La Comtesse de Rudolstadt/Chapitre IV

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Michel Levy Frères (tome 1p. 40-51).
IV.

Le lendemain, la Porporina, en sortant fort accablée d’un pénible sommeil, trouva sur son lit deux objets que sa femme de chambre venait d’y déposer. D’abord, un flacon de cristal de roche avec un fermoir d’or sur lequel était gravée une F, surmontée d’une couronne royale, et ensuite un rouleau cacheté. La servante interrogée raconta comme quoi le roi était venu en personne, la veille au soir, apporter ce flacon ; et, en apprenant les circonstances d’une visite si respectueuse et si délicatement naïve, la Porporina fut attendrie. Homme étrange ! pensa-t-elle. Comment concilier tant de bonté dans la vie privée, avec tant de dureté et de despotisme dans la vie publique ? Elle tomba dans la rêverie, et peu à peu, oubliant le roi, et songeant à elle-même, elle se retraça confusément les événements de la veille et se remit à pleurer.

« Eh quoi ! Mademoiselle, lui dit la soubrette qui était une bonne créature passablement babillarde, vous allez encore sangloter comme hier soir en vous endormant ? Cela fendait le cœur, et le roi, qui vous écoutait à travers la porte, en a secoué la tête deux ou trois fois comme un homme qui a du chagrin. Pourtant, Mademoiselle, votre sort ferait envie à bien d’autres. Le roi ne fait pas la cour à tout le monde ; on dit même qu’il ne la fait à personne, et il est bien certain que le voilà amoureux de vous !

— Amoureux ! que dis-tu là, malheureuse ? s’écria la Porporina en tressaillant ; ne répète jamais une parole si inconvenante et si absurde. Le roi amoureux de moi, grand Dieu !

— Eh bien ! mademoiselle, quand cela serait ?

— Le ciel m’en préserve ! mais cela n’est pas et ne sera jamais. Qu’est-ce que ce rouleau, Catherine ?

— Un domestique l’a apporté de grand matin.

— Le domestique de qui ?

— Un domestique de louage, qui d’abord n’a pas voulu me dire de quelle part il venait, mais qui a fini par m’avouer qu’il était employé par les gens d’un certain comte de Saint-Germain, arrivé ici d’hier seulement.

— Et pourquoi avez-vous interrogé cet homme ?

— Pour savoir, Mademoiselle !

— C’est naïf ! laisse-moi. »

Dès que la Porporina fut seule, elle ouvrit le rouleau et y trouva un parchemin couvert de caractères bizarres et indéchiffrables. Elle avait entendu beaucoup parler du comte de Saint-Germain, mais elle ne le connaissait pas. Elle retourna le manuscrit dans tous les sens ; et n’y pouvant rien comprendre, ne concevant pas pourquoi ce personnage avec lequel elle n’avait jamais eu de relations, lui envoyait une énigme à deviner, elle en conclut, avec bien d’autres, qu’il était fou ; cependant en examinant cet envoi, elle lut sur un petit feuillet détaché :

« La princesse Amélie de Prusse s’occupe beaucoup de la science divinatoire et des horoscopes. Remettez-lui ce parchemin, et vous pouvez être assurée de sa protection et de ses bontés. »

Ces lignes n’étaient pas signées. L’écriture était inconnue, et le rouleau ne portait point d’adresse. Elle s’étonna que le comte de Saint-Germain, pour parvenir jusqu’à la princesse Amélie, se fût adressé à elle, qui ne l’avait jamais approchée ; et pensant que le domestique avait commis une erreur en lui apportant ce paquet, elle se prépara à le rouler et à le renvoyer. Mais en touchant la feuille de gros papier blanc qui enveloppait le tout, elle remarqua que sur le verso intérieur était de la musique gravée. Un souvenir se réveilla en elle. Chercher au coin du feuillet une marque convenue, la reconnaître pour avoir été tracée fortement au crayon par elle-même, dix-huit mois auparavant, constater que la feuille de musique se rapportait très-bien au morceau complet qu’elle avait donné comme signe de reconnaissance, tout cela fut l’affaire d’un instant ; et l’attendrissement qu’elle éprouva en recevant ce souvenir d’un ami absent et malheureux lui fit oublier ses propres chagrins. Restait à savoir ce qu’elle avait à faire du grimoire, et dans quelle intention on la chargeait de le remettre à la princesse de Prusse. Était-ce pour lui assurer, en effet, la faveur et la protection de cette dame ? La Porporina n’en avait ni souci, ni besoin ; était-ce pour établir entre la princesse et le prisonnier des rapports utiles au salut ou au soulagement de ce dernier ? La jeune fille hésita ; elle se rappela le proverbe : « Dans le doute, abstiens-toi. » Puis elle pensa qu’il y a de bons et de mauvais proverbes, les uns à l’usage de l’égoïsme prudent, les autres à celui du dévouement courageux. Elle se leva en se disant :

« Dans le doute, agis, lorsque tu ne compromets que toi-même, et que tu peux espérer être utile à ton ami, à ton semblable. »

Elle achevait à peine sa toilette, qu’elle faisait un peu lentement, car elle était très-affaiblie et brisée par la crise de la veille, et tout en nouant ses beaux cheveux noirs, elle songeait au moyen de faire parvenir promptement et d’une manière sûre le grimoire à la princesse, lorsqu’un grand laquais galonné vint s’informer si elle était seule, et si elle pouvait recevoir une dame qui ne se nommait pas et qui désirait lui parler. La jeune cantatrice maudissait souvent cette sujétion où les artistes de ce temps-là vivaient à l’égard des grands ; elle fut tentée, pour renvoyer la dame importune, de faire répondre que messieurs les chanteurs du théâtre étaient chez elle ; mais elle pensa que si c’était un moyen d’effaroucher la pruderie de certaines dames, c’était le plus sûr pour attirer plus vite certaines autres. Elle se résigna donc à recevoir la visite, et madame de Kleist fut bientôt près d’elle.

La grande dame bien stylée avait résolu d’être charmante avec la cantatrice et de lui faire oublier toutes les distances du rang ; mais elle était gênée, parce que, d’une part, on lui avait dit que cette jeune fille était très-fière, et que de l’autre, étant fort curieuse pour son propre compte, madame de Kleist eût bien voulu la faire causer et pénétrer le fond de ses pensées. Quoiqu’elle fût bonne et inoffensive, cette belle dame avait donc, dans ce moment, quelque chose de faux et de forcé dans toute sa contenance qui n’échappa point à la Porporina. La curiosité est si voisine de la perfidie, qu’elle peut enlaidir les plus beaux visages.

La Porporina connaissait très-bien la figure de madame de Kleist, et son premier mouvement, en voyant chez elle la personne qui lui apparaissait tous les soirs d’opéra dans la loge de la princesse Amélie, fut de lui demander, sous prétexte de nécromancie, dont elle la savait très-friande, une entrevue avec sa maîtresse. Mais n’osant pas se fier à une personne qui avait la réputation d’être un peu extravagante et un peu intrigante par-dessus le marché, elle résolut de la voir venir, et se mit de son côté à l’examiner avec cette tranquille pénétration de la défensive, si supérieure aux attaques de l’inquiète curiosité.

Enfin la glace étant rompue, et la dame ayant présenté la supplique musicale de la princesse, la cantatrice, dissimulant un peu la satisfaction que lui causait cet heureux concours de circonstances, courut chercher plusieurs partitions inédites. Alors se sentant inspirée tout à coup :

« Ah madame, s’écria-t-elle, je mettrai avec joie tous mes petits trésors aux pieds de son Altesse, et je serais bien heureuse, si elle me faisait la grâce de les recevoir de moi-même.

— En vérité, ma belle enfant, dit madame de Kleist, vous désirez de parler à Son Altesse royale ?

— Oui, madame, répondit la Porporina ; je me jetterais à ses pieds et je lui demanderais une grâce, que, j’en suis certaine, elle ne me refuserait pas ; car elle est, dit-on, grande musicienne, et elle doit protéger les artistes. On dit aussi qu’elle est aussi bonne qu’elle est belle. J’ai donc l’espérance que si elle daignait m’entendre, elle m’aiderait à obtenir de Sa Majesté le rappel de mon maître, l’illustre Porpora, qui, ayant été appelé à Berlin, du consentement du roi, en a été chassé et comme banni en mettant le pied sur la frontière, sous prétexte d’un défaut de forme dans son passe-port ; sans que depuis, malgré les assurances et les promesses de Sa Majesté, j’aie pu obtenir le résultat de cette interminable affaire. Je n’ose plus importuner le roi d’une requête qui ne peut l’intéresser que médiocrement et qu’il a toujours oubliée, j’en suis certaine ; mais si la princesse daignait dire un mot aux administrateurs chargés d’expédier cette formalité, j’aurais le bonheur d’être enfin réunie à mon père adoptif, à mon seul appui dans ce monde.

— Ce que vous me dites là m’étonne infiniment, s’écria madame de Kleist. Quoi ! la belle Porporina, que je croyais toute puissante sur l’esprit du monarque, est obligée de recourir à la protection d’autrui pour obtenir une chose qui paraît si simple ? Permettez-moi de croire, en ce cas, que Sa Majesté redoute dans votre père adoptif, comme vous l’appelez, un surveillant trop sévère, ou un conseil trop influent contre lui.

— Je fais de vains efforts, madame, pour comprendre ce que vous me faites l’honneur de me dire, répondit la Porporina avec une gravité qui déconcerta madame de Kleist.

— C’est qu’apparemment je me suis trompée sur l’extrême bienveillance et l’admiration sans bornes que le roi professe pour la plus grande cantatrice de l’univers.

— Il ne convient pas à la dignité de madame de Kleist, reprit la Porporina, de se moquer d’une pauvre artiste inoffensive et sans prétentions.

— Me moquer ! Qui pourrait songer à se moquer d’un ange tel que vous ? vous ignorez vos mérites, mademoiselle, et votre candeur me pénètre de surprise et d’admiration. Tenez, je suis sûre que vous ferez la conquête de la princesse : c’est une personne de premier mouvement. Il ne lui faudra que vous voir de près, pour raffoler de votre personne, comme elle raffole déjà de votre talent.

— On m’avait dit, au contraire, madame, que Son Altesse royale avait toujours été fort sévère pour moi ; que ma pauvre figure avait eu le malheur de lui déplaire, et qu’elle désapprouvait hautement ma méthode de chant.

— Qui a pu vous faire de pareils mensonges ?

— C’est le roi qui en a menti, en ce cas ! répondit la jeune fille avec un peu de malice.

— C’était un piège, une épreuve tentée sur votre modestie et votre douceur, reprit madame de Kleist ; mais comme je tiens à vous prouver que, simple mortelle, je n’ai pas le droit de mentir comme un grand roi très malin, je veux vous emmener à l’heure même dans ma voiture, et vous présenter avec vos partitions chez la princesse.

— Et vous pensez, madame, qu’elle me fera un bon accueil ?

— Voulez-vous vous fier à moi ?

— Et si cependant vous vous trompez, madame, sur qui retombera l’humiliation ?

— Sur moi seule ; je vous autoriserai à dire partout que je me vante de l’amitié de la princesse, et qu’elle n’a pour moi ni estime ni déférence.

— Je vous suis, madame, dit la Porporina, en sonnant pour prendre son manchon et son mantelet. Ma toilette est fort simple ; mais vous me prenez à l’improviste.

— Vous êtes charmante ainsi, et vous allez trouver notre chère princesse dans un négligé encore plus simple. Venez ! »

La Porporina mit le rouleau mystérieux dans sa poche, chargea de partitions la voiture de madame de Kleist, et la suivit résolument, en se disant : Pour un homme qui a exposé sa vie pour moi, je puis bien m’exposer à faire antichambre pour rien chez une petite princesse.

Introduite dans un cabinet de toilette, elle y resta cinq minutes pendant lesquelles l’abbesse et sa confidente échangèrent ce peu de mots dans la pièce voisine :

« Madame, je vous l’amène ; elle est là.

— Déjà ? ô admirable ambassadrice ! Comment faut-il la recevoir ? comment est-elle ?

— Réservée, prudente ou niaise, profondément dissimulée ou admirablement bête.

— Oh ! nous verrons bien ! s’écria la princesse, dont les yeux brillèrent du feu d’un esprit exercé à la pénétration et à la méfiance. Qu’elle entre ! »

Pendant cette courte station dans le cabinet, la Porporina avait observé avec surprise le plus étrange attirail qui ait jamais décoré le sanctuaire des atours d’une belle princesse : sphères, compas, astrolabes, cartes astrologiques, bocaux remplis de mixtures sans nom, têtes de mort, enfin tout le matériel de la sorcellerie. Mon ami ne se trompe pas, pensa-t-elle, et le public est bien informé des secrets de la sœur du roi. Il ne me paraît même pas qu’elle en fasse mystère, puisqu’on me laisse apercevoir ces objets bizarres. Allons, du courage.

L’abbesse de Quedlimburg était alors âgée de vingt-huit à trente ans. Elle avait été jolie comme un ange ; elle l’était encore le soir aux lumières et à distance ; mais en la voyant de près, au grand jour, la Porporina s’étonna de la trouver flétrie et couperosée. Ses yeux bleus, qui avaient été les plus beaux du monde, désormais cernés de rouge comme ceux d’une personne qui vient de pleurer, avaient un éclat maladif et une transparence profonde qui n’inspirait point la confiance. Elle avait été adorée de sa famille et de toute la cour ; et, pendant longtemps, elle avait été la plus affable, la plus enjouée, la plus bienveillante et la plus gracieuse fille de roi dont le portrait ait jamais été tracé dans les romans à grands personnages de l’ancienne littérature patricienne. Mais, depuis quelques années, son caractère s’était altéré comme sa beauté. Elle avait des accès d’humeur, et même de violence, qui la faisaient ressembler à Frédéric par ses plus mauvais côtés. Sans chercher à se modeler sur lui, et même en le critiquant beaucoup en secret, elle était comme invinciblement entraînée à prendre tous les défauts qu’elle blâmait en lui, et à devenir maîtresse impérieuse et absolue, esprit sceptique et amer, savante étroite et dédaigneuse. Et pourtant, sous ces travers affreux qui l’envahissaient chaque jour fatalement, on voyait encore percer une bonté native, un sens droit, une âme courageuse, un cœur passionné. Que se passait-il donc dans l’âme de cette malheureuse princesse ? Un chagrin terrible la dévorait, et il fallait qu’elle l’étouffât dans son sein, qu’elle le portât stoïquement et d’un air enjoué devant un monde curieux, malveillant ou insensible. Aussi, à force de se farder et de se contraindre, avait-elle réussi à développer en elle deux êtres bien distincts : un qu’elle n’osait révéler presque à personne, l’autre qu’elle affichait avec une sorte de haine et de désespoir. On remarquait qu’elle était devenue plus vive et plus brillante dans la conversation ; mais cette gaieté inquiète et forcée était pénible à voir, et on ne pouvait s’en expliquer l’effet glacial et presque effrayant. Tour à tour sensible jusqu’à la puérilité, et dure jusqu’à la cruauté, elle étonnait les autres et s’étonnait elle-même. Des torrents de pleurs éteignaient les feux de sa colère, et puis tout à coup une ironie féroce, un dédain impie l’arrachaient à ces abattements salutaires qu’il ne lui était pas permis de nourrir et de montrer.

La première remarque que fit la Porporina, en l’abordant, fut celle de cette espèce de dualité dans son être. La princesse avait deux aspects, deux visages : l’un caressant, l’autre menaçant ; deux voix : l’une douce et harmonieuse, qui semblait lui avoir été donnée par le ciel pour chanter comme un ange ; l’autre rauque et âpre, qui semblait sortir d’une poitrine brûlante, animée d’un souffle diabolique. Notre héroïne, pénétrée de surprise devant un être si bizarre, partagée entre la peur et la sympathie, se demanda si elle allait être envahie et dominée par un bon ou par un mauvais génie.

De son côté, la princesse trouva la Porporina beaucoup plus redoutable qu’elle ne se l’était imaginée. Elle avait espéré que, dépouillée de ses costumes de théâtre et de ce fard qui enlaidit extrêmement les femmes, quoi qu’on en puisse dire, elle justifierait ce que madame de Kleist lui en avait dit pour la rassurer, qu’elle était plutôt laide que belle. Mais ce teint brun-clair, si uni et si pur, ces yeux noirs si puissants et si doux, cette bouche si franche, cette taille souple, aux mouvements si naturels et si aisés, tout cet ensemble d’une créature honnête, bonne et remplie du calme ou tout au moins de la force intérieure que donnent la droiture et la vraie sagesse, imposèrent à l’inquiète Amélie une sorte de respect et même de honte, comme si elle eût pressenti une âme inattaquable dans sa loyauté.

Les efforts qu’elle fit pour cacher son malaise furent remarqués de la jeune fille, qui s’étonna, comme on peut le croire, de voir une si haute princesse intimidée devant elle. Elle commença donc, pour ranimer une conversation qui tombait d’elle-même à chaque instant, à ouvrir une de ses partitions, où elle avait glissé la lettre cabalistique ; et elle s’arrangea de manière à ce que ce grand papier et ces gros caractères frappassent les regards de la princesse. Dès que l’effet fut produit, elle feignit de vouloir retirer cette feuille, comme si elle eût été surprise de la trouver là ; mais l’abbesse s’en empara précipitamment, en s’écriant :

« Qu’est-ce là, mademoiselle ? Au nom du ciel, d’où cela vous vient-il ?

— S’il faut l’avouer à Votre Altesse, répondit la Porporina d’un air significatif, c’est une opération astrologique que je me proposais de lui présenter, lorsqu’il lui plairait de m’interroger sur un sujet auquel je ne suis pas tout à fait étrangère. »

La princesse fixa ses yeux ardents sur la cantatrice, les reporta sur les caractères magiques, courut à l’embrasure d’une fenêtre, et, ayant examiné le grimoire un instant, elle fit un grand cri, et tomba comme suffoquée dans les bras de madame de Kleist, qui s’était élancée vers elle en la voyant chanceler.

« Sortez, mademoiselle, dit précipitamment la favorite à la Porporina ; passez dans le cabinet, et ne dites rien ; n’appelez personne, personne, entendez-vous ?

— Non, non, qu’elle ne sorte pas… dit la princesse d’une voix étouffée, qu’elle vienne ici… ici, près de moi. Ah ! mon enfant, s’écria-t-elle dès que la jeune fille fut auprès d’elle, quel service vous m’avez rendu ! »

Et saisissant la Porporina dans ses bras maigres et blancs, animés d’une force convulsive, la princesse la serra sur son cœur et couvrit ses joues de baisers saccadés et pointus dont la pauvre enfant se sentit le visage tout meurtri et l’âme toute consternée.

« Décidément, ce pays-ci rend fou, pensa-t-elle ; j’ai cru plusieurs fois le devenir, et je vois bien que les plus grands personnages le sont encore plus que moi. Il y a de la démence dans l’air. »

La princesse lui détacha enfin ses bras du cou, pour les jeter autour de celui de madame de Kleist, en criant et en pleurant, et en répétant de sa voix la plus étrange :

« Sauvé ! sauvé ! il est sauvé ! mes amies, mes bonnes amies ! Trenck s’est enfui de la forteresse de Glatz ; il se sauve, il court, il court encore !… »

Et la pauvre princesse tomba dans un accès de rire convulsif, entrecoupé de sanglots qui faisaient mal à voir et à entendre.

« Ah ! madame, pour l’amour du ciel, contenez votre joie ! dit madame de Kleist ; prenez garde qu’on ne vous entende ! »

En ramassant la prétendue cabale, qui n’était autre chose qu’une lettre en chiffres du baron de Trenck, elle aida la princesse à en poursuivre la lecture, que celle-ci interrompit mille fois par les éclats d’une joie fébrile et quasi forcenée.