La Comtesse de Rudolstadt (Œuvres illustrées)/Chapitre 22

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XXII.

Le temps s’obscurcissait de plus en plus ; le vent s’élevait toujours, et nos deux fugitifs marchaient péniblement depuis une demi-heure, tantôt sur des sentiers pierreux, tantôt dans les ronces et les longues herbes, lorsque la pluie se déclara soudainement avec une violence extraordinaire. Consuelo n’avait pas encore dit un mot à son compagnon ; mais le voyant s’inquiéter pour elle et chercher un abri, elle lui dit enfin :

« Ne craignez rien pour moi, monsieur ; je suis forte, et n’ai de chagrin que celui de vous voir exposé à tant de fatigues et de soucis pour une personne qui ne vous est rien et qui ne sait comment vous remercier. »

L’inconnu fit un mouvement de joie en apercevant une masure abandonnée, dans un coin de laquelle il réussit à mettre sa compagne à couvert des torrents de pluie. La toiture de cette ruine avait été enlevée, et l’espace abrité par un retour de la maçonnerie était si exigu, qu’à moins de se placer tout près de Consuelo, l’inconnu était forcé de recevoir la pluie. Il respecta pourtant sa situation, au point de s’éloigner d’elle pour lui ôter toute crainte. Mais Consuelo ne put souffrir longtemps d’accepter tant d’abnégation. Elle le rappela ; et, voyant qu’il persistait, elle quitta son abri, en lui disant d’un ton qu’elle s’efforça de rendre enjoué :

« Chacun son tour, Monsieur le chevalier ; je puis bien me mouiller un peu. Vous allez prendre ma place, puisque vous refusez d’en prendre votre part. »

Le chevalier voulut reconduire Consuelo à cette place qui faisait l’objet d’un combat de générosité ; mais elle lui résista :

« Non, dit-elle, je ne vous céderai pas. Je vois bien que je vous ai offensé aujourd’hui en exprimant le désir de vous quitter à la frontière. Je dois expier mes torts. Je voudrais qu’il m’en coûtât un bon rhume ! »

Le chevalier céda, et se mit à l’abri. Consuelo, sentant bien qu’elle lui devait une grande réparation, vint s’y placer à ses côtés, quoiqu’elle fût humiliée d’avoir peut-être l’air de lui faire des avances ; mais elle aimait mieux lui paraître légère qu’ingrate, et elle voulut s’y résigner, en expiation de son tort. L’inconnu la comprit si bien, qu’il resta aussi éloigné d’elle que pouvait le permettre un espace de deux ou trois pieds carrés. Appuyé sur les gravois, il affectait même de détourner la tête, pour ne pas l’embarrasser et ne pas se montrer enhardi par sa sollicitude. Consuelo admirait qu’un homme condamné au mutisme, et qui l’y condamnait elle-même jusqu’à un certain point, la devinât si bien, et se fit si bien comprendre. Chaque instant augmentait son estime pour lui ; et cette estime singulière lui causait de si forts battements de cœur, qu’elle pouvait à peine respirer dans l’atmosphère embrasée par la respiration de cet homme incompréhensiblement sympathique.

Au bout d’un quart d’heure, l’averse s’apaisa au point de permettre aux deux voyageurs de se remettre en route ; mais les sentiers détrempés étaient devenus presque impraticables pour une femme. Le chevalier souffrit quelques instants, avec sa contenance impassible, que Consuelo glissât et se retînt à lui pour ne pas tomber à chaque pas. Mais, tout à coup, las de la voir se fatiguer, il la prit dans ses bras, et l’emporta comme un enfant, quoiqu’elle lui en fît des reproches ; mais ces reproches n’allaient pas jusqu’à la résistance. Consuelo se sentait fascinée et dominée. Elle traversait le vent et l’orage emportée par ce sombre cavalier, qui ressemblait à l’esprit de la nuit, et qui franchissait ravins et fondrières, avec son fardeau, d’un pas aussi rapide et aussi assuré que s’il eût été d’une nature immatérielle. Ils arrivèrent ainsi au gué d’une petite rivière. L’inconnu s’élança dans l’eau en élevant Consuelo dans ses bras, à mesure que le gué devenait plus profond.

Malheureusement, cette trombe de pluie si épaisse et si soudaine avait enflé le cours du ruisseau, qui était devenu un torrent, et qui courait, trouble et couvert d’écume, avec un murmure sourd et sinistre. Le chevalier en avait déjà jusqu’à la ceinture ; et dans l’effort qu’il faisait pour soutenir Consuelo au-dessus de la surface, il était à craindre que ses pieds engagés dans la vase ne vinssent à fléchir. Consuelo eut peur pour lui :

« Lâchez-moi, dit-elle, je sais nager. Au nom du ciel, lâchez-moi ! L’eau augmente toujours, vous allez vous noyer ! »

En ce moment, un coup de vent furieux abattit un des arbres du rivage vers lequel nos voyageurs se dirigeaient, ce qui entraîna l’éboulement d’énormes masses de terre et de pierres qui semblèrent, pour un instant, opposer une digue naturelle à la violence du courant. L’arbre était heureusement tombé en sens inverse de la rivière, et l’inconnu commençait à respirer, lorsque l’eau, se frayant un passage entre les obstacles qui l’encombraient, se resserra en un courant d’une telle force qu’il lui devint à peu près impossible de lutter davantage. Il s’arrêta, et Consuelo essaya de se dégager de ses bras.

« Laissez-moi, dit-elle, je ne veux pas être cause de votre perte. J’ai de la force et du courage, moi aussi ! laissez-moi lutter avec vous. »

Mais le chevalier la serra contre son cœur avec une nouvelle énergie. On eût dit qu’il avait dessein de périr là avec elle. Elle eut peur de ce masque noir, de cet homme silencieux qui, comme les ondins des antiques ballades allemandes, semblait vouloir l’entraîner dans le gouffre. Elle n’osa plus résister. Pendant plus d’un quart d’heure, l’inconnu combattit contre la fureur du flot et du vent, avec une froideur et une obstination vraiment effrayantes, soutenant toujours Consuelo au-dessus de l’eau, et gagnant un pied de terrain en quatre ou cinq minutes. Il jugeait sa situation avec calme. Il lui était aussi difficile de reculer que d’avancer ; il avait passé l’endroit le plus profond, et il sentait que, dans le mouvement qu’il serait forcé de faire pour se retourner, l’eau pourrait le soulever et lui faire perdre pied. Il atteignit enfin la rive, et continua sa marche sans permettre à Consuelo de marcher elle-même, et sans reprendre haleine, jusqu’à ce qu’il eût entendu le sifflet de Karl qui l’attendait avec anxiété. Alors il déposa son précieux fardeau dans les bras du déserteur, et tomba anéanti sur le sable. Sa respiration ne s’exhalait plus qu’en sourds gémissements ; on eût dit que sa poitrine allait se briser.

« Ô mon Dieu, Karl, il va mourir ! dit Consuelo en se jetant sur le chevalier. Vois ! c’est le râle de la mort. Ôtons-lui ce masque qui l’étouffe… »

Karl allait obéir ; mais l’inconnu, soulevant avec effort sa main glacée, arrêta celle du déserteur.

« C’est juste ! dit Karl ; mon serment, Signora. Je lui ai juré que quand même il mourrait sous vos yeux, je ne toucherais pas à son masque. Courez à la voiture, Signora, apportez-moi ma gourde d’eau-de-vie, qui est sur le siége ; quelques gouttes le ranimeront. »

Consuelo voulut se lever, mais le chevalier la retint. S’il devait mourir, il voulait expirer à ses pieds.

« C’est encore juste, dit Karl, qui, malgré sa rude enveloppe, comprenait les mystères de l’amour (il avait aimé) ! Vous le soignerez mieux que moi. Je vais chercher la gourde. Tenez, Signora, ajouta-t-il à voix basse, je crois bien que si vous l’aimiez un peu, et que si vous aviez la charité de le lui dire, il ne se laisserait pas mourir. Sans cela, je ne réponds de rien. »

Karl s’en alla en souriant. Il ne partageait pas tout à fait l’effroi de Consuelo ; il voyait bien que déjà la suffocation du chevalier commençait à s’alléger. Mais Consuelo épouvantée, et croyant assister aux derniers moments de cet homme généreux, l’entoura de ses bras et couvrit de baisers le haut de son large front, seule partie de son visage que le masque laissât à découvert.

« Oh mon Dieu, dit-elle ; ôtez cela ; je ne vous regarderai pas, je m’éloignerai ; au moins vous pourrez respirer. »

L’inconnu prit les deux mains de Consuelo, et les posa sur sa poitrine haletante, autant pour en sentir la douce chaleur que pour lui ôter l’envie de le soulager en découvrant son visage. En ce moment, toute l’âme de la jeune fille était dans cette chaste étreinte. Elle se rappela ce que Karl lui avait dit d’un air moitié goguenard, moitié attendri.

« Ne mourez pas, dit-elle à l’inconnu ; oh ! ne vous laissez pas mourir ; ne sentez-vous donc pas bien que je vous aime ? »

Elle n’eut pas plus tôt dit ces paroles, qu’elle crut les avoir dites dans un rêve. Mais elles s’étaient échappées de ses lèvres, comme malgré elle. Le chevalier les avait entendues. Il fit un effort pour se soulever, se mit sur ses genoux, et embrassa ceux de Consuelo qui fondit en larmes sans savoir pourquoi.

Karl revint avec sa gourde. Le chevalier repoussa ce spécifique favori du déserteur, et s’appuyant sur lui, gagna la voiture, où Consuelo s’assit à ses côtés. Elle s’inquiétait beaucoup du froid que devaient lui causer ses vêtements mouillés.

« Ne craignez rien, Signora, dit Karl, M. le chevalier n’a pas eu le temps de se refroidir. Je vais lui mettre sur le corps mon manteau, que j’ai eu soin de serrer dans la voiture quand j’ai vu venir la pluie ; car je me suis bien douté que l’un de vous se mouillerait. Quand on s’enveloppe de vêtements bien secs et bien épais sur des habits mouillés, on peut conserver assez longtemps la chaleur. On est comme dans un bain tiède, et ce n’est pas malsain.

— Mais toi, Karl, fais de même, dit Consuelo ; prends mon mantelet, car tu t’es mouillé pour nous préserver.

— Oh ! moi, dit Karl, j’ai la peau plus épaisse que vous autres. Mettez encore le mantelet sur le chevalier. Empaquetez-le bien ; et moi, dussé-je crever ce pauvre cheval, je vous conduirai jusqu’au relais sans m’engourdir en chemin. »

Pendant une heure Consuelo tint ses bras enlacés autour de l’inconnu ; et sa tête, qu’il avait attirée sur son sein, y ramena la chaleur de la vie mieux que toutes les recettes et les prescriptions de Karl. Elle interrogeait quelquefois son front, et le réchauffait de son haleine, pour que la sueur dont il était baigné ne s’y refroidît pas. Lorsque la voiture s’arrêta, il la pressa contre son cœur avec une force qui lui prouva bien qu’il était dans toute la plénitude de la vie et du bonheur. Puis il descendit précipitamment le marchepied, et disparut.

Consuelo se trouva sous une espèce de hangar, face à face avec un vieux serviteur à demi paysan, qui portait une lanterne sourde, et qui la conduisit, par un sentier bordé de haies, le long d’une maison de médiocre apparence, jusqu’à un pavillon, dont il referma la porte derrière elle, après l’y avoir fait entrer sans lui. Voyant une seconde porte ouverte, elle pénétra dans un petit appartement fort propre et fort simple, composé de deux pièces : une chambre à coucher bien chauffée, avec un bon lit tout préparé, et une autre pièce éclairée à la bougie et munie d’un souper confortable. Elle remarqua avec chagrin qu’il n’y avait qu’un couvert ; et lorsque Karl vint lui apporter ses paquets et lui offrir ses services pour la table, elle n’osa pas lui dire que tout ce qu’elle souhaitait, c’eût été la compagnie de son protecteur pour souper.

« Va manger et dormir toi-même, mon bon Karl, dit-elle, je n’ai besoin de rien. Tu dois être plus fatigué que moi.

— Je ne suis pas plus fatigué que si je venais de dire mes prières au coin du feu avec ma pauvre femme, à qui Dieu fasse paix ! Oh ! c’est pour le coup que j’ai baisé la terre quand je me suis vu encore une fois hors de Prusse, quoiqu’en vérité je ne sache pas si nous sommes en Saxe, en Bohême, en Pologne, ou en Chine, comme on disait chez M. le comte Hoditz à Roswald.

— Et comment est-il possible, Karl, que, voyageant sur le siège de la voiture, tu n’aies pas reconnu dans la journée un seul des endroits où nous avons passé ?

— C’est qu’apparemment je n’ai jamais fait cette route-là, Signora ; et puis, c’est que je ne sais pas lire ce qui est écrit sur les murs et sur les poteaux, et enfin que nous ne nous sommes arrêtés dans aucune ville ni village, et que nous avons toujours pris nos relais dans quelque bois ou dans la cour de quelque maison particulière. Enfin il y a une quatrième raison, c’est que j’ai donné ma parole d’honneur à M. le chevalier de ne pas vous le dire, Signora.

— C’est par cette raison-là que tu aurais dû commencer, Karl ; je ne t’aurais pas fait d’objections. Mais, dis-moi, le chevalier te paraît-il malade ?

— Nullement, Signora, il va et vient dans la maison, où véritablement il ne me semble pas avoir de grandes affaires, car je n’y aperçois d’autre figure que celle d’un vieux jardinier peu causeur.

— Va donc lui offrir tes services, Karl. Cours, laisse-moi.

— Comment donc faire ? il les a refusés, en me commandant de ne m’occuper que de vous.

— Eh bien, occupe-toi de toi-même, mon ami, et fais de bons rêves sur ta liberté. »

Consuelo se coucha aux premières lueurs du matin ; et lorsqu’elle fut relevée et habillée, sa montre marqua deux heures. La journée paraissait claire et brillante. Elle essaya d’ouvrir les persiennes ; mais dans l’une et l’autre pièce elle les trouva fermées par un secret, comme celles de la chaise de poste où elle avait voyagé. Elle essaya de sortir ; les portes étaient verrouillées en dehors. Elle revint à la fenêtre, et distingua les premiers plans d’un verger modeste. Rien n’annonçait le voisinage d’une ville ou d’une route fréquentée. Le silence était complet dans la maison ; au-dehors il n’était troublé que par le bourdonnement des insectes, le roucoulement des pigeons sur le toit, et de temps en temps par le cri plaintif d’une roue de brouette dans les allées où son regard ne pouvait plonger. Elle écouta machinalement ces bruits agréables à son oreille, si longtemps privée des échos de la vie rustique. Consuelo était encore prisonnière, et tous les soins qu’on prenait pour lui cacher sa situation lui donnaient bien quelque inquiétude. Mais elle se fût résignée pour quelque temps à une captivité dont l’aspect était si peu farouche, et l’amour du chevalier ne lui causait pas la même horreur que celui de Mayer.

Quoique le fidèle Karl lui eût recommandé de sonner aussitôt qu’elle serait levée, elle ne voulut pas le déranger jugeant qu’il avait besoin d’un plus long repos qu’elle. Elle craignait surtout de réveiller son autre compagnon de voyage, dont la fatigue devait être excessive. Elle passa dans la pièce attenante à sa chambre, et à la place du repas de la veille, qui avait été enlevé sans qu’elle s’en aperçût, elle trouva la table chargée de livres et des objets nécessaires pour écrire.

Les livres la tentèrent peu ; elle était trop agitée pour en faire usage, et comme au milieu de ses perplexités elle trouvait un irrésistible plaisir à se retracer les événements de la nuit précédente, elle ne fit aucun effort pour s’en distraire. Peu à peu l’idée lui vint, puisqu’elle était toujours tenue au secret, de continuer son journal, et elle écrivit pour préambule cette page sur une feuille volante.

« Cher Beppo, c’est pour toi seul que je reprendrai le récit de mes bizarres aventures. Habituée à te parler avec l’expansion qu’inspire la conformité des âges et le rapport des idées, je pourrai te confier des émotions que mes autres amis ne comprendraient pas, et qu’ils jugeraient sans doute plus sévèrement que toi. Ce début te fera deviner que je ne me sens pas exempte de torts ; j’en ai à mes propres yeux, bien que j’en ignore jusqu’à présent la portée et les conséquences.

« Joseph, avant de te raconter comment je me suis enfuie de Spandaw (ce qui, en vérité, ne me paraît presque plus rien au prix de ce qui m’occupe maintenant), il faut que je te dise… comment te le dirais-je ?… je ne le sais pas moi-même. Est-ce un rêve que j’ai fait ? Je sens pourtant que ma tête brûle et que mon cœur tressaille, comme s’il voulait s’élancer hors de moi et se perdre dans une autre âme… Tiens, je te le dirai tout simplement, car tout est dans ce mot, mon cher ami, mon bon camarade : j’aime !

« J’aime un inconnu, un homme dont je n’ai pas vu la figure et dont je n’ai pas entendu la voix. Tu vas dire que je suis folle, tu auras bien raison : l’amour n’est-il pas une folie sérieuse ? Écoute, Joseph, et ne doute pas de mon bonheur, qui surpasse toutes les illusions de mon premier amour de Venise, un bonheur si enivrant qu’il m’empêche de sentir la honte de l’avoir si vite et si follement accepté, la crainte d’avoir mal placé mon affection, celle même de ne pas être payée de retour… Oh ! c’est que je suis aimée, je le sens si bien !… Sois certain que je ne me trompe pas, et que j’aime, cette fois, véritablement, oserai-je dire éperdument ? Pourquoi non ? l’amour nous vient de Dieu. Il ne dépend pas de nous de l’allumer dans notre sein, comme nous allumerions un flambeau sur l’autel. Tous mes efforts pour aimer Albert (celui dont je ne trace plus le nom qu’en tremblant !) n’avaient pas réussi à faire éclore cette flamme ardente et sacrée ; depuis que je l’ai perdu, j’ai aimé son souvenir plus que je n’avais aimé sa personne. Qui sait de quelle manière je pourrais l’aimer, s’il m’était rendu ?… »



Ô mon Dieu, Karl, il va mourir !… (Page 86.)

À peine Consuelo eut-elle tracé ces derniers mots, qu’elle les effaça, pas assez peut-être pour qu’on ne pût les lire encore, mais assez pour se soustraire à l’effroi de les avoir eus dans la pensée. Elle était vivement excitée ; et la vérité de son inspiration amoureuse se trahissait, malgré elle, dans ce qu’elle avait de plus intime. Elle voulut en vain continuer d’écrire, afin de mieux s’expliquer à elle-même le mystère de son propre cœur. Elle ne trouvait rien à dire pour en rendre la nuance délicate que ces terribles mots : « Qui sait comment je pourrais aimer Albert, s’il m’était rendu ? »

Consuelo ne savait pas mentir ; elle avait cru aimer d’amour le souvenir d’un mort ; mais elle sentait la vie déborder de son sein, et une passion réelle anéantir une passion imaginaire.

Elle essaya de relire tout ce qu’elle venait d’écrire, pour sortir de ce désordre d’esprit. En le relisant, elle n’y trouva précisément que désordre ; et, désespérant de pouvoir goûter assez de calme pour se résumer, sentant que cet effort lui donnait la fièvre, elle froissa dans ses mains la feuille écrite, et la jeta sur la table, en attendant qu’elle pût la brûler. Tremblante comme une âme coupable, le visage en feu, elle marchait avec agitation, et ne se rendait plus compte de rien, sinon qu’elle aimait, et qu’il ne dépendait plus d’elle d’en douter.

On frappa à la porte de sa chambre à coucher, et elle rentra pour ouvrir à Karl. Il avait la figure échauffée, l’œil troublé, la mâchoire un peu lourde. Elle le crut malade de fatigue ; mais elle comprit bientôt à ses réponses, qu’il avait un peu trop fêté, le matin en arrivant, le vin ou la bière de l’hospitalité. C’était là le seul défaut du pauvre Karl. Une certaine dose le rendait confiant à l’excès ; une dose plus forte pouvait le rendre terrible. Heureusement il s’était tenu à la dose de l’expansion et de la bienveillance, et il lui en restait quelque chose, même après avoir dormi toute la journée. Il raffolait de M. le chevalier, il ne pouvait pas parler d’autre chose. M. le chevalier était si bon, si humain, si peu fier avec le pauvre monde ! Il avait fait asseoir Karl vis-à-vis de lui, au lieu de lui permettre de le servir à table, et il l’avait contraint de partager son repas, et il lui avait versé du meilleur vin, trinquant avec lui à chaque verre, et lui tenant tête comme un vrai Slave.



« Quel dommage que ce ne soit qu’un Italien ! disait Karl : il mériterait bien d’être Bohème ; il porte aussi bien le vin que moi-même.

— Ce n’est peut-être pas beaucoup dire, répondit Consuelo, peu flattée de cette grande aptitude du chevalier à boire avec les valets. »

Mais elle se reprocha aussitôt de pouvoir considérer Karl comme inférieur à elle ou à ses amis, après les services qu’il lui avait rendus. D’ailleurs, c’était, sans doute, pour entendre parler d’elle que le chevalier avait recherché la société de ce serviteur dévoué. Les discours de Karl lui firent voir qu’elle ne se trompait pas.

« Oh ! Signora, ajouta-t-il naïvement, ce digne jeune homme vous aime comme un fou, il ferait pour vous des crimes, des bassesses même !

— Je l’en dispenserais fort, répondit Consuelo, à qui ces expressions déplurent quoique sans doute Karl n’en comprît pas la portée. Pourrais-tu m’expliquer, lui dit-elle pour changer de propos, pourquoi je suis si bien enfermée ici ?

— Oh ! pour cela, Signora, si je le savais, on me couperait la langue plutôt que de me le faire dire ; car j’ai donné ma parole d’honneur au chevalier de ne répondre à aucune de vos questions.

— Grand merci, Karl ! Ainsi tu aimes beaucoup mieux le chevalier que moi ?

— Oh ! jamais ! Je ne dis pas cela ; mais puisqu’il m’a prouvé que c’était dans vos intérêts, je dois vous servir malgré vous.

— Comment t’a-t-il prouvé cela ?

— Je n’en sais rien ; mais j’en suis bien persuadé. De même, Signora, qu’il m’a chargé de vous enfermer, de vous surveiller, de vous tenir prisonnière, au secret, en un mot, jusqu’à ce que nous soyons arrivés.

— Nous ne restons donc pas ici ?

— Nous repartons dès la nuit. Nous ne voyagerons plus le jour, pour ne pas vous fatiguer, et pour d’autres raisons que je ne sais pas.

— Et tu vas être mon geôlier tout ce temps ?

— Comme vous dites, Signora ; j’ai juré sur l’Évangile.

— Allons ! M. le chevalier est facétieux. J’en prends mon parti, Karl ; j’aime mieux avoir affaire à toi qu’à M. Schwartz.

— Et je vous garderai un peu mieux, répondit Karl en riant d’un air de bonhomie. Je vais, pour commencer, faire préparer votre dîner, Signora.

— Je n’ai pas faim, Karl.

— Oh ! ce n’est pas possible : il faut que vous dîniez, et que vous dîniez très bien, Signora, c’est ma consigne ; c’est ma consigne, comme disait maître Schwartz.

— Si tu l’imites en tout, tu ne me forceras pas à manger. Il était fort aise de me faire payer, le lendemain, le dîner de la veille qu’il me réservait consciencieusement.

— Cela faisait ses affaires. Avec moi c’est différent, par exemple. Les affaires regardent M. le chevalier. Il n’est pas avare, celui-là ; il verse l’or à pleines mains. Il faut qu’il soit fièrement riche, ou bien son patrimoine n’ira pas loin. »

Consuelo se fit apporter une bougie, et rentra dans la pièce voisine pour brûler son écrit. Mais elle le chercha en vain ; il lui fut impossible de le retrouver.