La Comtesse de Rudolstadt (Œuvres illustrées)/Chapitre 29

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XXIX.

Le lendemain le rouge-gorge vint à midi frapper du bec et de l’ongle à la croisée de Consuelo. Au moment de lui ouvrir, elle remarqua le fil noir croisé sur sa poitrine orangée, et un élan involontaire lui fit porter la main à l’espagnolette. Mais elle la retira aussitôt. « Va-t’en, messager de malheur, dit-elle, va-t’en, pauvre innocent, porteur de lettres coupables et de paroles criminelles. Je n’aurais peut-être pas le courage de ne pas répondre à un dernier adieu. Je ne dois pas même laisser connaître que je regrette et que je souffre. »

Elle s’enfuit dans le salon de musique, afin d’échapper au tentateur ailé qui, habitué à une meilleure réception, voltigeait et se heurtait au vitrage avec une sorte de colère. Elle se mit au clavecin pour ne pas entendre les cris et les reproches de son favori qui l’avait suivie à la fenêtre de cette pièce, et elle éprouvait quelque chose de semblable à l’angoisse d’une mère qui ferme l’oreille aux plaintes et aux prières de son enfant en pénitence. Ce n’était pourtant pas au dépit et au chagrin du rouge-gorge que la pauvre Consuelo était le plus sensible dans ce moment. Le billet qu’il apportait sous son aile avait une voix bien plus déchirante ; c’était cette voix qui semblait, à notre recluse romanesque, pleurer et se lamenter pour être écoutée.

Elle résista pourtant ; mais il est de la nature de l’amour de s’irriter des obstacles et de revenir à l’assaut, toujours plus impérieux et plus triomphant après chacune de nos victoires. On pourrait dire, sans métaphore, que lui résister, c’est lui fournir de nouvelles armes. Vers trois heures, Matteus entra avec la gerbe de fleurs qu’il apportait chaque jour à sa prisonnière (car au fond il l’aimait pour sa douceur et sa bonté) ; et, selon son habitude, elle délia ces fleurs afin de les arranger elle-même dans les beaux vases de la console. C’était un des plaisirs de sa captivité ; mais cette fois elle y fut peu sensible, et elle s’y livrait machinalement, comme pour tuer quelques instants de ces lentes heures qui la consumaient, lorsqu’en déliant le paquet de narcisses qui occupait le centre de la gerbe parfumée, elle fit tomber une lettre bien cachetée, mais sans adresse. En vain essaya-t-elle de se persuader qu’elle pouvait être du tribunal des Invisibles. Matteus l’eût-t-il apportée sans cela ? Malheureusement Matteus n’était déjà plus à portée de donner des explications. Il fallut le sonner. Il avait besoin de cinq minutes pour reparaître, il en mit par hasard au moins dix. Consuelo avait eu trop de courage contre le rouge-gorge pour en conserver contre le bouquet. La lettre était lue lorsque Matteus rentra, juste au moment où Consuelo arrivait à ce post-scriptum : « N’interrogez pas Matteus ; il ignore la désobéissance que je lui fais commettre. » Matteus fut simplement requis de remonter la pendule, qui était arrêtée.

La lettre du chevalier était plus passionnée, plus impétueuse que toutes les autres, elle était même impérieuse dans son délire. Nous ne la transcrirons pas. Les lettres d’amour ne portent l’émotion que dans le cœur qui inspire et partage le feu qui les a dictées. Par elles-mêmes elles se ressemblent toutes : mais chaque être épris d’amour trouve dans celle qui lui est adressée une puissance irrésistible, une nouveauté incomparable. Personne ne croit être aimé autant qu’un autre, ni de la même manière ; il croit être le plus aimé, le seul aimé qui soit au monde. Là où cet aveuglement ingénu et cette fascination orgueilleuse n’existent pas, il n’y a point de passion ; et la passion avait envahi enfin le paisible et noble cœur de Consuelo.

Le billet de l’inconnu porta le trouble dans toutes ses pensées. Il implorait une entrevue ; il faisait plus, il l’annonçait et s’excusait d’avance sur la nécessité de mettre les derniers moments à profit. Il feignait de croire que Consuelo avait aimé Albert et pouvait l’aimer encore. Il feignait aussi de vouloir se soumettre à son arrêt, et, en attendant, il exigeait un mot de pitié, une larme de regret, un dernier adieu ; toujours ce dernier adieu qui est comme la dernière apparition d’un grand artiste annoncée au public, et heureusement suivie de beaucoup d’autres.

La triste Consuelo (triste et pourtant dévorée d’une joie secrète, involontaire et brûlante à l’idée de cette entrevue) sentit, à la rougeur de son front et aux palpitations de son sein, qu’elle avait l’âme adultère en dépit d’elle-même. Elle sentit que ses résolutions et sa volonté ne la préservaient pas d’un entraînement inconcevable, et que, si le chevalier se décidait à rompre son voeu en lui parlant et en lui montrant ses traits, comme il y semblait résolu, elle n’aurait pas la force d’empêcher cette violation des lois de l’ordre invisible. Elle n’avait qu’un refuge, c’était d’implorer le secours de ce même tribunal. Mais fallait-il accuser et trahir Liverani ? Le digne vieillard qui lui avait révélé l’existence d’Albert, et qui avait paternellement accueilli ses confidences la veille, recevrait celle-ci encore sous le sceau de la confession. Il plaindrait, lui, le délire du chevalier, il ne le condamnerait que dans le secret de son cœur. Consuelo lui écrivit qu’elle voulait le voir à neuf heures, le soir même, qu’il y allait de son honneur, de son repos, de sa vie peut-être. C’était l’heure à laquelle l’inconnu s’était annoncé ; mais à qui et par qui envoyer cette lettre ? Matteus refusait de faire un pas hors de l’enclos avant minuit ; c’était sa consigne, rien ne put l’ébranler. Il avait été vivement réprimandé pour n’avoir pas observé tous ses devoirs bien ponctuellement à l’égard de la prisonnière ; il était désormais inflexible.

L’heure approchait, et Consuelo, tout en cherchant les moyens de se soustraire à l’épreuve fatale, n’avait pas songé un instant à celui d’y résister. Vertu imposée aux femmes, tu ne seras jamais qu’un nom tant que l’homme ne prendra point la moitié de la tâche ! Tous tes plans de défense se réduisent à des subterfuges ; toutes tes immolations du bonheur personnel échouent devant la crainte de désespérer l’objet aimé. Consuelo s’arrêta à une dernière ressource, suggestion de l’héroïsme et de la faiblesse qui se partageaient son esprit. Elle se mit à chercher l’entrée mystérieuse du souterrain qui était dans le pavillon même, résolue à s’y élancer et à se présenter à tout hasard devant les Invisibles. Elle supposait assez gratuitement que le lieu de leurs séances était accessible, une fois l’entrée du souterrain franchie, et qu’ils se réunissaient chaque soir en ce même lieu. Elle ne savait pas qu’ils étaient tous absents ce jour-là, et que Liverani était seul revenu sur ses pas, après avoir feint de les suivre dans une excursion mystérieuse.

Mais tous ses efforts pour trouver la porte secrète ou la trappe du souterrain furent inutiles. Elle n’avait plus, comme à Spandaw, le sang-froid, la persévérance, la foi nécessaires pour découvrir la moindre fissure d’une muraille, la moindre saillie d’une pierre. Ses mains tremblaient en interrogeant la boiserie et les lambris, sa vue était troublée ; à chaque instant il lui semblait entendre les pas du chevalier sur le sable du jardin, ou sur le marbre du péristyle.

Tout à coup, il lui sembla les entendre au-dessous d’elle, comme s’il montait l’escalier caché sous ses pieds, comme s’il approchait d’une porte invisible, ou comme si, à la manière des esprits familiers, il allait percer la muraille pour se présenter devant ses yeux. Elle laissa tomber son flambeau et s’enfuit au fond du jardin. Le joli ruisseau qui le traversait arrêta sa course. Elle écouta, et entendit, ou crut entendre marcher derrière elle. Alors elle perdit un peu la tête et se jeta dans le batelet dont le jardinier se servait pour apporter du dehors du sable et des gazons. Consuelo s’imagina qu’en le détachant, elle irait échouer sur la rive opposée ; mais le ruisseau était rapide, et sortait de l’enclos en se resserrant sous une arcade basse fermée d’une grille. Emportée à la dérive par le courant, la barque alla frapper en peu d’instants contre la grille. Consuelo s’y préserva d’un choc trop rude en s’élançant à la proue et en étendant les mains. Un enfant de Venise (et un enfant du peuple) ne pouvait pas être bien embarrassé de cette manœuvre. Mais, fortune bizarre ! la grille céda sous sa main et s’ouvrit par la seule impulsion que le courant donnait au bateau. Hélas ! pensa Consuelo, on ne ferme peut-être jamais ce passage, car je suis prisonnière sur parole, et pourtant je fuis, je viole mon serment ! Mais je ne le fais que pour chercher protection et refuge parmi mes hôtes, non pour les abandonner et les trahir.

Elle sauta sur la rive où un détour de l’eau avait poussé son esquif, et s’enfonça dans un taillis épais. Consuelo ne pouvait pas courir bien vite sous ces ombrages sombres. L’allée serpentait en se rétrécissant. La fugitive se heurtait à chaque instant contre les arbres, et tomba plusieurs fois sur le gazon. Cependant elle sentait revenir l’espoir dans son âme ; ces ténèbres la rassuraient ; il lui semblait impossible que Liverani pût l’y découvrir.

Après avoir marché fort longtemps au hasard, elle se trouva au bas d’une colline parsemée de rochers, dont la silhouette incertaine se dessinait sur un ciel gris et voilé. Un vent d’orage assez frais s’était élevé, et la pluie commençait à tomber. Consuelo, n’osant revenir sur ses pas, dans la crainte que Liverani n’eût retrouvé sa trace et ne la cherchât sur les rives du ruisseau, se hasarda dans le sentier un peu rude de la colline. Elle s’imagina qu’arrivée au sommet, elle découvrirait les lumières du château, quelle qu’en fût la position. Mais lorsqu’elle y fut arrivée dans les ténèbres, les éclairs, qui commençaient à embraser le ciel, lui montrèrent devant elle les ruines d’un vaste édifice, imposant et mélancolique débris d’un autre âge.

La pluie força Consuelo d’y chercher un abri, mais elle le trouva avec peine. Les tours étaient effondrées du haut en bas, à l’intérieur, et des nuées de gerfauts et de tiercelets s’y agitèrent à son approche, en poussant ce cri aigu et sauvage qui semble la voix des esprits de malheur, habitants des ruines.

Au milieu des pierres et des ronces, Consuelo, traversant la chapelle découverte qui dessinait, à la lueur bleuâtre des éclairs, les squelettes de ses ogives disloquées, gagna le préau, dont un gazon court et uni recouvrait le nivellement ; elle évita un puits profond qui ne se trahissait à la surface du sol que par le développement de ses riches capillaires et d’un superbe rosier sauvage, tranquille possesseur de sa paroi intérieure. La masse de constructions ruinées qui entouraient ce préau abandonné offrait l’aspect le plus fantastique ; et, au passage de chaque éclair, l’œil avait peine à comprendre ces spectres grêles et déjetés, toutes ces formes incohérentes de la destruction ; d’énormes manteaux de cheminées, encore noircis en dessous par la fumée d’un foyer à jamais éteint, et sortant du milieu des murailles dénudées, à une hauteur effrayante ; des escaliers rompus, élançant leur spirale dans le vide, comme pour conduire les sorcières à leur danse aérienne ; des arbres entiers installés et grandis dans des appartements encore parés d’un reste de fresques ; des bancs de pierre dans les embrasures profondes des croisées, et toujours le vide au-dedans comme au-dehors de ces retraites mystérieuses, refuges des amants en temps de paix, tanières des guetteurs aux heures du danger ; enfin des meurtrières festonnées de coquettes guirlandes, des pignons isolés s’élevant dans les airs comme des obélisques, et des portes comblées jusqu’au tympan par les atterrissements et les décombres. C’était un lieu effrayant et poétique ; Consuelo s’y sentit pénétrée d’une sorte de terreur superstitieuse, comme si sa présence eût profané une enceinte réservée aux funèbres conférences ou aux silencieuses rêveries des morts. Par une nuit sereine et dans une situation moins agitée, elle eût pu admirer l’austère beauté de ce monument ; elle ne se fût peut-être pas apitoyée classiquement sur la rigueur du temps et des destins, qui renversent sans pitié le palais et la forteresse, et couchent leurs débris dans l’herbe à côté de ceux de la chaumière. La tristesse qu’inspirent les ruines de ces demeures formidables n’est pas la même dans l’imagination de l’artiste et dans le cœur du patricien. Mais en ce moment de trouble et de crainte, et par cette nuit d’orage, Consuelo, n’étant point soutenue par l’enthousiasme qui l’avait poussée à de plus sérieuses entreprises, se sentit redevenir l’enfant du peuple, tremblant à l’idée de voir apparaître les fantômes de la nuit, et redoutant surtout ceux des antiques châtelains, farouches oppresseurs durant leur vie, spectres désolés et menaçants après leur mort. Le tonnerre élevait la voix, le vent faisait crouler les briques et le ciment des murailles démantelées, les longs rameaux de la ronce et du lierre se tordaient comme des serpents aux créneaux des tours. Consuelo, cherchant toujours un abri contre la pluie et les éboulements, pénétra sous la voûte d’un escalier qui paraissait mieux conservé que les autres ; c’était celui de la grande tour féodale, la plus ancienne et la plus solide construction de tout l’édifice. Au bout de vingt marches, elle rencontra une grande salle octogone qui occupait tout l’intérieur de la tour, l’escalier en vis étant pratiqué, comme dans toutes les constructions de ce genre, dans l’intérieur du mur, épais de dix-huit à vingt pieds. La voûte de cette salle avait la forme intérieure d’une ruche. Il n’y avait plus ni portes ni fenêtres ; mais ces ouvertures étaient si étroites et si profondes, que le vent ne pouvait s’y engouffrer. Consuelo résolut d’attendre en ce lieu la fin de la tempête ; et, s’approchant d’une fenêtre, elle y resta plus d’une heure à contempler le spectacle imposant du ciel embrasé, et à écouter les voix terribles de l’orage.

Enfin le vent tomba, les nuées se dissipèrent, et Consuelo songea à se retirer ; mais en se retournant, elle fut surprise de voir une clarté plus permanente que celle des éclairs régner dans l’intérieur de la salle. Cette clarté, après avoir hésité, pour ainsi dire, grandit et remplit toute la voûte, tandis qu’un léger pétillement se faisait entendre dans la cheminée. Consuelo regarda de ce côté, et vit sous le demi-cintre de cet âtre antique, énorme gueule béante devant elle, un feu de branches qui venait de s’allumer comme de lui-même. Elle s’en approcha, et remarqua des bûches à demi consumées, et tous les débris d’un feu naguère entretenu, et récemment abandonné sans grande précaution.

Effrayée de cette circonstance qui lui révélait la présence d’un hôte, Consuelo qui ne voyait pourtant pas trace de mobilier autour d’elle, retourna vivement vers l’escalier et s’apprêtait à le descendre, lorsqu’elle entendit des voix en bas, et des pas qui faisaient craquer les gravois dont il était semé. Ses terreurs fantastiques se changèrent alors en appréhensions réelles. Cette tour humide et dévastée ne pouvait être habitée que par quelque garde-chasse, peut-être aussi sauvage que sa demeure, peut-être ivre et brutal, et bien vraisemblablement moins civilisé et moins respectueux que l’honnête Matteus. Les pas se rapprochaient assez rapidement. Consuelo monta l’escalier à la hâte pour n’être pas rencontrée par ces problématiques arrivants, et après avoir franchi encore vingt marches, elle se trouva au niveau du second étage où il était peu probable qu’on aurait l’occasion de la rejoindre, car il était entièrement découvert et par conséquent inhabitable. Heureusement pour elle la pluie avait cessé ; elle apercevait même briller quelques étoiles à travers la végétation vagabonde qui avait envahi le couronnement de la tour, à une dizaine de toises au-dessus de sa tête. Un rayon de lumière partant de dessous ses pieds se projeta bientôt sur les sombres parois de l’édifice, et Consuelo, s’approchant avec précaution, vit par une large crevasse ce qui se passait à l’étage inférieur qu’elle venait de quitter. Deux hommes étaient dans la salle, l’un marchant et frappant du pied comme pour se réchauffer, l’autre penché sous le large manteau de la cheminée, et occupé à ranimer le feu qui commençait à monter dans l’âtre. D’abord elle ne distingua que leurs vêtements qui annonçaient une condition brillante, et leurs chapeaux qui lui cachaient leurs visages ; mais la clarté du foyer s’étant répandue, et celui qui l’attisait avec la pointe de son épée s’étant relevé pour accrocher son chapeau à une pierre saillante du mur, Consuelo vit une chevelure noire qui la fit tressaillir, et le haut d’un visage qui faillit lui arracher un cri de terreur et de tendresse tout à la fois. Il éleva la voix, et Consuelo n’en douta plus, c’était Albert de Rudolstadt.

« Approchez, mon ami, disait-il à son compagnon, et réchauffez-vous à l’unique cheminée qui reste debout dans ce vaste manoir. Voilà un triste gîte, monsieur de Trenck, mais vous en avez trouvé de pires dans vos rudes voyages.

— Et même je n’en ai souvent pas trouvé du tout, répondit l’amant de la princesse Amélie. Vraiment celui-ci est plus hospitalier qu’il n’en a l’air, et je m’en serais accommodé plus d’une fois avec plaisir. Ah çà, mon cher comte, vous venez donc quelquefois méditer sur ces ruines, et faire la veillée des armes dans cette tour endiablée ?

— J’y viens souvent en effet, et pour des raisons plus concevables. Je ne puis vous les dire maintenant, mais vous les saurez plus tard.

— Je les devine de reste. Du haut de cette tour, vous plongez dans un certain enclos, et vous dominez un certain pavillon.

— Non, Trenck. La demeure dont vous parlez est cachée derrière les bois de la colline, et je ne la vois pas d’ici.

— Mais vous êtes à portée de vous y rendre en peu d’instants, et de vous réfugier ensuite ici contre les surveillants incommodes. Allons, convenez que tout à l’heure, lorsque je vous ai rencontré dans le bois…

— Je ne puis convenir de rien, ami Trenck, et vous m’avez promis de ne pas m’interroger.

— Il est vrai. Je ne devrais songer qu’à me réjouir de vous avoir retrouvé dans ce parc immense, ou plutôt dans cette forêt, où j’avais si bien perdu mon chemin, que, sans vous, je me serais jeté dans quelque pittoresque ravin ou noyé dans quelque limpide torrent. Sommes-nous loin du château ?

— À plus d’un quart de lieue. Séchez donc vos habits pendant que le vent sèche les sentiers du parc, et nous nous remettrons en route.

— Ce vieux château me plaît moins que le nouveau, je vous le confesse, et je conçois fort bien qu’on l’ait abandonné aux orfraies. Pourtant, je me sens heureux de m’y trouver seul avec vous à cette heure, et par cette soirée lugubre. Cela me rappelle notre première rencontre dans les ruines d’une antique abbaye de la Silésie, mon initiation, les serments que j’ai prononcés entre vos mains, vous, mon juge, mon examinateur et maître alors, mon frère et mon ami aujourd’hui ! cher Albert ! quelles étranges et funestes vicissitudes ont passé depuis sur nos têtes ! Morts tous deux à nos familles, à nos patries, à nos amours peut-être !… qu’allons-nous devenir, et quelle sera désormais notre vie parmi les hommes ?

— La tienne peut encore être entourée d’éclat et remplie d’enivrements, mon cher Trenck ! La domination du tyran qui te hait a des limites, grâces à Dieu, sur le sol de l’Europe.

— Mais ma maîtresse, Albert ? sera-t-il possible que ma maîtresse me reste éternellement et inutilement fidèle ?

— Tu ne devrais pas le désirer, ami ; mais il n’est que trop certain que sa passion sera aussi durable que son malheur.

— Parlez-moi donc d’elle, Albert ! Plus heureux que moi, vous pouvez la voir et l’entendre, vous !…

— Je ne le pourrai plus, cher Trenck ; ne vous faites pas d’illusions à cet égard. Le nom fantastique et le personnage bizarre de Trismégiste dont on m’avait affublé, et qui m’ont protégé, durant plusieurs années, dans mes courtes et mystérieuses relations avec le palais de Berlin, ont perdu leur prestige ; mes amis seront discrets, et mes dupes (puisque pour servir notre cause et votre amour, j’ai été forcé de faire bien innocemment quelques dupes), ne seraient pas plus clairvoyantes que par le passé ; mais Frédéric a senti l’odeur d’une conspiration, et je ne puis plus retourner en Prusse. Mes efforts y seraient paralysés par sa méfiance, et la prison de Spandaw ne s’ouvrirait pas une seconde fois pour mon évasion.

— Pauvre Albert ! tu as dû souffrir dans cette prison, autant que moi dans la mienne, plus peut-être !

— Non, j’étais près d’elle. J’entendais sa voix, je travaillais à sa délivrance. Je ne regrette ni d’avoir enduré l’horreur du cachot, ni d’avoir tremblé pour sa vie. Si j’ai souffert pour moi, je ne m’en suis pas aperçu ; si j’ai souffert pour elle, je ne m’en souviens plus. Elle est sauvée et elle sera heureuse.

— Par vous, Albert ? Dites-moi qu’elle ne sera heureuse que par vous et avec vous, ou bien je ne l’estime plus, je lui retire mon admiration et mon amitié.

— Ne parlez pas ainsi, Trenck. C’est outrager la nature, l’amour et le ciel. Nos femmes sont aussi libres envers nous que nos amantes, et vouloir les enchaîner au nom d’un devoir profitable à nous seuls, serait un crime et une profanation.

— Je le sais, et sans m’élever à la même vertu que toi, je sens bien que si Amélie m’eût retiré sa parole au lieu de me la confirmer, je n’aurais pas cessé pour cela de l’aimer et de bénir les jours de bonheur qu’elle m’a donnés ; mais il m’est bien permis de t’aimer plus que moi-même et de haïr quiconque ne t’aime pas ? Tu souris, Albert, tu ne comprends pas mon amitié ; et moi je ne comprends pas ton courage. Ah ! s’il est vrai que celle qui a reçu ta foi se soit éprise (avant l’expiration de son deuil, l’insensée !) d’un de nos frères, fût-il le plus méritant d’entre nous, et le plus séduisant des hommes du monde, je ne pourrai jamais le lui pardonner. Pardonne, toi, si tu le peux !

— Trenck ! Trenck ! tu ne sais pas de quoi tu parles ; tu ne comprends pas, et moi je ne puis m’expliquer. Ne la juge pas encore, cette femme admirable ; plus tard, tu la connaîtras.

— Et qui t’empêche de la justifier à mes yeux ! Parle donc ! À quoi bon ce mystère ? nous sommes seuls ici. Tes aveux ne sauraient la compromettre, et aucun serment, que je sache, ne t’engage à me cacher ce que nous soupçonnons tous d’après ta conduite. Elle ne t’aime plus ? quelle sera son excuse ?

— M’avait-elle donc jamais aimé ?

— Voilà son crime. Elle ne t’a jamais compris.

— Elle ne le pouvait pas, et moi je ne pouvais me révéler à elle. D’ailleurs j’étais malade, j’étais fou ; on n’aime pas les fous, on les plaint et on les redoute.

— Tu n’as jamais été fou, Albert ; je ne t’ai jamais vu ainsi. La sagesse et la force de ton intelligence m’ont toujours ébloui, au contraire.

— Tu m’as vu ferme et maître de moi dans l’action, tu ne m’as jamais vu dans l’agonie du repos, dans les tortures du découragement.

— Tu connais donc le découragement, toi ? Je ne l’aurais jamais pensé.

— C’est que tu ne vois pas tous les dangers, tous les obstacles, tous les vices de notre entreprise. Tu n’as jamais été au fond de cet abîme où j’ai plongé toute mon âme et jeté toute mon existence ; tu n’en as envisagé que le côté chevaleresque et généreux ; tu n’en as embrassé que les travaux faciles et les riantes espérances.

— C’est que je suis moins grand, moins enthousiaste, et, puisqu’il faut le dire, moins fanatique que toi, noble comte ! Tu as voulu boire la coupe du zèle jusqu’à la lie, et quand l’amertume t’a suffoqué, tu as douté du ciel et des hommes.

— Oui, j’ai douté, et j’en ai été bien cruellement puni.

— Et maintenant doutes-tu encore ? souffres-tu toujours ?

— Maintenant j’espère, je crois, j’agis. Je me sens fort, je me sens heureux. Ne vois-tu pas la joie rayonner sur mon visage, et ne sens-tu pas l’ivresse déborder de mon sein ?

— Et cependant tu es trahi par ta maîtresse ! Que dis-je ? par ta femme !

— Elle ne fut jamais ni l’une ni l’autre. Elle ne me devait, elle ne me doit rien ; elle ne me trahit point. Dieu lui envoie l’amour, la plus céleste des grâces d’en haut, pour la récompenser d’avoir eu pour moi un instant de pitié à mon lit de mort. Et moi, pour la remercier de m’avoir fermé les yeux, de m’avoir pleuré, de m’avoir béni au seuil de l’éternité que je croyais franchir, je revendiquerais une promesse arrachée à sa compassion généreuse, à sa charité sublime ? je lui dirais : “Femme, je suis ton maître, tu m’appartiens de par la loi, de par ton imprudence et de par ton erreur. Tu vas subir mes embrassements parce que, dans un jour de séparation, tu as déposé un baiser d’adieu sur mon front glacé ! Tu vas mettre à jamais ta main dans la mienne, t’attacher à mes pas, subir mon joug, briser dans ton sein un amour naissant, refouler des désirs insurmontables, te consumer de regrets dans mes bras profanes, sur mon cœur égoïste et lâche ! » Oh ! Trenck ! pensez-vous que je pusse être heureux en agissant ainsi ? Ma vie ne serait-elle pas un supplice plus amer encore que le sien ? la souffrance de l’esclave n’est-elle pas la malédiction du maître ? Grand Dieu ! quel être est assez vil, assez abruti, pour s’enorgueillir et s’enivrer d’un amour non partagé, d’une fidélité contre laquelle le cœur de la victime se révolte ? Grâce au ciel, je ne suis pas cet être-là, je ne le serai jamais. J’allais ce soir trouver Consuelo ; j’allais lui dire toutes ces choses, j’allais lui rendre sa liberté. Je ne l’ai pas rencontrée dans le jardin où elle se promène ordinairement ; à cette heure l’orage est venu et m’a ôté l’espérance de l’y voir descendre. Je n’ai pas voulu pénétrer dans ses appartements ; j’y serais entré par le droit de l’époux. Le seul tressaillement de son épouvante, la pâleur seule de son désespoir, m’eussent fait un mal que je n’ai pu me résoudre à affronter.



Et celui qui l’attisait avec la pointe de son épée… (Page 110.)

— Et n’as-tu pas rencontré aussi dans l’ombre le masque noir de Liverani ?

— Quel est ce Liverani ?

— Ignores-tu le nom de ton rival ?

— Liverani est un faux nom. Le connais-tu, toi, cet homme, ce rival heureux ?

— Non. Mais tu me demandes cela d’un air étrange ? Albert, je crois te comprendre : tu pardonnes à ton épouse infortunée, tu l’abandonnes, tu le dois ; mais tu châtieras, j’espère, le lâche qui l’a séduite.

— Es-tu sûr que ce soit un lâche ?

— Quoi ! l’homme à qui on avait confié le soin de sa délivrance et la garde de sa personne durant un long et périlleux voyage ! celui qui devait la protéger, la respecter, ne pas lui adresser une seule parole, ne pas lui montrer son visage !… Un homme investi des pouvoirs et de l’aveugle confiance des Invisibles ! ton frère d’armes et de serment, comme je suis le tien, sans doute ? Ah ! si l’on m’eût confié ta femme, Albert, je n’aurais pas seulement songé à cette criminelle trahison de me faire aimer d’elle !



Je suis Wanda de Prachatitz elle-même… (Page 124.)

— Trenck, encore une fois, tu ne sais pas de quoi tu parles ! Trois hommes seulement parmi nous savent quel est ce Liverani, et quel est son crime. Dans quelques jours tu cesseras de blâmer et de maudire cet heureux mortel à qui Dieu, dans sa bonté, dans sa justice peut-être, a donné l’amour de Consuelo.

— Homme étrange et sublime ! tu ne le hais pas ?

— Je ne puis le haïr.

— Tu ne troubleras pas son bonheur ?

— Je travaille ardemment à l’assurer, au contraire, et je ne suis ni sublime ni étrange en ceci. Tu souriras bientôt des éloges que tu me donnes.

— Quoi ! tu ne souffres même pas ?

— Je suis le plus heureux des hommes.

— En ce cas, tu aimes peu, ou tu n’aimes plus. Un tel héroïsme n’est pas dans la nature humaine ; il est presque monstrueux ; et je ne puis admirer ce que je ne comprends pas. Attends, comte ; tu me railles, et je suis bien simple. Tiens, je devine enfin : tu aimes une autre femme, et tu bénis la Providence qui te délivre de tes engagements envers la première, en la rendant infidèle.

— Il faut donc que je t’ouvre mon cœur, tu m’y contrains, baron. Écoute ; c’est toute une histoire, tout un roman à te raconter ; mais il fait froid ici ; ce feu de broussailles ne peut réchauffer ces vieux murs ; et, d’ailleurs, je crains qu’à la longue ils ne te rappellent fâcheusement ceux de Glatz. Le temps s’est éclairci, nous pouvons reprendre le chemin du château ; et, puisque tu le quittes au point du jour, je ne veux pas trop prolonger ta veillée. Chemin faisant, je te ferai un étrange récit. »

Les deux amis reprirent leurs chapeaux, après en avoir secoué l’humidité ; et, donnant quelques coups de pied aux tisons pour les éteindre, ils quittèrent la tour en se tenant par le bras. Leurs voix se perdirent dans l’éloignement, et les échos du vieux manoir cessèrent bientôt de répéter le faible bruit de leurs pas sur l’herbe mouillée du préau.