La Comtesse de Rudolstadt (Œuvres illustrées)/Chapitre 02

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II.

Pendant que la jeune et belle abbesse[1] se livrait à ses commentaires, le roi entrait sans frapper dans la loge de la Porporina, au moment où elle commençait à reprendre ses esprits.

« Eh bien, Mademoiselle, lui dit-il d’un ton peu compatissant et même peu poli, comment vous trouvez-vous ? Êtes-vous donc sujette à ces accidents-là ? dans votre profession, ce serait un grave inconvénient. Est-ce une contrariété que vous avez eue ? Êtes-vous si malade que vous ne puissiez répondre ? Répondez, vous, Monsieur, dit-il au médecin qui soignait la cantatrice, est-elle gravement malade ?

— Oui, sire, répondit le médecin, le pouls est à peine sensible. Il y a un désordre très-grand dans la circulation, et toutes les fonctions de la vie sont comme suspendues ; la peau est glacée.

— C’est vrai, dit le roi en prenant la main de la jeune fille dans la sienne ; l’œil est fixe, la bouche décolorée. Faites-lui prendre des gouttes d’Hoffmann, que diable ! Je craignais que ce ne fût une scène de comédie, je me trompais. Cette fille est fort malade. Elle n’est ni méchante, ni capricieuse, n’est-ce pas, monsieur Porporino ? Personne ne lui a fait de chagrin ce soir ? Personne n’a jamais eu à se plaindre d’elle, n’est-ce pas ?

— Sire, ce n’est pas une comédienne, répondit Porporino, c’est un ange.

— Rien que cela ! En êtes-vous amoureux ?

— Non, sire, je la respecte infiniment ; je la regarde comme ma sœur.

— Grâce à vous deux et à Dieu, qui ne damne plus les comédiens, mon théâtre va devenir une école de vertu ! Allons, la voilà qui revient un peu. Porporina, est-ce que vous ne me reconnaissez pas ?

— Non, monsieur, répondit la Porporina en regardant d’un air effaré le roi qui lui frappait dans les mains.

— C’est peut-être un transport au cerveau, dit le roi ; vous n’avez pas remarqué qu’elle fût épileptique ?

— Oh ! sire, jamais ! ce serait affreux, répondit le Porporino, blessé de la manière brutale dont le roi s’exprimait sur le compte d’une personne si intéressante.

— Ah ! tenez, ne la saignez pas, dit le roi en repoussant le médecin qui voulait s’armer de sa lancette ; je n’aime pas à voir froidement couler le sang innocent hors du champ de bataille. Vous n’êtes pas des guerriers, vous êtes des assassins, vous autres ! laissez-la tranquille ; donnez-lui de l’air. Porporino, ne la laissez pas saigner ; cela peut tuer, voyez-vous ! Ces messieurs-là ne doutent de rien. Je vous la confie. Ramenez-la dans votre voiture, Pœlnitz ! Enfin vous m’en répondez. C’est la plus grande cantatrice que nous ayons encore eue, et nous n’en retrouverions pas une pareille de si tôt. À propos, qu’est-ce que vous me chanterez demain, monsieur Conciolini ? »

Le roi descendit l’escalier du théâtre avec le ténor en parlant d’autre chose, et alla se mettre à souper avec Voltaire, La Mettrie, d’Argens, Algarotti et le général Quintus Icilius.

Frédéric était dur, violent et profondément égoïste. Avec cela, il était généreux et bon, même tendre et affectueux à ses heures. Ceci n’est point un paradoxe. Tout le monde connaît le caractère à la fois terrible et séduisant de cet homme à faces multiples, organisation compliquée et remplie de contrastes, comme toutes les natures puissantes, surtout lorsqu’elles sont investies du pouvoir suprême, et qu’une vie agitée les développe dans tous les sens.

Tout en soupant, tout en raillant et devisant avec amertume et avec grâce, avec brutalité et avec finesse, au milieu de ces chers amis qu’il n’aimait pas, et de ces admirables beaux-esprits qu’il n’admirait guère, Frédéric devint tout à coup rêveur, et se leva au bout de quelques instants de préoccupation, en disant à ses convives :

« Causez toujours, je vous entends. »

Là-dessus, il passe dans la chambre voisine, prend son chapeau et son épée, fait signe à un page de le suivre, et s’enfonce dans les profondes galeries et les mystérieux escaliers de son vieux palais, tandis que ses convives, le croyant tout près, mesurent leurs paroles et n’osent rien se dire qu’il ne puisse entendre. Au reste, ils se méfiaient tellement (et pour cause) les uns des autres, qu’en quelque lieu qu’ils fussent sur la terre de Prusse, ils sentaient toujours planer sur eux le fantôme redoutable et malicieux de Frédéric.

La Mettrie, médecin peu consulté et lecteur peu écouté du roi, était le seul qui ne connût pas la crainte et qui n’en inspirât à personne. On le regardait comme tout à fait inoffensif, et il avait trouvé le moyen que personne ne pût lui nuire. C’était de faire tant d’impertinences, de folies et de sottises devant le roi, qu’il eût été impossible d’en supposer davantage, et qu’aucun ennemi, aucun délateur n’eût su lui attribuer un tort qu’il ne se fût pas hautement et audacieusement donné de lui-même aux yeux du roi. Il paraissait prendre au pied de la lettre le philosophisme égalitaire que le roi affectait dans sa vie intime avec les sept ou huit personnes qu’il honorait de sa familiarité. À cette époque, après dix ans de règne environ, Frédéric, encore jeune, n’avait pas dépouillé entièrement l’affabilité populaire du prince royal, du philosophe hardi de Remusberg. Ceux qui le connaissaient n’avaient garde de s’y fier. Voltaire, le plus gâté de tous et le dernier venu, commençait à s’en inquiéter et à voir le tyran percer sous le bon prince, le Denys sous le Marc-Aurèle. Mais La Mettrie, soit candeur inouïe, soit calcul profond, soit insouciance audacieuse, traitait le roi avec aussi peu de façons que le roi avait prétendu vouloir l’être. Il ôtait sa cravate, sa perruque, voire ses souliers dans ses appartements, s’étendait sur les sofas, avait son franc parler avec lui, le contredisait ouvertement, se prononçait lestement sur le peu de cas à faire des grandeurs de ce monde, de la royauté comme de la religion, et de tous les autres préjugés battus en brèche par la raison du jour ; en un mot, se comportait en vrai cynique, et donnait tant de motifs à une disgrâce et à un renvoi, que c’était miracle de le voir resté debout, lorsque tant d’autres avaient été renversés et brisés pour de minces peccadilles. C’est que sur les caractères ombrageux et méfiants comme était Frédéric, un mot insidieux rapporté par l’espionnage, une apparence d’hypocrisie, un léger doute, font plus d’impression que mille imprudences. Frédéric tenait son La Mettrie pour insensé, et souvent il s’arrêtait pétrifié de surprise devant lui, en se disant :

« Voilà un animal d’une impudence vraiment scandaleuse. »

Puis il ajoutait à part :

« Mais c’est un esprit sincère, et celui-là n’a pas deux langages, deux opinions sur mon compte. Il ne peut pas me maltraiter en cachette plus qu’il ne le fait en face ; au lieu que tous les autres, qui sont à mes pieds, que ne disent-ils pas et que ne pensent-ils pas, quand je tourne le dos et qu’ils se relèvent ? Donc La Mettrie est le plus honnête homme que je possède, et je dois le supporter d’autant plus qu’il est insupportable. »

Le pli était donc pris. La Mettrie ne pouvait plus fâcher le roi, et même il réussissait à lui faire trouver plaisant de sa part ce qui eût été révoltant de celle de tout autre. Tandis que Voltaire s’était embarqué, dès le commencement, dans un système d’adulations impossible à soutenir, et dont il commençait à se fatiguer et à se dégoûter étrangement lui-même, le cynique La Mettrie allait son train, s’amusait pour son compte, était aussi à l’aise avec Frédéric qu’avec le premier venu, et ne se trouvait pas dans la nécessité de maudire et de renverser une idole à laquelle il n’avait jamais rien sacrifié ni rien promis. Il résultait de cet état de son âme que Frédéric, qui commençait à s’ennuyer de Voltaire lui-même, s’amusait toujours cordialement avec La Mettrie et ne pouvait guère s’en passer, parce que, de son côté, c’était le seul homme qui ne fît pas semblant de s’amuser avec lui.

Le marquis d’Argens, chambellan à six mille francs d’appointements (le premier chambellan Voltaire en touchait vingt mille), était ce philosophe léger, cet écrivain facile et superficiel, véritable Français de son temps, bon, étourdi, libertin, sentimental, à la fois brave et efféminé, spirituel, généreux et moqueur ; homme entre deux âges, romanesque comme un adolescent, et sceptique comme un vieillard. Ayant passé toute sa jeunesse avec les actrices, tour à tour trompeur et trompé, toujours amoureux fou de la dernière, il avait fini par épouser en secret mademoiselle Cochois, premier sujet de la Comédie-Française à Berlin, personne fort laide, mais fort intelligente, et qu’il s’était plu à instruire. Frédéric ignorait encore cette union mystérieuse, et d’Argens n’avait garde de la révéler à ceux qui pouvaient le trahir. Voltaire cependant était dans la confidence. D’Argens aimait sincèrement le roi ; mais il n’en était pas plus aimé que les autres. Frédéric ne croyait à l’affection de personne, et le pauvre d’Argens était tantôt le complice, tantôt le plastron de ses plus cruelles plaisanteries.

On sait que le colonel décoré par Frédéric du surnom emphatique de Quintus Icilius était un Français d’origine, nommé Guichard, militaire énergique et tacticien savant, du reste grand pillard, comme tous les gens de son espèce, et courtisan dans la force du terme.

Nous ne dirons rien d’Algarotti, pour ne pas fatiguer le lecteur d’une galerie de personnages historiques. Il nous suffira d’indiquer les préoccupations des convives de Frédéric pendant son alibi, et nous avons déjà dit qu’au lieu de se sentir soulagés de la secrète gêne qui les opprimait, ils se trouvèrent plus mal à l’aise, et ne purent se dire un mot sans regarder cette porte entr’ouverte par laquelle était sorti le roi, et derrière laquelle il était peut-être occupé à les surveiller.

La Mettrie fit seul exception, et, remarquant que le service de la table était fort négligé en l’absence du roi :

« Parbleu ! s’écria-t-il, je trouve le maître de la maison fort mal appris de nous laisser ainsi manquer de serviteurs et de champagne, et je m’en vais voir s’il est là dedans pour lui porter plainte. » …

Il se leva, alla, sans crainte d’être indiscret jusque dans la chambre du roi, et revint en s’écriant :

« Personne ! voilà qui est plaisant. Il est capable d’être monté à cheval et de faire faire une manœuvre aux flambeaux pour activer sa digestion. Le drôle de corps !

— C’est vous qui êtes un drôle de corps ! dit Quintus Icilius, qui ne pouvait pas s’habituer aux manières étranges de La Mettrie.

— Ainsi le roi est sorti ? dit Voltaire en commençant à respirer plus librement.

— Oui, le roi est sorti, dit le baron de Pœlnitz en entrant. Je viens de le rencontrer dans une arrière-cour avec un page pour toute escorte. Il avait revêtu son grand incognito et endossé son habit couleur de muraille : aussi ne l’ai-je pas reconnu du tout. »

Il nous faut bien dire un mot de ce troisième chambellan qui vient d’entrer, autrement le lecteur ne comprendrait pas qu’un autre que La Mettrie osât s’exprimer aussi lestement sur le compte du maître. Pœlnitz, dont l’âge était aussi problématique que le traitement et les fonctions, était ce baron prussien, ce roué de la Régence, qui brilla dans sa jeunesse à la cour de madame Palatine, mère du duc d’Orléans, ce joueur effréné dont le roi de Prusse ne voulait plus payer les dettes, grand aventurier, libertin cynique, très-espion, un peu escroc, courtisan effronté, nourri, enchaîné, méprisé, raillé, et fort mal salarié par son maître, qui pourtant ne pouvait se passer de lui, parce qu’un monarque absolu a toujours besoin d’avoir sous la main un homme capable de faire les plus mauvaises choses, tout en y trouvant le dédommagement de ses humiliations et la nécessité de son existence. Pœlnitz était en outre, à cette époque, le directeur des théâtres de Sa Majesté, une sorte d’intendant suprême de ses menus plaisirs. On l’appelait déjà le vieux Pœlnitz, et on l’appela encore ainsi trente ans plus tard. C’était le courtisan éternel. Il avait été page du dernier roi. Il joignait aux vices raffinés de la régence la grossièreté cynique de la tabagie du Gros-Guillaume et l’impertinente raideur du règne bel esprit et militaire de Frédéric le Grand. Sa faveur auprès de ce dernier étant un état chronique de disgrâce, il se souciait peu de la perdre ; et d’ailleurs, faisant toujours le rôle d’agent provocateur, il ne craignait réellement les mauvais offices de personne auprès du maître qui l’employait.

« Pardieu ! mon cher baron, s’écria La Mettrie, vous auriez bien dû suivre le roi pour venir nous raconter ensuite son aventure. Nous l’aurions fait damner à son retour en lui disant comme quoi, sans quitter la table, nous avions vu ses faits et gestes.

— Encore mieux ! dit Pœlnitz en riant. Nous lui aurions dit cela demain seulement, et nous aurions mis la divination sur le compte du sorcier.

— Quel sorcier ? demanda Voltaire.

— Le fameux comte de Saint-Germain qui est ici depuis ce matin.

— En vérité ? Je suis fort curieux de savoir si c’est un charlatan ou un fou.

— Et voilà le difficile, dit La Mettrie. Il cache si bien son jeu, que personne ne peut se prononcer à cet égard.

— Et ce n’est pas si fou, cela ! dit Algarotti.

— Parlez-moi de Frédéric, dit La Mettrie ; je veux piquer sa curiosité par quelque bonne histoire, afin qu’il nous régale un de ces jours à souper du Saint-Germain et de ses aventures d’avant le déluge. Cela m’amusera. Voyons ! où peut être notre cher monarque à cette heure ? Baron, vous le savez ! vous êtes trop curieux pour ne pas l’avoir suivi, ou trop malin pour ne l’avoir pas deviné.

— Voulez-vous que je vous le dise ? dit Pœlnitz.

— J’espère, Monsieur, dit Quintus en devenant tout violet d’indignation, que vous n’allez pas répondre aux étranges questions de M. La Mettrie. Si Sa Majesté…

— Oh ! mon cher, dit La Mettrie, il n’y a pas de Majesté ici, de dix heures du soir à deux heures du matin. Frédéric l’a posé en statut une fois pour toutes, et je ne connais que la loi : « Il n’y a pas de roi quand on soupe. » Vous ne voyez donc pas que ce pauvre roi s’ennuie, et vous ne voulez pas l’aider, mauvais serviteur et mauvais ami que vous êtes, à oublier pendant les douces heures de la nuit le fardeau de sa grandeur ? Allons, Pœlnitz, cher baron, parlez ; où est le roi à cette heure ?

« Je ne veux pas le savoir ! dit Quintus en se levant et en quittant la table.

— À votre aise, dit Pœlnitz. Que ceux qui ne veulent pas m’entendre se bouchent les oreilles.

— J’ouvre les miennes, dit La Mettrie.

— Ma foi, et moi aussi, dit Algarotti en riant.

— Messieurs, dit Pœlnitz, Sa Majesté est chez la signora Porporina.

— Vous nous la baillez belle ! s’écria La Mettrie. »

Et il ajouta une phrase en latin, que je ne puis traduire parce que je ne sais pas le latin.

Quintus Icilius devint pâle et sortit. Algarotti récita un sonnet italien que je ne comprends pas beaucoup non plus ; et Voltaire improvisa quatre vers pour comparer Frédéric à Jules César ; après quoi, ces trois érudits se regardèrent en souriant ; et Pœlnitz reprit d’un air sérieux :

« Je vous donne ma parole d’honneur que le roi est chez la Porporina.

— Ne pourriez-vous pas donner quelque autre chose ? dit d’Argens, à qui tout cela déplaisait au fond, parce qu’il n’était pas homme à trahir les autres pour augmenter son crédit. »

Poelnitz répondit sans se troubler :

« Mille diables, monsieur le marquis, quand le roi nous dit que vous êtes chez mademoiselle Cochois, cela ne nous scandalise point. Pourquoi vous scandalisez-vous de ce qu’il est chez mademoiselle Porporina ?

— Cela devrait vous édifier, au contraire, dit Algarotti ; et si cela est vrai, je l’irai dire à Rome.

— Et Sa Sainteté, qui est un peu gausseuse, ajouta Voltaire, dira de fort jolies choses là-dessus.

— Sur quoi Sa Sainteté gaussera-t-elle ? demanda le roi en paraissant brusquement sur le seuil de la salle à manger.

— Sur les amours de Frédéric le Grand avec la Porporina de Venise, répondit effrontément La Mettrie. »

Le roi pâlit, et lança un regard terrible sur ses convives, qui tous pâlirent plus ou moins, excepté La Mettrie.

« Que voulez-vous, dit celui-ci tranquillement ; M. de Saint-Germain avait prédit, ce soir, à l’Opéra, qu’à l’heure où Saturne passerait entre Régulus et la Vierge, Sa Majesté suivie d’un page…

— Décidément, qu’est-ce que ce comte de Saint-Germain ? » dit le roi en s’asseyant avec la plus grande tranquillité, et en tendant son verre à La Mettrie, pour qu’il le lui remplît de champagne.

On parla du comte de Saint-Germain ; et l’orage fut ainsi détourné sans explosion. Au premier choc, l’impertinence de Pœlnitz, qui l’avait trahi, et l’audace de La Mettrie, qui osait le lui dire, avaient transporté le roi de colère ; mais, pendant le temps que La Mettrie disait trois paroles, Frédéric s’était rappelé qu’il avait recommandé à Pœlnitz de bavarder sur certain chapitre, et de faire bavarder les autres, à la première occasion. Il était donc rentré en lui-même avec cette facilité et cette liberté d’esprit qu’il possédait au plus haut degré, et il ne fut pas plus question de sa promenade nocturne que si elle n’eût été remarquée de personne. La Mettrie eût bien osé revenir à la charge s’il y eût songé ; mais la légèreté de son esprit suivit la nouvelle route que Frédéric lui ouvrait ; et c’est ainsi que Frédéric dominait souvent La Mettrie lui-même. Il le traitait comme un enfant que l’on voit prêt à briser une glace ou à sauter par une fenêtre, et à qui l’on montre un jouet pour le distraire et le détourner de sa fantaisie. Chacun fit son commentaire sur le fameux comte de Saint-Germain ; chacun raconta son anecdote. Pœlnitz prétendit l’avoir vu en France, il y avait vingt ans. Et je l’ai revu ce matin, ajouta-t-il, aussi peu vieilli que si je l’avais quitté d’hier. Je me souviens qu’un soir, en France, entendant parler de la passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ, il s’écria, de la façon la plus plaisante et avec un sérieux incroyable : « Je lui avais bien dit qu’il finirait par se faire un mauvais parti chez ces méchants Juifs. Je lui ai même prédit à peu près tout ce qui lui est arrivé ; mais il ne m’écoutait pas : son zèle lui faisait mépriser tous les dangers. Aussi sa fin tragique m’a fait une peine dont je ne me consolerai jamais, et je n’y puis songer sans répandre des larmes. » En disant cela, ce diable de comte pleurait tout de bon ; et peu s’en fallait qu’il ne nous fît pleurer aussi.

« Vous êtes un si bon chrétien, dit le roi, que cela ne m’étonne point de vous. »

Pœlnitz avait changé trois ou quatre fois de religion, du matin au soir, pour postuler des bénéfices et des places dont le roi l’avait leurré par forme de plaisanterie.

« Votre anecdote traîne partout, dit d’Argens au baron, et ce n’est qu’une facétie. J’en ai entendu de meilleures ; et ce qui rend, à mes yeux, ce comte de Saint-Germain un personnage intéressant et remarquable, c’est la quantité d’appréciations tout à fait neuves et ingénieuses au moyen desquelles il explique des événements restés à l’état de problèmes fort obscurs dans l’histoire. Sur quelque sujet et sur quelque époque qu’on l’interroge, on est surpris, dit-on, de le voir connaître ou de lui entendre inventer une foule de choses vraisemblables, intéressantes, et propres à jeter un nouveau jour sur les faits les plus mystérieux.

— S’il dit des choses vraisemblables, observa Algarotti, il faut que ce soit un homme prodigieusement érudit et doué d’une mémoire extraordinaire.

— Mieux que cela ! dit le roi. L’érudition ne suffit pas pour expliquer l’histoire. Il faut que cet homme ait une puissante intelligence et une profonde connaissance du cœur humain. Reste à savoir si cette belle organisation a été faussée par le travers de vouloir jouer un rôle bizarre, en s’attribuant une existence éternelle et la mémoire des événements antérieurs à sa vie humaine ; ou si, à la suite de longues études et de profondes méditations, le cerveau s’est dérangé, et s’est laissé frapper de monomanie.

— Je puis au moins, dit Pœlnitz, garantir à Votre Majesté la bonne foi et la modestie de notre homme. On ne le fait pas parler aisément des choses merveilleuses dont il croit avoir été témoin. Il sait qu’on l’a traité de rêveur et de charlatan, et il en paraît fort affecté ; car maintenant il refuse de s’expliquer sur sa puissance surnaturelle.

— Eh bien, Sire, est-ce que vous ne mourez pas d’envie de le voir et de l’entendre ? dit La Mettrie. Moi j’en grille.

— Comment pouvez-vous être curieux de cela ? reprit le roi. Le spectacle de la folie n’est rien moins que gai.

— Si c’est de la folie, d’accord ; mais si ce n’en est pas ?

— Entendez-vous, Messieurs, reprit Frédéric ; voici l’incrédule, l’athée par excellence, qui se prend au merveilleux, et qui croit déjà à l’existence éternelle de M. de Saint-Germain ! Au reste, cela ne doit pas étonner, quand on sait que La Mettrie a peur de la mort, du tonnerre et des revenants.

— Des revenants, je confesse que c’est une faiblesse, dit La Mettrie ; mais du tonnerre et de tout ce qui peut donner la mort, je soutiens que c’est raison et sagesse. De quoi diable aura-t-on peur, je vous le demande, si ce n’est de ce qui porte atteinte à la sécurité de l’existence ?

— Vive Panurge, dit Voltaire.

— J’en reviens à mon Saint-Germain, reprit La Mettrie ; messire Pantagruel devrait l’inviter à souper demain avec nous.

— Je m’en garderai bien, dit le roi ; vous êtes assez fou comme cela, mon pauvre ami, et il suffirait qu’il eût mis le pied dans ma maison pour que les imaginations superstitieuses, qui abondent autour de nous, rêvassent à l’instant cent contes ridicules qui auraient bientôt fait le tour de l’Europe. Oh ! la raison, mon cher Voltaire, que son règne nous arrive ! voilà la prière qu’il faut faire chaque soir et chaque matin.

— La raison, la raison ! dit La Mettrie, je la trouve séante et bénévole quand elle me sert à excuser et à légitimer mes passions, mes vices… ou mes appétits… donnez-leur le nom que vous voudrez ! mais quand elle m’ennuie, je demande à être libre de la mettre à la porte. Que diable ! je ne veux pas d’une raison qui me force à faire le brave quand j’ai peur, le stoïque quand je souffre, le résigné quand je suis en colère… Foin d’une pareille raison ! ce n’est pas la mienne, c’est un monstre, une chimère de l’invention de ces vieux radoteurs de l’antiquité que vous admirez tous, je ne sais pas pourquoi. Que son règne n’arrive pas ! je n’aime pas les pouvoirs absolus d’aucun genre, et si l’on voulait me forcer à ne pas croire en Dieu, ce que je fais de bonne grâce et de tout mon cœur, je crois que, par esprit de contradiction, j’irais tout de suite à confesse.

— Oh ! vous êtes capable de tout, on le sait bien, dit d’Argens, même de croire à la pierre philosophale du comte de Saint-Germain.

— Et pourquoi non ? ce serait si agréable et j’en aurais tant besoin !

— Ah ! pour celle-là, s’écria Pœlnitz en secouant ses poches vides et muettes, et en regardant le roi d’un air expressif, que son règne arrive au plus tôt ! c’est la prière que tous les matins et tous les soirs…

— Oui-da ! interrompit Frédéric, qui faisait toujours la sourde oreille à cette sorte d’insinuation ; ce monsieur Saint-Germain donne aussi dans le secret de faire de l’or ? Vous ne me disiez pas cela !

— Or donc, permettez-moi de l’inviter à souper demain de votre part, dit La Mettrie ; car m’est d’avis qu’un peu de son secret ne vous ferait pas de peine non plus, sire Gargantua ! Vous avez de grands besoins et un estomac gigantesque, comme roi et comme réformateur.

— Tais-toi, Panurge, répondit Frédéric. Ton Saint-Germain est jugé maintenant. C’est un imposteur et un impudent que je vais faire surveiller d’importance, car nous savons qu’avec ce beau secret-là on emporte plus d’argent d’un pays qu’on n’y en laisse. Eh ! Messieurs, ne vous souvient-il déjà plus du grand nécromant Cagliostro, que j’ai fait chasser de Berlin, à bon escient, il n’y a pas plus de six mois ?

— Et qui m’a emporté cent écus, dit La Mettrie ; que le diable les lui reprenne !

— Et qui les aurait emportés à Pœlnitz, s’il les avait eus, dit d’Argens.

— Vous l’avez fait chasser, dit La Mettrie à Frédéric, et il vous a joué un bon tour, pas moins !

— Lequel ?

— Ah ! vous ne le savez pas ! Eh bien, je vais vous régaler d’une histoire.

— Le premier mérite d’une histoire est d’être courte, observa le roi.

— La mienne n’a que deux mots. Le jour où Votre Majesté pantagruélique ordonna au sublime Cagliostro de remballer ses alambics, ses spectres et ses démons, il est de notoriété publique qu’il sortit en personne dans sa voiture, à midi sonnant, par toutes les portes de Berlin à la fois. Oh ! cela est attesté par plus de vingt mille personnes. Les gardiens de toutes les portes l’ont vu, avec le même chapeau, la même perruque, la même voiture, le même bagage, le même attelage ; et jamais vous ne leur ôterez de l’esprit qu’il y a eu, ce jour-là, cinq ou six Cagliostro sur pied. »

Tout le monde trouva l’histoire plaisante. Frédéric seul n’en rit pas. Il prenait au sérieux les progrès de sa chère raison, et la superstition, qui donnait tant d’esprit et de gaieté à Voltaire, ne lui causait qu’indignation et dépit.

« Voilà le peuple, s’écria-t-il en haussant les épaules ; ah ! Voltaire, voilà le peuple ! et cela dans le temps que vous vivez, et que vous secouez sur le monde la vive lumière de votre flambeau ! On vous a banni, persécuté, combattu de toutes manières, et Cagliostro n’a qu’à se montrer pour fasciner des populations ! Peu s’en faut qu’on ne le porte en triomphe !

— Savez-vous bien, dit La Mettrie, que vos plus grandes dames croient à Cagliostro tout autant que les bonnes femmes des carrefours ? apprenez que c’est d’une des plus belles de votre cour que je tiens cette aventure.

— Je parie que c’est de madame de Kleist ! dit le roi.

C’est toi qui l’as nommée ! répondit La Mettrie en déclamant.

— Le voilà qui tutoie le roi, à présent ! grommela Quintus Icilius, qui était rentré depuis quelques instants.

— Cette bonne de Kleist est folle, reprit Frédéric ; c’est la plus intrépide visionnaire, la plus engouée d’horoscopes et de sortilèges… Elle a besoin d’une leçon, qu’elle prenne garde à elle ! Elle renverse la cervelle de toutes nos dames, et on dit même qu’elle a rendu fou monsieur son mari, qui sacrifiait des boucs noirs à Satan pour découvrir les trésors enfouis dans nos sables du Brandebourg.

— Mais tout cela est du meilleur ton chez vous, père Pantagruel, dit La Mettrie. Je ne sais pas pourquoi vous voulez que les femmes se soumettent à votre rechigneuse déesse Raison. Les femmes sont au monde pour s’amuser et pour nous amuser. Pardieu ! le jour où elles ne seront plus folles, nous serons bien sots ! Madame de Kleist est charmante avec toutes ses histoires de sorciers ; elle en régale Soror Amalia

— Que veut-il dire avec sa soror Amalia ? dit le roi étonné.

— Eh ! votre noble et charmante sœur, l’abbesse de Quedlimburg, qui donne dans la magie de tout son cœur, comme chacun sait…

— Tais-toi, Panurge ! répéta le roi d’une voix de tonnerre, et en frappant de sa tabatière sur la table. »

  1. On sait que Frédéric donnait des abbayes, des canonicats et des évêchés à ses favoris, à ses officiers et à ses parents protestants. La princesse Amélie ayant refusé obstinément de se marier, avait été dotée par lui de l’abbaye de Quedlimburg, prébende royale qui rapportait cent mille livres de rente, et dont elle porta le titre à la manière des chanoinesses catholiques.