La Comtesse de Mirabeau, d’après des documens inédits/03

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La Comtesse de Mirabeau, d’après des documens inédits
Revue des Deux Mondes5e période, tome 37 (p. 893-924).
LA
COMTESSE DE MIRABEAU
D’APRÈS DES DOCUMENS INÉDITS

DERNIÈRE PARTIE[1]


IV. — « MADAME DU THOLONET »

En passant à Dijon, la « caravane provençale » Valbelle-Marignane s’y informa des plus récentes aventures du comte de Mirabeau. Il n’est pas improbable même qu’elle y échangea des condoléances et des complimens avec la famille de Sophie de Monnier. Le père de la jeune marquise, M. de Ruffey, avait été jusqu’en 1757 président à la Chambre des comptes de Bourgogne ; cette charge était depuis lors occupée par un de ses fils ; mais il n’avait abandonné sa magistrature que pour se consacrer aux lettres, et à la présidence de l’Académie de Dijon. À ce titre au moins, et il en avait d’autres, il méritait toute la considération de M. le comte de Valbelle, qui déjà méditait de rendre l’Académie française sa légataire. Emilie devait être fort curieuse d’entretenir sa rivale ; mais Sophie avait été renvoyée chez son mari, à Pontarlier, le 23 mars, deux jours après l’incarcération au château de Dijon de son séducteur. Quant à celui-ci, il venait précisément de s’évader ; on ne savait rien de la destination qu’il avait prise. Peut-être s’était-il encore une fois rapproché de Sophie ; peut-être s’était-il rendu à Paris, pour s’y jeter aux pieds du Roi et solliciter l’anéantissement de sa lettre de cachet ; peut-être la caravane l’allait-elle voir se jeter à l’improviste sur son chemin...

A Tournon, lieu de garnison du frère cadet de Mirabeau, la caravane le rencontra. Emilie s’entendait bien avec Boniface, qui avait de l’esprit, du plus familier, mais du plus gai ; et leurs goûts n’étaient pas sans s’accorder aussi : l’un et l’autre aimaient la vie grasse et facile, les causeries piquantes et même graveleuses, et tous les plaisirs de la société. M. de Marignane dit au chevalier : « Monsieur votre frère doit beaucoup ; je ne veux ni ne puis payer ses dettes... Monsieur votre père dit qu’il ne le peut pas... Que veut-il qu’on fasse pour lui, tant que ses affaires ne seront pas arrangées ? Qu’il passe dans le pays étranger, qu’il y prenne du service. Je pourrai négocier cela avec monsieur son père. » Ce n’étaient que des phrases. Arrivée à Aix, la caravane se divisa, M. de Valbelle allant à Tourves, Emilie et son père gagnant Marignane. La comtesse embrassa aussitôt les devoirs de maîtresse de maison qui vaquaient depuis la mort de sa grand’mère. Elle était libre désormais de fréquenter avec M. de Marignane cette riante et pompeuse cour d’amour de Tourves, objet des rêves de sa jeunesse contrariée ; mais il lui déplaisait à présent d’y paraître ; les misères de son mariage, l’échec de ses espérances, le visible contentement des personnes qui avaient désapprouvé jadis son coup de tête en faveur de Mirabeau, tout l’humiliait.

Le marquis de Mirabeau ne permettait que rarement à sa bru d’avoir auprès d’elle son fils, son Gogo, toujours en pension à Manosque, chez les Gassaud. De Provence, on lui mandait souvent par lettres anonymes ou autrement que la sécurité de cet enfant était menacée chez M. de Marignane, par la cupidité de ses collatéraux. Le propre sentiment d’Emilie sur ce point ne contredisait pas ces dénonciations : elle détestait franchement au moins l’une de ses tantes, Mme de Grasse du Bar ; elle la supposait capable du pire pour s’assurer l’héritage de son frère. Les alarmes du marquis de Mirabeau et celles du bailli se manifestaient d’ailleurs à tout propos et prenaient même prétexte de l’invraisemblable.

Une communication que le marquis de Mirabeau fit à sa bru le 4 novembre dut la jeter dans des inquiétudes mieux fondées. Il s’agissait d’un court mémoire, publié le mois précédent à Paris par la marquise de Mirabeau et Mme de Cabris, qu’elles allaient distribuant elles-mêmes dans les maisons les plus apparentes et jusqu’à la Cour, dans le cercle de la Reine. La composition en était tout entière de Mirabeau, quoique imprimée à son insu, sinon contre son gré. Elle comprenait un court mémoire à consulter sur l’invalidité de son interdiction, deux consultations plutôt défavorables, et trois mémoires adressés naguère par lui à M. de Malesherbes, où le marquis de Mirabeau était le plus maltraité, mais la diffamation s’étendait aussi à Emilie. On y lisait à la page 20 :


Ici, je me rappelle que j’ai dû vous parler de Mme de Mirabeau, et un reste de sensibilité, peut-être bien placé, m’a fait éloigner de ce moment autant que je l’ai pu. Hélas ! Monsieur, elle est la mère de mon fils, il est des choses que je déposerais dans votre sein, il est des choses que je ne craindrais pas de dire à vous, père des citoyens, et le plus vertueux de mes compatriotes : mais qu’oserais-je écrire ? ce qu’effaceraient les larmes de la honte et du désespoir... Ah ! monsieur, vous en verseriez vous-même d’attendrissement et de pitié, si vous connaissiez toute l’étendue de mon infortune... Celle qui me doit tout, l’honneur et la vie, ne peut rien pour moi, parce que mon père le lui a défendu... Puisse-t-il la défendre aussi des remords qui la doivent déchirer !...


Ainsi étaient rappelées à Emilie les images de son adultère ; et ces images couraient les rues de Paris et les corridors de Versailles ! Son beau-père ne lui en demanda pas le commentaire ; comme sa tactique était d’arguer de faux, en ce qui le concernait, toutes les allégations de son fils, il lui était interdit d’en faire plus de cas, en ce qui concernait autrui. Mais si Emilie avait eu jusque-là l’espérance et le désir de rentrer bientôt chez l’Ami des Hommes, il est à présumer qu’à dater de ce jour elle y renonça ; il lui était plus facile en Provence qu’à Paris de garder le silence sur les imputations énigmatiques de son mari. Le marquis de Mirabeau pouvait feindre devant elle de n’y ajouter aucune foi ; mais comment s’en défendrait-elle auprès de Caroline du Saillant et de Mme de Pailly, dont la curiosité serait à coup sûr plus active ? Il était à craindre aussi que Mirabeau ne renouvelât en les précisant ses diffamations ; Emilie savait qu’il ne subsistait en Hollande que de sa plume, aux gages des éditeurs de libelles. Enfin, il fut arrêté (mai 1777). La comtesse apprit avec soulagement que l’Ami des Hommes le faisait ramener en France avec sa complice et qu’il vaquait « à sceller ce forcené comme les abeilles scellent un escargot qui s’est fourré dans leur ruche. » Vers la fin de 1776, elle avait fait prononcer par les tribunaux sa séparation de biens d’avec lui ; elle crut que cette double arrestation établirait irréfutablement ses droits à faire prononcer de même la séparation de corps ; et dans cette persuasion, elle se tranquillisa.

A part ces alertes, l’espèce de veuvage qu’était son existence nouvelle était comblée des frivoles agrémens qu’elle était le mieux faite pour goûter. Il n’était pas jusqu’à son fils, quand elle le possédait, qui ne l’aidât à en jouir. Le petit Victor lui ressemblait au physique ; et pour le moral, elle s’y retrouvait encore avec une complaisance que décèlent ingénument ses lettres à sa belle-sœur du Saillant. En voici des extraits ; le premier est du 6 septembre 1776 :


Vous avez bien raison, ma chère sœur, de croire que j’aurais été fort aise de voir mon fils ; personne mieux que vous ne peut juger de la tendresse d’une mère. J’ai trouvé mon enfant à peu près tel que je le désirais, c’est-à-dire gros, gras, même grand pour son âge, robuste, et de très bon appétit : voilà pour le physique. Quant au moral, vous imaginez bien qu’il n’est pas trop développé dans un enfant de trois ans ; mais tout ce qu’on y découvre m’a paru excellent (vous voyez que je n’en fais pas les honneurs). Il est très doux, il aime tous ses entours, et même toutes les petites filles de Manosque, quelque crottées qu’elles soient. Il n’y est pas du tout difficile, quoiqu’il soit fort propre pour lui-même, et qu’il se lave les mains toutes les fois qu’il s’en souvient : il veut bien n’en pas exiger autant de ses petites maîtresses (c’est ainsi qu’il les appelle) ; et je vous assure que rien ne m’a diverti comme de lui voir leur donner respectueusement le bras à la promenade. Pour moi, il me reçut un peu froidement, mais nous fûmes ensuite les meilleurs amis possible, surtout quand je lui eus donné de quoi faire sa cour à sa nourrice. Il fut très sensible à ce procédé ; en tout j’espère qu’il tournera bien ; j’avoue que j’ai grand besoin de cette espérance.


Du Bar, le 30 octobre, elle faisait ce tableau de sa villégiature qu’on avait tant craint de voir inopinément troublée par l’apparition de son mari ; mais depuis trois semaines, Mirabeau vivait à Amsterdam :


Nous avons mené ici une vie fort agréable pour beaucoup de gens. Ce qu’on ne peut pas disputer, c’est qu’elle était au moins fort bruyante. Nous sommes entourés de nouveaux mariés, et de jeunes gens à marier ; il y a même parmi ceux-là un mariage conclu pour cet hiver, qui est celui de Mme de Vence et de M. de Tourettes. Vous sentez que tout ce monde ne respire que la joie ; en conséquence, il a fallu faire des courses à cheval sans nombre, danser, jouer des proverbes, et s’amuser à toutes sortes de jeux aussi graves que ceux auxquels nous jouions l’année passée. J’ai pensé bien souvent que si papa (le marquis de Mirabeau] nous voyait, il nous demanderait quand nous cesserions de délirer. J’avais grand regret, je vous assure, qu’il ne fût pas à portée de nous faire cette question...


Pendant la saison chaude, Emilie papillonnait ainsi de château en château, au pied des Alpes de Provence, ne passant à Aix que l’hiver. Les applaudissemens donnés à ses talens divers n’étaient que de loin en loin entrecoupés du bruit des plaintes de Mirabeau. Du fond de sa geôle, où son père croyait l’avoir réduit au silence, il parvenait à faire sortir d’éloquens appels à la pitié de sa femme et de son beau-père. Emilie y répondait avec une froideur et une sécheresse visiblement délibérées, tandis que M. de Marignane portait plainte au ministre contre ce gendre assez adroit pour enfreindre le règlement des prisons d’Etat et assez méchant pour jeter des nuages sur les ciels sereins de Tourves et de Marignane. Presque en même temps que Mirabeau entrait au donjon de Vincennes, où une chambre de dix pieds carrés était son univers, le tribunal de Pontarlier, jugeant par contumace, avait condamné la marquise de Monnier à avoir la tête rasée et à être enfermée sa vie durant au couvent, et son séducteur à perdre la tête sur l’échafaud. Emilie était sur les planches, à jouer la comédie, quand lui fut annoncé ce terrible arrêt ; elle n’interrompit pas la représentation ; et loin de ralentir par la suite le cours de ses dissipations, elle y entraîna avec elle son Gogo. Rien ne la divertissait comme de voir cet enfant prendre du goût pour ses tréteaux, suivre ses répétitions et montrer des prédilections marquées pour les rôles du Déserteur ou celui d’Alcindor dans la Belle Arsène ; « il s’essayait à faire les beaux bras » sur la scène toutes les fois qu’il pouvait y grimper avec la petite de Galliffet. Car le centre de ces fêtes était, à deux lieues d’Aix, le château du Tholonet, dont les châtelains étaient le marquis de Galliffet et son fils, le comte Alexandre.

Ce château, qui subsiste encore, régnait sur un domaine immense et d’un pittoresque varié à merveille. Le corps principal n’avait ni style, ni ornementation, ni aucune sorte d’appareil à l’extérieur ; ce n’était qu’une grande maison bâtie à l’italienne pour recevoir ; on y comptait jusqu’à douze petits appartemens de trois pièces, outre les appartemens des châtelains, les salons, la salle d’armes, etc. Une belle grille fermait l’immense cour pavée, sur le côté droit de laquelle était la chapelle ; en vis-à-vis sur le côté gauche, on avait bâti un théâtre. Cet ensemble repose au pied de la montagne. On y arrive par une avenue ombragée de beaux ormes, dont la courbe se déroule noblement à travers un gracieux vallon qu’un fin ruisseau égaie et rafraîchit. Une cascade naturelle et des ruines romaines sont à proximité. Dans ce séjour, la vie était opulente. MM. de Galliffet jouissaient de plus de cinq cent mille livres de revenu, que Saint-Domingue leur produisait. Le marquis, seigneur du Tholonet, quatrième président de sa famille à la Chambre des enquêtes du parlement d’Aix, avait marié en 1772 le comte son fils, Louis-François-Alexandre, avec sa cousine Marie-Louise de Galliffet, fille d’un maréchal des camps et armées du Roi, lieutenant général du Maçonnais ; de ce mariage naquit une seule fille. Bientôt le comte de Galliffet était devenu veuf. Il n’était qu’un homme de belles manières, danseur accompli, entiché de représentation. L’impossibilité de paraître autrement qu’en reflet chez le magnifique comte de Valbelle et l’ambition de l’éclipser dans les fastes de la vie seigneuriale l’avaient déterminé à créer au Tholonet une cour rivale de la cour d’amour de Tourves. La comtesse de Mirabeau, qui cherchait un sceptre, y fut proclamée reine. Ce fut pour elle que fut construit le théâtre où, pour l’encadrer, on engageait des acteurs de profession. Il fallut souvent que le bailli de Mirabeau, sollicité par sa nièce, vînt assister à ses triomphes d’ « histrionne ; » mais plus ces triomphes étaient mérités, moins ils paraissaient convenables au vertueux bailli. Il en maugréait, assez haut pour être deviné, assez bas pour n’être pas écarté de ce milieu dont il avait intérêt à se ménager l’entrée comme Mentor et surtout comme Argus. L’Ami des Hommes lui avait imposé ce double rôle auprès de sa belle-fille, dont la conduite et les sentimens étaient difficiles à pénétrer même de près.

Le petit Victor s’inquiétait souvent de l’absence de son papa, demandant pourquoi il était en prison ; Emilie lui avait répondu que lorsqu’on ne pouvait parler de son père pour en demander du bien, il fallait se taire : et l’enfant n’avait plus reparlé de lui. Mais il y songeait toujours. Emilie se garda bien de lui poser la question suggérée par le marquis de Mirabeau. Son idée de séparation révoltait celui-ci, parce qu’une telle demande ne pouvait porter que sur le rapt commis par Mirabeau sur Sophie ; et sa prétention à lui, Mirabeau, était que Sophie l’était venue joindre spontanément.

Tout à coup, le petit Victor éprouve des malaises étranges. On s’empresse d’en avertir le marquis et le bailli de Mirabeau, qui prennent tout de suite peur, le marquis surtout, en souvenir des avertissemens qu’il avait si souvent reçus de ne pas laisser son petit-fils, unique espoir de sa race, en un pays où ses espérances en barraient d’autres. Les médecins déclarèrent qu’il n’y avait point de danger. Sur leur assurance, le 8 octobre (1778), date anniversaire de la naissance de son Gogo qui accomplissait ainsi sa cinquième année, Emilie remonta sur les tréteaux du Tholonet, où il y avait fête et grande assemblée. Au milieu de la comédie, on vient lui dire que Victor est dans les convulsions, qu’il agonise, qu’il est mort. On l’emporte affolée ; M. de Marignane tombe accablé ; les Grasse du Bar et leur fille, « petit monstre de laideur et de perversité, » l’entourent ; la consternation est sur tous, hôtes et invités. On envoie au château de Mirabeau prévenir le bailli ; on écrit à l’Ami des Hommes. Alors, devant cette tombe creusée sous le théâtre de ses dissipations, Emilie se regarde elle-même, elle prend en horreur le décor fragile et menteur de son existence, elle cherche à lire sur le visage de ses collatéraux l’aveu qu’ils ont empoisonné son fils. Elle ne supporte plus leur vue ; elle craint pour sa propre existence ; elle déclare qu’elle veut fuir la Provence, retourner au Bignon dans la famille de son mari, qu’elle appelle maintenant « sa famille... » M. de Marignane, « pour faire diversion, » consent au départ de sa fille à qui l’Ami des Hommes rouvre toute grande sa porte. Le bailli qu’elle va voir la trouve impatiente de se mettre en route ; en rentrant au château de Mirabeau (le 2 novembre 1778), elle s’évanouit ; elle veut que le bailli l’emmène tout de suite chez son beau-père.

Comme elle fait ses préparatifs, des lettres de Paris annoncent que le comte de Valbelle y a succombé à l’apoplexie. Voilà M. de Marignane, qui commençait à se faire une raison, plus frappé par cette mort que par celle de son petit-fils... Spectacle qui apitoyait le bailli de Mirabeau et qui lui fit approuver la décision de sa nièce de demeurer auprès de son père, comme retranché de la vie depuis qu’il avait perdu son inséparable Valbelle. Par une lettre du 26 novembre, Emilie avisa Caroline du Saillant du renversement de ses projets. Elle alla s’enfermer à Marignane avec son père et avec les femmes qui étaient attachées à ce pauvre Valbelle. Un mois après, tout ce monde avait recouvré le goût de vivre ; la douleur de chacun et celle de la comtesse même étaient devenues « raisonnables ; » M. de Marignane s’ennuyait chez lui ; il voulait reprendre sa vie coutumière au château du Tholonet. Il engagea Emilie à y reparaître. Bientôt, on rouvrit le théâtre, on replanta les décors, on ralluma les flambeaux, les thyrses refleurirent, et la comédie reprit de plus belle... D’abord, se sentant « jouer sur les cendres de son fils, » Emilie s’évanouit à trois reprises. Sa voix était fatiguée, sa maigreur était effrayante ; elle ne pouvait tenir à table : « cela, dit le bailli, ne fit rien à ce tas d’égoïstes. » Enfin, elle se raccoutuma. Il n’était plus question que pour la forme de sa rentrée au Bignon. D’ailleurs, on y intriguait trop évidemment pour la libération de son mari, dont on voulait qu’elle prît l’initiative pour lui en laisser la responsabilité ; l’Ami des Hommes ne songeait « qu’à tirer race de ces fols. » Le 23 octobre 1779, — un an après la mort de Gogo, — Emilie récrivait à Mme du Saillant sur le ton enjoué de l’idylle :


Te voilà encore grosse, ma bonne sœur ; permets que je m’informe comment tu supportes ce nouveau fardeau ; papa (l’Ami des Hommes] a eu la bonté de me mander cette nouvelle. Je n’ose pas te dire que, malgré le plaisir que j’aurai à te voir un petit chevalier, j’aurais désiré que tu ne te pressasses pas tant de le fabriquer. Mais enfin, à choses faites conseils sont pris...

Je n’écris pas aujourd’hui à mon beau-père, ma chère sœur, parce que j’ai reçu une lettre de M. de Mirabeau, ainsi que papa, dont je veux lui faire passer des copies, et que, comme je ne les ai que depuis hier soir, je n’en ai pas eu le temps. Je te dirai seulement que M. de Mirabeau se justifie tant qu’il peut, surtout du mémoire (à Malesherbes] dont il accuse un M. de Groubert de Groubenthal[2]. Il prie, il s’adoucit, enfin, je t’avouerai qu’il me déchire l’âme. Que ne me dit-il encore des injures, il me donnerait de la force contre lui dont j’ai grand besoin. Je manderai à papa la détermination que mon père prendra ; il veut se charger des réponses, je crois qu’il faut que je réponde pour moi...

Je te quitte, ma chère sœur, car j’ai à peine le temps de respirer ; j’ai ici 18 ou 20 personnes sur les bras. M.M. de Galliffet vont faire leur entrée aux Martigues à deux lieues d’ici, et ils sont venus, eux, toute leur famille, et toute notre société à nous, et la famille de ma tante, passer quinze jours ici. Je t’assure que tout cela me cause assez d’embarras, et quoique la maison soit grande, elle ne laisse pas d’être remplie... Adieu, ma bonne sœur, tu connais tous les sentimens que je t’ai voués.


M. de Marignane se refusait net à prêter les mains à la mise en liberté de son gendre, malgré les sermens de docilité et de sagesse qu’il en recevait. Que prouvent, objectait-il, — et Mirabeau convenait qu’il parlait d’or, — que prouvent les agitations d’un homme qui veut sortir de prison ? Comme à son ordinaire, il menaçait sa fille de l’abandonner, si elle avait là-dessus une autre opinion que la sienne, et surtout une autre conduite. La comtesse redoutait par-dessus tout de le contrarier. Elle disait à Mme de Vence, qui la conjurait de pardonner à son mari, de l’écouter, de le reprendre : « Je donnerais de mon sang pour l’avoir ici tout de suite, sans débats ; mais cette lutte avec mon père m’effraie. » Il est probable qu’elle tendait l’oreille plus complaisamment qu’à Mme de Vence, à ses tante et cousine de Grasse et à M. de Galliffet, qui lui répétaient : « Qu’y a-t-il de plus joli que d’être veuve à vingt-six ou vingt-sept ans, avec la perspective de 60 000 livres de rente ? » — « Et cette jeune femme, — convenait encore Mirabeau, — n’a pour répondre à tout cela que des souvenirs qui ne paraissent relatifs qu’à un mort, car on est mort ici. » Ici, c’était le donjon de Vincennes. A la fin, tiraillée en tous sens, et d’accord sans doute avec sa conscience, Emilie déclara qu’elle ne demandait pas mieux « qu’on desserrât ses fers, » mais sous la condition expresse qu’une fois libre de ses mouvemens, son mari n’essaierait pas de se rapprocher l’elle. Le marquis de Mirabeau, et Mirabeau encore plus formellement, acquiescèrent. Le marquis écrivit à M. de Marignane :


Je vous donne ma parole d’honneur que de mon aveu, mon fils n’approchera jamais de madame votre fille, que vous ne l’ayez ordonné ou permis. Parvenu à ma 66e année sans avoir trompé personne, je ne commencerai pas à mon âge à être parjure.


M. de Marignane serra cet engagement dans son portefeuille et ne daigna pas en accuser réception, se fiant, tant il était amateur de proverbes, sur la véracité du plus répandu : Qui ne dit mot consent. Le bailli vint lui corroborer de vive voix les engagemens écrits de son frère et de son neveu. Et le 13 décembre 1780, après quarante-deux mois de détention, Mirabeau vit s’ouvrir les portes du donjon de Vincennes. Une nouvelle lettre de cachet, qui déléguait en quelque façon l’autorité royale aux mains d’un particulier, fixait la résidence du libéré aux lieux qu’il plairait à son père de lui désigner ; Mirabeau ne pouvait donc rien entreprendre dont le marquis ne fût directement responsable. Deux objets principaux sollicitaient son activité : le premier était de dissuader sa mère de continuer ses procès, et Mirabeau y échoua ; le second était de préparer les voies à sa réconciliation avec Emilie, « et de faire un enfant, » ce qui impliquait sa rupture définitive avec Sophie de Monnier et l’effacement de la sentence de Pontarlier. La fille qu’il avait eue de Sophie était morte. « Par un faux honneur qu’on se fait d’être constant, a dit Saint-Evremond, on entretient pendant longtemps les misérables restes d’une passion usée. » Il ne s’agissait plus que d’anéantir, avec ces restes, l’arrêt qui authentiquait les preuves de leur adultère. Il y fallut un procès retentissant, qui se termina le 14 août 1782 par une transaction, homologuée aussitôt : Mirabeau obtenait sa mise hors de cause ; Sophie s’engageait à vivre au couvent jusqu’à la mort de son vieux mari. Fier de ce succès, Mirabeau se retourna vers la Provence. Le 20 octobre 1782, il rentrait au château de ses pères, où le bailli lui avait préparé une réception bruyante et joyeuse, avec sonneries de cloches et boîtes d’artifice. Emilie était alors à Marignane. Elle et ses conseils n’avaient pas attendu les fanfares de l’ennemi pour se préparer à le repousser. Ils pensèrent d’abord à faire revivre et exécuter le décret de prise de corps décerné contre lui jadis à la requête de M. de Villeneuve-Mouans. Ce procédé indigne leur fut déconseillé, mais ils n’y renoncèrent pas sans peine.

Dès les premiers mois de 1781, le bailli, docile instrument des desseins de l’Ami des Hommes, s’était employé à convaincre Emilie du changement total de son mari et de la grande pitié des Mirabeau privés de descendance, Il lui avait aussi représenté l’inconvénient de ses séjours fréquens chez MM. de Galliffet, allant jusqu’à lui dire devant la comtesse de Grasse du Bar qu’on ne saurait bientôt plus sa résidence ni même son nom, qu’on l’appellerait à l’avenir « Mme du Tholonet » et non plus Mme de Mirabeau. Elle ne parut pas entendre ce mot ; mais sa tante en eut un peu de surprise. Le bailli lisait aussi à Emilie des passages de sa correspondance avec le marquis de Mirabeau, où celui-ci témoignait la plus constante satisfaction de la conduite de son fils ; il insinuait que sa régénération entière ne dépendait plus que de l’influence d’une adroite et vertueuse femme, et qu’au reste, pour la mettre à l’abri et pour reconnaître ses peines, on songeait toujours à la faire dame d’honneur de quelque princesse ou dame du palais de la Reine. Mais Emilie faisait la sourde oreille. Bientôt elle s’arrangea pour éviter les entretiens de l’insidieux bailli, pour n’être du moins jamais seule à les écouter, pour se retrancher derrière la volonté inerte et négative de M. de Marignane. Mise au pied du mur, elle dit enfin et répéta qu’avant tout projet de réunion, il fallait que son mari fit quelque chose pour réparer, comme d’aller aux insurgens et d’y faire parler de lui. L’indignation qu’en ressentit le bailli fut à son comble chez l’Ami des Hommes, qui était d’humeur peu militaire, et dont c’était un des principes que l’aîné d’une maison se devait à son agrandissement, et que ses cadets seulement devaient pourvoir au salut de la patrie. Cette expédition d’Amérique ruinait les gentilshommes qui y prenaient part ; et les Mirabeau y figuraient avec assez de dépense et d’illustration dans la personne du chevalier Boniface. Envoyer le comte au feu des Anglais, aux fièvres, aux naufrages, autant avouer qu’on l’aimait mieux mort que vivant, même repenti. De fait, Emilie n’avait garde de pousser vers ces hasards glorieux son ami le comte de Galliffet, quoiqu’il fût colonel de dragons et qu’il n’eût jamais vu le feu ; elle ne préparait avec lui qu’une campagne de procureurs. Dès juillet 1782, tout ce qu’Aix comptait de juristes et d’avocats notables se trouvait à la dévotion des Marignane, pour concerter les moyens d’une séparation judiciaire. Emilie avait rassemblé toutes les lettres, tant de son mari que du marquis et du bailli, qui portaient preuve ou témoignage de l’indignité de Mirabeau ; et elle annonçait la résolution de les publier, s’il la traînait devant les tribunaux ; déjà ses collatéraux et M. de Galliffet en faisaient courir des extraits affreux sous le manteau. Le cuisinier de M. de Marignane, renommé comme le premier de Provence, faisait de son côté merveille ; la plupart des magistrats d’Aix appréciaient ses talens depuis longtemps. On allait donc voir ce que pouvait le crédit d’une maison fortunée, enracinée dans le pays, assurée d’une clientèle innombrable, contre un aventurier déconsidéré dans sa province par ses dettes, par ses folies et ses vices, par ses violences et ses impudences, et qui n’avait d’autre répondant que son oncle, homme honoré, mais sans influence. Ce plan d’offensive établi, Emilie se chargea de le développer à Mme du Saillant pour intimider son beau-père :


A Marignane, le 15 novembre 1182.

Vous m’avez toujours trop témoigné d’amitié, ma bonne sœur, pour que je n’espère pas que vous preniez quelque part aux événemens qui me touchent de près. Me voici à la veille d’en éprouver un que j’avais toujours éloigné par délicatesse et par respect pour l’avis de mon beau-père. Vous jugez bien, ma bonne sœur, que je veux parler du procès en séparation avec M. de Mirabeau : à peine est-il arrivé dans ce pays-ci qu’il a écrit à mon père et à moi pour me redemander, du ton le plus haut et le plus impératif. Il dit en propres termes à mon père qu’il ignore apparemment qu’il vient de dicter la loi dans son affaire de Pontarlier, de glorieuse mémoire. Ce succès lui a sans doute persuadé qu’il n’avait qu’à se montrer pour tout soumettre. Vous pensez bien que cette manière de procéder n’a convaincu de son changement ni mon père ni moi. Je ne veux être la délatrice de personne, mais vous m’avez promis, ma bonne sœur, que mes lettres ne seraient que pour vous ; ainsi je puis vous dire que j’ai de fortes raisons de croire que M. de Mirabeau ignore au moins encore les devoirs de la reconnaissance.

Nous sommes très résolus, mon père et moi, de soutenir le procès en séparation, si M. de Mirabeau nous attaque ; papa n’épargnera ni sa fortune ni aucun moyen pour me soustraire à un homme si peu maître de lui. Je suis bien persuadée que mon beau-père ne le soutiendra pas dans les démarches qu’il prétend faire contre moi. Mon père et moi avons sa parole d’honneur même de m’en garantir ; j’espère qu’il ne mettra pas mon père dans le cas de la faire valoir ; et à la manière dont M. de Mirabeau s’y prend je suis bien sûre qu’il n’a pas l’aveu de mon beau-père. Vous me connaissez assez, ma chère sœur, pour sentir combien il serait affligeant pour moi de faire retentir les tribunaux des égaremens de M. de Mirabeau. C’est cependant le seul moyen que j’aie de défendre ma liberté, et peut-être ma vie. C’est bien dans cette occasion que M. de Mirabeau aurait besoin que monsieur du Saillant se fût mêlé de ses affaires comme à Pontarlier : il ne leur aurait certainement pas fait prendre une tournure aussi fâcheuse que désagréable. Ce que je ne conçois pas, c’est que M. le bailli se soit laissé séduire au point d’approuver des lettres aussi fougueuses et aussi déplacées que celles qu’a écrites son neveu. Il faut que ce dernier ait cru que j’avais brûlé toutes celles qu’il m’avait écrites avant, chose que je n’ai heureusement pas faite ; en les lisant, on ne croirait pas qu’elles soient de la même personne. Enfin, ma bonne sœur, j’ai des preuves de toute espèce contre lui ; mais les bontés de mon beau-père et notre amitié me feront trouver bien pénible de m’en servir contre quelqu’un qui nous touche d’aussi près. J’espère encore que mon beau-père se servira de son autorité pour empêcher qu’il n’y ait un procès aussi scandaleux au milieu de sa famille. Je vous prie, ma chère sœur, de communiquer ma lettre à M. du Saillant et de me faire part de ses réflexions. Croyez, quoi qu’il arrive, ma chère sœur, que rien n’affaiblira jamais en moi le souvenir de vos bontés et le tendre attachement que je vous ai voué pour la vie.

MARIGNANE DE MIRABEAU.


Cette sommation fit peur à coup sûr au marquis de Mirabeau. Point de procès, ce fut son mot ; et quoique le bailli fût d’un avis opposé, le marquis n’en pouvait sensément avoir un autre. Ces preuves de toute sorte qu’Emilie avait réunies contre son mari, qu’était-ce, sinon sa correspondance à lui, l’Ami des Hommes, avec sa belle-fille et M. de Marignane ? et nul pamphlet, nul réquisitoire, ne porterait jamais contre son fils d’accusations plus formelles et plus atroces. Il l’y avait flétri, mis au ban de l’humanité, « vomi, » pendant cinq années. Il n’oubliait pas non plus qu’il s’était engagé d’honneur à ne pas permettre au comte d’approcher de sa femme et de son beau-père sans leur aveu. Et vite, il essayait, par une gasconnade, de se tirer de ce mauvais pas : « Je n’ai rien dit de semblable à la fille. Je me le suis toujours rappelé, et me suis félicité de ce qu’ils ne m’avaient pas fait l’honneur de me répondre, parce que parole non acceptée est parole non donnée. » Le bailli alla commenter ce proverbe à M. de Marignane, qui le trouva mauvais, et qui déclara qu’il porterait ce manquement à la foi jurée au tribunal des maréchaux de France. Le marquis de Mirabeau suggérait encore au bailli un plan de réunion des époux, par le moyen qui les avait mariés ; il revenait sans cesse à l’exposer, en raillant les procédés et le langage adoptés par son fils parce qu’ils rendaient inévitable l’action judiciaire :


Quant à lui, orgueil marche devant écrasement, dit un vieux proverbe ; je me doutais de son tour de dignité, et je l’ai dit vingt fois ici. Il est bien fils de Mme sa mère qui veut bien qu’on la pende pourvu qu’il soit question d’elle. Du bruit ici, du bruit à Pontarlier, du bruit à Aix, il ne lui faut que cela. Je le leur disais : « Vesse de Loup huit jours après son arrivée en Provence et plus tôt, se trouverait au chevet du lit de sa femme..., et l’on compterait après. Au lieu de cela, Vesse de Loup fera de la dignité, rendra notoire son arrivée, et des phrases, et engagera le conflit ; et Vesse de Loup de faire une belle histoire et un volume de plus au récit de ses malheurs pour tirer les larmes des yeux des Anglais... Quant à sa femme, au fond, je la crois embarrassée. Elle est dans une de ces circonstances dont l’impérieuse idée du devoir peut seule nous tirer ; et quand on nous a nourri à l’inverse de cela, adieu cette ressource. Au fait, je le répète, une femme de chambre gagnée, que sais-je ! (car ce n’est pas à moi à lui enseigner les épisodes) aurait tout conclu... — Fût-ce d’une chatte tricolore, il nous faut maison et postérité. Il ne s’agit que de gagner une domestique et tout est dit... Je trouverais cent écus mieux employés à gagner cette femme de chambre qu’à gagner procureurs et avocats. »


Mais, observait le bailli, c’était précisément l’adresse avec laquelle Mirabeau avait eu Emilie une première fois, qui l’empêcherait de la ravoir de même, la femme de chambre de la comtesse étant mariée au valet de M. de Marignane ; en outre, la ruse ne serait « ni noble ni honnête. » Le 22 décembre, Mirabeau et son oncle vinrent s’installer à Aix. Emilie et les siens, restés à Marignane, avaient lancé l’interdit contre quiconque les recevrait. Une marchande de modes s’écriait que leur arrivée faisait décommander et dérangeait tout, assemblées, bals, comédies et soupers, et qu’on ne vendait plus rien. On ne leur témoigna effectivement que peu de sympathie, et fort discrètement. Les paysans et le peuple seuls furent pour eux : cela n’avançait rien, au contraire. Quand les Marignane rentrèrent à leur tour à Aix, le 10 janvier 1783, leur terrain était fait et circonscrit à leur gré. Ils reçurent le lendemain la visite du bailli, qu’enhardissaient d’étranges rapports sur les sentimens d’Emilie. On la disait empêchée de se réunir à son mari uniquement par les obsessions de son entourage, qu’elle exécrait. A la vérité, elle n’eût consenti qu’à un entretien, par-devant témoins, avec Mirabeau, pour lui signifier sa résolution de vivre séparée et pour la lui faire approuver à l’amiable ; et quand il demanda cette conférence, elle lui fut refusée. Dans ses conversations avec le bailli, où M. de Marignane était toujours en tiers, Emilie ne cessait d’inculper son mari sur la publication de ses mémoires à M. de Malesherbes et sur l’affaire de Pontarlier. « Et ce qui t’étonnerait, écrivait le bailli à son frère, si tu connaissais moins les femmes, c’est que son grand grief était à cet égard qu’il avait abandonné Mme de Monnier, » Mirabeau se présenta lui-même rue Mazarine à l’hôtel de son beau-père ; éconduit, il annonça qu’il reviendrait. Mais le lendemain, un cerbère était préposé à la garde de la porte, avec ordre de crier main-forte, si on faisait mine de le bousculer. Le premier président du parlement restauré, M. des Gallois de la Tour, s’avisa de mettre les parties en présence, à sa table, et de les faire s’expliquer comme par hasard. MM. de Marignane et de Galliffet se présentèrent les premiers : mais quand on annonça le bailli et le comte de Mirabeau, ils se retirèrent incontinent. Emilie, enfin, renvoyait à son mari, non décachetée, sa lettre du 28 février. Il l’avisait aussitôt, en réponse à ce procédé, qu’il introduisait son action devant les tribunaux ; et il publiait, sous le titre d’Observations, de nombreux extraits des lettres qu’Emilie lui avait écrites depuis son départ de Manosque en septembre 1774, jusqu’à son refus de le rejoindre à Pontarlier, en octobre 1775. On connaît ces lettres elles-mêmes. Mirabeau n’en citait guère que les protestations d’amour, de reconnaissance, de dévouement entier. Pour tout commentaire, après chacun de ces morceaux, il ajoutait en grosses capitales : Et Mme DE MIRABEAU N’A JAMAIS REVU, DEPUIS QU’ELLE ECRIVAIT AINSI, LE MARI DONT ON PRETEND QU’ELLE VEUT ETRE SEPARÉE ! » Sans doute ; mais elle en avait beaucoup entendu parler. Le coup, pourtant, était habile et fort parce qu’il était mesuré. Là-dessus, Mirabeau vint à plaider lui-même « avec bien de la douceur et de la modération, » au dire de M. de Marignane. Si Emilie l’avait entendu, le cri unanime fut qu’elle serait tombée dans ses bras. Elle fut condamnée à rejoindre son mari jusqu’à la conclusion du débat au fond : elle interjeta appel ; Mirabeau demanda l’exécution de la sentence nonobstant appel. Ces termes de chicane amusaient Emilie. Un trait nous repeindra au vif sa douceur enjouée et son incorrigible légèreté. Si elle ne suivait pas les audiences, elle fréquentait régulièrement les réunions de ses avocats, dans le cabinet de Portalis, qui portait la parole pour tous. Elle y venait toujours accompagnée du comte de Galliffet et d’un second sigisbée, M. de Vernègues. Et, tandis que ses hommes d’affaires et ses galans délibéraient, elle jouait avec l’enfant de Portalis, le caressait, le berçait, l’endormait sur ses genoux, ou bien le remettait sur pieds en le baisant et en lui disant : « Petit, réveille-toi, nonobstant appel. »

Le marquis de Galliffet ne voyait pas avec plaisir son fils prendre en cette querelle des attitudes aussi provocantes ; mais ses conseils n’étaient pas écoutés. Le comte Alexandre poussait Emilie aux extrémités. Les Observations du comte de Mirabeau, son plaidoyer tendre et pathétique, les applaudissemens qui avaient accueilli le premier arrêt des juges en sa faveur, ses airs de confiance hautaine et calme, tout faisait prévoir à la plupart une défaite du clan Marignane. Pour l’emporter, il semblait que la comtesse n’eût plus d’autre alternative que d’arrêter le procès par une promesse de réunion à plus ou moins court terme, ou que de rendre cette réunion à jamais impossible en déshonorant Mirabeau. Le comte de Galliffet soutint ce dernier parti, qui fut adopté. Il hâta et surveilla l’impression d’un mémoire énorme, où s’accumulaient les accusations les plus infamantes, tracées dans un style outré, et presque toutes empruntées à la correspondance du marquis de Mirabeau qu’on citait à grandes pages, en les soulignant et en les tronquant sans avertissement au lecteur ; et le tout avait bien l’air irrécusable.

Prévenus de cette publication imminente, dont M. de Galliffet colportait déjà furtivement des exemplaires, le bailli et Mirabeau tentèrent une diversion ; mais les termes de la transaction proposée par eux, et qui faisait Mirabeau seul juge des personnes qu’il siérait à sa femme de recevoir pendant le temps de leur séparation amiable, furent jugés blessans. De son côté, Emilie, en communiquant son mémoire au bailli, l’avait mis en demeure de se résoudre, dans les trois heures, soit à le voir paraître, soit à accepter une conférence par-devant témoins, laquelle n’eût été, disait-elle, qu’une occasion de signifier à son mari, en ménageant son amour-propre, sa volonté de rester pour toujours séparée de lui. Le bailli dédaigna d’entrer en composition là-dessus et retourna le mémoire sans réponse. Quelques instans après, on en commençait la distribution dans le public : par les soins de M. de Galliffet, un exemplaire en allait au café des nobles, un autre à celui des bourgeois. Le succès en fut énorme ; il s’étendit à Paris, à Londres et à Berlin ; et il exigea bientôt une réimpression. Succès abominable ! C’était vitrioler Mirabeau de la main de son père. Il ne sourcilla pourtant pas.

La veille de cet attentat, Mirabeau avait déjà donné la mesure de son empire sur lui-même, au plus fort de l’excitation générale. Il se promenait sur le Cours avec un Anglais de ses amis, milord Peterborough, Mme de Vence et deux autres des premières dames de la province. M. de Galliffet venant à croiser ce groupe qu’il connaissait bien, le dévisagea et passa sans le saluer. L’Anglais voulait fondre sur lui, l’épée haute. Ce fut Mirabeau qui l’arrêta et qui sauva M. de Galliffet, disant « qu’il était pour l’instant le capitaine des gardes de cet homme. » Ce sang-froid était sa dernière, sa plus forte chance de gagner son procès ; on estima qu’il fallait coûte que coûte le forcer à s’en départir. Pascalis, dit-on, fit prévaloir l’idée de le piquer au vif si cruellement « qu’il s’emportât comme un cheval entier : alors on le tiendrait. » En effet, à l’audience du 7 mai, Portalis annonce qu’il a des « horreurs à dévoiler, » il outrage son adversaire, le flétrit, l’irrite ; si bien que, dans sa réplique du 23 mai, Mirabeau, foulant aux pieds tout ce qui l’a retenu jusqu’alors, produit l’aveu de l’adultère d’Emilie, sa lettre au mousquetaire Gassaud ; il incrimine l’indépendance de ses juges, à qui il a déjà fait l’injure de ne les pas visiter ; il se retourne enfin contre Portalis, qu’il terrasse, et qu’on entraine hors de la salle, pleurant de honte, d’effroi et de faiblesse.

Les Marignane épouvantés et divisés sollicitèrent une médiation. Mirabeau avait annoncé la production de lettres où Emilie incriminait la conduite et les mœurs de Mme de Croze, la maîtresse de son père. Entre ces deux femmes, la guerre s’envenima vite. M. de Marignane défendit sa maîtresse contre sa fille. Si son gendre lui avait remis les lettres en question, et si elles avaient eu le caractère qu’on lui disait, il aurait de son autorité enfermé Emilie au couvent ; mais pressé de les faire voir, Mirabeau dut demander un délai pour les obtenir de son père qui, sans doute, refusa de s’en dessaisir ; et la manœuvre échoua. De son côté, Emilie relevait la tête, niait avoir écrit rien de ce qu’on lui reprochait, accusait la pusillanimité des siens, et repoussait tout arrangement avec son mari. Cependant, elle accepta de transiger, le 16 juin au soir. A l’audience du lendemain, Mirabeau devait reprendre la parole. Ferdinand, frère de Marie-Antoinette, gouverneur de la Lombardie autrichienne, archiduc de Milan, et l’archiduchesse, voyageant en France sous les noms de comte et comtesse de Nellembourg, prenaient alors à Aix les eaux de Sextius. Ils occupaient avec leur suite, rue Mazarine, un hôtel contigu à l’hôtel Marignane. Ils firent savoir qu’ils viendraient entendre le stentor de la province. A l’idée que Mirabeau achèverait de la déshonorer devant ces augustes personnages, Emilie eut peur, ou on lui fit peur. La Reine aimait les Galliffet ; elle avait marié une cousine du sigisbée d’Emilie au duc de Fronsac, fils du maréchal de Richelieu, après des incidens assez romanesques ; elle eût été fort mécontente d’apprendre par les relations de l’archiduc Ferdinand qu’un membre de cette famille qu’elle favorisait jouait un rôle sans grandeur dans le retentissant procès du comte de Mirabeau. Emilie fit alors proposer à son mari une séparation amiable de dix années pendant lesquelles elle se retirerait au couvent qu’il lui désignerait, s’il consentait à la laver entièrement le lendemain de l’imputation d’adultère. Mirabeau y consentit. Mais son plaidoyer était composé ; il ne put que le mutiler, que l’affaiblir, et qu’écarter du front d’Emilie la foudre, non le nuage. Peu satisfaite de cette demi-rétractation, elle retira après l’audience ses promesses. Si son calcul n’avait été que de paralyser Mirabeau et de lui donner l’air désavantageux d’une hésitation ou d’un recul, elle n’avait pas trop mal compté. Le procès reprit. Finalement, la Cour, écartant les griefs allégués par la comtesse et ne retenant à la charge de Mirabeau que la diffamation résultant de la lecture et du commentaire de la lettre d’Emilie au mousquetaire Gassaud, prononça la séparation de corps et d’habitation. Mais la comtesse aurait-elle la liberté de sa personne, ou serait-elle mise au couvent, ou laissée à la surveillance de son père ? Une sentence intervint qui lui donna toute liberté (5 juillet 1783).

Cet arrêt et les juges qui l’avaient rendu furent sifflés ; des ovations accompagnèrent le tribun vaincu. Les Marignane, embarrassés d’une victoire si mal accueillie, se réfugièrent à la campagne. M. de Galliffet reçut des injures et même des pierres, et on le chansonna. Le jour même de l’arrêt, il fut prié par le comte de Mirabeau de lui rendre raison de l’injure récemment faite à Mme de Vence et des provocations de toute sa conduite pendant le procès. On a plusieurs versions de cet épisode. Les partisans de Mirabeau prétendirent qu’en cette affaire, le colonel de Galliffet s’était comporté sans entrain, et qu’il avait mérité même que son adversaire lui fit un envoi d’écrevisses avec ce mot : Parce qu’elles reculent.

Le comte de Galliffet semble n’avoir eu tout d’abord que la crainte d’encourir la peine de duelliste, en acceptant un appel et un rendez-vous fixe qui eût fourni la preuve de cet appel. Nouvelle visite de Mirabeau le lendemain matin ; et le soir, à la Comédie, nouvelle provocation, qui fait du scandale et embarrasse M. de Galliffet. Le rendez-vous pour le lendemain est pourtant confirmé.


M. de Galliffet partit de la plate-forme à onze heures ; il rencontra à peu de distance M. de Mirabeau qui lui dit qu’il était suivi, et qu’il était presque sûr qu’on allait leur donner des gardes. Comme le terrain n’était d’ailleurs pas propre ni le lieu assez solitaire pour le combat, M. de Galliffet dit à M. de Mirabeau que personne ne les suivait et qu’il se rendit le plus tôt possible derrière les Bénédictines où il allait le retrouver. Arrivés tous deux sur ce dernier local, M. de Mirabeau témoigna les mêmes craintes ; alors M. de Galliffet répondit qu’il n’était plus temps d’attendre et découvrit sa poitrine à son adversaire ; celui-ci en fit autant, et ils mirent tous deux l’épée à la main.

Le comte de Galliffet se borna d’abord à parer les bottes et à se défendre. Cependant la pointe de son épée ayant touché l’habit du comte de Mirabeau du côté de la poitrine, le comte de Galliffet craignant de l’avoir blessé lui dit : Je vous ai touché, êtes-vous blessé ? Le comte de Mirabeau répondit que non et le combat continua. Le comte de Mirabeau porta à son tour un coup d’épée qui passa entre les cuisses du comte de Galliffet et lui perça sa culotte. M. de Mirabeau dit alors au comte de Galliffet qu’il était blessé. Le comte de Galliffet dit qu’il était en état de continuer, le comte de Mirabeau voulut finir le combat déclarant qu’il était satisfait, qu’au fond il n’avait point d’animosité contre lui. Il s’approcha de lui et lui toucha la main en le priant de lui faire donner de ses nouvelles.


Mais M. de Galliffet s’étant le même jour rendu chez Emilie, Mirabeau déclara partout que son adversaire avait manqué à sa promesse de ne plus voir sa femme ; promesse que M. de Galliffet nia avoir faite ; et une nouvelle provocation lui fut adressée sur le Cours où il se promenait en boitant, ayant la cuisse enflée. Mirabeau déclara se rendre à Vaucluse où il appelait le comte de Galliffet. Celui-ci nia encore avoir reçu cet appel ; mais il est assuré que Mirabeau, s’étant rendu à Vaucluse, l’y attendit plusieurs jours durant, et de là sans doute lui envoya des écrevisses, pêchées dans la célèbre fontaine.


Cependant les personnes préposées à l’ordre public s’étaient formalisées des jactances du comte de Mirabeau... M. le premier président l’a fait venir chez lui, et le comte de Galliffet ; ils s’y sont trouvés ensemble, le comte de Mirabeau lui a parlé fort honnêtement, et lorsqu’il a voulu lui marquer de la reconnaissance d’avoir déclaré au prévôt qu’il n’avait point reçu d’appel de sa part ou de proposition de se rendre à Vaucluse, le comte de Galliffet lui a répondu d’une manière noble et simple qu’il n’avait pu répondre autrement au prévôt, parce qu’en effet il ne lui en avait donné aucun. Le reste de la conversation a été honnête..., et, le lendemain, ils ont dîné ensemble chez M. le premier président, avec plusieurs officiers, quelques gentilshommes et quelques membres du Parlement.


Après s’être diverti plusieurs semaines durant à Aix et à Marseille dans la compagnie des adorateurs de la Saint-Huberti, qui alors chantait alternativement sur les scènes de ces deux villes, Mirabeau donna suite au projet qu’il avait publié de faire casser l’arrêt du Parlement ; et le 9 septembre, à cet effet, il prit le chemin de Paris. Cette offensive vigoureuse inquiéta bientôt les Marignane qui publièrent un mémoire en défense. Dans un mémoire qu’il répandait à son tour pour justifier son recours en cassation, Mirabeau insérait la fameuse lettre d’Emilie au mousquetaire ; et ce mémoire ayant été supprimé par ordonnance du garde des Sceaux, il le réimprimait en Hollande et le réintroduisait par ballots en France. Dans les premiers jours de janvier 1784, Emilie et son père vinrent à Paris solliciter une fin à ces poursuites. Ils l’obtinrent non sans peine. La lettre de cachet qui maintenait Mirabeau sous la main de son père avait été rendue par celui-ci au ministre. L’Ami des Hommes avait en même temps fermé sa maison à son fils, qui passa bientôt en Angleterre pour éviter les représailles du garde des Sceaux. Cette circonstance fit croire à Emilie que l’hôtel de la rue de Seine lui restait ouvert comme par le passé ; mais quand elle s’y présenta, ayant prévenu de son désir de revoir la chambre qu’elle y avait occupée, elle trouva porte close, suivant l’ordre de son beau-père. Emilie était désormais « son ennemie. » En juillet de la même année, elle refit un nouveau séjour à Paris. Caroline du Saillant reçut d’elle à cette occasion un billet affectueux, billet non signé, car Emilie, depuis sa séparation, avait abandonné son nom de comtesse de Mirabeau ; elle n’osait pas signer Marignane tout court sous les yeux de sa belle-sœur. Au vrai, elle ne méritait plus guère de porter que ce nom dérisoire de « Madame du Tholonet, » que lui avait décerné jadis le bailli de Mirabeau. Sa liaison avec le comte de Galliffet dura jusqu’aux approches de la Révolution, dans le décor que nous avons décrit. De cette période brillante et vide, Emilie n’a laissé de vestiges que des billets qui la montrent occupée à tenir la maison de son père, à recouvrer ses fermages, à pourvoir sa table de truffes, de gibier et de vins...

Pendant ce temps, la réputation de Mirabeau, établie par le succès de son livre contre les lettres de cachet, s’était accrue d’année en année au bruit de ses interventions incessantes dans les affaires du royaume. Lorsqu’il vint en Provence préparer son élection de député aux États généraux, Emilie s’intéressa vivement à ses démêlés avec la noblesse. Son fin bon sens et un retour d’ambition la rangèrent tout de suite du parti qui blâmait comme une maladroite et inutile injure la prétention des aristocrates provençaux d’exclure de leurs rangs le fils de l’Ami des Hommes comme interdit, non noble et sans fief ; il sut qu’elle l’approuvait de prendre appui sur le Tiers et de se déclarer l’homme de la Constitution, c’est-à-dire l’ennemi de l’arbitraire et des privilèges. Le comte de Galliffet s’était remarié. Si ce n’avait été la perspective de vivre avec Mirabeau « entre un fumier et un palais, » Emilie eût cédé aux conseils qu’elle recevait de tous côtés de lui rouvrir les bras.

Bientôt, Mirabeau eut lieu de croire que pour vaincre les hésitations d’Emilie et pour la soustraire aux conseils opposés de son entourage immédiat, il lui suffirait de frapper son imagination et de l’entraîner dans un mouvement de l’allégresse populaire. Il savait que sa réunion avec elle comblerait d’aise les vieux jours de l’Ami des Hommes. En octobre 1788, il avait promis à celui-ci que s’il obtenait, grâce à son intervention, une place aux Etats généraux, Emilie cesserait de lui demeurer étrangère. Aux premiers jours de mars 1789, il fit à Aix une rentrée triomphale. Un peuple unanime, accouru au-devant de lui, l’escortait et faisait retentir la contrée du son des cloches, de l’explosion des boîtes d’artifice, et de la clameur encore plus joyeuse et plus haute des vivats. On le proclamait Père de la Patrie. Aux portes d’Aix, plus de dix mille citoyens l’attendaient. On détela sa voiture, on le harangua, on le couronna ; soixante-dix communes lui présentèrent leurs remerciemens ; tambourins et galoubets, torches et fusées, portaient ce délire à son paroxysme. Jour et nuit sa maison restait entourée. Une députation que Marseille lui envoyait fut, à son arrivée, le 7 mars, arrêtée par une troupe de paysans qui la forcèrent à les suivre rue Mazarine, à l’hôtel Marignane. Ici, tous dirent qu’ils voulaient parler à Mme la comtesse de Mirabeau. Elle dut se montrer et écouter une harangue en provençal qu’ils lui débitèrent pour la supplier d’aller retrouver son mari : « C’est une trop belle race ; ce serait dommage qu’elle manquât. » On ne sait ce qu’elle répondit, mais elle demeura chez son père. Il n’est guère douteux cependant que cette démarche ne l’ait émue et flattée. Emilie écrivait plus souvent à sa belle-sœur Caroline ; elle lui commentait de son point de vue les événemens auxquels son mari avait part ; ses réflexions plaisaient beaucoup à Mirabeau. Emilie l’engageait surtout à prendre au plus tôt le ministère, quitte à démissionner avec fracas s’il rencontrait des difficultés excessives du côté de ses collaborateurs éventuels qu’elle jugeait très bien être envieux, médiocres, et prêts à le trahir. Sur ces entrefaites, ces mêmes hommes firent voter, le 7 novembre 1789, un décret qui interdisait aux députés l’entrée au ministère ; Emilie conjectura aussitôt que ce décret visait uniquement Mirabeau ; elle déplora avec beaucoup de sens cet échec dans une de ses lettres à Mme du Saillant. Prenant alors prétexte de ce grave sujet d’entretien, Mirabeau se décida, en décembre, à rédiger le brouillon d’une lettre que Caroline adresserait à Emilie pour la conjurer de mettre enfin sa conduite d’accord avec les sentimens qu’elle laissait paraître. Nous ne reproduirons pas cette lettre tendre, insinuante et même pathétique, car M. de Bacourt a insérée au recueil de la correspondance de Mirabeau avec le comte de La Marck.

Emilie démêla sans peine que dans cette lettre Mme du Saillant n’était que le porte-voix de son frère ; elle évita de se confier à elle avec plus d’abandon. Son extrême réserve, que rien n’entamait, dépitait en Mirabeau le mari et le chef de maison ; mais elle faisait en même temps l’admiration de l’homme d’Etat. Il n’eût pas voulu auprès de lui d’une femme crédule » incontinente en paroles et peu secrète. Quelques semaines avant son élection à la présidence de l’Assemblée nationale, Mirabeau projeta de se rendre en Provence et d’y « faire miracles ; » il était décidé à y succomber dans quelque sanglante apothéose, ou à n’en revenir que l’homme de la nécessité, imposé par les circonstances au Roi, à l’Assemblée et à la nation ; il comptait ramener Emilie. Mais ses amis lui représentèrent au dernier moment que son absence ajouterait au désarroi général et compromettrait son élection à la présidence qui eut lieu le 30 janvier 1791. Presque aussitôt, la coalition des jacobins exigeait de lui un effort qui l’exténuait et précipitait sa fin. Il succombait dans la nuit du 26 au 27 mars. Il n’était plus lorsque Emilie apprit sa maladie. À ce moment, si elle avait mesuré sa responsabilité dans cette catastrophe, son fiel, comme Villon dit qu’il fait aux mourans, eût dû se crever sur son cœur.


V. — LA COMTESSE DELLA ROCCA

Aix n’avait reçu qu’en maugréant l’impulsion des tumultes révolutionnaires. La noblesse s’opiniâtra dans une inertie qui livra en peu de temps l’empire de la rue à la bourgeoisie constitutionnelle, puis au peuple républicain, enfin à la plèbe anarchiste. Pendant que la prise de la Bastille enthousiasmait la plupart des grandes villes et que Marseille, toujours plus ardente, multipliait les adresses de félicitations aux Constituans, la municipalité d’Aix hésitait à se déclarer ; elle était embarrassée de parler autant que d’agir ; et le 23 juillet seulement, elle jugea opportun de formuler en termes vagues et pompeux ses complimens obligés à Nosseigneurs de l’Assemblée. Louer la Constituante équivalait pour beaucoup d’aristocrates et même pour quelques robins à faire amende honorable à Mirabeau. De ce nombre étaient le comte de Galliffet, Portalis et Pascalis, qui n’avaient rien oublié depuis 1783 : ils eussent préféré s’abstenir ; mais la prudence leur commanda de signer tout de même cette adresse de dévouement et d’amour. Le premier, Portalis qui avait renoncé à représenter la Provence « depuis, avait-il écrit, qu’une sénéchaussée y avait assez mal entendu ses intérêts pour députer le comte de Mirabeau aux États généraux, » Portalis se réfugia dans une inaction boudeuse et solitaire. M. de Galliffet émigra ensuite avec sa jeune femme, sa fille du premier lit et son vieux père. A la fin de 1789, M. de Marignane alla « faire un voyage » à Nice, où la plupart des émigrés de Provence se rassemblaient, pour rester à courte portée de leurs domaines et surveiller sans trop de peine les gens qu’ils laissaient chargés de leurs affaires ; Monaco et Turin étaient leurs autres centres principaux de rassemblement. Vers le même temps, Jaubert, qui avait été l’habile avocat-conseil de Mirabeau dans son procès en séparation, devint procureur-syndic d’Aix. Bientôt, les aristocrates qui tentaient de se concilier les sympathies du populaire et, à plus forte raison, ceux qui tenaient tête à leurs anciens vassaux, cliens et serviteurs révoltés, subirent chaque jour les pires traitemens. Le 14 juillet 1790, le vieux marquis d’Albertas fut poignardé sous les yeux de sa femme, dans sa propriété de Gemenos, pendant un banquet en plein air qu’il offrait à la garde citoyenne. L’échafaud était dressé en permanence à Aix sur la place du Boulevard. Les imprudences de langue et de gestes d’un fol et brave vieux gentilhomme, le chevalier de Guiramand, causaient une émeute ; on mettait à sac le cercle Guion, où, sous le nom d’Amis de l’ordre et de la paix, se réunissaient les nobles, les parlementaires et les officiers du régiment Lyonnais ; le sang coulait. L’avocat Pascalis était arrêté avec M. de la Roquette ; et, quelque temps après, la populace les pendait à une corde de réverbère. M. de Guiramand ne tardait pas à éprouver le même sort. Emilie s’en fut rejoindre son père à Nice.

Tant que son mari vivait, elle pouvait se croire personnellement en sécurité sous l’égide du nom de comtesse de Riquetti-Mirabeau, qu’elle s’enorgueillissait d’avoir repris. Quand il fut mort, il y avait de quoi trembler entre une populace enhardie par l’impunité de toutes les profanations et une municipalité qui ne s’intéressait que distraitement au vide de la tribune nationale. Au milieu de la consternation universelle, Aix n’avait eu que des accens criards et mesquins. Un deuil public de trois jours (11, 12, 13 avril 1791) avait bien été prescrit ; et puis, on avait décidé l’érection prochaine sur une des places de la ville d’une statue du Père de la Patrie ; mais en même temps, la municipalité d’Aix s’était ingéniée à ne pas faire les frais de cette statue ; elle demandait à l’Assemblée de les mettre au compte de la Nation.

Une année ne s’était pas écoulée depuis la mort du tribun, et la Révolution, maîtresse à l’intérieur, avait dû faire face à la coalition des émigrés avec les puissances étrangères. Le consul général de France à Nice surveillait les affidés du Comte d’Artois, qui avait son quartier général à Turin. C’était M. Le Seurre. Il envoyait à Paris les rapports les plus alarmans sur ces menées. Au printemps de 1792, sommée de rentrer à Aix sous peine d’inscription sur la liste des émigrés, de confiscation de ses biens et de mise à mort si elle était appréhendée, Emilie se présenta devant ce consul général, munie du certificat suivant :


Certifie moi soussigné, chirurgien-major au service de Sa Majesté le Roi de Sardaigne, que Mme la comtesse de Riquetti, de constitution délicate et très sensible, se trouve depuis environ six mois travaillée d’une affection spasmodique générale, mais qui fait particulièrement ses ravages à l’estomac, où elle excite constamment le vomissement des alimens les mieux choisis qu’elle prend. Cette maladie a résisté jusqu’à ce jour aux remèdes les mieux indiqués ; et la malade se trouve en conséquence réduite à un tel état de faiblesse qu’il l’oblige à garder continuellement le lit, et lui rend impossible de pouvoir entreprendre actuellement le voyage qu’on lui conseille et qu’elle désire, de repasser en France où on ose espérer que la salubrité de l’air natal rendra les moyens curatifs plus efficaces. Et pour être telle la vérité, j’ai signé le présent, pour lui servir et valoir ce que de raison. — Nice, le 9 avril 1792.

Signé : BOUFFER.

Enregistré à Aix le 13 avril 1792.

Avril 1792 ! premier mois anniversaire de la mort de Mirabeau ; Emilie le passe donc dans les afflictions du corps et de l’esprit... Mais est-elle vraiment si malade ? Elle est enceinte. Du comte de Galliffet ? non point, M. de Galliffet avait émigré, Non à Nice, mais à Turin et, de là, à Livourne, où il n’était occupé, sans doute, que des nègres de Saint-Domingue qui menaçaient de changer cette colonie, source de ses immenses revenus, en un champ de ruines, de massacres et d’incendies. Il aurait bientôt à gagner sa vie et celle des siens, comme maître à danser ; et en peu de temps, il apprendrait à pratiquer l’économie avec tout l’excès qu’il apportait naguère dans sa dépense. Laissons Emilie nous dire elle-même le nom de son nouvel amant et nous mettre au fait de sa situation misérable, que son père lui défendait de régulariser par un mariage. Devant cette opposition irréductible, Emilie avait prié l’évêque de Nice de consentir à un mariage secret ; mais ce prélat, fort attaché à son temporel, avait refusé, et il avait exposé les motifs peu évangéliques de ce refus avec une candeur si inconsciente qu’on aimera mieux en sourire que s’en offusquer ; et d’ailleurs, ils laissaient à la pauvre Emilie la ressource d’en appeler à la bonté du roi de Sardaigne, Victor-Amédée III. Elle lui adressa en effet cette supplique :


La dame comtesse Riquetti, veuve Mirabeau, libre et émancipée, désire épouser le comte Foucard de la Roque fils, lieutenant dans le régiment de Nice, tant pour mettre à couvert son honneur que pour assurer un état au gage de leur amour qu’une grossesse très avancée leur promet. Les tentatives auprès de son père pour obtenir son consentement lui ayant fait connaître que des démarches ultérieures ne lui attireraient que son indignation qu’elle redoute plus que la mort, elle a ouvert son cœur à l’évêque de Nice, d’accord avec le comte de la Roque et sa famille, en le priant avec les plus vives instances de lui accorder la permission de contracter un mariage secret qui, dans la malheureuse position où elle se trouve, est l’unique remède à ses maux. L’évêque de Nice reconnaît qu’à son âge et dans son état les lois sont pour elle, mais il n’ose acquiescer à sa demande par la crainte, dit-il, d’être désapprouvé par la Cour. Dans cette situation désespérée, elle implore la clémence du Souverain, elle dépose dans son sein le secret de son honneur et le supplie d’ordonner à l’évêque de Nice de consentir à son mariage sans la participation de son père ni d’aucune autre personne qui puisse l’en instruire, ce qui est la grâce qu’elle demande sur toutes choses, comme celle d’où dépend peut-être son bonheur et sa vie.


A l’appui était jointe la réponse négative de M. de Nice :

Madame,

Je ne puis qu’être vivement et profondément pénétré de la situation pénible dans laquelle vous vous trouvez, madame, entre l’estime, l’amitié et l’engagement avec M. de la Roque et la tendresse et le respect pour un père qui ne respire que pour vous et auquel vous devez tout. J’ai fait les plus exactes réflexions, comme l’importance de l’affaire l’exige, sur cette imposante alternative pour me décider sur le parti que je devais suivre. D’un côté, il semble y avoir les lois de la justice, de la conscience et de l’honneur, de l’autre, les lois de l’honnêteté la plus délicate : mais, toutes réflexions faites, je vois clairement que la loi de la conscience est pour M. de la Roque, qui ne pourrait refuser de vous épouser, madame, si vous le demandez ; mais si par des raisons justes vous jugez à propos de refuser le mariage ou de le retarder, ni l’un ni l’autre manquent à la loi de la religion, de la justice et de l’honneur.

De l’autre côté, il est bien reconnu que vous manquerez à la loi de l’honnêteté la plus rigoureuse envers M. le marquis (de Marignane], et par-devant le monde entier, et de ma part, si je donnais les expéditions pour votre mariage en secret, il est sûr que je passerais auprès de cette ville, de tous les Français et de toute la voisine Provence pour le plus malhonnête, impudent et le plus imbécile des évêques, et je perdrais parfaitement cette confiance que le diocèse a envers moi, et par les étroites relations que M. le marquis a avec la maison d’Artois qui se trouve à Turin, je ferais moi-même la plus mauvaise et indigne figure auprès de la même maison et de la Cour de notre souverain, d’autant plus que je ne pourrais pas même manifester la seule raison qui me justifierait à quelque égard. Vous pouvez bien imaginer, madame, que je n’ai d’autre partage en ce monde que ma réputation, mon honneur et mon devoir, et, en soutenant un emploi public, je dois en être fort jaloux.

Je ne dois plus rien ajouter, parce que vous avez de l’esprit, des sentimens pour voir toute l’étendue, la délicatesse et les suites de cette affaire, et vous m’en avez donné des marques dans les dernières lignes de votre lettre très obligeante.

Daignez, madame, d’agréer les assurances du profond respect avec lequel j’ai l’honneur d’être, madame.

Votre très humble et très obéissant serviteur,

CHARLES-EUGENE, évêque de Nice.

Nice, ce 6 mars 1792.


Les Foucard de la Roque s’appelaient plus exactement Focardi della Rocca-sparviera. Spirito Francesco Focardi avait obtenu, le 6 octobre 1772, le fief de Rocca-sparviera ; il en avait reçu l’investiture, le 9 janvier 1773 ; à cette date remontaient donc les origines nobles de l’époux d’Emilie. Aussi M. de Marignane, qui avait tous ses quartiers sans dérogeance, déclarait-il « avec les expressions les plus fortes » que, sa fille étant l’unique héritière de tous les biens, fiefs et titres de son antique maison, il aimerait mieux la voir donner le jour à un bâtard qu’épouser hors de France un comte aussi récent. Mais les conseillers du roi de Sardaigne se montrèrent favorables à l’union contrariée. « Il s’agit, disaient-ils, de procurer à un sujet de Sa Majesté, qui a l’honneur d’être à son service, et à une honnête famille, un patrimoine de la rente annuelle de 35 000 francs environ. » Cet argument l’emporta. L’évêque reçut l’ordre de donner sa permission imo reluctante patre. Ainsi put être célébré à Nice, en l’église cathédrale de Sainte-Réparate, le 9 juin 1792, « le mariage de l’illustrissime Honoré-Marie-Joseph Foucard, fils de l’illustrissime Esprit-François Foucard, comte de la Roque, et de l’Illustrissime Emilie de Covet de Marignane... » La comtesse avait auparavant, le 28 avril 1792, donné le jour à un fils.

Sur ces entrefaites, la Révolution redoubla d’énergie, l’intervention étrangère étant imminente ; et le lieutenant della Rocca prit les armes contre la France. Les émigrés qui n’étaient pas dans les camps virent toutes leurs ressources taries. M. de Marignane, devenu besogneux, se résigna à partager la demeure de sa fille et à avouer un gendre dont il tirait sa subsistance, qui guerroyait pour le rétablir, lui et ses pareils, dans ses privilèges et ses biens, et qui allait recevoir plusieurs blessures des plus graves au cours de cette tourmente de cinq années. Ce qui ne contribua pas peu à consolider ce rapprochement fut une maladie qui mit Emilie au bord du tombeau et qui la retint dans son lit ou à la chambre durant dix-huit mois. A la fin de 1796, ce mariage tant réprouvé sembla mettre Emilie, et son père avec elle, dans une situation privilégiée par rapport aux autres émigrés qui rentraient en France. La qualité d’étranger de son mari lui faisant espérer qu’elle revendiquerait avec succès ses droits sur les biens de M. de Marignane, elle arriva à Lyon vers le 10 novembre.

Il était à prévoir que ses démarches la conduiraient incessamment à Paris, et que les conseils, l’expérience, l’appui de M. du Saillant lui seraient profitables. Elle s’enhardit à les solliciter, à écrire à Caroline ; mais il était assez embarrassant de lui annoncer un aussi prompt changement d’état civil. On devine que son excellente mémoire des faits et de leurs circonstances de temps et de lieu fit totalement défaut à Mme della Rocca dans cette occasion ; d’après ses explications sommaires et vagues, Caroline n’eut pas sujet de faire tout de suite des rapprochemens de dates injurieux aux mânes du « grand Mirabeau. » Quand elles en vinrent aux confidences de détail, ces belles-sœurs avaient retrouvé leur mutuelle affection d’antan, et Emilie avait eu le bonheur de reconnaître par divers et notables services ceux qu’elle avait reçus des membres de la famille du Saillant et de leurs parens et amis. Au début de l’année suivante (février 1798), comme elle était de nouveau à Lyon, Emilie apprit la mort presque soudaine de son second mari. Elle fit part aussitôt de ce nouveau malheur à Caroline du Saillant (1er ventôse an VI).

Emilie était créancière de Caroline pour une somme probablement assez forte. Le marquis de Mirabeau n’avait laissé à ses enfans qu’une succession onéreuse et disputée. Le meilleur en était l’hôtel de la rue de Seine, mais les deux tiers en étaient confisqués par la République comme bien d’émigrés. Quant à Mirabeau l’orateur, on sait qu’il ignorait en mourant l’énormité de son passif, et que des legs qu’il crut pouvoir faire, presque seuls furent exécutés ceux que l’amitié généreuse de M. de la Marck prit à sa charge. Sa mémoire, bientôt noircie et déchirée, n’avait pu même protéger sa sœur aînée contre les persécutions terroristes ; Caroline avait connu les prisons pendant cinq mois, et elle en était sortie fort malade. Son fils unique, institué par Mirabeau son légataire universel, figurait sur la liste des émigrés : cette circonstance avait frappé de nullité un testament déjà difficile à réaliser. Mme du Saillant avait sans succès demandé, le 29 ventôse an III, « aux citoyens administrateurs du département de Paris » d’être personnellement relevée de cette déchéance. En somme, les prêts d’Emilie della Rocca lui avaient été des plus secourables ; mais elle n’en pouvait rien rembourser, Toutefois, elle ne paya pas que de « mots » Emilie qui en avait payé tant de gens en 1774 et, sans doute, depuis. Elle lui proposa de rentrer à l’hôtel Mirabeau, et d’y finir sa vie comme chez elle. M. de Marignane, rentré à Aix, s’accommodait bien d’y vivre tout seul. Emilie le quitta pour toujours, ainsi que sa mère et que son fils, abandonné à la famille de la Roque. Elle reprit son nom de comtesse de Mirabeau et vint habiter le 1er floréal an VI avec Caroline.

Ce n’était pas un grossier désir de « rentrer dans son argent » qui ramenait Emilie dans cette maison qu’elle avait si obstinément fuie alors que sa conscience, son honneur, sa gloire, tout l’y rappelait ; ce n’était pas non plus le défaut d’affections et de dévouemens assurés. Il semble d’autre part que cet asile était le dernier qu’elle eût dû choisir, vaniteuse, craintive du qu’en-dira-t-on et, en somme, peu généreuse, comme nous l’avons vue. Circonstance plus singulière : Emilie ne choisissait pas pour se rattacher à son premier mari un moment bien favorable à sa mémoire. Les cendres de Mirabeau, rejetées du Panthéon, reposaient toujours dans la fosse commune du petit cimetière Saint-Etienne-du-Mont, et son cercueil restait commis à la garde du tenancier d’un hôtel garni, côte à côte avec le cercueil de Marat ; ses principes, son œuvre, étaient en abomination à la plupart ; ce qu’il avait eu d’honnête, de docte, de sérieux, était revendiqué par ses anciens collaborateurs, avides de ressaisir sous une forme magnifiée et immortelle la matière brute qu’ils lui avaient fournie. Et bien mieux, ou bien pis, tandis que l’homme d’Etat, le tribun et le pamphlétaire subissait cette éclipse et ces profanations, la satire de l’homme privé obtenait chaque jour plus de crédit. P. Manuel avait publié les quatre volumes des Lettres originales de Mirabeau écrites du donjon de Vincennes à la touchante et misérable marquise de Monnier. Tout au long de cet épais recueil, Emilie était flétrie, reniée, raillée ; et cette diffamation qui était universellement reçue comme véridique, elle en avait pu faire sa lecture sans prendre en haine Mirabeau et, avec lui, tous les objets qui lui avaient appartenu et qui le rappelaient ! Elle l’avait donc toujours aimé ; elle l’aimait donc toujours davantage.

A n’en pas douter, c’était bien par l’effet d’un amour posthume et d’un vif désir d’expiation qu’Emilie se trouvait ramenée dans cet hôtel de la rue de Seine qu’elle et Mirabeau avaient habité peu de temps, et jamais ensemble. Emilie venait y goûter les seuls plaisirs possibles d’une vie manquée et finissante : plaisirs de s’affliger, d’épouser une ombre, de rendre à son mari mort les devoirs de fidélité, de dévouement, de tendresse, qu’elle avait le repentir de lui avoir refusés vivant. Telle Cornélie, après le trépas de Pompée, jouissait de ses larmes et chérissait son deuil à la place de l’époux disparu ; telle Emilie embrassait la mémoire de son héros et ne la voulait plus quitter ; et elle ressentait comme une offense personnelle l’extrême injustice de l’opinion publique à l’égard de Mirabeau. Un témoin nous dit : « On la voyait toujours occupée de son Mirabeau. Elle ne cessa de s’entourer de ses lettres, de ses portraits, de sa musique de prédilection qu’elle chantait avec une voix et un art encore admirables. » Ce témoin était le fils adoptif de Mirabeau, plus tard son apologiste éloquent et pieux, alors jeune homme de 14 à 16 ans, Gabriel Lucas de Montigny. On l’appelait Coco, comme on avait appelé Gogo le petit Victor. Il avait été recueilli par M. et Mme du Saillant à la mort de l’orateur, dont il hérita tous les papiers de famille. Emilie poussa l’affection pour cet enfant étranger jusqu’à le traiter comme son propre fils et à lui léguer par testament toute la partie disponible de sa fortune, « legs considérable qu’un irréparable vice de forme laissa sans effet. » Elle mettait autant de soin, sinon de libéralité, à s’occuper des sept enfans survivans de sa bonne sœur Caroline, de ses gendres, de ses petits-enfans et de tout son intérieur.

C’est ainsi qu’elle jouait, à rideau baissé, sur le théâtre de ses premières ambitions, son dernier proverbe ; c’est ainsi qu’elle se couchait comme elle avait fait son lit. Ce vieil hôtel Mirabeau avait conservé intact, avec son luxe royal, la chambre de Marguerite de Valois : Emilie se plaisait à évoquer cette spirituelle et galante figure, à se comparer à elle, à ce que rapporte avec une indulgente délicatesse Lucas de Montigny, « non, certes, par la beauté et les galanteries, mais par les vicissitudes d’une vie pénible et des orages de famille, par le périlleux isolement d’un divorce, par le goût et la pratique des arts et des lettres. » Il ajoute qu’elle vécut ainsi deux années, souvent mélancolique, plus souvent gaie, selon les variations de sa santé assez mauvaise, et de ses affaires dont le l’établissement éprouvait des difficultés... Caroline du Saillant séjournait alors le plus souvent en Limousin où tantôt la maladie et tantôt ses intérêts la retenaient. La dernière lettre qu’elle reçut d’Emilie trahissait la détresse et la lassitude d’une existence désormais consciente de son inutilité. Il s’agissait pourtant de lui annoncer un heureux événement, la rentrée à Paris de son fils émigré, le comte Victor du Saillant, à qui le 18 Brumaire avait rouvert les portes de la patrie et rendu la liberté de résider auprès des siens. Mais le bonheur même ne pouvait plus émouvoir Emilie qu’en lui tirant des plaintes. Elle écrivait donc à Caroline, de Paris, le 27 pluviôse an VIII (16 février 1800) :


J’ai été malade, ma bonne sœur. J’ai eu du chagrin ; rien ne m’a réussi et mes peines sont empirées. A présent vous reconnaissez bien la femme qui se laisse abattre, qui ne peut plus remuer ni pied, ni patte, et qui n’écrit point à sa sœur, quoiqu’elle l’aime tendrement, et qu’elle soit comblée de ses bontés. A travers mes chagrins et cette espèce de mort morale, je n’en ai pas moins senti vivement l’adoucissement du sort de Victor. Votre absence dans cette circonstance m’a fait une peine que je ne puis vous dire ; un soupir accompagnait chaque démonstration de joie... Si j’en crois vos enfans et les promesses qu’on leur a faites, je serai bientôt dans une meilleure position. Mais j’ai appris au moins à ne plus me flatter, et je subis mon sort avec patience tel qu’il est. Mon père se porte bien ; il est revenu dans son premier asile. Puissé-je un jour le revoir ! Mon fils est environné de cruelles maladies qui attaquent presque toutes les familles ; ce n’est pas là une de mes moindres inquiétudes. Pardon de tous ces détails, mais je connais, mon aimable sœur, votre bonne et ancienne amitié pour moi. Une de mes plus douces espérances est de la voir durer toute notre vie... Adieu, ma bonne sœur, aimez-moi comme je vous aime ; je vous embrasse de toute mon âme.


Emilie avait obtenu sa radiation provisoire sur la liste des émigrés de son département ; mais elle ne parvenait pas à la rendre définitive. La Provence ne l’attirait plus, et Paris n’avait plus à ses yeux son doux prestige d’autrefois. Elle avait perdu pour jamais son joli sourire continuel, le premier de ses charmes et le dernier. De petits malaises, inévitables affronts de l’âge, achevaient de l’épuiser, sans toutefois la rendre maussade. Tout à coup surprise par une maladie aiguë, elle mourut, en quelques heures, à peine âgée de quarante-huit ans, le 15 ventôse an VIII (6 mars 1800), dans la chambre et dans le lit même de Mirabeau, « dont le souvenir lui inspirait chaque jour des regrets plus passionnés. »

Il n’est pas rare que les êtres dont la présence nous a fait souffrir nous laissent inconsolables de leur absence, de leur mort. Mais si l’on s’explique sans peine cette dévotion au tribun disparu, il paraît bien moins naturel que, pour satisfaire aux exigences d’un culte assez chimérique, Emilie ait négligé de rendre les soins positifs dus à son vieux père, à sa mère, au fils unique de son second lit, et qu’elle ait vécu ses dernières années dans l’éloignement volontaire de l’un et de tous ceux des siens qui lui survécurent. M. de Marignane mourut à Aix le 22 octobre 1803, plus que septuagénaire, et Mme de Marignane, le 27 décembre 1814, dans la même ville. Le fils d’Emilie, Charles Foucard de la Roque, « son Charles, » mourut à Marseille le 27 juillet 1806, âgé de treize ans. Pourquoi Emilie n’eut-elle pas la constance de sacrifier les restes de sa vie stérile à l’égoïsme du vieux marquis, et sembla-t-elle préférer à son propre enfant un enfant aimable et bien doué, mais dont Mirabeau n’était pas même légalement le père adoptif ? Pourquoi, sinon parce que, rappelée trop tard et par une obsession maladive à la conscience de ses devoirs inaccomplis, elle ne pouvait supporter de vivre entre des parens et un fils qui lui étaient à reproche, en qui elle voyait ensemble la cause et l’effet de ses principales fautes de conduite. Elle quitta ainsi le monde comme elle y était entrée, comme elle s’y était soutenue, en préférant des ombres flatteuses, mais décevantes, à des réalités pénibles, mais honorables ou glorieuses.

En 1780, prenant lui-même ses illusions pour des certitudes, le marquis de Mirabeau envisageait avec optimisme l’avenir de sa bru et de son fils ; il les voyait bientôt réconciliés, multipliant les rejetons mâles de la race ; et il écrivait à son frère : « J’ai toujours pensé que cet assemblage bizarre était, au fond, ce qu’il fallait à l’un et à l’autre. A elle, il lui faut des odeurs fortes, des mauvais ragoûts, parfois des passe-temps de singe ; à lui du piquant, du caprice, de la résistance souple ; ils sont à peu près faits l’un pour l’autre. » Mirabeau voyait là-dessus moins superficiellement que son père, à la même époque ; et il a rendu, selon nous, pleine et exacte justice à Emilie, dans cette phrase : « Ni l’âme forte, ni l’esprit élevé, mais née pour être raisonnable, elle l’aurait été, si je n’eusse pas été très fol et d’une volée trop haute et trop inégale pour elle... »


DAUPHIN MEUNIER.

  1. Voyez la Revue des 1er et 15 décembre 1906.
  2. Avocat marron, conseil de la marquise de Mirabeau.