La Comtesse de Rudolstadt (Œuvres illustrées)/Chapitre 35

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XXXV.

La comtesse Wanda, ébranlée par l’émotion d’un tel souvenir, reprit son récit après quelques minutes de silence.

« Nous passâmes dans la caverne plusieurs jours durant lesquels la force et la santé revinrent à mon fils avec une étonnante rapidité. Marcus, surpris de ne lui trouver aucune lésion organique, aucune altération profonde dans les fonctions de la vie, s’effrayait pourtant de son silence farouche et de son indifférence apparente ou réelle devant nos transports et l’étrangeté de sa situation. Albert avait perdu entièrement la mémoire. Plongé dans une sombre méditation, il faisait vainement de secrets efforts pour comprendre ce qui se passait autour de lui. Quant à moi, qui savais bien que le chagrin était la seule cause de sa maladie et de la catastrophe qui en avait été la suite, je n’étais pas aussi impatiente que Marcus de lui voir recouvrer les poignants souvenirs de son amour. Marcus lui-même avouait que cet effacement du passé dans son esprit pouvait seul expliquer le rapide retour de ses forces physiques. Son corps se ranimait aux dépens de son esprit, aussi vite qu’il s’était brisé sous l’effort douloureux de sa pensée. « — Il vit, et il vivra assurément, me disait-il ; mais sa raison, est-elle à jamais obscurcie ? — Sortons-le de ce tombeau le plus vite possible, répondais-je ; l’air, le soleil et le mouvement le réveilleront sans doute de ce sommeil de l’âme. — Sortons-le surtout de cette vie fausse et impossible qui l’a tué, reprenait Marcus. Éloignons-le de cette famille et de ce monde qui contrarient tous ses instincts ; conduisons-le auprès de ces âmes sympathiques au contact desquelles la sienne recouvrera sa clarté et sa vigueur. »

« Pouvais-je hésiter ? En errant avec précaution au déclin du jour dans les environs du Schreckenstein, où je feignais de demander l’aumône aux rares passants des chemins, j’avais appris que le comte Christian était tombé dans une sorte d’enfance. Il n’eût pas compris le retour de son fils, et le spectacle de cette mort anticipée, si Albert l’eût comprise à son tour, eût achevé de l’accabler. Fallait-il donc le rendre et l’abandonner aux soins malentendus de cette vieille tante, de cet ignare chapelain et de cet oncle abruti, qui l’avaient fait si mal vivre et si tristement mourir ? « Ah ! fuyons avec lui, disais-je enfin à Marcus ; qu’il n’ait pas sous les yeux l’agonie de son père, et le spectacle effrayant de l’idolâtrie catholique dont on entoure le lit des mourants ; mon cœur se brise en songeant que cet époux, qui ne m’a pas comprise, mais dont j’ai vénéré toujours les vertus simples et pures, et que j’ai respecté depuis mon abandon aussi religieusement que durant mon union avec lui, va quitter la terre sans qu’il nous soit possible d’échanger un mutuel pardon. Mais, puisqu’il le faut, puisque mon apparition et celle de son fils ne pourraient que lui être indifférentes ou funestes, partons, ne rendons pas à cette tombe de Riesenburg celui que nous avons reconquis sur la mort, et à qui la vie ouvre encore, je l’espère, un chemin sublime. Ah ! suivons le premier mouvement qui nous a fait venir ici ! Arrachons Albert à la captivité des faux devoirs que créent le rang et la richesse ; ces devoirs seront toujours des crimes à ses yeux, et s’il s’obstine à les remplir pour complaire à des parents que la vieillesse et la mort lui disputent déjà, il mourra lui-même à la peine, il mourra le premier. Je sais ce que j’ai souffert dans cet esclavage de la pensée, dans cette mortelle et incessante contradiction entre la vie de l’âme et la vie positive, entre les principes, les instincts, et des habitudes forcées. Je vois bien qu’il a repassé par les mêmes chemins, et qu’il y a cueilli les mêmes poisons. Sauvons-le donc, et s’il veut revenir plus tard sur cette détermination que nous allons prendre, ne sera-t-il pas libre de le faire ? Si l’existence de son père se prolonge, et si sa propre santé morale le lui permet, ne sera-t-il pas toujours à temps de revenir consoler les derniers jours de Christian par sa présence et son amour ? — Difficilement ! répondit Marcus. J’entrevois dans l’avenir des obstacles terribles si Albert veut revenir sur son divorce avec la société constituée, avec le monde et la famille. Mais pourquoi Albert le voudrait-il ? Cette famille va s’éteindre peut-être avant qu’il ait recouvré la mémoire, et ce qu’il lui restera à conquérir sur le monde, le nom, les honneurs et la richesse, je sais bien ce qu’il en pensera, le jour où il redeviendra lui-même. Fasse le ciel que ce jour arrive ! Notre tâche la plus importante et la plus pressée est de le placer dans des conditions où sa guérison soit possible. »

« Nous sortîmes donc une nuit de la grotte aussitôt qu’Albert put se soutenir. À peu de distance du Schreckenstein, nous le plaçâmes sur un cheval, et nous gagnâmes ainsi la frontière, qui est fort rapprochée en cet endroit, comme vous savez, et où nous trouvâmes des moyens de transport plus faciles et plus rapides. Les relations que notre ordre entretient avec les nombreux affiliés de l’ordre maçonnique nous assurent, dans tout l’intérieur de l’Allemagne, la facilité de voyager sans être connus et sans être soumis aux investigations de la police. La Bohême était le seul endroit périlleux pour nous, à cause des récents mouvements de Prague et de la jalouse surveillance du pouvoir autrichien.

— Et que devient Zdenko ? demanda la jeune comtesse de Rudolstadt.

— Zdenko faillit nous perdre par son obstination à empêcher notre départ, ou du moins celui d’Albert, dont il ne voulait pas se séparer, et qu’il ne voulait pas suivre. Il persistait à s’imaginer qu’Albert ne pouvait pas vivre hors de la fatale et lugubre demeure du Schreckenstein. « Ce n’est que là, disait-il, que mon Podiebrad est tranquille ; ailleurs on le tourmente, on l’empêche de dormir, on le force à renier nos pères du Mont-Tabor, et à mener une vie de honte et de parjure qui l’exaspère. Laissez-le moi ici ; je le soignerai bien, comme je l’y ai si souvent soigné. Je ne troublerai pas ses méditations ; quand il voudra rester silencieux, je marcherai sans faire de bruit, et je tiendrai le museau de Cynabre des heures entières dans mes mains, pour qu’il n’aille pas le faire tressaillir en léchant la sienne ; quand il voudra se réjouir, je lui chanterai les chansons qu’il aime, je lui en composerai de nouvelles qu’il aimera encore, car il aimait toutes mes compositions, et lui seul les comprenait. Laissez-moi mon Podiebrad, vous dis-je. Je sais mieux que vous ce qui lui convient, et quand vous voudrez encore le voir, vous le trouverez jouant du violon ou plantant de belles branches de cyprès, que j’irai lui couper dans la forêt, pour orner le tombeau de sa mère bien-aimée. Je le nourrirai bien, moi ! Je sais toutes les cabanes où on ne refuse jamais ni le pain, ni le lait, ni les fruits au bon vieux Zdenko, et il y a longtemps que les pauvres paysans du Bœhmer-Wald sont habitués à nourrir, à leur insu, leur noble maître, le riche Podiebrad. Albert n’aime point les festins où l’on mange la chair des animaux ; il préfère la vie d’innocence et de simplicité. Il n’a pas besoin de voir le soleil, il préfère le rayon de la lune à travers les bois ; et quand il veut de la société, je l’emmène dans les clairières, dans les endroits sauvages, où campent, la nuit, nos bons amis les zingari, ces enfants du Seigneur, qui ne connaissent ni les lois ni la richesse. »

« J’écoutais attentivement Zdenko, parce que ses discours naïfs me révélaient la vie qu’Albert avait menée avec lui dans ses fréquentes retraites au Schreckenstein. Ne craignez pas, ajoutait-il, que je révèle jamais à ses ennemis le secret de sa demeure. Ils sont si menteurs et si fous, qu’ils disent à présent : « Notre enfant est mort, notre ami est mort, notre maître est mort. » Ils ne pourraient pas croire qu’il est vivant quand même ils le verraient. D’ailleurs, n’étais-je pas habitué à leur répondre, quand ils me demandaient si j’avais vu le comte Albert : « Il est sans doute mort ? » Et comme je riais en disant cela, ils prétendaient que j’étais fou. Mais je parlais de mort pour me moquer d’eux, parce qu’ils croient ou font semblant de croire à la mort. Et quand les gens du château faisaient mine de me suivre, n’avais-je pas mille bons tours pour les dérouter ? Oh ! je connais toutes les ruses du lièvre et de la perdrix. Je sais, comme eux, me tapir dans un fourré, disparaître sous la bruyère, faire fausse route, bondir, franchir un torrent, m’arrêter dans une cachette pour me faire dépasser, et, comme le météore de nuit, les égarer et les enfoncer à leur grand risque dans les marécages et les fondrières. Ils appellent Zdenko, l’innocent. L’innocent est plus malin qu’eux tous. Il n’y a jamais qu’une fille, une sainte fille ! qui a pu déjouer la prudence de Zdenko. Elle savait des mots magiques pour enchaîner sa colère ; elle avait des talismans pour surmonter toutes les embûches et tous les dangers, elle s’appelait Consuelo.

« Lorsque Zdenko prononçait votre nom, Albert frémissait légèrement et détournait la tête ; mais il la laissait aussitôt retomber sur sa poitrine, et sa mémoire ne se réveillait pas.

« J’essayai en vain de transiger avec ce gardien si dévoué et si aveugle, en lui promettant de ramener Albert au Schreckenstein, à condition qu’il commencerait par le suivre dans un autre endroit où Albert voulait aller. Je ne le persuadai point, et lorsque enfin moitié de gré, moitié de force, nous l’eûmes contraint à laisser sortir mon fils de la caverne, il nous suivit en pleurant, en murmurant, et en chantant d’une voix lamentable jusqu’au-delà des mines de Cuttemberg. Arrivés dans un endroit célèbre ou Ziska remporta jadis une de ses grandes victoires sur Sigismond, Zdenko reconnut bien les rochers qui marquent la frontière, car nul n’a exploré comme lui, dans ses courses vagabondes, tous les sentiers de cette contrée. Là il s’arrêta, et dit, en frappant la terre de son pied : « Jamais plus Zdenko ne quittera le sol qui porte les ossements de ses pères ! Il n’y a pas longtemps qu’exilé et banni par mon Podiebrad pour avoir méconnu et menacé la sainte fille qu’il aime, j’ai passé des semaines et des mois sur la terre étrangère. J’ai cru que j’y deviendrais fou. Je suis revenu depuis peu de temps dans mes forêts chéries, pour voir dormir Albert, parce qu’une voix m’avait chanté dans mon sommeil que sa colère était passée. À présent qu’il ne me maudit plus, vous me le volez. Si c’est pour le conduire vers sa Consuelo, j’y consens. Mais, quant à quitter encore une fois mon pays, quant à parler la langue de nos ennemis, quant à leur tendre la main, quant à laisser le Schreckenstein désert et abandonné, je ne le ferai plus. Cela est au-dessus de mes forces ; et d’ailleurs, les voix de mon sommeil me l’ont défendu. Zdenko doit vivre et mourir sur la terre des Slaves ; il doit vivre et mourir en chantant la gloire des Slaves et leurs malheurs dans la langue de ses pères. Adieu et partez ! Si Albert ne m’avait pas défendu de répandre le sang humain, vous ne me le raviriez pas ainsi ; mais il me maudirait encore si je levais la main sur vous, et j’aime mieux ne plus le voir que de le voir irrité contre moi. Tu m’entends, ô mon Podiebrad ! s’écria-t-il en pressant contre ses lèvres les mains de mon fils, qui le regardait et l’écoutait sans le comprendre : je t’obéis, et je m’en vais. Quand tu reviendras, tu trouveras ton poêle allumé, tes livres rangés, ton lit de feuilles renouvelé, et le tombeau de ta mère jonché de palmes toujours vertes. Si c’est dans la saison des fleurs, il y aura des fleurs sur elle et sur les os de nos martyrs, au bord de la source… Adieu, Cynabre ! » Et en parlant ainsi, d’une voix entrecoupée par les pleurs, le pauvre Zdenko s’élança sur la pente des rochers qui s’inclinent vers la Bohême, et disparut avec la rapidité d’un daim aux premières lueurs du jour.



Adieu, Cynabre… (Page 136.)

« Je ne vous raconterai pas, chère Consuelo, les anxiétés de notre attente durant les premières semaines qu’Albert passa ici auprès de nous. Caché dans le pavillon que vous habitez maintenant, il revint peu à peu à la vie morale que nous nous efforcions de réveiller en lui, avec lenteur et précaution cependant. La première parole qui sortit de ses lèvres après deux mois de silence absolu fut provoquée par une émotion musicale. Marcus avait compris que la vie d’Albert était liée à son amour pour vous, et il avait résolu de n’invoquer le souvenir de cet amour qu’autant qu’il vous saurait digne de l’inspirer et libre d’y répondre un jour. Il prit donc sur vous les informations les plus minutieuses, et, en peu de temps, il connut les moindres détails de votre caractère, les moindres particularités de votre vie passée et présente. Grâce à l’organisation savante de notre ordre, aux rapports établis avec toutes les autres sociétés secrètes, à une quantité de néophytes et d’adeptes dont les fonctions consistent à examiner avec la plus scrupuleuse attention les choses et les personnes qui nous intéressent, il n’est rien qui puisse échapper à nos investigations. Il n’est point de secrets pour nous dans le monde. Nous savons pénétrer dans les arcanes de la politique, comme dans les intrigues des cours. Votre vie sans tache, votre caractère sans détours, n’étaient donc pas bien difficiles à connaître et à juger. Le baron de Trenck, dès qu’il sut que l’homme dont vous aviez été aimée et que vous ne lui aviez jamais nommé, n’était autre que son ami Albert, nous parla de vous avec effusion. Le comte de Saint-Germain, un des hommes les plus distraits en apparence et les plus clairvoyants en réalité, ce visionnaire étrange, cet esprit supérieur qui ne semble vivre que dans le passé et auquel rien n’échappe dans le présent, nous eut bien vite fourni sur vous les renseignements les plus complets. Ils furent tels, que dès lors je m’attachai à vous avec tendresse et vous regardai comme ma propre fille.



Et roula dans un précipice… (Page 139.)

« Quand nous fûmes assez instruits pour nous diriger avec certitude, nous fîmes venir d’habiles musiciens sous cette fenêtre où nous voici maintenant assises. Albert était là où vous êtes, appuyé contre ce rideau, et contemplant le coucher du soleil ; Marcus tenait une de ses mains et moi l’autre. Au milieu d’une symphonie composée exprès pour quatre instruments, dans laquelle nous avions fait placer divers motifs des airs bohémiens qu’Albert joue avec tant d’âme et de religion, on lui fit entendre le cantique à la Vierge avec lequel vous l’aviez charmé autrefois.

« Ô Consuelo de mi alma…»

« À ce moment, Albert, qui s’était montré légèrement ému à l’audition des chants de notre vieille Bohême, se jeta dans mes bras en fondant en larmes, et en s’écriant : « Ô ma mère ! ô ma mère ! »

« Marcus fit cesser la musique, il était content de l’émotion produite ; il ne voulait pas en abuser pour une première fois. Albert avait parlé, il m’avait reconnue, il avait retrouvé la force d’aimer. Bien des jours se passèrent encore avant que son esprit eût recouvré toute sa liberté. Il n’eut cependant aucun accès de délire. Lorsqu’il paraissait fatigué de l’exercice de ses facultés, il retombait dans un morne silence ; mais insensiblement sa physionomie prenait une expression moins sombre, et peu à peu nous combattîmes avec douceur et ménagement cette disposition taciturne. Enfin nous eûmes le bonheur de voir disparaître en lui ce besoin de repos intellectuel, et il n’y eut plus de suspension dans le travail de sa pensée qu’aux heures d’un sommeil régulier, paisible, et à peu près semblable à celui des autres hommes ; Albert retrouva la conscience de sa vie, de son amour pour vous et pour moi, de sa charité et de son enthousiasme pour ses semblables et pour la vertu, de sa foi, et de son besoin de la faire triompher. Il continua de vous chérir sans amertume, sans méfiance, et sans regret de tout ce qu’il avait souffert pour vous. Mais, malgré le soin qu’il prit de nous rassurer et nous montrer son courage et son abnégation, nous vîmes bien que sa passion n’avait rien perdu de son intensité. Il avait acquis seulement plus de force morale et physique pour la supporter ; nous ne cherchâmes point à la combattre. Loin de là, nous unissions nos efforts, Marcus et moi, pour lui donner de l’espérance, et nous résolûmes de vous instruire de l’existence de cet époux dont vous portiez le deuil religieusement, non pas sur vos vêtements, mais dans votre âme. Mais Albert, avec une résignation généreuse et un sens juste de sa situation à votre égard, nous empêcha de nous hâter. Elle ne m’a pas aimé d’amour, nous dit-il ; elle a eu pitié de moi dans mon agonie ; elle ne se fût pas engagée sans terreur et peut-être sans désespoir à passer sa vie avec moi. Elle reviendrait à moi par devoir maintenant. Quel malheur serait le mien de lui ravir sa liberté, les émotions de son art, et peut-être les joies d’un nouvel amour ! C’est bien assez d’avoir été l’objet de sa compassion ; ne me réduisez pas à être celui de son pénible dévouement. Laissez-la vivre ; laissez-lui connaître les plaisirs de l’indépendance, les enivrements de la gloire, et de plus grands bonheurs encore s’il le faut ! Ce n’est pas pour moi que je l’aime, et s’il est trop vrai qu’elle soit nécessaire à mon bonheur, je saurai bien renoncer à être heureux, pourvu que mon sacrifice lui profite ! D’ailleurs, suis-je né pour le bonheur ? Y ai-je droit lorsque tout souffre et gémit dans le monde ? N’ai-je pas d’autres devoirs que celui de travailler à ma propre satisfaction ? Ne trouverai-je pas dans l’exercice de ces devoirs la force de m’oublier et de ne plus rien désirer pour moi-même ? Je veux du moins le tenter ; si je succombe, vous prendrez pitié de moi, vous travaillerez à me donner du courage ; cela vaudra mieux que de me bercer de vaines espérances, et de me rappeler sans cesse que mon cœur est malade et dévoré de l’égoïste désir d’être heureux. Aimez-moi, ô mes amis ! bénissez-moi, ô ma mère, et ne me parlez pas de ce qui m’ôte la force et la vertu, quand malgré moi je sens l’aiguillon de mes tourments ! Je sais bien que le plus grand mal que j’aie subi à Riesenburg, c’est celui que j’ai fait aux autres. Je redeviendrais fou, je mourrais peut-être en blasphémant, si je voyais Consuelo souffrir les angoisses que je n’ai pas su épargner aux autres objets de mon affection.

« Sa santé paraissait complètement rétablie, et d’autres secours que ceux de ma tendresse l’aidaient à combattre sa malheureuse passion. Marcus et quelques-uns des chefs de notre ordre l’initiaient avec ferveur aux mystères de notre entreprise. Il trouvait des joies sérieuses et mélancoliques dans ces vastes projets, dans ces espérances hardies, et surtout dans ces longs entretiens philosophiques où, s’il ne rencontrait pas toujours une entière similitude d’opinions entre lui et ses nobles amis, il sentait du moins son âme en contact avec la leur dans tout ce qui tenait au sentiment profond et ardent, à l’amour du bien, au désir de la justice et de la vérité. Cette aspiration vers les choses idéales, longtemps comprimée et refoulée en lui par les étroites terreurs de sa famille, trouvait enfin un libre espace pour se développer, et ce développement, secondé par de nobles sympathies, excité même par de franches et amicales contradictions, était l’atmosphère vitale dans laquelle il pouvait respirer et agir, quoique dévoré d’une peine secrète. Albert est un esprit essentiellement métaphysique. Rien ne lui a jamais souri dans la vie frivole où l’égoïsme cherche ses aliments. Il est né pour la contemplation des plus hautes vérités et pour l’exercice des plus austères vertus ; mais en même temps, par une perfection de beauté morale bien rare parmi les hommes, il est doué d’une âme essentiellement tendre et aimante. La charité ne lui suffit pas, il lui faut les affections. Son amour s’étend à tous, et pourtant il a besoin de le concentrer plus particulièrement sur quelques-uns. Il est fanatique de dévouement ; mais sa vertu n’a rien de farouche. L’amour l’enivre, l’amitié le domine, et sa vie est un partage fécond, inépuisable entre l’être abstrait qu’il révère passionnément sous le nom d’humanité, et les êtres particuliers qu’il chérit avec délices. Enfin, son cœur sublime est un foyer d’amour ; toutes les nobles passions y trouvent place et y vivent sans rivalité. Si l’on pouvait se représenter la Divinité sous l’aspect d’un être fini et périssable, j’oserais dire que l’âme de mon fils est l’image de l’âme universelle que nous appelons Dieu.

« Voilà pourquoi, faible créature humaine, infinie dans son aspiration et bornée dans ses moyens, il n’avait pu vivre auprès de ses parents. S’il ne les eût point ardemment aimés, il eût pu se faire au milieu d’eux une vie à part, une foi robuste et calme, différente de la leur, et indulgente pour leur aveuglement inoffensif ; mais cette force eût réclamé une certaine froideur qui lui était aussi impossible qu’elle me l’avait été à moi-même. Il n’avait pas su vivre isolé d’esprit et de cœur ; il avait invoqué avec angoisse leur adhésion, et appelé avec désespoir la communion des idées entre lui et ces êtres qui lui étaient si chers. Voilà pourquoi, enfermé seul dans la muraille d’airain de leur obstination catholique, de leurs préjugés sociaux et de leur haine pour la religion de l’égalité, il s’était brisé contre leur sein en gémissant ; il s’était desséché comme une plante privée de rosée, en appelant la pluie du ciel qui lui eût donné une existence commune avec les objets de son affection. Lassé de souffrir seul, d’aimer seul, de croire et de prier seul, il avait cru retrouver la vie en vous, et lorsque vous aviez accepté et partagé ses idées, il avait recouvré le calme et la raison ; mais vous ne partagiez pas ses sentiments, et votre séparation devait le replonger dans un isolement plus profond et plus insupportable. Sa foi, niée et combattue sans cesse, devint une torture au-dessus des forces humaines. Le vertige s’empara de lui. Ne pouvant retremper l’essence la plus sublime de sa vie dans des âmes semblables à la sienne, il dut se laisser mourir.

« Dès qu’il eut trouvé ces cœurs faits pour le comprendre et le seconder, nous fûmes étonnés de sa douceur dans la discussion, de sa tolérance, de sa confiance et de sa modestie. Nous avions craint, d’après son passé, quelque chose de trop farouche, des opinions trop personnelles, une âpreté de paroles respectable dans un esprit convaincu et enthousiaste, mais dangereuse à ses progrès, et nuisible à une association du genre de la nôtre. Il nous étonna par la candeur de son caractère et le charme de son commerce. Lui qui nous rendait meilleurs et plus forts en nous parlant et en nous enseignant, il se persuadait recevoir de nous tout ce qu’il nous donnait. Il fut bientôt ici l’objet d’une vénération sans bornes, et vous ne devez pas vous étonner que tant de gens se soient occupés de vous ramener vers lui lorsque vous saurez que son bonheur devint le but des efforts communs, le besoin de tous ceux qui l’avaient approché, ne fût-ce qu’un instant. »