La Comtesse de Rudolstadt/Chapitre I

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La comtesse de Rudolstadt (1843)
Michel Levy Frères (tome 1p. 1-12).
LA COMTESSE
DE RUDOLSTADT

I.

La salle de l’Opéra italien de Berlin, bâtie durant les premières années du règne de Frédéric le Grand, était alors une des plus belles de l’Europe. L’entrée en était gratuite, le spectacle étant payé par le roi. Il fallait néanmoins des billets pour y être admis, car toutes les loges avaient leur destination fixe : ici les princes et princesses de la famille royale ; là le corps diplomatique, puis les voyageurs illustres, puis l’Académie, ailleurs les généraux ; enfin partout la famille du roi, la maison du roi, les salariés du roi, les protégés du roi ; et sans qu’on eût lieu de s’en plaindre, puisque c’étaient le théâtre du roi et les comédiens du roi. Restait, pour les bons habitants de la bonne ville de Berlin, une petite partie du parterre ; car la majeure partie était occupée par les militaires, chaque régiment ayant le droit d’y envoyer un certain nombre d’hommes par compagnie. Au lieu du peuple joyeux, impressionnable et intelligent de Paris, les artistes avaient donc sous les yeux un parterre de héros de six pieds, comme les appelait Voltaire, coiffés de hauts bonnets, et la plupart surmontés de leurs femmes qu’ils prenaient sur leurs épaules, le tout formant une société assez brutale, sentant fort le tabac et l’eau-de-vie, ne comprenant rien de rien, ouvrant de grands yeux, ne se permettant d’applaudir ni de siffler, par respect pour la consigne, et faisant néanmoins beaucoup de bruit par son mouvement perpétuel.

Il y avait infailliblement derrière ces messieurs deux rangs de loges d’où les spectateurs ne voyaient et n’entendaient rien ; mais, par convenance, ils étaient forcés d’assister régulièrement au spectacle que Sa Majesté avait la munificence de leur payer. Sa Majesté elle-même ne manquait aucune représentation. C’était une manière de tenir militairement sous ses yeux les nombreux membres de sa famille et l’inquiète fourmilière de ses courtisans. Son père, le Gros-Guillaume, lui avait donné cet exemple, dans une salle de planches mal jointes, où, en présence de mauvais histrions allemands, la famille royale et la cour se morfondaient douloureusement tous les soirs d’hiver, et recevaient la pluie sans sourciller, tandis que le roi dormait. Frédéric avait souffert de cette tyrannie domestique, il l’avait maudite, il l’avait subie, et il l’avait bientôt remise en vigueur dès qu’il avait été maître à son tour, ainsi que beaucoup d’autres coutumes beaucoup plus despotiques et cruelles, dont il avait reconnu l’excellence depuis qu’il était le seul de son royaume à n’en plus souffrir.

Cependant on n’osait se plaindre. Le local était superbe, l’Opéra monté avec luxe, les artistes remarquables ; et le roi, presque toujours debout à l’orchestre près de la rampe, la lorgnette braquée sur le théâtre, donnait l’exemple d’un dilettantisme infatigable.

On sait tous les éloges que Voltaire, dans les premiers temps de son installation à Berlin, donnait aux splendeurs de la cour du Salomon du Nord. Dédaigné par Louis XV, négligé par sa protectrice madame de Pompadour, persécuté par la plèbe des jésuites, sifflé au Théâtre-Français, il était venu chercher, dans un jour de dépit, des honneurs, des appointements, un titre de chambellan, un grand cordon et l’intimité d’un roi philosophe, plus flatteuse à ses yeux que le reste. Comme un grand enfant, le grand Voltaire boudait la France, et croyait faire crever de dépit ses ingrats compatriotes. Il était donc un peu enivré de sa nouvelle gloire lorsqu’il écrivait à ses amis que Berlin valait bien Versailles, que l’opéra de Phaéton était le plus beau spectacle qu’on pût voir, et que la prima donna avait la plus belle voix de l’Europe.

Cependant, à l’époque où nous reprenons notre récit (et, pour ne pas faire travailler l’esprit de nos lectrices, nous les avertirons qu’un an s’est presque écoulé depuis les dernières aventures de Consuelo), l’hiver se faisant sentir dans toute sa rigueur à Berlin, et le grand roi s’étant un peu montré sous son véritable jour, Voltaire commençait à se désillusionner singulièrement de la Prusse. Il était là dans sa loge entre d’Argens et La Mettrie, ne faisant plus semblant d’aimer la musique, qu’il n’avait jamais sentie plus que la véritable poésie. Il avait des douleurs d’entrailles, et il se rappelait mélancoliquement cet ingrat public des brûlantes banquettes de Paris, dont la résistance lui avait été si amère, dont les applaudissements lui avaient été si doux, dont le contact, en un mot, l’avait si terriblement ému qu’il avait juré de ne plus s’y exposer, quoiqu’il ne pût s’empêcher d’y songer sans cesse et de travailler pour lui sans relâche.

Ce soir-là pourtant le spectacle était excellent. On était en carnaval ; toute la famille royale, même les margraves mariés au fond de l’Allemagne, était réunie à Berlin. On donnait le Titus de Métastase et de Hasse, et les deux premiers sujets de la troupe italienne, le Porporino et la Porporina, remplissaient les deux premiers rôles.

Si nos lectrices daignent faire un léger effort de mémoire, elles se rappelleront que ces deux personnages dramatiques n’étaient pas mari et femme comme leur nom de guerre semblerait l’indiquer ; mais que le premier était le signor Uberti, excellent contralto, et le second, la Zingarella Consuelo, admirable cantatrice, tous deux élèves du professeur Porpora, qui leur avait permis, suivant la coutume italienne du temps, de porter le glorieux nom de leur maître.

Il faut avouer que la signora Porporina ne chantait pas en Prusse avec tout l’élan dont elle s’était sentie capable dans des jours meilleurs. Tandis que le limpide contralto de son camarade résonnait sans défaillance sous les voûtes de l’Opéra berlinois, à l’abri d’une existence assurée, d’une habitude de succès incontestés, et d’un traitement invariable de quinze mille livres de rente pour deux mois de travail ; la pauvre Zingarella, plus romanesque peut-être, plus désintéressée à coup sûr, et moins accoutumée aux glaces du Nord et à celles d’un public de caporaux prussiens, ne se sentait point électrisée, et chantait avec cette méthode consciencieuse et parfaite qui ne laisse pas de prise à la critique, mais qui ne suffit pas pour exciter l’enthousiasme. L’enthousiasme de l’artiste dramatique et celui de l’auditoire ne peuvent se passer l’un de l’autre. Or il n’y avait pas d’enthousiasme à Berlin sous le glorieux règne de Frédéric le Grand. La régularité, l’obéissance, et ce qu’on appelait au dix-huitième siècle et particulièrement chez Frédéric la raison, c’étaient là les seules vertus qui pussent éclore dans cette atmosphère pesée et mesurée de la main du roi. Dans toute assemblée présidée par lui, on ne soufflait, on ne respirait qu’autant que le roi voulait bien le permettre. Il n’y avait dans toute cette masse de spectateurs qu’un spectateur libre de s’abandonner à ses impressions, et c’était le roi. Il était à lui seul tout le public, et, quoiqu’il fût bon musicien, quoiqu’il aimât la musique, toutes ses facultés, tous ses goûts étaient subordonnés à une logique si glacée, que le lorgnon royal attaché à tous les gestes et, on eût dit, à toutes les inflexions de voix de la cantatrice, au lieu de la stimuler, la paralysait entièrement.

Bien lui prenait, au reste, de subir cette pénible fascination. La moindre dose d’inspiration, le moindre accès d’entraînement imprévu, eussent probablement scandalisé le roi et la cour ; tandis que les traits savants et difficiles, exécutés avec la pureté d’un mécanisme irréprochable, ravissaient le roi, la cour et Voltaire. Voltaire disait, comme chacun sait : « La musique italienne l’emporte de beaucoup sur la musique française, parce qu’elle est plus ornée, et que la difficulté vaincue est au moins quelque chose. » Voilà comme Voltaire entendait l’art. Il eût pu dire comme un certain plaisant de nos jours, à qui l’on demandait s’il aimait la musique : elle ne me gêne pas précisément.

Tout allait fort bien, et l’opéra arrivait sans encombre au dénouement ; le roi était fort satisfait, et se tournait de temps en temps vers son maître de chapelle pour lui exprimer d’un signe de tête son approbation ; il s’apprêtait même à applaudir la Porporina à la fin de sa cavatine, ainsi qu’il avait la bonté de le faire en personne et toujours judicieusement, lorsque, par un caprice inexplicable, la Porporina, au milieu d’une roulade brillante qu’elle n’avait jamais manquée, s’arrêta court, fixa des yeux hagards vers un coin de la salle, joignit les mains en s’écriant : O mon Dieu ! et tomba évanouie tout de son long sur les planches. Porporino s’empressa de la relever, il fallut l’emporter dans la coulisse, et un bourdonnement de questions, de réflexions et de commentaires s’éleva dans la salle. Pendant cette agitation le roi apostropha le ténor resté en scène, et, à la faveur du bruit qui couvrait sa voix :

« Eh bien, qu’est-ce que c’est ? dit-il de son ton bref et impérieux ; qu’est-ce que cela veut dire ? Conciolini, allez donc voir, dépêchez-vous ! »

Conciolini revint au bout de quelques secondes, et se penchant respectueusement au-dessus de la rampe près de laquelle le roi se tenait accoudé et toujours debout :

« Sire, dit-il, la signora Porporina est comme morte. On craint qu’elle ne puisse pas achever l’opéra.

— Allons donc ! dit le roi en haussant les épaules ; qu’on lui donne un verre d’eau, qu’on lui fasse respirer quelque chose, et que cela finisse le plus tôt possible. »

Le sopraniste, qui n’avait nulle envie d’impatienter le roi et d’essuyer en public une bordée de mauvaise humeur, rentra dans la coulisse en courant comme un rat, et le roi se mit à causer avec vivacité avec le chef d’orchestre et les musiciens, tandis que la partie du public qui s’intéressait beaucoup plus à l’humeur du roi qu’à la pauvre Porporina, faisait des efforts inouïs, mais inutiles, pour entendre les paroles du monarque.

Le baron de Pœlnitz, grand chambellan du roi et directeur des spectacles, vint bientôt rendre compte à Frédéric de la situation. Chez Frédéric, rien ne se passait avec cette solennité qu’impose un public indépendant et puissant… Le roi était partout chez lui, le spectacle était à lui et pour lui. Personne ne s’étonna de le voir devenir le principal acteur de cet intermède imprévu.

« Eh bien ! voyons, baron ! disait-il assez haut pour être entendu d’une partie de l’orchestre, cela finira-t-il bientôt ? c’est ridicule ! Est-ce que vous n’avez pas un médecin dans la coulisse ? vous devez toujours avoir un médecin sur le théâtre.

— Sire, le médecin est là. Il n’ose saigner la cantatrice, dans la crainte de l’affaiblir et de l’empêcher de continuer son rôle. Cependant il sera forcé d’en venir là, si elle ne sort pas de cet évanouissement.

— C’est donc sérieux ! ce n’est donc pas une grimace, au moins ?

— Sire, cela me paraît fort sérieux.

— En ce cas, faites baisser la toile, et allons-nous-en ; ou bien que Porporino vienne nous chanter quelque chose pour nous dédommager, et pour que nous ne finissions pas sur une catastrophe. »

Porporino obéit, chanta admirablement deux morceaux. Le roi battit des mains, le public l’imita, et la représentation fut terminée. Une minute après, tandis que la cour et la ville sortaient, le roi était sur le théâtre, et se faisait conduire par Pœlnitz à la loge de la prima donna.

Une actrice qui se trouve mal en scène n’est pas un événement auquel tout public compatisse comme il le devrait ; en général, quelque adorée que soit l’idole, il entre tant d’égoïsme dans les jouissances du dilettante, qu’il est beaucoup plus contrarié d’en perdre une partie par l’interruption du spectacle, qu’il n’est affecté des souffrances et de l’angoisse de la victime. Quelques femmes sensibles, comme on disait dans ce temps-là, déplorèrent en ces termes la catastrophe de la soirée :

« Pauvre petite ! elle aura eu un chat dans le gosier au moment de faire son trille, et, dans la crainte de le manquer, elle aura préféré se trouver mal.

— Moi, je croirais assez qu’elle n’a pas fait semblant, dit une dame encore plus sensible : on ne tombe pas de cette force-là quand on n’est pas véritablement malade.

— Ah ! qui sait, ma chère ? reprit la première ; quand on est grande comédienne, on tombe comme l’on veut, et on ne craint pas de se faire un peu de mal. Cela fait si bien dans le public !

— Que diable a donc eu cette Porporina ce soir, pour nous faire un pareil esclandre ! disait, dans un autre endroit du vestibule, où se pressait le beau monde en sortant, La Mettrie au marquis d’Argens ! Est-ce que son amant l’aurait battue ?

— Ne parlez pas ainsi d’une fille charmante et vertueuse, répondit le marquis ; elle n’a pas d’amant, et si elle en a jamais, elle ne méritera pas d’être outragée par lui, à moins qu’il ne soit le dernier des hommes.

— Ah ! pardon, marquis ! j’oubliais que je parlais au preux chevalier de toutes les filles de théâtre, passées, présentes et futures ! À propos, comment se porte mademoiselle Cochois ?

— Ma chère enfant, disait au même instant la princesse Amélie de Prusse, sœur du roi, abbesse de Quedlimburg, à sa confidente ordinaire, la belle comtesse de Kleist, en revenant dans sa voiture au palais, as-tu remarqué l’agitation de mon frère pendant l’aventure de ce soir ?

— Non, madame, répondit madame de Maupertuis, grande gouvernante de la princesse, personne excellente, fort simple et fort distraite ; je ne l’ai pas remarquée.

— Eh ! ce n’est pas à toi que je parle, reprit la princesse avec ce ton brusque et décidé qui lui donnait parfois tant d’analogie avec Frédéric ; est-ce que tu remarques quelque chose, toi ? Tiens ! remarque les étoiles dans ce moment-ci : j’ai quelque chose à dire à de Kleist, que je ne veux pas que tu entendes. »

Madame de Maupertuis ferma consciencieusement l’oreille, et la princesse, se penchant vers madame de Kleist, assise vis-à-vis d’elle, continua ainsi :

« Tu diras ce que tu voudras ; il me semble que pour la première fois depuis quinze ans ou vingt ans peut-être, depuis que je suis en âge d’observer et de comprendre, le roi est amoureux.

— Votre Altesse royale en disait autant l’année dernière à propos de mademoiselle Barberini, et cependant Sa Majesté n’y avait jamais songé.

— Jamais songé ! Tu te trompes, mon enfant. Il y avait tellement songé, que lorsque le jeune chancelier Cocceï en a fait sa femme, mon frère a été travaillé, pendant trois jours, de la plus belle colère rentrée qu’il ait eue de sa vie.

— Votre Altesse sait bien que Sa Majesté ne peut pas souffrir les mésalliances.

— Oui, les mariages d’amour, cela s’appelle ainsi. Mésalliance ! ah ! le grand mot ! vide de sens, comme tous les mots qui gouvernent le monde et tyrannisent les individus. »

La princesse fit un grand soupir, et, passant rapidement, selon sa coutume, à une autre disposition d’esprit, elle dit, avec ironie et impatience, à sa grande gouvernante :

« Maupertuis, tu nous écoutes ! tu ne regardes pas les astres, comme je te l’ai ordonné. C’est bien la peine d’être la femme d’un si grand savant, pour écouter les balivernes de deux folles comme de Kleist et moi ! — Oui, je te dis, reprit-elle en s’adressant à sa favorite, que le roi a eu une velléité d’amour pour cette Barberini. Je sais, de bonne source, qu’il a été souvent prendre le thé, avec Jordan et Chazols, dans son appartement, après le spectacle ; et que même elle a été plus d’une fois des soupers de Sans-Souci, ce qui était, avant elle, sans exemple dans la vie de Potsdam. Veux-tu que je te dise davantage ? Elle y a demeuré, elle y a eu un appartement, pendant des semaines et peut-être des mois entiers. Tu vois que je sais assez bien ce qui se passe, et que les airs mystérieux de mon frère ne m’en imposent pas.

— Puisque Votre Altesse royale est si bien informée, elle n’ignore pas que, pour des raisons… d’État, qu’il ne m’appartient pas de deviner, le roi a voulu quelquefois faire accroire aux gens qu’il n’était pas si austère qu’on le présumait, bien qu’au fond…

— Bien qu’au fond mon frère n’ait jamais aimé aucune femme, pas même la sienne, à ce qu’on dit, et à ce qu’il semble ? Eh bien, moi, je ne crois pas à cette vertu, encore moins à cette froideur. Frédéric a toujours été hypocrite, vois-tu. Mais il ne me persuadera pas que mademoiselle Barberini ait demeuré dans son palais pour faire seulement semblant d’être sa maîtresse. Elle est jolie comme un ange, elle a de l’esprit comme un diable, elle est instruite, elle parle je ne sais combien de langues.

— Elle est très vertueuse, elle adore son mari.

— Et son mari l’adore, d’autant plus que c’est une épouvantable mésalliance, n’est-ce pas, de Kleist ? Allons, tu ne veux pas me répondre ? Je te soupçonne, noble veuve, d’en méditer une avec quelque pauvre page, ou quelque mince bachelier ès sciences.

— Et Votre Altesse voudrait voir aussi une mésalliance de cœur s’établir entre le roi et quelque demoiselle d’Opéra ?

— Ah ! avec la Porporina la chose serait plus probable et la distance moins effrayante. J’imagine qu’au théâtre, comme à la cour, il y a une hiérarchie, car c’est la fantaisie et la maladie du genre humain que ce préjugé-là. Une chanteuse doit s’estimer beaucoup plus qu’une danseuse ; et l’on dit d’ailleurs que cette Porporina a encore plus d’esprit, d’instruction, de grâce, enfin qu’elle sait encore plus de langues que la Barberini. Parler les langues qu’il ne sait pas, c’est la manie de mon frère. Et puis la musique, qu’il fait semblant d’aimer aussi beaucoup, quoiqu’il ne s’en doute pas, vois-tu ?… C’est encore un point de contact avec notre prima donna. Enfin elle va aussi à Potsdam l’été, elle a l’appartement que la Barberini occupait au nouveau Sans-Souci, elle chante dans les petits concerts du roi… N’en est-ce pas assez pour que ma conjecture soit vraie ?

— Votre Altesse se flatte en vain de surprendre une faiblesse dans la vie de notre grand prince. Tout cela est fait trop ostensiblement et trop gravement pour que l’amour y soit pour rien.

— L’amour, non, Frédéric ne sait ce que c’est que l’amour ; mais un certain attrait, une petite intrigue. Tout le monde se dit cela tout bas, tu n’en peux pas disconvenir.

— Personne ne le croit, madame. On se dit que le roi pour se désennuyer, s’efforce de s’amuser du caquet et des jolies roulades d’une actrice ; mais qu’au bout d’un quart d’heure de paroles et de roulades, il lui dit, comme il dirait à un de ses secrétaires : « C’est assez pour aujourd’hui ; si j’ai envie de vous entendre demain, je vous ferai avertir. »

— Ce n’est pas galant. Si c’est ainsi qu’il faisait la cour à madame de Cocceï, je ne m’étonne pas qu’elle n’ait jamais pu le souffrir. Dit-on que cette Porporina ait l’humeur aussi sauvage avec lui ?

— On dit qu’elle est parfaitement modeste, convenable, craintive et triste.

— Eh bien, ce serait le meilleur moyen de plaire au roi. Peut-être est-elle fort habile. Si elle pouvait l’être ! et si l’on pouvait se fier à elle !

— Ne vous fiez à personne, madame, je vous en supplie, pas même à madame de Maupertuis, qui dort si profondément dans ce moment-ci.

— Laisse-la ronfler. Éveillée ou endormie, c’est toujours la même bête… C’est égal, de Kleist, je voudrais connaître cette Porporina, et savoir si l’on peut tirer d’elle quelque chose. Je regrette beaucoup de n’avoir pas voulu la recevoir chez moi, lorsque le roi m’a proposé de me l’amener le matin pour faire de la musique : tu sais que j’avais une prévention contre elle…

— Mal fondée, certainement. Il était bien impossible…

— Ah ! qu’il en soit ce que Dieu voudra ! Le chagrin et l’épouvante m’ont tellement travaillée depuis un an, que les soucis secondaires se sont effacés. J’ai envie de voir cette fille. Qui sait si elle ne pourrait pas obtenir du roi ce que nous implorons vainement ? Je me suis figuré cela depuis quelques jours, et comme je ne pense pas à autre chose qu’à ce que tu sais, en voyant Frédéric s’agiter et s’inquiéter ce soir à propos d’elle, je me suis affermie dans l’idée qu’il y avait là une porte de salut.

— Que Votre Altesse y prenne bien garde… le danger est grand.

— Tu dis toujours cela ; j’ai plus de méfiance et de prudence que toi. Allons, il faudra y penser. Réveille ma chère gouvernante, nous arrivons. »