La Comtesse de Rudolstadt (Œuvres illustrées)/Chapitre 17

La bibliothèque libre.
◄  XVI.
XVIII.  ►

XVII.

Pœlnitz avait assez de motifs de ressentiment contre la Porporina pour saisir cette occasion de se venger. Il n’en fit rien pourtant ; son caractère était éminemment lâche, et il n’avait la force d’être méchant qu’avec ceux qui s’abandonnaient à lui. Pour peu qu’on le remît à sa place, il devenait craintif, et on eût dit qu’il éprouvait un respect involontaire pour ceux qu’il ne réussissait pas à tromper. On l’avait vu même se détacher de ceux qui caressaient ses vices pour suivre, l’oreille basse, ceux qui le foulaient aux pieds. Était-ce le sentiment de sa faiblesse, ou le souvenir d’une jeunesse moins avilie ? On aimerait à croire que, dans les âmes les plus corrompues, quelque chose accuse encore de meilleurs instincts étouffés et demeurés seulement à l’état de souffrance et de remords. Il est certain que Pœlnitz s’était attaché longtemps aux pas du prince Henry, en feignant de prendre part à ses chagrins ; que souvent il l’avait excité à se plaindre des mauvais traitements du roi et lui en avait donné l’exemple, afin d’aller ensuite rapporter ses paroles à Frédéric, même en les envenimant, pour augmenter la colère de ce dernier. Pœlnitz avait fait cet infâme métier pour le plaisir de le faire ; car, au fond, il ne haïssait pas le prince. Il ne haïssait personne, si ce n’est le roi, qui le déshonorait de plus en plus sans vouloir l’enrichir. Pœlnitz aimait donc la ruse pour elle-même. Tromper était un triomphe flatteur à ses yeux. Il avait d’ailleurs un plaisir réel à dire du mal du roi et à en faire dire ; et quand il venait rapporter ces malédictions à Frédéric, tout en se vantant de les avoir provoquées, il se réjouissait intérieurement de pouvoir jouer le même tour à son maître, en lui cachant le bonheur qu’il avait goûté à le railler, à le trahir, à révéler ses travers, ses ridicules et ses vices à ses ennemis. Ainsi, chaque partie lui servait de dupe, et cette vie d’intrigue où il fomentait la haine sans servir précisément celle de personne avait pour lui des voluptés secrètes.

Cependant le prince Henry avait fini par remarquer que chaque fois qu’il laissait paraître son aigreur devant le complaisant Pœlnitz, il trouvait, quelques heures après, le roi plus courroucé et plus outrageant avec lui qu’à l’ordinaire. S’était-il plaint devant Pœlnitz d’être aux arrêts pour vingt-quatre heures, il voyait le lendemain sa condamnation doublée. Ce prince, aussi franc que brave, aussi confiant que Frédéric était ombrageux, avait enfin ouvert les yeux sur le caractère misérable du baron. Au lieu de le ménager prudemment, il l’avait accablé de son indignation ; et depuis ce temps-là, Pœlnitz, courbé jusqu’à terre devant lui, ne l’avait plus desservi. Il semblait même qu’il l’aimât au fond du cœur, autant qu’il était capable d’aimer. Il s’attendrissait en parlant de lui avec admiration, et ces témoignages de respect paraissaient si sincères qu’on s’en étonnait comme d’une bizarrerie incompréhensible de la part d’un tel homme.

Le fait est que Pœlnitz, le trouvant plus généreux et plus tolérant mille fois que Frédéric, eût préféré l’avoir pour maître ; pressentant ou devinant vaguement, ainsi que le faisait le roi, une sorte de conjuration mystérieuse autour du prince, il eût voulu pour beaucoup en tenir les fils et savoir s’il pouvait compter assez sur le succès pour s’y associer. C’était donc avec l’intention de s’éclairer pour son propre compte qu’il avait tâché de surprendre la religion de Consuelo. Si elle lui eût révélé le peu qu’elle en savait, il ne l’eût pas rapporté au roi, à moins pourtant que ce dernier ne lui eût donné beaucoup d’argent. Mais Frédéric était trop économe pour avoir de grands scélérats à ses ordres.

Pœlnitz avait arraché quelque chose de ce mystère au comte de Saint-Germain. Il lui avait dit, avec tant de conviction, tant de mal du roi, que cet habile aventurier ne s’était pas assez méfié de lui. Disons, en passant, que l’aventurier avait un grain d’enthousiasme et de folie ; que s’il était charlatan et même jésuitique à beaucoup d’égards, il avait au fond de tout cela une conviction fanatique qui présentait de singuliers contrastes et lui faisait commettre beaucoup d’inconséquences.

En ramenant Consuelo à la forteresse, Pœlnitz, qui était un peu blasé sur le mépris qu’on avait pour lui, et qui ne se souvenait déjà plus guère de celui qu’elle lui avait témoigné, se conduisit assez naïvement avec elle. Il lui confessa, sans se faire prier, qu’il ne savait rien, et que tout ce qu’il avait dit des projets du prince, à l’égard des puissances étrangères, n’était qu’un commentaire gratuit de la conduite bizarre et des relations secrètes du prince et de sa sœur avec des gens suspects.

« Ce commentaire ne fait pas honneur à la loyauté de votre seigneurie, répondit Consuelo, et peut-être ne devrait-elle pas s’en vanter.

— Le commentaire n’est pas de moi, répondit tranquillement Pœlnitz ; il est éclos dans la cervelle du roi notre maître, cervelle maladive et chagrine, s’il en fut, quand le soupçon s’en empare. Quant à donner des suppositions pour des certitudes, c’est une méthode tellement consacrée par l’usage des cours et par la science des diplomates, que vous êtes tout à fait pédante de vous en scandaliser. Au reste, ce sont les rois qui me l’ont apprise ; ce sont eux qui ont fait mon éducation, et tous mes vices viennent, de père en fils, des deux monarques prussiens que j’ai eu l’honneur de servir. Plaider le faux pour savoir le vrai ! Frédéric n’en fait jamais d’autre, et on le tient pour un grand homme ; ce que c’est que d’avoir la vogue ! tandis qu’on me traite de scélérat parce que je suis ses errements ; quel préjugé ! »

Pœlnitz tourmenta Consuelo, tant qu’il put, pour savoir ce qui se passait entre elle, le prince, l’abbesse, Trenck, les aventuriers Saint-Germain et Trismégiste, et un grand nombre de personnages très-importants, disait-il, qui étaient mêlés à une intrigue inexplicable. Il lui avoua naïvement que si cette affaire avait quelque consistance, il n’hésiterait pas à s’y jeter. Consuelo vit bien qu’il parlait enfin à cœur ouvert ; mais comme elle ne savait réellement rien, elle n’eut pas de mérite à persister dans ses dénégations.

Quand Pœlnitz eut vu les portes de la citadelle se refermer sur Consuelo et sur son prétendu secret, il rêva à la conduite qu’il devait tenir à son égard ; et en fin de cause, espérant qu’elle se laisserait pénétrer si, grâce à lui, elle revenait à Berlin, il résolut de la disculper auprès du roi. Mais dès le premier mot qu’il lui en dit le lendemain, le roi l’interrompit :

« Qu’a-t-elle révélé ?

— Rien, sire.

— En ce cas, laissez-moi tranquille. Je vous ai défendu de me parler d’elle.

— Sire, elle ne sait rien.

— Tant pis pour elle ! Qu’il ne vous arrive plus jamais de prononcer son nom devant moi. »

Cet arrêt fut proclamé d’un ton qui ne permettait pas de répliquer. Frédéric souffrait certainement en songeant à la Porporina. Il y avait au fond de son cœur et de sa conscience un tout petit point très-douloureux qui tressaillait alors, comme lorsqu’on passe le doigt sur une mince épine enfoncée dans les chairs. Pour se soustraire à cette pénible sensation, il prit le parti d’en oublier irrévocablement la cause, et il n’eut pas de peine à y réussir. Huit jours ne s’étaient pas écoulés, que grâce à son robuste tempérament royal et à la servile soumission de tous ceux qui l’approchaient, il ne se souvenait pas que Consuelo eût jamais existé. Cependant l’infortunée était à Spandaw. La saison du théâtre était finie, et on lui avait retiré son clavecin. Le roi avait eu cette attention pour elle le soir où on l’avait applaudie à sa barbe, croyant lui complaire. Le prince Henry était aux arrêts indéfiniment. L’abbesse de Quedlimbourg était gravement malade ; le roi avait eu la cruauté de lui faire croire que Trenck avait été repris et replongé dans les cachots. Trismégiste et Saint-Germain avaient réellement disparu, et la balayeuse avait cessé de hanter le palais. Ce que son apparition présageait semblait avoir reçu une sorte de confirmation. Le plus jeune des frères du roi était mort d’épuisement à la suite d’infirmités prématurées.

À ces chagrins domestiques vint se joindre la brouille définitive de Voltaire avec le roi. Presque tous les biographes ont déclaré que, dans cette lutte misérable, l’honneur était demeuré à Voltaire. En examinant mieux les pièces du procès, on s’aperçoit qu’il ne fait honneur au caractère d’aucune des parties, et que le rôle le moins mesquin est peut-être même celui de Frédéric. Plus froid, plus implacable, plus égoïste que Voltaire, Frédéric ne connaissait ni l’envie ni la haine ; et ces brûlantes petites passions ôtaient à Voltaire la fierté et la dignité dont Frédéric savait prendre au moins l’apparence. Parmi les amères bisbilles qui amenèrent goutte à goutte l’explosion, il y en eut une où Consuelo ne fut pas nommée, mais qui aggrava la sentence d’oubli volontaire prononcée sur elle. D’Argens lisait un soir les gazettes parisiennes à Frédéric, Voltaire présent. On y rapportait l’aventure de mademoiselle Clairon, interrompue au beau milieu de son rôle par un spectateur mal placé qui lui avait crié : « Plus haut ; » sommée de faire des excuses au public pour avoir répondu royalement : « Et vous plus bas ; » enfin envoyée à la Bastille pour avoir soutenu son rôle avec autant d’orgueil que de fermeté. Les papiers publics ajoutaient que cette aventure ne priverait pas le théâtre de mademoiselle Clairon, parce que, durant sa séquestration, elle serait amenée de la Bastille sous escorte, pour jouer Phèdre ou Chimène, après quoi elle retournerait coucher en prison jusqu’à l’expiration de sa peine qu’on présumait et qu’on espérait devoir être de courte durée.

Voltaire était fort lié avec Hippolyte Clairon, qui avait puissamment contribué au succès de ses œuvres dramatiques. Il fut indigné de cet événement, et oubliant qu’il s’en passait un analogue et plus grave encore sous ses yeux :

« Voici qui ne fait guère honneur à la France ! s’écria-t-il en interrompant d’Argens à chaque mot : le manant ! interpeller si bêtement et si grossièrement une actrice comme mademoiselle Clairon ! butor de public ! lui vouloir faire faire des excuses ! à une femme ! à une femme charmante, les cuistres ! les Welches !… La Bastille ? jour de Dieu ! n’avez-vous pas la berlue, marquis ? Une femme à la Bastille, dans ce temps-ci ? pour un mot plein d’esprit, de goût et d’à-propos ? pour une repartie ravissante ? et cela en France ?

— Sans doute, dit le roi, la Clairon jouait Électre ou Sémiramis, et le public, qui ne voulait pas en perdre un seul mot, devrait trouver grâce devant M. de Voltaire. »

En un autre temps, cette réflexion du roi eût été flatteuse ; mais elle fut prononcée avec un ton d’ironie qui frappa le philosophe et lui rappela tout à coup quelle maladresse il venait de faire. Il avait tout l’esprit nécessaire pour la réparer ; il ne le voulut point. Le dépit du roi rallumait le sien, et il répliqua :

« Non, sire, mademoiselle Clairon eût-elle abîmé un rôle écrit par moi, je ne concevrai jamais qu’il y ait au monde une police assez brutale pour traîner la beauté, le génie et la faiblesse dans les prisons de l’État. »

Cette réponse, jointe à cent autres, et surtout à des mots sanglants, à des railleries cyniques, rapportés au roi par plus d’un Pœlnitz officieux, amena la rupture que tout le monde sait, et fournit à Voltaire les plaintes les plus piquantes, les imprécations les plus comiques, les reproches les plus acérés. Consuelo n’en fut que plus oubliée à Spandaw, tandis qu’au bout de trois jours, mademoiselle Clairon sortait triomphante et adorée de la Bastille. Privée de son clavecin, la pauvre enfant s’arma de tout son courage pour continuer à chanter le soir et à composer de la musique. Elle en vint à bout et ne tarda pas à s’apercevoir que sa voix et son exquise justesse d’oreille gagnaient encore à cet exercice aride et difficile. La crainte de s’égarer la rendait beaucoup plus circonspecte ; elle s’écoutait davantage, ce qui nécessitait un travail de mémoire et d’attention excessif. Sa manière devenait plus large, plus sérieuse, plus parfaite. Quant à ses compositions, elles prirent un caractère plus simple, et elle composa dans sa prison des airs d’une beauté remarquable et d’une tristesse grandiose. Elle ne tarda pourtant pas à ressentir le préjudice que la perte du clavecin portait à sa santé et au calme de son esprit. Éprouvant le besoin de s’occuper sans relâche, et ne pouvant se reposer du travail émouvant et orageux de la production et de l’exécution par un travail plus tranquille de lectures et de recherches, elle sentit la fièvre s’allumer lentement dans ses veines, et la douleur envahir toutes ses pensées. Ce caractère actif, heureux et plein d’affectueuse expansion, n’était pas fait pour l’isolement et pour l’absence de sympathies. Elle eût succombé peut-être à quelques semaines de ce cruel régime, si la Providence ne lui eût envoyé un ami, là où certainement elle ne s’attendait pas à le trouver.