La Comtesse de Rudolstadt (Œuvres illustrées)/Chapitre 14

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XIV.

Consuelo fut reconduite chez elle dans la même voiture qui l’avait amenée au palais. Deux factionnaires furent posés devant chaque porte de son appartement, dans l’intérieur de la maison, et M. de Buddenbrock lui donna, montre en main, suivant son habitude imitée de la rigide ponctualité du maître, une heure pour faire ses préparatifs, non sans l’avertir que ses paquets seraient soumis à l’examen des employés de la forteresse qu’elle allait habiter. En rentrant dans sa chambre, elle trouva tous ses effets dans un désordre pittoresque. Pendant sa conférence avec le roi, des agents de la police secrète étaient venus, par ordre, forcer toutes les serrures et s’emparer de tous les papiers. Consuelo, qui ne possédait, en fait d’écritures, que de la musique, éprouva quelque chagrin en pensant qu’elle ne reverrait peut-être jamais ses précieux et chers auteurs, la seule richesse qu’elle eût amassée dans sa vie. Elle regretta beaucoup moins quelques bijoux, qui lui avaient été donnés par divers grands personnages à Vienne et à Berlin, comme récompense de ses soirées de chant. On les lui prenait, sous prétexte qu’ils pouvaient contenir des bagues à poison ou des emblèmes séditieux. Le roi n’en sut jamais rien, et Consuelo ne les revit jamais. Les employés aux basses œuvres de Frédéric se livraient sans pudeur à ces honnêtes spéculations, étant peu payés d’ailleurs, et sachant que le roi aimait mieux fermer les yeux sur leurs rapines que d’augmenter leurs salaires.

Le premier regard de Consuelo fut pour son crucifix ; et en voyant qu’on n’avait pas songé à le saisir, sans doute à cause de son peu de valeur, elle le décrocha bien vite et le mit dans sa poche. Elle vit la couronne de roses flétrie et gisante sur le plancher ; puis, en la ramassant pour l’examiner, elle remarqua avec effroi que la bande de parchemin qui contenait de mystérieux encouragements n’y était plus attachée. C’était la seule preuve qu’on pût avoir contre elle de sa complicité avec une prétendue conspiration : mais à combien de commentaires pouvait donner lieu ce faible indice ! Tout en le cherchant avec anxiété, elle porta la main à sa poche et l’y trouva. Elle l’y avait mis machinalement au moment où Buddenbrok était venu la chercher une heure auparavant.

Rassurée sur ce point, et sachant bien que l’on ne trouverait rien dans ses papiers qui pût compromettre qui que ce fût, elle se hâta de rassembler les effets nécessaires à un éloignement dont elle ne se dissimulait pas la durée possible. Elle n’avait personne pour l’aider, car on avait arrêté sa servante pour l’interroger ; et, au milieu de ses costumes arrachés des armoires et jetés en désordre sur tous les meubles, elle avait, outre le trouble que lui causait sa situation, quelque peine à se reconnaître. Tout à coup le bruit d’un objet sonore, tombant au milieu de sa chambre, attira son attention ; c’était un gros clou qui traversait un mince billet.

Le style était laconique :

« Voulez-vous fuir ? Montrez-vous à la fenêtre. Dans trois minutes vous serez en sûreté. »

Le premier mouvement de Consuelo fut de courir à la fenêtre. Mais elle s’arrêta à moitié chemin ; car elle pensa que sa fuite, au cas qu’elle pût l’effectuer, serait comme l’aveu de sa culpabilité, et un tel aveu, en pareil cas, fait toujours supposer des complices. Ô princesse Amélie ! pensa-t-elle, s’il est vrai que vous m’ayez trahie, moi, je ne vous trahirai pas ! Je paierai ma dette envers Trenck. Il m’a sauvé la vie ; s’il le faut, je la perdrai pour lui.

Ranimée par cette idée généreuse, elle acheva son paquet avec beaucoup de présence d’esprit, et se trouva prête lorsque Buddenbrock vint la prendre pour partir. Elle lui trouva l’air encore plus hypocrite et plus méchant que de coutume. À la fois rampant et rogue, Buddenbrock était jaloux des sympathies de son maître, comme les vieux chiens qui mordent tous les amis de la maison. Il avait été blessé de la leçon que le roi lui avait donnée, tout en le chargeant de faire souffrir la victime, et il ne demandait qu’à s’en venger sur elle.

« Vous me voyez tout en peine, mademoiselle, lui dit-il, d’avoir à exécuter des ordres aussi rigoureux. Il y avait bien longtemps qu’on n’avait vu à Berlin pareille chose… Non, cela ne s’était pas vu depuis le temps du roi Frédéric-Guillaume, l’auguste père de Sa Majesté régnante. Ce fut un cruel exemple de la sévérité de nos lois et du pouvoir terrible de nos princes. Je m’en souviendrai toute ma vie.

— De quel exemple voulez-vous parler, monsieur ? dit Consuelo qui commençait à croire qu’on en voulait à sa vie.

— D’aucun en particulier, reprit Buddenbrock ; je voulais parler du règne de Frédéric-Guillaume qui fut, d’un bout à l’autre, un exemple de fermeté, à ne jamais l’oublier. Dans ces temps-là, on ne respectait ni âge ni sexe, quand on pensait avoir une faute grave à punir. Je me souviens d’une jeune personne fort jolie, fort bien née et fort aimable, qui, pour avoir reçu quelquefois la visite d’un auguste personnage contre le gré du roi, fut livrée au bourreau et chassée de la ville après avoir été battue de verges.

— Je sais cette histoire, Monsieur, répondit Consuelo partagée entre la terreur et l’indignation. La jeune personne était sage et pure. Tout son crime fut d’avoir fait de la musique avec Sa Majesté aujourd’hui régnante, comme vous dites, et alors prince royal. Ce même Frédéric a-t-il donc si peu souffert des catastrophes attirées par lui sur la tête des autres, qu’il veuille maintenant m’épouvanter par la menace de quelque infamie semblable ?

— Je ne le pense pas, Signora. Sa Majesté ne fait rien que de grand et de juste ; et c’est à vous de savoir si votre innocence vous met à l’abri de sa colère. Je voudrais le croire ; cependant j’ai vu tout à l’heure le roi irrité comme cela ne lui était peut-être jamais arrivé. Il s’est écrié qu’il avait tort de vouloir régner avec indulgence, et que jamais, du vivant de son père, une femme n’eût montré l’audace que vous affichiez. Enfin quelques autres paroles de Sa Majesté me font craindre pour vous quelque peine avilissante, j’ignore laquelle… Je ne veux pas le pressentir. Mon rôle, en ceci, est fort pénible ; et si, à la porte de la ville, il se trouvait que le roi eût donné des ordres contraires à ceux que j’ai reçus de vous conduire immédiatement à Spandaw, je me hâterais de m’éloigner, la dignité de mes fonctions ne me permettant pas d’assister… »

M. de Buddenbrock, voyant que l’effet était produit, et que la malheureuse Consuelo était près de s’évanouir, s’arrêta. En cet instant, elle faillit se repentir de son dévouement, et ne put s’empêcher d’invoquer, dans son cœur, ses protecteurs inconnus. Mais comme elle fixait d’un œil hagard les traits de Buddenbrock, elle y trouva l’hésitation du mensonge, et commença à se rassurer. Son cœur battit pourtant à lui rompre la poitrine, lorsqu’un agent de police se présenta à la porte de Berlin pour échanger quelques mots avec M. de Buddenbrock. Pendant ce temps, un des grenadiers qui l’accompagnaient à cheval s’approcha de la portière opposée, et lui dit rapidement à demi-voix :

« Soyez tranquille, Signora, il y aurait bien du sang de versé avant qu’on vous fît aucun mal. »

Dans son trouble, Consuelo ne distingua pas les traits de cet ami inconnu, qui s’éloigna aussitôt. La voiture prit, au grand galop, la route de la forteresse ; et au bout d’une heure, la Porporina fut incarcérée dans le château de Spandaw avec toutes les formalités d’usage ou plutôt avec le peu de formalités dont un pouvoir absolu a besoin pour procéder.

Cette citadelle, réputée alors inexpugnable, est bâtie au milieu d’un étang formé par le confluent de la Havel et de la Sprée. La journée était devenue sombre et brumeuse, et Consuelo, ayant accompli son sacrifice, ressentit cet épuisement apathique qui suit les actes d’énergie et d’enthousiasme. Elle se laissa donc conduire dans le triste domicile qu’on lui assignait, sans rien regarder autour d’elle. Elle se sentait épuisée ; et, bien qu’on fût à peine au milieu du jour, elle se jeta, tout habillée, sur son lit, et s’y endormit profondément. À la fatigue qu’elle éprouvait se joignait cette sorte de sécurité délicieuse dont une bonne conscience recueille les fruits ; et quoique son lit fût bien dur et bien étroit, elle y goûta le meilleur sommeil.

Depuis quelque temps, elle ne faisait plus que dormir à demi, lorsqu’elle entendit sonner minuit à l’horloge de la citadelle. La répercussion du son est si vive pour les oreilles musicales, qu’elle en fut éveillée tout à fait. En se soulevant sur son lit, elle comprit qu’elle était en prison, et qu’il fallait y passer la première nuit à réfléchir, puisqu’elle avait dormi tout le jour. La perspective d’une pareille insomnie dans l’inaction et l’obscurité n’était pas très-riante ; elle se dit qu’il fallait s’y résigner et travailler tout de suite à s’y habituer. Elle s’étonnait de ne pas souffrir du froid, et s’applaudissait du moins de ne pas subir ce malaise physique qui paralyse la pensée. Le vent mugissait au-dehors d’une façon lamentable, la pluie fouettait les vitres, et Consuelo n’apercevait, par son étroite fenêtre, que le grillage serré se dessinant sur le bleu sombre et voilé d’une nuit sans étoiles.

La pauvre captive passa la première heure de ce supplice tout à fait nouveau et inconnu pour elle dans une grande lucidité d’esprit et dans des pensées pleines de logique, de raison et de philosophie. Mais peu à peu cette tension fatigua son cerveau, et la nuit commença à lui sembler lugubre. Ses réflexions positives se changèrent en rêveries vagues et bizarres. Des images fantastiques, des souvenirs pénibles, des appréhensions effrayantes l’assaillirent, et elle se trouva dans un état qui n’était ni la veille ni le sommeil, et où toutes ses idées prenaient une forme et semblaient flotter dans les ténèbres de sa cellule. Tantôt elle se croyait sur le théâtre, et elle chantait mentalement tout un rôle qui la fatiguait, et dont le souvenir l’obsédait, sans qu’elle pût s’en débarrasser ; tantôt elle se voyait dans les mains du bourreau, les épaules nues, devant une foule stupide et curieuse, et déchirée par les verges, tandis que le roi la regardait d’un air courroucé du haut d’un balcon, et qu’Anzoleto riait dans un coin. Enfin, elle tomba dans une sorte de torpeur, et n’eut plus devant les yeux que le spectre d’Albert couché sur son cénotaphe, et faisant de vains efforts pour se relever et venir à son secours. Puis cette image s’effaça, et elle se crut endormie par terre dans la grotte du Schreckenstein, tandis que le chant sublime et déchirant du violon d’Albert exprimait, dans le lointain de la caverne, une prière éloquente et douloureuse. Consuelo dormait effectivement à moitié, et le son de l’instrument caressait son oreille et ramenait le calme dans son âme. Les phrases en étaient si suivies, quoique affaiblies par l’éloignement, et les modulations si distinctes, qu’elle se persuadait l’entendre réellement, sans songer à s’en étonner. Il lui sembla que cette audition fantastique durait depuis plus d’une heure, et qu’elle finissait par se perdre dans les airs en dégradations insensibles. Consuelo s’était rendormie tout de bon, et le jour commençait à poindre lorsqu’elle rouvrit les yeux.

Son premier soin fut d’examiner sa chambre, qu’elle n’avait pas même regardée la veille, tant la vie morale avait absorbé en elle le sentiment de la vie physique. C’était une cellule toute nue, mais propre et bien chauffée par un poêle en briques qu’on allumait à l’extérieur, et qui ne jetait aucune clarté dans l’appartement, mais qui entretenait une température très-supportable. Une seule ouverture cintrée éclairait cette pièce, qui n’était cependant pas trop sombre ; les murs étaient blanchis à la chaux et peu élevés.

On frappa trois coups à la porte, et le gardien cria à travers, d’une voix forte :

« Prisonnière numéro trois, levez-vous et habillez-vous ; on entrera chez vous dans un quart d’heure. »

Consuelo se hâta d’obéir et de refaire son lit avant le retour du gardien, qui lui apporta du pain et de l’eau pour sa journée, d’un air très-respectueux. Il avait la tournure empesée d’un ancien majordome de bonne maison, et il posa ce frugal ordinaire de la prison sur la table, avec autant de soin et de propreté qu’il en eût mis à servir un repas des plus recherchés.

Consuelo examina cet homme, qui était d’un âge avancé, et dont la physionomie fine et douce n’avait rien de repoussant au premier abord. On l’avait choisi pour servir les femmes, à cause de ses moeurs, de sa bonne tenue, et de sa discrétion à toute épreuve. Il s’appelait Schwartz, et déclina son nom à Consuelo.

« Je demeure au-dessous de vous, dit-il, et si vous veniez à être malade, il suffira que vous m’appeliez par votre fenêtre.

— N’avez-vous pas une femme ? lui demanda Consuelo.

— Sans doute, répondit-il, et si vous avez absolument besoin d’elle, elle sera à vos ordres. Mais il lui est défendu de communiquer avec les dames prisonnières, sauf le cas de maladie. C’est le médecin qui en décide. J’ai aussi un fils, qui partagera avec moi l’honneur de vous servir…

— Je n’ai pas besoin de tant de serviteurs, et si vous voulez bien le permettre, monsieur Schwartz, je n’aurai affaire qu’à vous ou à votre femme.

— Je sais que mon âge et ma physionomie rassurent les dames. Mais mon fils n’est pas plus à craindre que moi ; c’est un excellent enfant, plein de piété, de douceur et de fermeté. »

Le gardien prononça ce dernier mot avec une netteté expressive que la prisonnière entendit fort bien.

« Monsieur Schwartz, lui dit-elle, ce n’est pas avec moi que vous aurez besoin de faire usage de votre fermeté. Je suis venue ici presque volontairement, et je n’ai aucune intention de m’échapper. Tant que l’on me traitera avec décence et convenance, comme on paraît disposé à le faire, je supporterai sans me plaindre le régime de la prison, quelque rigoureux qu’il puisse être. »

En parlant ainsi, Consuelo, qui n’avait rien pris depuis vingt-quatre heures, et qui avait souffert de la faim toute la nuit, se mit à rompre le pain bis et à le manger avec appétit.

Elle remarqua alors que sa résignation faisait impression sur le vieux gardien, et qu’il en était à la fois émerveillé et contrarié.

« Votre Seigneurie n’a donc pas de répugnance pour cette nourriture grossière ? lui dit-il avec un peu d’embarras.

— Je ne vous cacherai pas que, dans l’intérêt de ma santé, à la longue, j’en désirerais une plus substantielle ; mais si je dois me contenter de celle-ci, ce ne sera pas pour moi une grande contrariété.

— Vous étiez cependant habituée à bien vivre ? Vous aviez chez vous une bonne table, je suppose ?

— Eh ! mais, sans doute.

— Et alors, reprit Schwartz d’un air insinuant, pourquoi ne vous feriez-vous pas servir ici, à vos frais, un ordinaire convenable ?

— Cela est donc permis ?

— À coup sûr ! s’écria Schwartz, dont les yeux brillèrent à l’idée d’exercer son trafic, après avoir eu la crainte de trouver une personne trop pauvre ou trop sobre pour lui assurer ce profit. Si Votre Seigneurie a eu la précaution de cacher quelque argent sur elle en entrant ici… il ne m’est pas défendu de lui fournir la nourriture qu’elle aime. Ma femme fait fort bien la cuisine, et nous possédons une vaisselle plate fort propre.

— C’est fort aimable de votre part, dit Consuelo, qui découvrait la cupidité de M. Schwartz avec plus de dégoût que de satisfaction. Mais la question est de savoir si j’ai de l’argent en effet. On m’a fouillée en entrant ici ; je sais qu’on m’a laissé un crucifix auquel je tenais beaucoup, mais je n’ai pas remarqué si on me prenait ma bourse.

— Votre Seigneurie ne l’a pas remarqué ?

— Non ; cela vous étonne ?

— Mais Votre Seigneurie sait sans doute ce qu’il y avait dans sa bourse ?

— À peu de chose près. » Et en parlant ainsi, Consuelo faisait la revue de ses poches, et n’y trouvait pas une obole. « M. Schwartz, lui dit-elle avec une gaieté courageuse, on ne m’a rien laissé, à ce que je vois. Il faudra donc que je me contente du régime des prisonniers. Ne vous faites pas d’illusions là-dessus.

— Eh bien, Madame, reprit Schwartz, non sans faire un visible effort sur lui-même, je vais vous prouver que ma famille est honnête, et que vous avez affaire à des gens estimables. Votre bourse est dans ma poche ; la voici ! » Et il fit briller la bourse aux yeux de la Porporina, puis il la remit tranquillement dans son gousset.

« Puisse-t-elle vous profiter ! dit Consuelo étonnée de son impudence.

— Attendez ! reprit l’avide et méticuleux Schwartz. C’est ma femme qui vous a fouillée. Elle a ordre de ne point laisser d’argent aux prisonnières, de crainte qu’elles ne s’en servent pour corrompre leurs gardiens. Mais quand les gardiens sont incorruptibles, la précaution est inutile. Elle n’a donc pas jugé qu’il fût de son devoir de remettre votre argent au gouverneur. Mais comme il y a une consigne à la lettre de laquelle on est obligé, en conscience, de se conformer, votre bourse ne saurait retourner directement dans vos mains.

— Gardez-la donc ! dit Consuelo, puisque tel est votre bon plaisir.

— Sans aucun doute, je la garderai, et vous m’en remercierez. Je suis dépositaire de votre argent, et je l’emploierai, pour vos besoins comme vous l’entendrez. Je vous apporterai les mets qui vous seront agréables ; j’entretiendrai votre poêle avec soin ; je vous fournirai même un meilleur lit et du linge à discrétion. J’établirai mon compte chaque jour, et je me paierai sur votre avoir jusqu’à due concurrence.

— À la bonne heure ! dit Consuelo ; je vois qu’il est avec le ciel des accommodements ; et j’apprécie l’honnêteté de M. Schwartz comme je le dois. Mais quand cette somme, qui n’est pas bien considérable, sera épuisée, vous me fournirez donc les moyens de me procurer de nouveaux fonds ?

— Que Votre Seigneurie ne s’exprime pas ainsi ! ce serait manquer à mon devoir, et je ne le ferai jamais. Mais Votre Seigneurie n’en souffrira pas ; elle me désignera, soit à Berlin, soit ailleurs, la personne dépositaire de ses fonds, et je ferai passer mes comptes à cette personne pour qu’ils soient régulièrement soldés. Ma consigne ne s’oppose point à cela.

— Fort bien. Vous avez trouvé la manière de corriger cette consigne, qui est fort inconséquente, puisqu’elle vous permet de nous bien traiter, et qu’elle nous ôte cependant les moyens de vous y déterminer. Quand mes ducats d’or seront à bout, j’aviserai à vous satisfaire. Commencez donc par m’apporter du chocolat ; vous me servirez à dîner un poulet et des légumes ; dans la journée vous me procurerez des livres, et le soir vous me fournirez de la lumière.

— Pour le chocolat, Votre Seigneurie va l’avoir dans cinq minutes ; le dîner ira comme sur des roulettes ; j’y ajouterai une bonne soupe, des friandises que les dames ne dédaignent pas, et du café, qui est fort salutaire pour combattre l’air humide de cette résidence. Quant aux livres et à la lumière, c’est impossible. Je serais chassé sur-le-champ, et ma conscience me défend de manquer à ma consigne.

— Mais les aliments recherchés et les friandises sont également prohibés ?

— Non. Il nous est permis de traiter les dames, et particulièrement Votre Seigneurie, avec humanité, dans tout ce qui a rapport à la santé et au bien-être.

— Mais l’ennui est également préjudiciable à la santé !

— Votre seigneurie se trompe. En se nourrissant bien et en laissant reposer l’esprit, on engraisse toujours ici. Je pourrais vous citer telle dame qui y est entrée svelte comme vous voilà, et qui en est sortie, au bout de vingt ans, pesant au moins cent quatre-vingts livres.

— Grand merci, monsieur Schwartz. Je ne désire pas cet embonpoint formidable, et j’espère que vous ne me refuserez pas les livres et la lumière.

— J’en demande humblement pardon à Votre Seigneurie, je n’enfreindrai pas mes devoirs. D’ailleurs, Votre Seigneurie ne s’ennuiera pas ; elle aura ici son clavecin et sa musique.

— En vérité ! Est-ce à vous que je devrai cette consolation, monsieur Schwartz ?

— Non, Signora, ce sont les ordres de Sa Majesté, et j’ai là un ordre du gouverneur pour laisser passer et déposer dans votre chambre lesdits objets. »

Consuelo, enchantée de pouvoir faire de la musique, ne songea plus à rien demander. Elle prit gaiement son chocolat, tandis que M. Schwartz mettait en ordre son mobilier, composé d’un pauvre lit, de deux chaises de paille et d’une petite table de sapin.

« Votre seigneurie aura besoin d’une commode, dit-il de cet air caressant que prennent les gens disposés à nous combler de soins et de douceurs pour notre argent ; et puis d’un meilleur lit, d’un tapis, d’un bureau, d’un fauteuil, d’une toilette…

— J’accepte la commode et la toilette, répondit Consuelo, qui songeait à ménager ses ressources. Quant au reste, je vous en tiens quitte. Je ne suis pas délicate, et je vous prie de ne me fournir que ce que je vous demande. »

Maître Schwartz hocha la tête d’un air d’étonnement et presque de mépris ; mais il ne répliqua pas ; et lorsqu’il eut rejoint sa très-digne épouse :

« Ce n’est pas méchant, lui dit-il en lui parlant de la nouvelle prisonnière, mais c’est pauvre. Nous n’aurons pas grands profits avec ça.

— Qu’est-ce que tu veux que ça dépense ? reprit madame Schwartz en haussant les épaules. Ce n’est pas une grande dame, celle-là ! c’est une comédienne à ce qu’on dit !

— Une comédienne, s’écria Schwartz. Ah bien ! j’en suis charmé pour notre fils Gottlieb.

— Fi donc ! reprit madame Schwartz en fronçant le sourcil. Veux-tu en faire un saltimbanque ?

— Tu ne m’entends pas, femme. Il sera pasteur. Je n’en démordrai pas. Il a étudié pour cela, et il est du bois dont on les fait. Mais comme il faudra bien qu’il prêche et comme il ne montre pas jusqu’ici grande éloquence, cette comédienne lui donnera des leçons de déclamation.

— L’idée n’est pas mauvaise. Pourvu qu’elle ne veuille pas rabattre le prix de ses leçons sur nos mémoires !

— Sois donc tranquille ! Elle n’a pas le moindre esprit » répondit Schwartz en ricanant et en se frottant les mains.