La Comtesse de Rudolstadt (Œuvres illustrées)/Chapitre 34

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XXXIV.

« Informée minutieusement, par les soins de Marcus, de tout ce qui se passait au château des Géants, je n’eus pas plus tôt appris la résolution que l’on avait prise de faire voyager Albert, et la direction qu’il devait suivre, que je courus me mettre sur son passage. Ce fut l’époque de ces voyages dont je vous parlais tout à l’heure, et dans plusieurs desquels Marcus m’accompagna. Le gouverneur et les domestiques qu’on avait donnés à Albert ne m’avaient point connue ; je ne craignais donc point leurs regards. J’étais si impatiente de voir mon fils, que j’eus bien de la peine à m’en abstenir, en voyageant derrière lui à quelques heures de distance, et à gagner ainsi Venise, où il devait faire sa première station. Mais j’étais résolue à ne point me montrer à lui sans une espèce de solennité mystérieuse ; car mon but n’était pas seulement l’ardent instinct maternel qui me poussait dans ses bras, j’avais un dessein plus sérieux, un devoir plus maternel encore à remplir ; je voulais arracher Albert aux superstitions étroites dans lesquelles on avait essayé de l’enlacer. Je devais m’emparer de son imagination, de sa confiance, de son esprit, de son âme tout entière. Je le croyais fervent catholique, et à cette époque il l’était en apparence. Il suivait régulièrement toutes les pratiques extérieures du culte romain. Les personnes qui avaient informé Marcus de ces détails ignoraient le fond du cœur d’Albert. Son père et sa tante ne le connaissaient guère davantage. Ils ne trouvaient à lui reprocher qu’un rigorisme farouche, une manière trop naïve et trop ardente d’interpréter l’Évangile. Ils ne comprenaient pas que, dans sa logique rigide et dans sa loyale candeur, mon noble enfant, obstiné à la pratique du vrai christianisme, était déjà un hérétique passionné, incorrigible. J’étais un peu effrayée de ce gouverneur jésuite qu’on avait attaché à ses pas ; je craignais de ne pouvoir l’approcher sans être observée et contrariée par un Argus fanatique. Mais je sus bientôt que l’indigne abbé *** ne s’occupait pas même de sa santé, et qu’Albert, négligé aussi par des valets auxquels il lui répugnait de commander, vivait à peu près seul et livré à lui-même dans toutes les villes où il faisait quelque séjour. J’observais avec anxiété tous ses mouvements. Logée à Venise dans le même hôtel que lui, je le rencontrai enfin seul et rêveur dans les escaliers, dans les galeries, sur les quais. Oh ! vous pouvez bien deviner comme mon cœur battit à sa vue, comme mes entrailles s’émurent, et quels torrents de larmes s’échappèrent de mes yeux consternés et ravis ! Il me semblait si beau, si noble, et si triste, hélas ! cet unique objet permis à mon amour sur la terre ! je le suivis avec précaution. La nuit approchait. Il entra dans l’église de Saints-Jean-et-Paul, une austère basilique remplie de tombeaux que vous connaissez bien sans doute. Albert s’agenouilla dans un coin ; je m’y glissai avec lui : je me cachai derrière une tombe. L’église était déserte ; l’obscurité devenait à chaque instant plus profonde. Albert était immobile comme une statue. Cependant il paraissait plongé dans la rêverie plutôt que dans la prière. La lampe du sanctuaire éclairait faiblement ses traits. Il était si pâle ! j’en fus effrayée. Son œil fixe, ses lèvres entr’ouvertes, je ne sais quoi de désespéré dans son attitude et dans sa physionomie, me brisèrent le cœur ; je tremblais comme la flamme vacillante de la lampe. Il me semblait que si je me révélais à lui en cet instant, il allait tomber anéanti. Je me rappelai tout ce que Marcus m’avait dit de sa susceptibilité nerveuse et du danger des brusques émotions sur une organisation aussi impressionnable. Je sortis pour ne pas céder aux élans de mon amour. J’allai l’attendre sous le portique. J’avais jeté sur mes vêtements, d’ailleurs fort simples et fort sombres, une mante brune dont le capuchon cachait mon visage et me donnait l’aspect d’une femme du peuple de ce pays. Lorsqu’il sortit, je fis involontairement un pas vers lui ; il s’arrêta, et, me prenant pour une mendiante, il prit au hasard une pièce d’or dans sa poche, et me la présenta. Oh ! avec quel orgueil et quelle reconnaissance je reçus cette aumône ! Tenez, Consuelo, c’est un sequin de Venise ; je l’ai fait percer pour y passer une chaîne, et je le porte toujours sur mon sein comme un bijou précieux, comme une relique. Il ne m’a jamais quitté depuis ce jour-là, ce gage que la main de mon enfant avait sanctifié. Je ne fus pas maîtresse de mon transport ; je saisis cette main chérie, et je la portai à mes lèvres. Il la retira avec une sorte d’effroi ; elle était trempée de mes pleurs.



Mais l’apparition d’une femme au milieu de la nuit… (Page 126.)

« — Que faites-vous, femme ? me dit-il d’une voix dont le timbre pur et sonore retentit jusqu’au fond de mes os. Pourquoi me bénissez-vous ainsi pour un si faible don ? Sans doute vous êtes bien malheureuse, et je vous ai donné trop peu. Que vous faut-il pour ne plus souffrir ? Parlez. Je veux vous consoler ; j’espère que je le pourrai. »

« Et il prit dans ses mains, sans le regarder, tout l’or qu’il avait sur lui.

« — Tu m’as assez donné, bon jeune homme, lui répondis-je : je suis satisfaite.

« — Mais pourquoi pleurez-vous, me dit-il, frappé des sanglots qui étouffaient ma voix : vous avez donc quelque chagrin auquel ma richesse ne peut remédier ?

« — Non, repris-je, je pleure d’attendrissement et de joie.

« — De joie ! Il y a donc des larmes de joie ? et de telles larmes pour une pièce d’or ! Ô misère humaine ! Femme, prends tout le reste, je t’en prie ; mais ne pleure pas de joie. Songe à tes frères les pauvres, si nombreux, si avilis, si misérables, et que je ne puis pas soulager tous ! »

« Il s’éloigna en soupirant. Je n’osai pas le suivre, de peur de me trahir. Il avait laissé son or sur le pavé, en me le tendant avec une sorte de hâte de s’en débarrasser. Je le ramassai, et j’allai le mettre dans le tronc aux aumônes, afin de satisfaire la noble charité de mon fils. Le lendemain, je l’épiai encore, et je le vis entrer à Saint-Marc ; j’avais résolu d’être plus forte et plus calme, je le fus. Nous étions encore seuls, dans la demi-obscurité de l’église. Il rêva encore longtemps, et tout à coup je l’entendis murmurer d’une voix profonde en se relevant :

« — Ô Christ ! ils te crucifient tous les jours de leur vie !

« — Oui ! lui répondis-je, lisant à moitié dans sa pensée, les pharisiens et les docteurs de la loi ! »



Je sais comme eux me tapir… (Page 135.)

« Il tressaillit, garda le silence un instant, et dit à voix basse, sans se retourner, sans chercher à voir qui lui parlait ainsi :

« — Encore la voix de ma mère !

« Consuelo, je faillis m’évanouir en entendant Albert évoquer ainsi mon souvenir, et garder dans la mémoire de son cœur l’instinct de cette divination filiale. Pourtant la crainte de troubler sa raison, déjà si exaltée, m’arrêta encore ; j’allai encore l’attendre sous le porche, et quand il passa, satisfaite de le voir, je ne m’approchai pas de lui. Mais il m’aperçut et recula avec un mouvement d’effroi.

« — Signora, me dit-il après un instant d’hésitation, pourquoi mendiez-vous aujourd’hui ? Est-ce donc une profession en effet, comme le disent les riches impitoyables ! N’avez-vous pas de famille ? Ne pouvez-vous être utile à quelqu’un, au lieu d’errer la nuit comme un spectre autour des églises ? Ce que je vous ai donné hier ne suffit-il pas pour vous mettre à l’abri aujourd’hui ? Voulez-vous donc accaparer la part qui peut revenir à vos frères ?

« — Je ne mendie pas, lui répondis-je. J’ai mis ton or dans le tronc des pauvres, excepté un sequin que je veux garder pour l’amour de toi.

« — Qui êtes-vous donc ? s’écria-t-il en me saisissant le bras ; votre voix me remue jusqu’au fond de l’âme. Il me semble que je vous connais. Montrez-moi votre visage !… Mais non ! Je ne veux pas le voir, vous me faites peur.

« — Oh ! Albert ! lui dis-je hors de moi et oubliant toute prudence, toi aussi, tu as donc peur de moi ?

« Il frémit de la tête aux pieds, et murmura encore avec une expression de terreur et de respect religieux :

« — Oui, c’est sa voix, la voix de ma mère !

« — J’ignore qui est ta mère, repris-je effrayée de mon imprudence. Je sais seulement ton nom, parce que les pauvres le connaissent déjà. D’où vient que je t’effraie ? Ta mère est donc morte ?

« — Ils disent qu’elle est morte, répondit-il ; mais ma mère n’est pas morte pour moi.

« — Où vit-elle donc ?

« — Dans mon cœur, dans ma pensée, continuellement, éternellement. J’ai rêvé sa voix, j’ai rêvé ses traits, cent fois, mille fois. »

« Je fus effrayée autant que charmée de cette impérieuse expansion qui le portait ainsi vers moi. Mais je voyais en lui des signes d’égarement. Je vainquis ma tendresse pour le calmer.

« — Albert, lui dis-je, j’ai connu votre mère ; j’ai été son amie. J’ai été chargée par elle de vous parler d’elle un jour, quand vous seriez en âge de comprendre ce que j’ai à vous dire. Je ne suis pas ce que je parais. Je ne vous ai suivi hier et aujourd’hui que pour avoir l’occasion de m’entretenir avec vous. Écoutez-moi donc avec calme, et ne vous laissez pas troubler par de vaines superstitions. Voulez-vous me suivre sous les arcades des Procuraties, qui sont maintenant désertes, et causer avec moi ? Vous sentez-vous assez tranquille, assez recueilli pour cela ?

« — Vous, l’amie de ma mère ! s’écria-t-il. Vous, chargée par elle de me parler d’elle ? Oh ! oui, parlez, parlez ; vous voyez bien que je ne me trompais pas, qu’une voix intérieure m’avertissait ! Je sentais qu’il y avait quelque chose d’elle en vous. Non, je ne suis pas superstitieux, je ne suis pas insensé ; seulement j’ai le cœur plus vivant et plus accessible que bien d’autres à certaines choses que les autres ne comprennent pas et ne sentent pas. Vous comprendrez cela, vous, si vous avez compris ma mère. Parlez-moi donc d’elle ; parlez-moi encore avec sa voix, avec son esprit. »

« Ayant ainsi réussi, quoique imparfaitement, à donner le change à son émotion, je l’emmenai sous les arcades, et je commençai par l’interroger sur son enfance, sur ses souvenirs, sur les principes qu’on lui avait donnés, sur l’idée qu’il se faisait des principes et des idées de sa mère. Les questions que je lui faisais lui prouvaient bien que j’étais au courant des secrets de sa famille, et capable de comprendre ceux de son cœur. Ô ma fille ! quel orgueil enthousiaste s’empara de moi, quand je vis l’amour ardent qu’Albert nourrissait pour moi, la foi qu’il avait dans ma piété et dans ma vertu, l’horreur que lui inspirait la répulsion superstitieuse des catholiques de Riesenburg pour ma mémoire ; la pureté de son âme, la grandeur de son sentiment religieux et patriotique, enfin, tous ces sublimes instincts qu’une éducation catholique n’avait pu étouffer en lui ! Mais, en même temps, quelle douleur profonde m’inspira la précoce et incurable tristesse de cette jeune âme, et les combats qui la brisaient déjà, comme on s’était efforcé de briser la mienne ! Albert se croyait encore catholique. Il n’osait pas se révolter ouvertement contre les arrêts de l’Église. Il avait besoin de croire à une religion constituée. Déjà instruit et méditatif plus que son âge ne le comportait (il avait à peine vingt ans), il avait réfléchi beaucoup sur la longue et funèbre histoire des hérésies, et il ne pouvait se résoudre à condamner certaines de nos doctrines. Forcé pourtant de croire aux égarements des novateurs, si exagérés et si envenimés par les historiens ecclésiastiques, il flottait dans une mer d’incertitudes, tantôt condamnant la révolte, tantôt maudissant la tyrannie, et ne pouvant rien conclure, sinon que des hommes de bien s’étaient égarés dans leurs tentatives de réforme, et que des hommes de sang avaient souillé le sanctuaire en voulant le défendre.

« Il fallait donc porter la lumière dans son esprit, faire la part des fautes et des excès dans les deux camps, lui apprendre à embrasser courageusement la défense des novateurs, tout en déplorant leurs inévitables emportements, l’exhorter à abandonner le parti de la ruse, de la violence et de l’asservissement, tout en reconnaissant l’excellence de certaine mission dans un passé plus éloigné. Je n’eus pas de peine à l’éclairer. Il avait déjà prévu, déjà deviné, déjà conclu avant que j’eusse achevé de prouver. Ses admirables instincts répondaient à mes inspirations ; mais, quand il eut achevé de comprendre, une douleur plus accablante que celle de l’incertitude s’empara de son âme consternée. La vérité n’était donc reconnue nulle part sur la terre ! La loi de Dieu n’était plus vivante dans aucun sanctuaire ! Aucun peuple, aucune caste, aucune école ne pratiquait la vertu chrétienne et ne cherchait à l’éclaircir et à la développer ! Catholiques et protestants avaient abandonné les voies divines ! Partout régnait la loi du plus fort, partout le faible était enchaîné et avili ; le Christ était crucifié tous les jours sur tous les autels érigés par les hommes ! La nuit s’écoula dans cet entretien amer et pénétrant. Les horloges sonnèrent lentement les heures sans qu’Albert songeât à les compter. Je m’effrayais de cette puissance de tension intellectuelle, qui me faisait pressentir chez lui tant de goût pour la lutte et tant de facultés pour la douleur. J’admirais la mâle fierté et l’expression déchirante de mon noble et malheureux enfant ; je me retrouvais en lui tout entière ; je croyais lire dans ma vie passée et recommencer avec lui l’histoire des longues tortures de mon cœur et de mon cerveau ; je contemplais, sur son large front éclairé par la lune, l’inutile beauté extérieure et morale de ma jeunesse solitaire et incomprise ; je pleurais sur lui et sur moi en même temps. Ces plaintes furent longues et déchirantes. Je n’osais pas encore lui livrer les secrets de notre conspiration ; je craignais qu’il ne les comprît pas tout de suite, et que, dans sa douleur, il ne les rejetât comme d’inutiles et dangereux efforts. Inquiète de le voir veiller et marcher si longtemps, je lui promis de lui faire entrevoir un port de salut s’il consentait à attendre, et à se préparer à d’austères confidences ; j’émus doucement son imagination dans l’attente d’une révélation nouvelle, et je le ramenai à l’hôtel où nous demeurions tous deux, en lui promettant un nouvel entretien, que je reculai de plusieurs jours, afin de ne pas abuser de l’excitation de ses facultés.

« Au moment de me quitter, il songea seulement à me demander qui j’étais.

« — Je ne puis vous le dire, lui répondis-je ; je porte un nom supposé ; j’ai des raisons pour me cacher ; ne parlez de moi à personne.

« Il ne me fit jamais d’autres questions, et parut se contenter de ma réponse ; mais sa délicate réserve fut accompagnée d’un autre sentiment étrange comme son caractère, et sombre comme ses habitudes mentales. Il m’a dit, bien longtemps après, qu’il m’avait toujours prise dès lors pour l’âme de sa mère, lui apparaissant sous une forme réelle et avec des circonstances explicables pour le vulgaire, mais surnaturelles en effet. Ainsi, mon cher Albert s’obstinait à me reconnaître en dépit de moi-même. Il aimait mieux inventer un monde fantastique que de douter de ma présence, et je ne pouvais pas réussir à tromper l’instinct victorieux de son cœur. Tous mes efforts pour ménager son exaltation ne servaient qu’à le fixer dans une sorte de délire calme et contenu, qui n’avait ni contradicteur ni confident, pas même moi qui en étais l’objet. Il se soumettait religieusement à la volonté du spectre qui lui défendait de le reconnaître et de le nommer, mais il persistait à se croire sous la puissance d’un spectre.

« De cette effrayante tranquillité qu’Albert portait dès lors dans les égarements de son imagination, de ce courage sombre et stoïque qui lui a fait toujours affronter sans pâlir les fantômes enfantés par son cerveau, résulta pour moi pendant longtemps une erreur funeste. Je ne sus pas l’idée bizarre qu’il se faisait de ma réapparition sur la terre. Je crus qu’il m’acceptait pour une mystérieuse amie de sa défunte mère et de sa propre jeunesse. Je m’étonnai, il est vrai, du peu de curiosité qu’il me témoignait et du peu d’étonnement que lui causait l’assiduité de mes soins : mais ce respect aveugle, cette soumission délicate, cette absence d’inquiétude pour toutes les réalités de la vie, paraissaient si conformes à son caractère recueilli, rêveur et contemplatif, que je ne cherchai pas assez à m’en rendre compte, et à en sonder les causes secrètes. En travaillant donc à fortifier son raisonnement contre l’excès de son enthousiasme, j’aidai, sans le savoir, à développer en lui cette sorte de démence à la fois sublime et déplorable dont il a été si longtemps le jouet et la victime.

« Peu à peu, dans une suite d’entretiens qui n’eurent jamais ni confidents ni témoins, je lui développai les doctrines dont notre ordre s’est fait le dépositaire et le propagateur occulte. Je l’initiai à notre projet de régénération universelle. À Rome, dans les souterrains réservés à nos mystères, Marcus le présenta et le fit admettre aux premiers grades de la maçonnerie, mais en se réservant de lui révéler d’avance les symboles cachés sous ces formes vagues et bizarres, dont l’interprétation multiple se prête si bien à la mesure d’intelligence et de courage des adeptes. Pendant sept ans je suivis mon fils dans tous ses voyages, partant toujours des lieux qu’il abandonnait un jour après lui, et arrivant à ceux qu’il allait visiter le lendemain de son arrivée. J’eus soin de me loger toujours à une certaine distance, et de ne jamais me montrer, ni à son gouverneur, ni à ses valets qu’il eut, au reste, d’après mon avis, la précaution de changer souvent, et de tenir toujours éloignés de sa personne. Je lui demandais quelquefois s’il n’était pas surpris de me retrouver partout.

« — Oh non ! me répondait-il ; je sais bien que vous me suivrez partout. »

« Et lorsque je voulus lui faire exprimer le motif de cette confiance :

« — Ma mère vous a chargée de me donner la vie, répondait-il, et vous savez bien que si vous m’abandonniez maintenant, je mourrais. »

« Il parlait toujours d’une manière exaltée et comme inspirée. Je m’habituai à le voir ainsi, et je devins ainsi moi-même, à mon insu, en parlant avec lui. Marcus m’a souvent reproché, et je me suis souvent reproché moi-même d’avoir entretenu de la sorte la flamme intérieure qui dévorait Albert. Marcus eût voulu l’éclairer par des leçons plus positives, et par une logique plus froide ; mais en d’autres moments je me suis rassurée en pensant que, faute des aliments que je lui fournissais, cette flamme l’eût consumé plus vite et plus cruellement. Mes autres enfants avaient annoncé les mêmes dispositions à l’enthousiasme ; on avait comprimé leur âme ; on avait travaillé à les éteindre comme des flambeaux dont on redoute l’éclat. Ils avaient succombé avant d’avoir la force de résister. Sans mon souffle qui ranimait sans cesse dans un air libre et pur l’étincelle sacrée, l’âme d’Albert eût été peut-être rejoindre celle de ses frères, de même que sans le souffle de Marcus, je me fusse éteinte avant d’avoir vécu. Je m’attachais d’ailleurs à distraire souvent son esprit de cette éternelle aspiration vers les choses idéales. Je lui conseillai, j’exigeai de lui des études positives ; il m’obéit avec douceur, avec conscience. Il étudia les sciences naturelles, les langues des divers pays qu’il parcourait : il lut énormément ; il cultiva même les arts et s’adonna sans maître à la musique. Tout cela ne fut qu’un jeu, un repos pour sa vive et large intelligence. Étranger à tous les enivrements de son âge, ennemi-né du monde et de ses vanités, il vivait partout dans une profonde retraite, et, résistant avec opiniâtreté aux conseils de son gouverneur, il ne voulut pénétrer dans aucun salon, être poussé dans aucune cour. C’est à peine s’il vit, dans deux ou trois capitales, les plus anciens et les plus sérieux amis de son père. Il se composa devant eux un maintien grave et réservé qui ne donna aucune prise à leur critique, et il n’eut d’expansion et d’intimité qu’avec quelques adeptes de notre ordre, auxquels Marcus le recommanda particulièrement. Au reste, il nous pria de ne point exiger de lui qu’il s’occupât de propagande avant de sentir éclore en lui le don de la persuasion, et il me déclara souvent avec franchise qu’il ne l’avait point, parce qu’il n’avait pas encore une foi assez complète dans l’excellence de nos moyens. Il se laissa conduire de grade en grade comme un élève docile ; mais, examinant tout avec une sévère logique et une scrupuleuse loyauté, il se réservait toujours, me disait-il, le droit de nous proposer des réformes et des améliorations quand il se sentirait suffisamment éclairé pour oser se livrer à son inspiration personnelle. Jusque-là il voulait rester humble, patient et soumis aux formes établies dans notre société secrète. Plongé dans l’étude et la méditation, il tenait son gouverneur en respect par le sérieux de son caractère et la froideur de son maintien. L’abbé en vint donc à le considérer comme un triste pédant, et à s’éloigner de lui le plus possible, pour ne s’occuper que des intrigues de son ordre. Albert fit même d’assez longues résidences en France et en Angleterre sans qu’il l’accompagnât ; il était souvent à cent lieues de lui, et se bornait à lui donner rendez-vous lorsqu’il voulait voir une autre contrée : encore souvent ne voyagèrent-ils pas ensemble. À ces époques j’eus la plus grande liberté de voir mon fils, et sa tendresse exclusive me paya au centuple des soins que je lui rendais. Ma santé s’était raffermie. Ainsi qu’il arrive parfois aux constitutions profondément altérées de se faire une habitude de leurs maux et de ne les plus sentir, je ne m’apercevais presque plus des miens. La fatigue, les veilles, les longs entretiens, les courses pénibles, au lieu de m’abattre, me soutenaient dans une fièvre lente et continue, qui était devenue et qui est restée mon état normal. Frêle et tremblante comme vous me voyez, il n’est plus de travaux et de lassitudes que je ne puisse supporter mieux que vous, belle fleur du printemps. L’agitation est devenue mon élément, et je m’y repose en marchant toujours, comme ces courriers de profession qui ont appris à dormir en galopant sur leur cheval.

« Cette expérimentation de ce que peut supporter et accomplir une âme énergique dans un corps maladif, m’a rendue plus confiante à la force d’Albert. Je me suis accoutumée à le voir parfois languissant et brisé comme moi, animé et fébrile comme moi à d’autres heures. Nous avons souvent souffert ensemble des mêmes douleurs physiques, résultat des mêmes émotions morales ; et jamais peut-être notre intimité n’a été plus douce et plus tendre qu’à ces heures d’épreuve, où la même fièvre brûlait nos veines, où le même anéantissement confondait nos faibles soupirs. Combien de fois il nous a semblé que nous étions le même être ! Combien de fois nous avons rompu le silence où nous plongeait la même rêverie pour nous adresser mutuellement les mêmes paroles ! Combien de fois enfin, agités ou brisés en sens contraires, nous nous sommes communiqué, en nous serrant la main, la langueur ou l’animation l’un de l’autre ! Que de bien et de mal nous avons connu en commun ! Ô mon fils ! ô mon unique passion ! ô la chair de ma chair et les os de mes os ! que de tempêtes nous avons traversées, couverts de la même égide céleste ! à combien de ravages nous avons résisté en nous serrant l’un contre l’autre, et en prononçant la même formule de salut : amour, vérité, justice !

« Nous étions en Pologne aux frontières de la Turquie, et Albert, ayant parcouru toutes les initiations successives de la maçonnerie et des grades supérieurs qui forment le dernier anneau entre cette société préparatoire et la nôtre, allait diriger ses pas vers cette partie de l’Allemagne où nous sommes, afin d’y être admis au banquet sacré des Invisibles, lorsque le comte Christian de Rudolstadt le rappela auprès de lui. Ce fut un coup de foudre pour moi. Quant à mon fils, malgré tous les soins que j’avais pris pour l’empêcher d’oublier sa famille, il ne l’aimait plus que comme un tendre souvenir du passé ; il ne comprenait plus l’existence avec elle. Il ne nous vint pourtant pas à l’esprit de résister à cet ordre formulé avec la dignité froide et la confiance de l’autorité paternelle, telle qu’on l’entend dans les familles catholiques et patriciennes de notre pays. Albert se prépara à me quitter, sans savoir pour combien de temps on nous séparait, mais sans pouvoir imaginer qu’il ne dût pas me revoir bientôt, et resserrer avec Marcus les liens de l’association qui le réclamait. Albert avait peu la notion du temps, et encore moins l’appréciation des éventualités matérielles de la vie.

« — Est-ce que nous nous quittons ? me disait-il en me voyant pleurer malgré moi ; nous ne pouvons pas nous quitter. Toutes les fois que je vous ai appelée au fond de mon cœur, vous m’êtes apparue. Je vous appellerai encore.

« — Albert, Albert ! lui répondis-je, je ne puis pas te suivre cette fois où tu vas.

« Il pâlit et se serra contre moi comme un enfant effrayé. Le moment était venu de lui révéler mon secret :

« — Je ne suis pas l’âme de ta mère, lui dis-je après quelque préambule ; je suis ta mère elle-même.

« — Pourquoi me dites-vous cela ? reprit-il avec un sourire étrange ; est-ce que je ne le savais pas ? est-ce que nous ne nous ressemblons pas ? est-ce que je n’ai pas vu votre portrait à Riesenburg ? est-ce que je vous avais oubliée, d’ailleurs ? est-ce que je ne vous avais pas toujours vue, toujours connue ?

« — Et tu n’étais pas surpris de me voir vivante, moi que l’on croit ensevelie dans la chapelle du château des Géants ?

« — Non, me répondit-il, je n’étais pas surpris ; j’étais trop heureux pour cela. Dieu a le pouvoir des miracles, et ce n’est point aux hommes de s’en étonner. »

« L’étrange enfant eut plus de peine à comprendre les effrayantes réalités de mon histoire que le prodige dont il s’était bercé. Il avait cru à ma résurrection comme à celle du Christ ; il avait pris à la lettre mes doctrines sur la transmission de la vie ; il y croyait avec excès, c’est-à-dire qu’il ne s’étonnait pas de me voir conserver le souvenir et la certitude de mon individualité, après avoir dépouillé mon corps pour en revêtir une autre. Je ne sais pas même si je le convainquis que ma vie n’avait pas été interrompue par mon évanouissement et que mon enveloppe mortelle n’était pas restée dans le sépulcre. Il m’écoutait avec une physionomie distraite et cependant enflammée, comme s’il eût entendu sortir de ma bouche d’autres paroles que celles que je prononçais. Il se passa en lui, en ce moment, quelque chose d’inexplicable. Un lien terrible retenait encore l’âme d’Albert sur le bord de l’abîme. La vie réelle ne pouvait pas encore s’emparer de lui avant qu’il eût subi cette dernière crise dont j’étais sortie miraculeusement, cette mort apparente qui devait être en lui le dernier effort de la notion d’éternité luttant contre la notion du temps. Mon cœur se brisa en se séparant de lui ; un douloureux pressentiment m’avertissait vaguement qu’il allait entrer dans cette phase pour ainsi dire climatérique, qui avait si violemment ébranlé mon existence, et que l’heure n’était pas loin où Albert serait anéanti ou renouvelé. J’avais remarqué en lui une tendance à l’état cataleptique. Il avait eu sous mes yeux des accès de sommeil si longs, si profonds, si effrayants ; sa respiration était alors si faible, son pouls si peu sensible, que je ne cessais de dire ou d’écrire à Marcus : « Ne laissons jamais ensevelir Albert, ou ne craignons pas de briser sa tombe. » Malheureusement pour nous, Marcus ne pouvait plus se présenter au château des Géants ; il ne pouvait plus mettre le pied sur les terres de l’Empire. Il avait été gravement compromis dans une insurrection à Prague, à laquelle en effet son influence n’avait pas été étrangère. Il n’avait échappé que par la fuite à la rigueur des lois autrichiennes. Dévorée d’inquiétude, je revins ici. Albert m’avait promis de m’écrire tous les jours. Je me promis, de mon côté, aussitôt qu’une lettre me manquerait, de partir pour la Bohême, et de me présenter à Riesenburg, à tout risque, à tout événement.

« La douleur de notre séparation lui fut d’abord moins cruelle qu’à moi. Il ne comprit pas ce qui se passait ; il sembla ne pas y croire. Mais quand il fut rentré sous ce toit funeste où l’air semble être un poison pour la poitrine ardente des descendants de Ziska, il reçut une commotion terrible dans tout son être ; il courut s’enfermer dans la chambre que j’avais habitée ; il m’y appela, et, ne m’y voyant pas reparaître, il se persuada que j’étais morte une seconde fois, et que je ne lui serais plus rendue dans le cours de sa vie présente. Du moins, c’est ainsi qu’il m’a expliqué depuis ce qui se passa en lui à cette heure fatale où sa raison et sa foi furent ébranlées pour des années entières. Il regarda longtemps mon portrait. Un portrait ne ressemble jamais qu’imparfaitement, et ce sentiment particulier que l’artiste a eu de nous, est toujours si au-dessous de celui que conçoivent et conservent les êtres dont nous sommes ardemment aimés, qu’aucune ressemblance ne peut les satisfaire ; elle les afflige même et les indigne parfois. Albert, en comparant cette représentation de ma jeunesse et de ma beauté passée, ne retrouva pas sa vieille mère chérie, ses cheveux gris qui lui semblaient plus augustes, et cette pâleur flétrie qui parlait à son cœur. Il s’éloigna du portrait avec terreur et reparut devant ses parents, sombre, taciturne, consterné. Il alla visiter ma tombe ; il y fut saisi de vertige et d’épouvante. L’idée de la mort lui parut monstrueuse ; et cependant, pour le consoler, son père lui dit que j’étais là, qu’il fallait s’y agenouiller et prier pour le repos de mon âme.

« — Le repos ! s’écria Albert hors de lui, le repos de l’âme ! non, l’âme de ma mère n’est pas faite pour un pareil néant, non plus que la mienne. Ni ma mère ni moi ne voulons nous reposer dans une tombe. Jamais, jamais ! cette caverne catholique, ces sépulcres scellés, cet abandon de la vie, ce divorce entre le ciel et la terre, entre le corps et l’âme, me font horreur ! »

« C’est par de pareils discours qu’Albert commença à répandre l’effroi dans l’âme simple et timide de son père. On rapporta ses paroles au chapelain, pour qu’il essayât de les expliquer. Cet homme borné n’y vit qu’un cri arraché par le sentiment de ma damnation éternelle. La crainte superstitieuse qui se répandit dans les esprits autour d’Albert, les efforts de sa famille pour le ramener à la soumission catholique, réussirent bientôt à le torturer, et son exaltation prit tout à fait le caractère maladif que vous lui avez vu. Ses idées se confondirent : à force de voir et de toucher les preuves de ma mort, il oublia qu’il m’avait connue vivante, et je ne lui semblai plus qu’un spectre fugitif toujours prêt à l’abandonner. Sa fantaisie évoqua ce spectre et ne lui prêta plus que des discours incohérents, des cris douloureux, des menaces sinistres. Quand le calme lui revenait, sa raison restait comme voilée sous un nuage. Il avait perdu la mémoire des choses récentes ; il se persuadait avoir fait un rêve de huit années auprès de moi, ou plutôt ces huit années de bonheur, d’activité, de force, lui apparaissaient comme le songe d’une heure.

« Ne recevant aucune lettre de lui, j’allais courir vers lui : Marcus me retint. La poste, disait-il, interceptait nos lettres, ou la famille de Rudolstadt les supprimait. Il recevait toujours, par son fidèle correspondant, des nouvelles de Riesenburg ; mon fils passait pour calme, bien portant, heureux dans sa famille. Vous savez quels soins on prenait pour cacher sa situation, et on les prit avec succès durant les premiers temps.

« Dans ses voyages, Albert avait connu le jeune Trenck ; il s’était lié avec lui d’une amitié chaleureuse. Trenck, aimé de la princesse de Prusse, et persécuté par le roi Frédéric, écrivit à mon fils ses joies et ses malheurs ; il l’engageait ardemment à venir le trouver à Dresde, pour lui donner conseil et assistance. Albert fit ce voyage, et à peine eut-il quitté le sombre château de Riesenburg, que la mémoire, le zèle, la raison, lui revinrent. Trenck avait rencontré mon fils dans la milice des néophytes Invisibles. Là ils s’étaient compris et juré une fraternité chevaleresque. Informé par Marcus de leur projet d’entrevue, je courus à Dresde, je revis Albert, je le suivis en Prusse, où il s’introduisit dans le palais des rois sous un déguisement pour servir l’amour de Trenck et remplir un message des Invisibles. Marcus jugeait que cette activité et la conscience d’un rôle utile et généreux sauveraient Albert de sa dangereuse mélancolie. Il avait raison ; Albert reprenait à la vie parmi nous ; Marcus voulait, au retour, l’amener ici et l’y garder quelque temps dans la société des plus vénérables chefs de l’ordre ; il était convaincu qu’en respirant cette véritable atmosphère vitale de son âme supérieure, Albert recouvrerait la lucidité de son génie. Mais une circonstance fâcheuse troubla tout à coup la confiance de mon fils. Il avait rencontré sur son chemin l’imposteur Cagliostro, initié par l’imprudence des rose-croix à quelques-uns de leurs mystères. Albert, depuis longtemps reçu rose-croix, avait dépassé ce grade, et présida une de leurs assemblées comme grand-maître. Il vit alors de près ce qu’il n’avait fait encore que pressentir. Il toucha tous ces éléments divers qui composent les affiliations maçonniques ; il reconnut l’erreur, l’engouement, la vanité, l’imposture, la fraude même qui commençaient dès lors à se glisser dans ces sanctuaires déjà envahis par la démence et les vices du siècle. Cagliostro, avec sa police vigilante des petits secrets du monde, qu’il présentait comme les révélations d’un esprit familier, avec son éloquence captieuse qui parodiait les grandes inspirations révolutionnaires, avec son art prestigieux qui évoquait de prétendues ombres ; Cagliostro, l’intrigant et le cupide, fit horreur au noble adepte. La crédulité des gens du monde, la superstition mesquine d’un grand nombre de francs-maçons, l’avidité honteuse qu’excitaient les promesses de la pierre philosophale et tant d’autres misères du temps où nous vivons, portèrent dans son âme une lumière funeste. Dans sa vie de retraite et d’études, il n’avait pas assez deviné la race humaine ; il ne s’était point préparé à la lutte avec tant de mauvais instincts. Il ne put souffrir tant de misères. Il voulait qu’on démasquât et qu’on chassât honteusement des abords de nos temples les charlatans et les sorciers. Il ne pouvait admettre qu’on dût supporter le concours dégradant de Cagliostro, parce qu’il était trop tard pour s’en défaire, parce que cet homme irrité pouvait perdre beaucoup d’hommes estimables ; tandis que, flatté de leur protection et d’une apparence de confiance, il pouvait rendre beaucoup de services à la cause sans la connaître véritablement. Albert s’indigna et prononça sur notre œuvre l’anathème d’une âme ferme et ardente ; il nous prédit que nous échouerions pour avoir laissé l’alliage pénétrer trop avant dans la chaîne d’or. Il nous quitta en disant qu’il allait réfléchir à ce que nous nous efforcions de lui faire comprendre des nécessités terribles de l’œuvre des conspirations, et qu’il reviendrait nous demander le baptême quand ses doutes poignants seraient dissipés. Nous ne savions pas, hélas ! quelles lugubres réflexions étaient les siennes dans la solitude de Riesenburg. Il ne nous les disait point ; peut-être ne se les rappelait-il pas quand leur amertume était dissipée.

« Il y vécut encore un an dans une alternative de calme et de transport, de force exubérante et d’affaissement douloureux. Il nous écrivait quelquefois, sans nous dire ses souffrances et le dépérissement de sa santé. Il combattait amèrement notre marche politique. Il voulait qu’on cessât dès lors de travailler dans l’ombre et de tromper les hommes pour leur faire avaler la coupe de la régénération.

« — Jetez vos masques noirs, disait-il, sortez de vos cavernes. Effacez du fronton de votre temple le mot mystère, que vous avez volé à l’Église romaine, et qui ne convient pas aux hommes de l’avenir. Ne voyez-vous pas que vous avez pris les moyens de l’ordre des jésuites ? Non, je ne puis pas travailler avec vous ; c’est chercher la vie au milieu des cadavres. Paraissez enfin à la lumière du jour. Ne perdez pas un temps précieux à organiser votre armée. Comptez un peu plus sur son élan, et sur la sympathie des peuples, et sur la spontanéité des instincts généreux. Une armée d’ailleurs se corrompt dans le repos, et la ruse qu’elle emploie à s’embusquer lui ôte la puissance et la vie nécessaires pour combattre. »

« Albert avait raison en principe ; mais le moment n’était pas venu pour qu’il eût raison dans la pratique. Ce moment est peut-être encore loin !

« Vous vîntes enfin à Riesenburg ; vous le surprîtes au milieu des plus grandes détresses de son âme. Vous savez, ou plutôt vous ne savez pas, quelle action vous avez eue sur lui, jusqu’à lui faire oublier tout ce qui n’était pas vous, jusqu’à lui donner une vie nouvelle, jusqu’à lui donner la mort.

« Quand il crut que tout était fini entre vous et lui, toutes ses forces l’abandonnèrent, il se laissa dépérir. Jusque-là j’ignorais la véritable nature et le degré d’intensité de son mal. Le correspondant de Marcus lui disait que le château des Géants se fermait de plus en plus aux yeux profanes, qu’Albert n’en sortait plus, qu’il passait pour monomane auprès des gens du monde, mais que les pauvres l’aimaient et le bénissaient toujours, et que quelques personnes d’un sens supérieur qui l’avaient entrevu, après avoir été frappées de la bizarrerie de ses manières, rendaient, en le quittant, hommage à son éloquence, à sa haute sagesse, à la grandeur de ses conceptions. Mais enfin j’appris que Supperville avait été appelé, et je volai à Riesenburg, en dépit de Marcus qui, me voyant déterminée à tout, s’exposa à tout pour me suivre. Nous arrivâmes sous les murs du château, déguisés en mendiants. Personne ne nous reconnut. Il y avait vingt-sept ans qu’on ne m’avait vue ; il y en avait dix qu’on n’avait vu Marcus. On nous fit l’aumône et on nous éloigna. Mais nous rencontrâmes un ami, un sauveur inespéré dans la personne du pauvre Zdenko. Il nous traita en frères, et nous prit en affection parce qu’il comprit à quel point nous nous intéressions à Albert ; nous sûmes lui parler le langage qui plaisait à son enthousiasme, et lui faire révéler tous les secrets de la douleur mortelle de son ami. Zdenko n’était plus le furieux par qui votre vie a été menacée. Abattu et brisé, il venait comme nous demander humblement à la porte du château des nouvelles d’Albert, et comme nous, il était repoussé avec des réponses vagues, effrayantes pour notre angoisse. Par une étrange coïncidence avec les visions d’Albert, Zdenko prétendait m’avoir connue. Je lui étais apparue dans ses rêves, dans ses extases, et, sans se rendre compte de rien, il m’abandonnait sa volonté avec un entraînement naïf.

« — Femme, me disait-il souvent, je ne sais pas ton nom, mais tu es le bon ange de mon Podiebrad. Bien souvent je l’ai vu dessiner ta figure sur du papier, et décrire ta voix, ton regard et ta démarche dans ses bonnes heures, quand le ciel s’ouvrait devant lui et qu’il voyait apparaître autour de son chevet ceux qui ne sont plus, au dire des hommes. »

« Loin de repousser les épanchements de Zdenko, je les encourageai. Je flattai son illusion, et j’obtins qu’il nous recueillît, Marcus et moi, dans la grotte du Schreckenstein. En voyant cette demeure souterraine, et en apprenant que mon fils avait vécu là des semaines et presque des mois entiers à l’insu de tout le monde, je compris la couleur lugubre de ses pensées. Je vis une tombe, à laquelle Zdenko semblait rendre une espèce de culte, et ce ne fut pas sans peine que j’en connus la destination. C’était le plus grand secret d’Albert et de Zdenko, et leur plus grande réserve.

« — Hélas ! c’est là, me dit l’insensé, que nous avons enseveli Wanda de Prachatitz, la mère de mon Albert. Elle ne voulait pas rester dans cette chapelle, où ils l’avaient scellée dans la pierre. Ses os ne faisaient que s’agiter et bondir, et ceux d’ici, ajouta-t-il en nous montrant l’ossuaire des Taborites au bord de la source, nous reprochaient toujours de ne pas l’amener auprès d’eux. Nous avons été chercher cette tombe sacrée, et nous l’avons ensevelie ici, et tous les jours nous y apportions des fleurs et des baisers. »

« Effrayée de cette circonstance, qui pouvait par la suite amener la découverte de mon secret, Marcus questionna Zdenko, et sut qu’il avait apporté là mon cercueil sans l’ouvrir. Ainsi, Albert avait été malade et égaré au point de ne plus se rappeler mon existence, et de s’obstiner dans l’idée de ma mort. Mais tout cela n’était-il pas un rêve de Zdenko ? Je ne pouvais en croire mes oreilles. « — Ô mon ami ! disais-je à Marcus avec désespoir, si le flambeau de sa raison est éteint à ce point et pour jamais, Dieu lui fasse la grâce de mourir ! »

« Maîtres enfin de tous les secrets de Zdenko, nous sûmes que nous pouvions nous introduire par des galeries souterraines et des passages ignorés dans le château des Géants ; nous l’y suivîmes, une nuit, et nous attendîmes à l’entrée de la citerne qu’il se fût glissé dans l’intérieur de la maison. Il revint en riant et en chantant, nous dire qu’Albert était guéri, qu’il dormait, et qu’on lui avait mis des habits neufs et une couronne. Je tombai comme foudroyée, je compris qu’Albert était mort. Je ne sais plus ce qui se passa ; je m’éveillai plusieurs fois au milieu de la fièvre ; j’étais couchée sur des peaux d’ours et des feuilles sèches, dans la chambre souterraine qu’Albert avait habitée sous le Schreckenstein. Zdenko et Marcus me veillaient tour à tour. L’un me disait d’un air de joie et de triomphe que son Podiebrad était guéri, qu’il viendrait bientôt me voir ; l’autre, pâle et pensif, me disait : « — Tout n’est pas perdu, peut-être ; n’abandonnons pas l’espoir du miracle qui vous a fait sortir du tombeau. » Je ne comprenais plus, j’avais le délire ; je voulais me lever, courir, crier ; je ne le pouvais pas, et le désolé Marcus, me voyant dans cet état, n’avait ni la force ni le loisir de s’en occuper sérieusement. Tout son esprit, toutes ses pensées, étaient absorbés par une anxiété autrement terrible. Enfin une nuit, je crois que ce fut la troisième de ma crise, je me trouvai calme et je sentis la force me revenir. Je tâchai de rassembler mes idées, je réussis à me lever ; j’étais seule dans cette horrible cave qu’une lampe sépulcrale éclairait à peine ; je voulus en sortir, j’étais enfermée ; où étaient Marcus, Zdenko… et surtout Albert ?… La mémoire me revint, je fis un cri auquel les voûtes glacées répondirent par un cri si lugubre, que la sueur me coula du front froide comme l’humidité du sépulcre ; je me crus encore une fois enterrée vivante. Que s’était-il passé ? que se passait-il encore ? je tombai à genoux, je tordis mes bras dans une prière désespérée, j’appelai Albert avec des cris furieux. Enfin, j’entends des pas sourds et inégaux, comme de gens qui s’approchent portant un fardeau. Un chien aboyait et gémissait, et plus prompt qu’eux, il vint à diverses reprises gratter à la porte. Elle s’ouvrit, et je vis Marcus et Zdenko m’apportant Albert, roidi, décoloré, mort enfin selon toutes les apparences. Son chien Cynabre sautait après lui et léchait ses mains pendantes. Zdenko chantait en improvisant d’une voix douce et pénétrée :

« — Viens dormir sur le sein de ta mère, pauvre ami si longtemps privé du repos ; viens dormir jusqu’au jour, nous t’éveillerons pour voir lever le soleil. »

« Je m’élançai sur mon fils. « — Il n’est pas mort, m’écriai-je. Oh ! Marcus, vous l’avez sauvé, n’est-ce pas ? il n’est pas mort ? il va se réveiller ?

« — Madame, ne vous flattez pas, dit Marcus avec une fermeté épouvantable ; je n’en sais rien, je ne puis croire à rien ; ayez du courage, quoi qu’il arrive. Aidez-moi, oubliez-vous vous-même. »

« Je n’ai pas besoin de vous dire quels soins nous prîmes pour ranimer Albert. Grâce au ciel, il y avait un poêle dans cette cave. Nous réussîmes à réchauffer ses membres. « — Voyez, disais-je à Marcus, ses mains sont tièdes !

« — On peut donner de la chaleur au marbre, me répondait-il d’un ton sinistre ; ce n’est pas lui donner la vie. Ce cœur est inerte comme de la pierre !

« D’épouvantables heures se traînèrent dans cette attente, dans cette terreur, dans ce découragement. Marcus, à genoux, l’oreille collée contre la poitrine de mon fils, le visage morne, épiait en vain un faible indice de la vie. Défaillante, épuisée, je n’osais plus dire un mot, ni adresser une question. J’interrogeais le front terrible de Marcus. Un moment vint où je n’osai même plus le regarder ; j’avais cru lire la sentence suprême.

« Zdenko, assis dans un coin, jouait avec Cynabre comme un enfant, et continuait à chanter ; il s’interrompait quelquefois pour nous dire que nous tourmentions Albert, qu’il fallait le laisser dormir, que lui, Zdenko, l’avait vu ainsi des semaines entières, et qu’il se réveillerait bien de lui-même. Marcus souffrait cruellement de la confiance de cet insensé ; il ne pouvait la partager ; mais moi je voulais m’obstiner à y ajouter foi, et j’étais bien inspirée. L’insensé avait la divination céleste, la certitude angélique de la vérité. Enfin, je crus saisir un imperceptible mouvement sur le front d’airain de Marcus ; il me sembla que ses sourcils contractés se détendaient. Je vis sa main trembler, pour se roidir dans un nouvel effort de courage ; puis il soupira profondément, retira son oreille de la place où le cœur de mon fils avait peut-être battu, essaya de parler, se contint, effrayé de la joie peut-être chimérique qu’il allait me donner, se pencha encore, écouta de nouveau, tressaillit, et tout à coup, se relevant et se rejetant en arrière, fléchit et retomba comme prêt à mourir. « — Plus d’espérance ? m’écriai-je en arrachant mes cheveux.

« — Wanda ! répondit Marcus d’une voix étouffée, votre fils est vivant ! »

« Et, brisé par l’effort de son attention, de son courage et de sa sollicitude, mon stoïque et tendre ami alla tomber, comme anéanti, auprès de Zdenko. »