La Comtesse de Rudolstadt (Œuvres illustrées)/Chapitre 08

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VIII.

« Je devine que tu vas me parler de lui, dit la princesse en écartant les bougies pour mieux voir la narratrice, et en posant ses deux coudes sur la table.

— En descendant le cours de la Moldaw, sur la frontière bavaroise, nous fûmes enlevés par des recruteurs au service du roi votre frère, et flattés de la riante espérance de devenir fifre et tambour, Haydn et moi, dans les glorieuses armées de Sa Majesté.

— Toi, tambour ? s’écria la princesse en éclatant de rire. Ah ! si de Kleist t’avait vue ainsi, je gage que tu lui aurais tourné la tête. Mon frère t’eût pris pour son page, et Dieu sait quels ravages tu eusses faits dans le cœur de nos belles dames. Mais que parles-tu d’Haydn ? Je connais ce nom-là ; j’ai reçu dernièrement de la musique de ce Haydn, je me le rappelle, et c’est de la bonne musique. Ce n’est pas l’enfant dont tu parles ?

— Pardonnez-moi, madame, c’est un garçon d’une vingtaine d’années, qui a l’air d’en avoir quinze. C’est mon compagnon de voyage, c’était mon ami sincère et fidèle. À la lisière d’un petit bois où nos ravisseurs s’arrêtèrent pour déjeuner, nous prîmes la fuite ; on nous poursuivit, nous courûmes comme des lièvres, et nous eûmes le bonheur d’atteindre un carrosse de voyage qui renfermait le noble et beau Frédéric de Trenck, et un ci-devant conquérant, le comte Hoditz de Roswald.

— Le mari de ma tante la margrave de Culmbach ? s’écria la princesse : encore un mariage d’amour, de Kleist ! c’est, au reste, la seule chose honnête et sage que ma grosse tante ait faite en sa vie. Comment est-il ce comte Hoditz ? »

Consuelo allait entreprendre un portrait détaillé du châtelain de Roswald ; mais la princesse l’interrompit pour lui faire mille questions sur Trenck, sur le costume qu’il portait ce jour-là, sur les moindres détails ; et lorsque Consuelo lui raconta comme quoi Trenck avait volé à sa défense, comme quoi il avait failli être atteint d’une balle, comme quoi enfin il avait mis en fuite les brigands, et délivré un malheureux déserteur qu’ils emmenaient pieds et poings liés dans leur carriole, il fallut qu’elle recommençât, qu’elle expliquât les moindres circonstances, et qu’elle rapportât les paroles les plus indifférentes. La joie et l’attendrissement de la princesse furent au comble lorsqu’elle apprit que Trenck et le comte Hoditz ayant emmené les deux jeunes voyageurs dans leur voiture, le baron n’avait fait aucune attention à Consuelo, qu’il n’avait cessé de regarder un portrait caché dans son sein, de soupirer, et de parler au comte d’un amour mystérieux pour une personne haut placée qui faisait le bonheur et le désespoir de sa vie.

Quand il fut permis à Consuelo de passer outre, elle raconta que le comte Hoditz, ayant deviné son sexe à Passaw, avait voulu se prévaloir un peu trop de la protection qu’il lui avait accordée, et qu’elle s’était sauvée avec Haydn pour reprendre son voyage modeste et aventureux, sur un bateau qui descendait le Danube.

Enfin, elle raconta de quelle manière, en jouant du pipeau, tandis que Haydn, muni de son violon, faisait danser les paysans pour avoir de quoi dîner, elle était arrivée, un soir, à un joli prieuré, toujours déguisée, et se donnant pour le signor Bertoni, musicien ambulant et zingaro de son métier.

« L’hôte de ce prieuré était, dit-elle, un mélomane passionné, de plus un homme d’esprit et un cœur excellent. Il nous prit, moi particulièrement, en grande amitié, et voulut même m’adopter, me promettant un joli bénéfice, si je voulais prendre seulement les ordres mineurs. Le sexe masculin commençait à me lasser. Je ne me sentais pas plus de goût pour la tonsure que pour le tambour ; mais un événement bizarre me fit prolonger un peu mon séjour chez cet aimable hôte. Une voyageuse, qui courait la poste, fut prise des douleurs de l’enfantement à la porte du prieuré, et y accoucha d’une petite fille qu’elle abandonna le lendemain matin, et que je persuadai au bon chanoine d’adopter à ma place. Elle fut nommée Angèle, du nom de son père Anzoleto ; et madame Corilla, sa mère, alla briguer à Vienne un engagement au théâtre de la cour. Elle l’obtint, à mon exclusion. M. le prince de Kaunitz la présenta à l’impératrice Marie-Thérèse comme une respectable veuve ; et je fus rejetée, comme accusée et véhémentement soupçonnée d’avoir de l’amour pour Joseph Haydn, qui recevait les leçons du Porpora, et qui demeurait dans la même maison que nous. »

Consuelo détailla son entrevue avec la grande impératrice. La princesse était fort curieuse d’entendre parler de cette femme extraordinaire, à la vertu de laquelle on ne voulait point croire à Berlin, et à qui l’on donnait pour amants le prince de Kaunitz, le docteur Van Swieten et le poëte Métastase.

Consuelo raconta enfin sa réconciliation avec la Corilla, à propos d’Angèle, et son début, dans les premiers rôles, au théâtre impérial, grâce à un remords de conscience et à un élan généreux de cette fille singulière. Puis elle dit les relations de noble et douce amitié qu’elle avait eues avec le baron de Trenck, chez l’ambassadeur de Venise, et rapporta minutieusement qu’en recevant les adieux de cet aimable jeune homme, elle était convenue avec lui d’un moyen de s’entendre, si la persécution du roi de Prusse venait à en faire naître la nécessité. Elle parla du cahier de musique dont les feuillets devaient servir d’enveloppe et de signature aux lettres qu’il lui ferait parvenir, au besoin, pour l’objet de ses amours, et elle expliqua comment elle avait été éclairée récemment, par un de ces feuillets, sur l’importance de l’écrit cabalistique qu’elle avait remis à la princesse.

On pense bien que ces explications prirent plus de temps que le reste du récit. Enfin, la Porporina, ayant dit son départ de Vienne avec le Porpora, et de quelle manière elle avait rencontré le roi de Prusse, sous l’habit d’un simple officier et sous le nom du baron de Kreutz, au château merveilleux de Roswald, en Moravie, elle fut obligée de mentionner le service capital qu’elle avait rendu au monarque sans le connaître.

« Voilà ce que je suis curieuse d’apprendre, dit madame de Kleist. M. de Pœlnitz, qui babille volontiers, m’a confié que dernièrement à souper Sa Majesté avait déclaré à ses convives que son amitié pour la belle Porporina avait des causes plus sérieuses qu’une simple amourette.

— J’ai fait une chose bien simple, pourtant, répondit madame de Rudolstadt. J’ai usé de l’ascendant que j’avais sur un malheureux fanatique pour l’empêcher d’assassiner le roi. Karl, ce pauvre géant bohémien, que le baron de Trenck avait arraché des mains des recruteurs en même temps que moi, était entré au service du comte Hoditz. Il venait de reconnaître le roi ; il voulait venger sur lui la mort de sa femme et de son enfant, que la misère et le chagrin avaient tués à la suite de son second enlèvement. Heureusement cet homme n’avait pas oublié que j’avais contribué aussi à son salut, et que j’avais donné quelques secours à sa femme. Il se laissa convaincre et ôter le fusil des mains. Le roi, caché dans un pavillon voisin, entendit tout, ainsi qu’il me l’a dit depuis, et, de crainte que son assassin n’eût quelque retour de fureur, il prit, pour s’en aller, un autre chemin que celui où Karl s’était proposé de l’attendre. Le roi voyageait seul à cheval, avec M. de Buddenbrock ; il est donc fort probable qu’un habile tireur comme Karl, à qui, le matin, j’avais vu abattre trois fois le pigeon sur un mât dans la fête que le comte Hoditz nous avait donnée, n’aurait pas manqué son coup.

— Dieu sait, dit la princesse d’un air rêveur, quels changements ce malheur aurait amenés dans la politique européenne et dans le sort des individus ! Maintenant, ma chère Rudolstadt, je crois que je sais très-bien le reste de ton histoire jusqu’à la mort du comte Albert. À Prague, tu as rencontré son oncle le baron, qui t’a amenée au château des Géants pour le voir mourir d’étisie, après t’avoir épousée au moment de rendre le dernier soupir. Tu n’avais donc pas pu te décider à l’aimer ?

— Hélas ! madame, je l’ai aimé trop tard, et j’ai été bien cruellement punie de mes hésitations et de mon amour pour le théâtre. Forcée, par mon maître Porpora, de débuter à Vienne, trompée par lui sur les dispositions d’Albert, dont il avait supprimé les dernières lettres, et que je croyais guéri de son fatal amour, je m’étais laissé entraîner par les prestiges de la scène, et j’avais fini, en attendant que je fusse engagée à Berlin, par jouer à Vienne avec une sorte d’ivresse.

— Et avec gloire ! dit la princesse ; nous savons cela.

— Gloire misérable et funeste, reprit Consuelo. Ce que Votre Altesse ne sait point, c’est qu’Albert était venu secrètement à Vienne, qu’il m’avait vue jouer ; qu’attaché à tous mes pas, comme une ombre mystérieuse, il m’avait entendue avouer à Joseph Haydn, dans la coulisse, que je ne saurais pas renoncer à mon art sans un affreux regret. Cependant j’aimais Albert ! je jure devant Dieu que j’avais reconnu en moi qu’il m’était encore plus impossible de renoncer à lui qu’à ma vocation, et que je lui avais écrit pour le lui dire ; mais le Porpora, qui traitait cet amour de chimère et de folie, avait surpris et brûlé ma lettre. Je retrouvai Albert dévoré par une rapide consomption ; je lui donnai ma foi, et ne pus lui rendre la vie. Je l’ai vu sur son lit de parade, vêtu comme un seigneur des anciens jours, beau dans les bras de la mort, et le front serein comme celui de l’ange du pardon ; mais je n’ai pu l’accompagner jusqu’à sa dernière demeure. Je l’ai laissé dans la chapelle ardente du château des Géants, sous la garde de Zdenko, ce pauvre prophète insensé, qui m’a tendu la main en riant, et en se réjouissant du tranquille sommeil de son ami. Lui, du moins, plus pieux et plus fidèle que moi, l’a déposé dans la tombe de ses pères, sans comprendre qu’il ne se relèverait plus de ce lit de repos ! Et moi, je suis partie, entraînée par le Porpora, ami dévoué mais farouche, cœur paternel mais inflexible, qui me criait aux oreilles jusque sur le cercueil de mon mari : « Tu débutes samedi prochain dans les Virtuoses ridicules ! »

— Étrange vicissitude, en effet, d’une vie d’artiste ! dit la princesse en essuyant une larme ; car la Porporina sanglotait en achevant son histoire : mais tu ne me dis pas, chère Consuelo, le plus beau trait de ta vie, et c’est de quoi Supperville m’a informée avec admiration. Pour ne pas affliger la vieille chanoinesse et ne pas te départir de ton désintéressement romanesque, tu as renoncé à ton titre, à ton douaire, à ton nom ; tu as demandé le secret à Supperville et au Porpora, seuls témoins de ce mariage précipité, et tu es venue ici, pauvre comme devant, Zingarella comme toujours…

— Et artiste à jamais ! répondit Consuelo, c’est-à-dire indépendante, vierge, et morte à tout sentiment d’amour, telle enfin que le Porpora me représentait sans cesse le type idéal de la prêtresse des Muses ! Il l’a emporté, mon terrible maître ! et me voilà arrivée au point où il voulait. Je ne crois point que j’en sois plus heureuse, ni que j’en vaille mieux. Depuis que je n’aime plus et que je ne me sens plus capable d’aimer, je ne sens plus le feu de l’inspiration ni les émotions du théâtre. Ce climat glacé et cette atmosphère de la cour me jettent dans un morne abattement. L’absence du Porpora, l’espèce d’abandon où je me trouve, et la volonté du roi qui prolonge mon engagement contre mon gré…, je puis vous l’avouer, n’est-ce pas, Madame ?

— J’aurais dû le deviner ! Pauvre enfant, on te croit fière de l’espèce de préférence dont le roi t’honore ; mais tu es sa prisonnière et son esclave, comme moi, comme toute sa famille, comme ses favoris, comme ses soldats, comme ses pages, comme ses petits chiens. Ô prestige de la royauté, auréole des grands princes ! que tu es maussade à ceux dont la vie s’épuise à te fournir de rayons et de lumière ! Mais, chère Consuelo, tu as encore bien des choses à me dire, et ce ne sont pas celles qui m’intéressent le moins. J’attends de ta sincérité que tu m’apprennes positivement en quels termes tu es avec mon frère, et je la provoquerai par la mienne. Croyant que tu étais sa maîtresse, et me flattant que tu pourrais obtenir de lui la grâce de Trenck, je t’avais recherchée pour remettre notre cause entre tes mains. Maintenant que, grâce au ciel, nous n’avons plus besoin de toi pour cela, et que je suis heureuse de t’aimer pour toi-même, je crois que tu peux me dire tout sans te compromettre, d’autant plus que les affaires de mon frère ne me paraissent pas bien avancées avec toi.

— La manière dont vous vous exprimez sur ce chapitre me fait frémir, Madame, répondit Consuelo en pâlissant. Il y a huit jours seulement que j’entends chuchoter autour de moi d’un air sérieux sur cette prétendue inclination du roi notre maître pour sa triste et tremblante sujette. Jusque-là je n’avais jamais vu de possible entre lui et moi qu’une causerie enjouée, bienveillante de sa part, respectueuse de la mienne. Il m’a témoigné de l’amitié et une reconnaissance trop grande pour la conduite si simple que j’ai tenue à Roswald. Mais de là à l’amour, il y a un abîme, et j’espère bien que sa pensée ne l’a pas franchi.

— Moi, je crois le contraire. Il est brusque, taquin et familier avec toi ; il te parle comme à un petit garçon, il te passe la main sur la tête comme à ses lévriers ; il affecte devant ses amis, depuis quelques jours, d’être moins amoureux de toi que de qui que ce soit. Tout cela prouve qu’il est en train de le devenir. Je le connais bien, moi ; je te réponds qu’avant peu il faudra te prononcer. Quel parti prendras-tu ? Si tu lui résistes, tu es perdue ; si tu lui cèdes, tu l’es encore plus. Que feras-tu, le cas échéant ?

— Ni l’un ni l’autre, Madame ; je ferai comme ses recrues, je déserterai.

— Cela n’est pas facile, et je n’en ai guère envie, car je m’attache à toi singulièrement, et je crois que je mettrais les recruteurs encore une fois à tes trousses plutôt que de te voir partir. Allons, nous chercherons un moyen. Le cas est grave et demande réflexion. Raconte-moi tout ce qui s’est passé depuis la mort du comte Albert.

— Quelques faits bizarres et inexplicables au milieu d’une vie monotone et sombre. Je vous les dirai tels qu’ils sont, et Votre Altesse m’aidera peut-être à les comprendre.

— J’essaierai, à condition que tu m’appelleras Amélie, comme tout à l’heure. Il n’est pas minuit, et je ne veux être Altesse que demain au grand jour. »

La Porporina reprit son récit en ces termes :

« J’ai déjà raconté à madame de Kleist, lorsqu’elle m’a fait l’honneur de venir chez moi pour la première fois, que j’avais été séparée du Porpora en arrivant de Bohême, à la frontière prussienne. J’ignore encore aujourd’hui si le passe-port de mon maître n’était pas en règle, ou si le roi avait devancé notre arrivée par un de ces ordres dont la rapidité tient du prodige, pour interdire au Porpora l’entrée de ses États. Cette pensée, peut-être coupable, m’était venue d’abord ; car je me souvenais de la légèreté brusque et de la sincérité frondeuse que le Porpora avait mises à défendre l’honneur de Trenck et à blâmer la dureté du roi, lorsqu’à un souper chez le comte Hoditz, en Moravie, le roi, se donnant pour le baron de Kreutz, nous avait annoncé lui-même la prétendue trahison de Trenck et sa réclusion à Glatz…

— En vérité ! s’écria la princesse ; c’est à propos de Trenck que maître Porpora a déplu au roi ?

— Le roi ne m’en a jamais reparlé, et j’ai craint de l’en faire souvenir. Mais il est certain que, malgré mes prières et les promesses de Sa Majesté, le Porpora n’a jamais été rappelé.

— Et il ne le sera jamais, reprit Amélie, car le roi n’oublie rien et ne pardonne jamais la franchise quand elle blesse son amour-propre. Le Salomon du Nord hait et persécute quiconque doute de l’infaillibilité de ses jugements ; surtout quand son arrêt n’est qu’une feinte grossière, un odieux prétexte pour se débarrasser d’un ennemi. Ainsi, fais-en ton deuil, mon enfant, tu ne reverras jamais le Porpora à Berlin.

— Malgré le chagrin que j’éprouve de son absence, je ne désire plus le voir ici, Madame ; et je ne ferai plus de démarches pour que le roi lui pardonne. J’ai reçu ce matin une lettre de mon maître qui m’annonce la réception d’un opéra de lui au théâtre impérial de Vienne. Après mille traverses, il est donc enfin arrivé à son but, et la pièce va être mise à l’étude. Je songerais bien plutôt désormais à le rejoindre qu’à l’attirer ; mais je crains fort de ne pas être plus libre de sortir d’ici que je n’ai été libre de n’y pas entrer.

— Que veux-tu dire ?

— À la frontière, lorsque je vis que l’on forçait mon maître à remonter en voiture et à retourner sur ses pas, je voulus l’accompagner et renoncer à mon engagement avec Berlin. J’étais tellement indignée de la brutalité et de l’apparente mauvaise foi d’une telle réception, que j’aurais payé le dédit en travaillant à la sueur de mon front, plutôt que de pénétrer plus avant dans un pays si despotiquement régi. Mais au premier témoignage que je donnai de mes intentions, je fus sommée par l’officier de police de monter dans une autre chaise de poste qui fut amenée et attelée en un clin d’œil ; et comme je me vis entourée de soldats bien déterminés à m’y contraindre, j’embrassai mon maître, en pleurant, et je pris le parti de me laisser conduire à Berlin, où j’arrivai, brisée de fatigue et de douleur, à minuit. On me déposa tout près du palais, non loin de l’opéra, dans une jolie maison appartenant au roi, et disposée de manière à ce que j’y fusse logée absolument seule. J’y trouvai des domestiques à mes ordres et un souper tout préparé. J’ai su que M. de Pœlnitz avait reçu l’ordre de tout disposer pour mon arrivée. J’y étais à peine installée, lorsqu’on me fit demander de la part du baron de Kreutz si j’étais visible. Je m’empressai de le recevoir, impatiente que j’étais de me plaindre à lui de l’accueil fait au Porpora, et de lui en demander la réparation. Je feignis donc de ne pas savoir que le baron de Kreutz était Frédéric ii. Je pouvais l’ignorer. Le déserteur Karl, en me confiant son projet de l’assassiner, comme officier supérieur prussien, ne me l’avait pas nommé, et je ne l’avais appris que de la bouche du comte Hoditz, après que le roi eut quitté Roswald. Il entra d’un air riant et affable que je ne lui avais pas vu sous son incognito. Sous son pseudonyme, et en pays étranger, il était un peu gêné. À Berlin, il me sembla avoir retrouvé toute la majesté de son rôle, c’est-à-dire la bonté protectrice et la douceur généreuse dont il sait si bien orner dans l’occasion sa toute-puissance. Il vint à moi en me tendant la main et en me demandant si je me souvenais de l’avoir vu quelque part. « Oui, monsieur le baron, lui répondis-je, et je me souviens que vous m’avez offert et promis vos bons services à Berlin, si je venais à en avoir besoin. » Alors je lui racontai avec vivacité ce qui m’était arrivé à la frontière, et je lui demandai s’il ne pouvait pas faire parvenir au roi la demande d’une réparation pour cet outrage fait à un maître illustre et pour cette contrainte exercée envers moi. — Une réparation ! répondit le roi en souriant avec malice, rien que cela ? M. Porpora voudrait-il appeler en champ clos le roi de Prusse ! et mademoiselle Porporina exigerait peut-être qu’il mît un genou en terre devant elle ! »

Cette raillerie augmenta mon dépit : « Votre Majesté peut ajouter l’ironie à ce que j’ai déjà souffert, répondis-je, mais j’aimerais mieux avoir à la bénir qu’à la craindre. »

Le roi me secoua le bras un peu rudement : « Ah ! vous jouez aussi au plus fin, dit-il en attachant ses yeux pénétrants sur les miens : je vous croyais simple et pleine de droiture, et voilà que vous me connaissiez parfaitement bien à Roswald ? » — Non, Sire, répondis-je, je ne vous connaissais pas, et plût au ciel que je ne vous eusse jamais connu ! — « Je n’en puis dire autant, reprit-il avec douceur ; car sans vous, je serais peut-être resté dans quelque fossé du parc de Roswald. Le succès des batailles n’est point une égide contre la balle d’un assassin, et je n’oublierai jamais que si le destin de la Prusse est encore entre mes mains, c’est à une bonne petite âme, ennemie des lâches complots que je le dois. Ainsi, ma chère Porporina, votre mauvaise humeur ne me rendra point ingrat. Calmez-vous, je vous prie, et racontez-moi bien ce dont vous avez à vous plaindre, car jusqu’ici je n’y comprends pas grand’chose. »

Soit que le roi feignît de ne rien savoir, soit qu’en effet les gens de sa police eussent cru voir quelque défaut de forme dans les papiers de mon maître, il écouta mon récit avec beaucoup d’attention, et me dit ensuite de l’air calme d’un juge qui ne veut pas se prononcer à la légère : « J’examinerai tout cela, et vous en rendrai bon compte ; je serais fort surpris que mes gens eussent cherché noise, sans motif, à un voyageur en règle. Il faut qu’il y ait quelque malentendu. Je le saurai ! soyez tranquille, et si quelqu’un a outre-passé son mandat, il sera puni. — Sire, ce n’est pas là ce que je demande. Je vous demande le rappel du Porpora. — Et je vous le promets, répondit-il. Maintenant, prenez un air moins sombre, et racontez-moi comment vous avez découvert le secret de mon incognito. »

Je causai alors librement avec le roi, et je le trouvai si bon, si aimable, si séduisant par la parole, que j’oubliai toutes les préventions que j’avais contre lui, pour n’admirer que son esprit à la fois judicieux et brillant, ses manières aisées dans la bienveillance que je n’avais pas trouvées chez Marie-Thérèse ; enfin, la délicatesse de ses sentiments sur toutes les matières auxquelles il toucha dans la conversation. « Écoutez, me dit-il en prenant son chapeau pour sortir. J’ai un conseil d’ami à vous donner dès votre arrivée ici ; c’est de ne parler à qui que ce soit du service que vous m’avez rendu, et de la visite que je vous ai faite ce soir. Bien qu’il n’y ait rien que de fort honorable pour nous deux dans mon empressement à vous remercier, cela donnerait lieu à une idée très-fausse des relations d’esprit et d’amitié que je désire avoir avec vous. On vous croirait avide de ce que, dans le langage des cours, on appelle la faveur du maître. Vous seriez un objet de méfiance pour les uns, et de jalousie pour les autres. Le moindre inconvénient serait de vous attirer une nuée de solliciteurs qui voudraient faire de vous le canal de leurs sottes demandes ; et comme vous auriez sans doute le bon esprit de ne pas vouloir jouer ce rôle, vous seriez en butte à leur obsession ou à leur inimitié. — « Je promets à Votre majesté, répondis-je, d’agir comme elle vient de me l’ordonner. — Je ne vous ordonne rien, Consuelo, reprit-il ; mais je compte sur votre sagesse et sur votre droiture. J’ai vu en vous, du premier coup d’œil, une belle âme et un esprit juste ; et c’est parce que je désirais faire de vous la perle fine de mon département des beaux-arts, que j’avais envoyé, du fond de la Silésie, l’ordre de vous fournir une voiture à mes frais pour vous amener de la frontière, dès que vous vous y présenteriez. Ce n’est pas ma faute si on vous en a fait une espèce de prison roulante, et si on vous a séparée de votre protecteur. En attendant qu’on vous le rende, je veux le remplacer, si vous me trouvez digne de la même confiance et du même attachement que vous avez pour lui. »

J’avoue, ma chère Amélie, que je fus vivement touchée de ce langage paternel et de cette amitié délicate. Il s’y mêla peut-être un peu d’orgueil ; et les larmes me vinrent aux yeux, lorsque le roi me tendit la main en me quittant. Je faillis la lui baiser, comme c’était sans doute mon devoir ; mais puisque je suis en train de me confesser, je dois dire qu’au moment de le faire, je me sentis saisie de terreur et comme paralysée par le froid de la méfiance. Il me sembla que le roi me cajolait et flattait mon amour-propre, pour m’empêcher de raconter cette scène de Roswald, qui pouvait produire, dans quelques esprits, une impression contraire à sa politique. Il me sembla aussi qu’il craignait le ridicule d’avoir été bon et reconnaissant envers moi. Et puis, tout à coup, en moins d’une seconde, je me rappelai le terrible régime militaire de la Prusse, dont le baron Trenck m’avait informée minutieusement ; la férocité des recruteurs, les malheurs de Karl, la captivité de ce noble Trenck, que j’attribuais à la délivrance du pauvre déserteur ; les cris d’un soldat que j’avais vu battre, le matin, en traversant un village ; et tout ce système despotique qui fait la force et la gloire du grand Frédéric. Je ne pouvais plus le haïr personnellement ; mais déjà je revoyais en lui ce maître absolu, cet ennemi naturel des cœurs simples qui ne comprennent pas la nécessité des lois inhumaines, et qui ne sauraient pénétrer les arcanes des empires.