeau que par un peu moins d’imprudence. Mais je sens qu’il est affreux d’en avoir la certitude, et de ne pouvoir se dissimuler ce que tant d’autres font semblant d’ignorer. Ce dernier malheur vous était réservé, mais songez que vous travailleriez encore à l’augmenter, si vous faisiez celui de votre femme. Votre conduite vis-à-vis d’elle est admirable jusqu’ici, continuez de même, je vous en prie. Ayez l’air d’oublier ce dont elle ne se souviendra que trop. Que votre colère tombe entièrement sur l’infâme suborneur qui l’a séduite ; mais ne voyez en elle que la mère de votre fils, qui emploiera tous les momens de sa vie à vous faire oublier sa faute. Je ne prétends point la diminuer. Faites cependant, je vous prie, un peu de réflexion sur le peu d’égalité que le préjugé a mis entre le mari et la femme, et combien il est peu dans la nature que ce qui est permis à l’homme soit si rigoureusement puni chez la femme, qui ne fait souvent que suivre l’exemple que son mari lui a donné. Ne croyez pas que j’en conclue que Mme de Mirabeau en soit moins coupable, ce n’est point d’après mes principes que je raisonne, mais seulement d’après ceux que doit inspirer le défaut de religion. Je crois peu à la vertu des femmes qui n’en ont point, et vous avez eu grand tort de la détruire chez la vôtre. Le malheur qui vient de lui arriver la rappellera chez elle. Laissez-lui cette consolation ; je voudrais être à portée de vous en procurer ; mais je sens que dans l’état où vous êtes, il en est peu d’efficaces ; je ne puis que vous assurer de toute la part que je prends à vos peines. Ne craignez pas de me les confier. Elles seront ensevelies dans le Plus profond secret, et, vous ne trouverez jamais personne qui y prenne un si véritable intérêt.


Ce 1er juin.

Je vous renvoie la fatale lettre. Je vous avoue que j’ai été tentée de la brûler ; mais un moment de réflexion m’a fait voir que ce serait vous faire injure, c’est à vous à avoir ce mérite. Je vous y exhorte du meilleur de mon cœur ; il est de la bonté du vôtre d’effacer jusqu’à la moindre trace tout ce qui peut vous rappeler un souvenir aussi cruel. Ensevelissez cette malheureuse connaissance dans le plus profond oubli ; la tranquillité de votre vie en dépend, et je l’ai tout autant en vue en vous donnant ce conseil que celle de votre pauvre femme, dont la situation me paraît encore plus affreuse que la vôtre. Au nom de Dieu, ayez pitié de cette infortunée, dont la vie sera plus courte que vous ne l’imaginez ; et donnez-moi les nouvelles les plus détaillées de tout ce qui vous intéresse et du parti que vous prendrez. Mais recommandez à votre piéton de ne remettre vos lettres qu’à M. Bourgeois.


Ce conseil d’une grande âme, de détruire la preuve de l’adultère, était irrésistible : Mirabeau la jeta donc au feu, sous les yeux d’Emilie ; mais il n’obéissait qu’à la lettre à Mme de Vence, puisqu’il se gardait avec soin de lui avouer qu’il s’était ménagé une arme aussi redoutable contre Emilie, par le retour dans ses mains de son billet de rupture à M. de Gassaud. Nous avons noté plusieurs occasions essentielles dans la vie de Mirabeau où il pratiqua de la sorte l’art de la restriction mentale, qu’il réprouvait si verbeusement chez autrui. Il n’en acceptait pas moins, comme les ayant mérités, tous les éloges que Mme de Vence lui décernait d’après ses beaux rapports ; elle lui disait :


Il est impossible de se mieux conduire que vous n’avez fait ; et votre modération dans une occasion aussi critique fait autant d’honneur à votre cœur qu’à votre raison. Il faut avouer que vous devez y avoir eu quelque mérite ; et quelque bonne opinion que j’eusse de vous, je conviens de bonne foi que je n’aurais jamais osé espérer que vous eussiez pu être maître de vous à un tel point ; cette force sur vous-même m’est d’un très bon augure pour tout le reste, et je commencerai à vous croire plus coupable quand vous aurez des torts, car je vois que vous pouvez ce que vous voulez, et vous avez voulu ce qu’il y avait de mieux et de plus honnête. Plus cela a dû vous coûter et plus je vous estime ; et si ce sentiment de ma part est de quelque prix à vos yeux, je vous assure que vous n’avez rien à désirer à cet égard…

Ce 12 juin.


Au reçu de la « foudroyante » lettre de « son plus cruel ennemi » et du billet d’Emilie, le mousquetaire ne balança pas à rentrer à Manosque pour exposer sa vie à l’épée de Mirabeau. Il semblera qu’il faisait ainsi trop peu de cas ne ce qu’il avait laissé de santé, de repos et de moyens de se racheter à la misérable Emilie. Mais, à la vérité, Mirabeau, avec son pardon injurieux, ne laissait pas à M. Gassaud d’autre alternative que de renoncer à l’honneur de porter l’habit rouge sur un cheval gris, de se retrancher lui-même du corps de la noblesse, et de quitter la France, — et c’était se disqualifier pour une banale aventure qui, selon les mœurs du temps, ne comportait pas cette suite terrible, — ou que de se couper la gorge avec son adversaire, dans une rencontre à mort, — et ceci était agir en vrai mousquetaire et en brave gentilhomme, selon un code non encore tombé en désuétude. Emilie, à son arrivée, se réfugia dans sa famille, à Marignane. Sa douleur, ses craintes, ses plaintes vagues, y firent supposer que son mari lui avait infligé de mauvais traitemens. On la supplia de le quitter ; on lui déclara que, si elle le rejoignait, on la déshériterait, on l’abandonnerait au plus triste sort, on ne la recevrait plus jamais. Ces propos maladroits la décidèrent à rentrer chez elle, aussitôt qu’elle fut sûre que le duel n’aurait pas lieu et que Gassaud avait repris la route de Valence ou celle de Paris. Le mousquetaire avait inutilement multiplié les provocations et adressé un défi formel à Mirabeau. Celui-ci s’était dévoré en silence. Enfin, son épée restant au fourreau, celle de son agresseur tomba de ses mains. Mais la rage du comte voulait s’exhaler ; Emilie en essuya des accès à son retour. Au cours d’une de ces disputes, elle s’emporta en commentaires sur les bontés de Mme de Vence pour son mari, et sur la pureté de ses rapports tant avec la marquise de Mirabeau sa mère qu’avec sa sœur, la belle marquise de Cabris… Propos infâmes, que trop de bouches étaient peut-être enhardies à propager d’après de fâcheux indices, mais propos intolérables dans la sienne… Mirabeau la souffleta. Puis il annonça les circonstances de ce nouvel incident à Mme de Vence, qui lui fit entendre de nouveaux conseils de calme et de ménagement :


Votre situation me parait affreuse en tout point ; et si ce n’est le contentement que vous devez avoir de vous-même, je vous trouverais encore bien plus malheureux ; mais je regarde comme une grande consolation d’avoir fait le mieux possible et d’avoir mis le tort tout entier du côté dont on a à se plaindre. Je ne puis justifier la conduite de Mme de Mirabeau, et quelque intérêt que je prenne à elle, je ne prétends nullement excuser ses torts. Je voudrais être à même de les lui faire comprendre, j’espère que vous seriez un peu plus content de sa conduite envers vous. Mais comme cela n’est pas possible, il faut tout attendre de vos bons procédés. Il n’est pas possible qu’ils ne finissent par produire l’effet qu’ils doivent produire sur une âme sensible et honnête, et je serais bien fâchée de ne pas regarder comme telle celle de Mme de Mirabeau. L’horrible procédé de M. de G… aura certainement fait impression sur elle, et je suis très persuadée qu’elle ne le voit plus qu’avec horreur. Je serais bien fâchée de croire qu’elle eût attendu cette dernière conviction pour faire la différence qu’elle doit de vos deux procédés. Je suis sûre qu’elle l’a sentie dès le premier moment, et je ne puis attribuer le propos qu’elle vous a tenu qu’à un moment de délire. Soyez plus sage qu’elle pour son intérêt et pour le vôtre, et ne démentez pas par un instant de vivacité une aussi longue épreuve de bonne conduite. Je vous avoue qu’elle a fort augmenté la bonne opinion que j’avais de vous… Je regrette plus que vous de n’être pas à portée de vous dire tout ce que je pense à cet égard. Je sens tout ce qu’une heure de conversation produirait de soulagement à votre âme…

Ce 26 juin.


De tels sursauts délabraient la santé d’Emilie. Son lait avait tari ; elle souffrait en juillet d’un rhume violent. Ce rhume eut pour elle une suite qu’on n’oserait en de telles conjonctures qualifier de funeste : elle fit une fausse couche. Son mari n’aurait pas élevé cet enfant sans scruter sans cesse le mystère de son origine. Tandis qu’elle gisait, ainsi déchirée et secouée, elle n’allait pas cesser d’être importunée des affaires de son séducteur, Depuis longtemps, Mirabeau négociait un mariage pour Gassaud avec une fille du marquis de Tourettes, dont le fils était, on se le rappelle, fiancé à Julie de Vence. Sans doute le beau-père prétendu eut-il vent de la trahison du mousquetaire : car il rompit net les pourparlers. Il avait de l’estime et de l’amitié pour l’époux d’Emilie. Celui-ci ne souffrit pas l’idée que la famille de Gassaud viendrait à le soupçonner d’avoir fait échouer par vengeance ce projet si avantageux et si honorable pour elle. Il lui était défendu, aux termes de sa lettre de cachet, de s’écarter de Manosque ; mais on a déjà vu que de sa résidence forcée au château de Mirabeau, il se rendait à sa guise chez sa cousine de Limaye. Il monta à cheval et s’en fut à Tourettes renouer la négociation rompue. Son intervention parut réussir. Au retour de cette extraordinaire expédition, il s’arrêta quelques jours à Grasse, où demeurait sa sœur Louise, Mme de Cabris ; il la trouva dans l’effervescence d’un abominable scandale, où elle achevait de se déconsidérer.

Le 16 mars 1774, à son réveil, Grasse avait vu les portes de ses maisons les plus apparentes recouvertes d’une diatribe imprimée, en seize couplets, où la femme du lieutenant criminel de la sénéchaussée et les femmes de la bonne compagnie qu’elle rassemblait chez elle étaient grossièrement diffamées. Des exemplaires en avaient été aussi répandus dans l’église paroissiale, dans les magasins, dans les lieux publics, et par toute la Provence jusqu’à Marseille, jusqu’à Senez même, pour le divertissement des chanoines. L’indigence d’esprit que ces vers dénotaient chez leur auteur anonyme et leur prétention à n’être qu’une maligne joyeuseté, firent qu’on les attribua tout d’une voix au marquis de Cabris, réputé faible de tête, dépravé et sans jugement. C’était lui prêter au-delà de sa capacité. Un sien ami procureur avait composé ce papier, que lui-même ne s’était chargé que d’afficher et de colporter. Cette preuve d’imbécillité valut par la suite à M. de Cabris d’être interdit. Mais l’opinion publique persistait à impliquer sa femme dans cette affaire et à réclamer des poursuites ; on ne trouvait toutefois point de juges pour ouvrir une instruction. Cette sœur de Mirabeau, belle, audacieuse et éloquente, vivait sans honte dans une liaison affichée avec un sous-aide major d’infanterie, M. de Jausserandy. Il était âgé de vingt-cinq ans environ et habitait Grasse depuis un an. Ces amans se valaient ; mais Louise, ordinairement habillée en homme, bottée et éperonnée, tenait la cravache, et lui, le fuseau. Elle méritait déjà excellemment ce surnom de Rongelime que, pour sa ressemblance au serpent de la fable, lui décernerait bientôt son père. Vindicative avec furie et constance, elle était capable de rédiger des libelles, de susciter des intrigues, de pousser à des violences, de s’y livrer la première, de faire le pire, en un mot, excepté une sottise plate et lâche. Aussi avait-elle promis une correction de ses belles mains à l’un de ses calomniateurs, son parent, M. de Villeneuve, baron de Mouans, sexagénaire empâté qu’on appelait gras-fondu. Mais celui-ci ne se le tenait pas pour dit.

Le 5 août, Mirabeau se trouvait dans une propriété dite des Indes, limitrophe du lieu de Mouans, chez une belle-sœur de M. de Villeneuve persécutée par celui-ci depuis vingt ans et traînée de procès en procès. Il y avait là Mme de Cabris et le seigneur de Briançon. Après un dîner copieux, tous allèrent prendre l’air de la campagne où, comme par hasard, ils rencontrèrent M. de Villeneuve qui s’en allait surveiller les ouvriers de sa terre. Mirabeau se détacha de son groupe et lui demanda des excuses ou une réparation immédiates pour les propos tenus contre sa sœur. Ou les explications du médisant ne le satisfirent point, ou elles lui furent refusées. Il arracha à M. de Villeneuve son parasol et le lui cassa sur la tête. Puis tous deux se prenant à bras-le-corps roulèrent dans les guérets, par-dessus l’une de ces petites murailles appelées rives qui, en Provence, soutiennent les terres à flanc de coteau. Cependant, Briançon et les dames riaient à gorge déployée, et empêchaient que les ouvriers n’arrêtassent la lutte. Mirabeau portait ce jour-là un habit de soie bleue et les cheveux noués en catogan, sans poudre : quand il se releva, moins bel oiseau, il était déchiré et souillé, mais sans blessures. En s’éloignant avec sa société, il jetait aux ouvriers de M. de Villeneuve des poignées de monnaie et il leur criait : « Pour vous prouver que je suis honnête homme, tenez, allez boire à ma santé ! » M. de Villeneuve avait à la paume de la main droite une écorchure de la largeur d’une pièce de vingt-quatre sous, et à la joue gauche, une égratignure longue de cinq travers de doigt. Mais dans la plainte en assassinat qu’il porta le 9 août, ce valeureux gentilhomme, décrivant les sévices exercés sur lui, exposa textuellement que le comte de Mirabeau lui avait « déchargé des coups au visage et ailleurs. »

Les parens de la victime réprouvèrent la suite qu’elle donnait à l’agression de Mirabeau, et ils assurèrent celui-ci de leur parfaite estime pour son procédé. Le marquis de Tourettes, qui portait le nom et les armes de Villeneuve, voulut être son procureur ; Mme de Vence fut son avocate et son conseil. Il se rendit à Vence, où elle était ; et sitôt qu’il l’eut mise au fait, elle remua ciel et terre pour empêcher qu’on informât contre lui. Tous les juges se dérobèrent donc à l’information. A leur défaut, les avocats furent appelés à « remplir le tribunal ; » ils déclinèrent unanimement cet honneur. A la fin, le plus ancien d’entre eux, et le dernier appelé, consentit à l’assumer. Mais lorsqu’il s’agit de « remplir le parquet, » M. de Villeneuve revit les mêmes dérobades ; et ce fut encore l’avocat le plus ancien qui se résigna à prendre des conclusions, en conformité desquelles, le 22 août, il fut ordonné que le comte de Mirabeau serait pris, saisi au corps et conduit dans les prisons de Grasse pour être ouï et interrogé. Mais déjà Mirabeau avait regagné Manosque, affolant Emilie.

L’heure sonnait pour elle de payer à son mari sa dette de reconnaissance. Elle accepta de suivre la marche qu’il lui traçait. Plus redoutable que le décret de prise au corps des juges de Grasse était l’arrêt que son père prononcerait, au su de cette équipée. Or, il fallait qu’Emilie, affaiblie, languissante, se traînant à peine, se rendît incontinent au Bignon près de Montargis, et qu’elle s’y trouvât la première à narrer l’aventure à l’Ami des Hommes. Elle aurait à l’endoctriner de manière qu’il fît suspendre le cours de la justice régulière et qu’il évitât, si possible, à son fils d’être frappé d’autre part, pour rupture de son ban. Le ménage était démuni de fonds. Le chevalier de Gassaud, oncle du mousquetaire, prêta vingt-cinq louis, avec lesquels Emilie gagna d’abord Aix. Elle y était le dimanche 19 août. Sa mère vint l’y embrasser et la quereller. Sa grand’mère n’était pas d’avis qu’elle partît. Toutes les maisons amies où l’on frappa refusèrent de prêter leur chaise de poste ; M. de Valbelle ne fut pas plus obligeant. Il fallut en louer une du juif Rodolphe, si mauvaise qu’on doutait qu’elle supportât la route. Personne ne s’offrit pour accompagner Emilie ; le valet Martin et une femme de chambre composèrent toute son escorte. A grand’peine, on lui fit une bourse de trente-cinq louis, qui lui permettait, sauf accidens, de ne pas toucher aux vingt-cinq de M. de Gassaud. Et le mardi 22 août, elle partit enfin. « Adieu, écrivait-elle à son mari ; « adieu, mon bon et tendre ami ; je regrette bien à présent tous les momens que j’ai passés auprès de toi ; si j’en avais un à présent, je l’emploierais mieux que je n’ai fait. »


DAUPHIN MEUNIER.

  1. Ces documens inédits comprennent d’abord toute la correspondance autographe de la comtesse de Mirabeau et celles de l’orateur, de son père, de son oncle, de Mme de Vence, etc., que nous devons à l’inépuisable libéralité de M. Gabriel Lucas de Montigny, petit-fils du célèbre auteur des Mémoires de Mirabeau. — Feu Georges Guilbat, doyen honoraire et professeur à la Faculté des Lettres d’Aix, auteur d’un savant et important ouvrage sur Mirabeau en Provence, trop peu répandu, nous a communiqué la totalité de ses curieuses notes sur le sujet et, avec un infatigable zèle pour l’Histoire, s’est entremis pour nous faire parvenir quantité de lettres autographes et inédites de la comtesse de Mirabeau et des membres de sa famille, avec d’autres pièces rares et des imprimés quasi introuvables : c’est ainsi que nous les avons reçus de leurs possesseurs, MM. Paul Arbaud, de Bresc et de Montvalon. — M. Charles de Loménie nous a fait part avec le même empressement des papiers inédits restés entre ses mains après l’achèvement par lui du grand ouvrage de son illustre père sur les Mirabeau. — M. Giuseppe Roberti, professeur à l’Académie militaire de Turin, nous a envoyé copie de documens inconnus jusqu’ici et sur la trace desquels il nous avait mis lors de nos recherches aux archives de cette ville. — Notre fidèle collaborateur Georges Leloir a le plus contribué à nous attirer de si généreux concours et à mettre en ordre et en valeur cette documentation considérable. — Nous leur dédions à tous ce travail, si indique qu’il soit de leur générosité et de notre gratitude. D. M.
  2. La jaunerie était un empêchement à introduire ses fils dans l’ordre de Malte et ses filles dans les chapitres de Remiremont et de Maubeuge pour cause d’insuffisance de noblesse ou de mésalliances dans la filiation.
  3. Mirabeau à M. de Limaye : « Je suis ici dans la plus douloureuse situation on vient de fixer ma femme, moi et mes gens à 7 livres de viande par jour, 6 livres de pain bis, 3 livres de pain blanc ; et je ne sais si mon cœur est plus flétri ou plus irrité de toutes ces humiliations. »