La Condition des salariés agricoles et l’exode rural

La bibliothèque libre.
La Condition des salariés agricoles et l’exode rural
Revue des Deux Mondes6e période, tome 11 (p. 634-664).
LA CONDITION DES SALARIÉS AGRICOLES
ET
L’EXODE RURAL

Tout le monde a entendu dire que nos campagnes se dépeuplaient. Cette affirmation comporte à coup sûr des commentaires, des explications détaillées, et des restrictions prudentes ; elle correspond toutefois à une réalité. Parmi les causes assignées à ce phénomène, il en est une que l’on doit signaler et étudier pour en discuter la valeur. Il s’agit de l’insuffisance des salaires et de la nourriture du personnel des fermes, de la durée excessive des travaux journaliers, du défaut de bien-être et d’hygiène, du chômage ; il s’agit, en un mot, de la condition misérable de ce que l’on nomme avec plus d’audace que de vérité, le prolétariat rural.

Telle serait la cause de la dépopulation des campagnes. L’alcoolisme lui-même, avec les déchéances qu’il entraîne et ses terribles dangers, apparaîtrait comme la conséquence nécessaire de l’état de misère dans lequel les salariés agricoles auraient été maintenus jusqu’ici par le patron qui les « exploite. » Et, pour guérir tous ces maux, que faudrait-il, sinon adopter les conclusions socialistes et collectivistes, confisquer la terre entre les mains de ceux qui la détiennent sans la cultiver eux-mêmes, supprimer l’employeur dont le profit n’est qu’un prélèvement abusif opéré sur le produit d’un travail payé moins qu’il ne vaut ?

On voit quelle est la portée du problème posé.

La condition du travailleur salarié serait-elle restée misérable dans nos campagnes ; l’insuffisance des rémunérations et du bien-être est-elle bien la conséquence du régime du salariat et d’une injuste répartition des richesses produites ; cette situation, enfin, a-t-elle réellement provoqué l’exode rural ?

Nous voudrions examiner ces questions et demander à l’étude seule des réalités les réponses qu’elles comportent..


LA CONDITION DU SALARIÉ RURAL

L’Administration de l’Agriculture vient de publier précisément les résultats d’une enquête[1] sur cette question. Il ne s’agit pas d’une étude superficielle confiée à des employés de mairie, ou a des fonctionnaires incompétens désireux d’achever à la hâte une besogne fastidieuse. Les hommes qui ont fourni ces renseignemens précis et sincères connaissent parfaitement chaque département et chaque région : ce sont les professeurs d’agriculture. Un long séjour, des tournées fréquentes dans toutes les communes de leurs circonscriptions, et l’étude journalière des faits, les ont admirablement préparés à ces recherches. Les conclusions qu’ils nous soumettent ont donc une sérieuse valeur.

Une première constatation du plus haut intérêt se rapporte à la rémunération du salarié. Nulle part on n’a constaté une baisse ; partout, au contraire, la hausse est marquée. A cet égard, une affirmation a moins de valeur qu’une statistique précise. Nous citons ci-dessous les chiffres fournis par le professeur d’agriculture de la Haute-Vienne :


Salaires annuels.

(Nourris et logés.)

1910[2] 1892
francs francs
Garçons 12 à 16 ans 205 95
« 16 à 20 ans 324 200
Hommes adultes 414 300
Fillettes 16 à 20 ans 136 80
Servantes 16 à 20ns 210 100
« Adultes 235 120


¬¬¬

Salaires journaliers. «
1910 1892
fr. c. fr. c.
Hommes (nourris) Hiver 1 18 1 09
« Belle saison 2 16 1 67
« Fauchage et moisson 3 46
Femmes (nourries) Hiver 0 82 0 58
« Belle saison 1 12 0 87
« Fauchage et moisson 1 63
Hommes (non nourris)[3] Hiver 2 13 1 68
« Belle saison 2 92 2 46
« Fauchage et moisson[4] 4 33
Femmes (non nourries) Hiver 1 25 1 05
« Belle saison 1 64 1 38
« Fauchage et moisson 2 19


Ainsi, les gages annuels des salariés ruraux ont augmenté en moyenne de 70 pour 100, durant la période 1892-1910, en dépit de la crise agricole qui avait réduit à la fois les bénéfices du patron agricole et le revenu du propriétaire foncier.

Il ne s’agit pas d’un fait isolé ou spécial à un département. Dans la monographie relative au Morbihan, nous voyons que les gages des divers domestiques se sont accrus de 93 pour 100, entre 1896 et 1910[5]. A l’autre extrémité de la France, dans les Hautes-Pyrénées, la rémunération annuelle des domestiques a varié de la façon suivante, depuis 1892 jusqu’à 1910 :

¬¬¬

1892 1910
francs francs
Domestiques hommes 191 317
Servantes 130 185
Jeunes serviteurs 193 295


La hausse ressort en moyenne à 54 pour 100. Durant la même période, en revanche, le loyer du sol diminuait de 15 pour 100. Dans une partie du département de l’Yonne, la hausse des salaires et des gages aurait varié de 30 à 40 pour 100 depuis du ans. Dans l’Isère, le professeur d’agriculture a relevé les augmentations des gages donnés aux pupilles de l’Assistance publique par les cultivateurs chez lesquels ils sont placés. Ces augmentations sont considérables entre 1896 et 1910. Ce phénomène est d’ailleurs général et il a été observé depuis fort longtemps. L’élévation des salaires ruraux fut particulièrement notable entre 1850 et 1870 ; elle est ensuite moins rapide, mais continue et marquée jusqu’en 1900. Durant les premières années du XXe siècle nous venons de voir qu’elle était signalée dans des régions nombreuses, très différentes, et très éloignées les unes des autres. Nier l’amélioration graduelle de la condition matérielle du travailleur rural, c’est donc nier l’évidence ou se refuser à constater les faits les mieux établis.


Les adversaires du salariat et du régime de la propriété privée font observer, il est vrai, que la hausse des salaires est plus apparente que réelle, parce que le prix des denrées et notamment des denrées alimentaires s’élève rapidement depuis quelques années. Deux observations enlèvent à cette critique la valeur qu’on serait tenté de lui attribuer. En premier lieu, un grand nombre de salariés agricoles, les journaliers surtout, sont en même temps propriétaires et cultivateurs. Qu’ils consomment en nature le produit de leurs terres ou qu’ils le portent sur le marché, le résultat économique et financier reste le même. Dans la première hypothèse, ils ne souffrent pas d’une hausse puisqu’ils produisent eux-mêmes et n’achètent pas ; dans le second cas, l’élévation du prix de vente de leurs denrées compense l’augmentation de valeur marchande des produits qu’ils achètent. Or, le nombre des « journaliers-propriétaires » reste considérable dans notre pays. La plupart des monographies publiées par le Ministère de l’Agriculture signalent le fait et même le précisent avec des chiffres. Ainsi, dans l’Isère, on relève l’existence de 12 700 journaliers propriétaires contre 5 600 ouvriers non-propriétaires. Dans l’Indre-et-Loire on compte 6 140 propriétaires et 4 600 journaliers sans propriétés. Dans la Côte-d’Or, le nombre des premiers l’emporte également sur celui des seconds. La proportion est de deux à un. La Savoie et la Haute-Savoie comptent beaucoup de petits propriétaires, qui travaillent à la journée. Leur nombre serait dix fois plus considérable que celui des travailleurs salariés ne possédant pas de terres ! Sans doute on pourrait citer des régions moins favorisées à cet égard, surtout dans l’Ouest. En somme, pour la France entière, on avait relevé, vers 1892, le nombre des journaliers propriétaires : il s’élevait à 588 000 contre 621 000 non-propriétaires. On peut dire sans exagération qu’un ouvrier rural sur deux produit en partie ce qu’il consomme, ou vend des denrées agricoles. L’influence de la hausse récente des produits du sol n’exerce donc pas l’influence fâcheuse que des observateurs superficiels ont signalée naguère. Cette influence est en tout cas visiblement modifiée et atténuée.


Il y a plus à dire. Dans un certain nombre de départemens les journaliers sont nourris par le cultivateur qui les emploie. « L’ouvrier vit à la table commune, » dit le professeur d’agriculture de la Savoie. — « Les journaliers et les femmes nourris à la ferme reçoivent une nourriture excellente, » déclare l’auteur de la monographie relative au Tarn-et-Garonne. — Dans la Vendée, le journalier est le plus souvent nourri, et dans la Vienne, il mange d’ordinaire à la table du maître. C’est ce que l’on constate encore dans les Vosges, dans l’Ain, etc., etc. Sans doute, le patron ne supporte pas toujours la charge de la nourriture et par suite de la hausse des denrées alimentaires, mais on voit que pour le journalier lui-même cette « cherté » se trouve encore limitée et atténuée.

Les journaliers non-propriétaires sont en outre très souvent locataires d’un jardin ou d’un petit champ, dans lequel ils peuvent récolter les légumes nécessaires a leur consommation. Personne enfin ne doit oublier que les salariés ruraux ne sont pas représentés uniquement par des ouvriers, mais surtout par des domestiques.

On en comptait 1 832 000 en 1892, contre 1 210 000 ouvriers. Cette proportion varie assurément avec chaque région, mais la supériorité numérique du premier groupe est incontestable. Les enquêtes récentes auxquelles nous nous référons mettent ce fait en évidence. Or, le domestique et la servante de ferme sont presque toujours nourris, logés, et même blanchis par l’employeur. Ce dernier supporte donc seul le sacrifice correspondant à l’élévation du prix des denrées. Quelles sont maintenant les conditions dans lesquelles la nourriture du personnel se trouve assurée ? Ce point est un des plus intéressans à bien connaître, car les légendes relatives à l’ « exploitation » du salarié par le patron trouvent là leur meilleure réfutation. Partout, en effet, les professeurs départementaux d’agriculture marquent la situation du même trait. Nous citons au hasard :

« Les domestiques et servantes se trouvent en général dans d’excellentes conditions d’alimentation. Ils sont considérés comme membres de la famille par les agriculteurs travaillant eux-mêmes leurs biens ou par les métayers. Il est très rare qu’un domestique se plaigne à ce point de vue de ses maîtres. » (Tarn.) « Les domestiques et servantes mangent à la même table et ont la même nourriture que leurs patrons. » (Hautes-Alpes.) « Les domestiques et servantes sont toujours nourris, couchés et blanchis. D’une manière générale, la nourriture des domestiques est la même que celle du propriétaire ou du fermier de l’exploitation. » (Finistère.) « Sauf dans les châteaux et chez quelques familles où les propriétaires se tiennent à l’écart de leur personnel, les domestiques sont, à peu près partout, nourris à la table des maîtres. Ils sont servis dans les mêmes conditions. » (Hautes-Pyrénées.) « Dans toutes les exploitations de moyenne et de petite culture, le personnel fixe est nourri à la table du maître. Il n’y a d’exceptions que pour les grandes exploitations où le personnel nombreux est nourri à part. Dans tous les cas, la nourriture des salariés agricoles (domestiques à gages ou journaliers) comporte de la viande au moins six jours par semaine ; il en est servi une ou deux fois par jour, suivant les exigences des travaux de la saison et la durée de la journée de travail. Les légumes variés sont en abondance... » (Aube.)

Cette dernière citation vise la qualité de la nourriture en même temps que le caractère tout patriarcal des relations entre employés et employeurs.

Ce qu’il faut noter précisément, c’est ce dernier trait. Patron et salarié partagent la bonne et la mauvaise fortune qui résulte des conditions générales de la production et du développement de la richesse. Ainsi l’auteur de la monographie de la Corrèze déclare très clairement : « En général, les rapports entre maîtres et domestiques sont excellens. Presque toujours, ces derniers sont traités comme les membres de la famille. Les repas se prennent en commun, et le menu reste le même pour tous. Ce menu, sauf pendant la période des grands travaux, laisse fort à désirer, mais les salariés, n’étant pas plus mal partagés à ce point de vue que la grande majorité de ceux qui les emploient, supportent sans trop de récriminations ces conditions d’existence un peu dures. »

D’ailleurs, presque partout, la nourriture est abondante et de bonne qualité.

Dans une région montagneuse et relativement pauvre, le Cantal, voici ce que l’enquête a relevé au sujet de l’alimentation :

« Les conditions d’existence des salariés sont en général les mêmes que celles du fermier et du propriétaire exploitant ; ils vivent comme lui, et la nourriture est presque toujours saine, substantielle et abondante. Ordinairement, à chaque repas, le menu se compose de soupe, d’un plat de viande ou de légumes et de fromage. Pendant les grands travaux, on donne de la viande tous les jours... »

Ailleurs, lorsque la terre refuse de porter les récoltes abondantes qui donnent la richesse, le sort du salarié devient douloureux.

u Les salariés agricoles ne vivent pas ; ils végètent. » Voilà ce que dit l’auteur de la monographie relative à la Lozère ; mais il ajoute aussitôt : « Les salariés partagent la table du maître. » C’est donc bien l’insuffisance de la production et non pas la « rapacité patronale » qui abaisse la condition du salarié. A cet égard, la vérité économique a été marquée d’un trait précis par l’auteur de l’étude relative à la Garonne : « Il est à remarquer, dit-il, que les salaires sont sensiblement plus élevés dans la région de culture intensive que dans le reste du département. L’exploitation raisonnée, méthodique du sol, donnant lieu à une augmentation de produits, permet de mieux rétribuer la main-d’œuvre. Le relèvement du salaire est ainsi intimement lié au développement de l’instruction technique des employeurs. »

Rien de plus juste. Il faudrait simplement compléter cette observation en ajoutant que l’abondance des capitaux de culture joue le même rôle, et que leur insuffisance encore trop générale s’oppose aux progrès de la richesse, progrès si intimement liés dans nos campagnes au relèvement de la condition du salarié.


On a signalé dernièrement les inconvéniens ou les dangers que présentent les logemens réservés aux domestiques de ferme. « Non seulement, a-t-on dit, les salariés de la ferme n’ont pas d’intérieur, de chez-eux, mais ils sont couchés dans des écuries, dans des étables, dans des granges, dans des fournils, dans des greniers, ne pouvant trouver un abri chaud qu’à l’auberge voisine... »

Ces plaintes sont en partie fondées, mais les commentaires utiles expliquent cette situation, qui d’ailleurs s’améliore de jour en jour.

Ainsi dans la Thiérache, les domestiques sont logés, il est vrai, à l’écurie et à l’étable, « mais leurs lits sont bien condition- nés, » et, comme ils doivent eux-mêmes s’occuper de leur literie, ils peuvent, s’ils le veulent, la tenir proprement ! Il est aisé, enfin, de citer des exemples qui prouvent que le logement assuré aux domestiques n’est point aussi malsain qu’on le prétend, u Dans la Champagne agricole, dit le rapporteur, les domestiques et les servantes sont très bien nourris, et le couchage ne laisse rien à désirer. »

Combien est grande la différence entre le sombre tableau tracé par les partisans des doctrines de bouleversement ou de haine, et la description suivante que fait l’auteur d’une note relative à la Meuse :

« Les domestiques sont généralement traités comme s’ils faisaient partie de la famille ; ils participent à toutes les réjouissances et sont plutôt considérés comme des collaborateurs. D’ailleurs, dans nombre de cas, il serait bien téméraire de chercher quel est le plus heureux, ou du domestique, qui peut faire des économies sur son salaire, ou du petit cultivateur, qui, péniblement, réussit à « mettre les deux bouts ensemble. »

« Sauf dans la Woëvre, où la plupart couchent dans une alcôve située dans l’écurie même, les commis de culture sont logés dans une chambre propre avec un lit confortable. Il n’y a d’exception à cette règle que pour ceux d’entre eux qui sont préposés à la surveillance des animaux ou lorsque l’exiguïté du logement ne permet pas de faire ainsi.

« En résumé, les domestiques ne sont généralement pas considérés comme appartenant à une classe inférieure, et leur situation sociale diffère peu de celle du petit cultivateur. »

Partout, les servantes de ferme sont mieux traitées que les hommes et sont logées dans la maison du maître. Ce dernier ne jouit pas, le plus souvent, d’un bien-être supérieur à celui que ses employés jugent insuffisant, et, à ce point de vue, la pauvreté du milieu économique exerce l’influence que nous avons déjà notée à propos de l’alimentation.

Les faits douloureux signalés avec fracas restent rares ; leur valeur sociale a été exagérée ; ils ne comportent comme conclusion, que la critique de la pauvreté générale et la condamnation de la stérilité relative du territoire agricole.

Qui donc ignore les inconvéniens de l’une et les conséquences fâcheuses de l’autre ? Il faut avoir l’âme d’un doctrinaire bien farouche pour accuser à ce propos l’égoïsme capitaliste ou la rapacité bourgeoise !


Le chômage est encore une des épreuves qui rendraient douloureuse autant que misérable la condition du salarié rural. Le travail lui-même serait impossible et manquerait aux plus courageux. Eh bien ! cette question redoutable ne se pose même pas en ce qui concerne les domestiques, toujours régulièrement payés et nourris. Elle n’offre pas le même caractère de gravité pour les journaliers propriétaires, qui trouvent chez eux l’emploi utile de leurs forces. Ailleurs, le chômage est la conséquence des intempéries et non pas de l’organisation sociale. C’est ce que l’on observe dans les régions montagneuses. D’ailleurs, là où le cultivateur a besoin de ses auxiliaires salariés, il s’efforce de leur assurer un travail régulier, même en hiver, pour conserver la main-d’œuvre indispensable durant la période des grands travaux. Souvent les ouvriers sont occupés en dehors des champs au moment où la culture ne réclame pas leurs bras. Ainsi, dans la monographie relative aux Deux-Sèvres, nous trouvons cette note caractéristique : « En ce qui concerne les ouvriers agricoles proprement dits, le chômage n’existe pour ainsi dire pas ; pendant les deux ou trois mois d’hiver, durant lesquels ils ne sont pas occupés dans les champs, ils trouvent des occupations diverses, le plus souvent à la tâche, sur les chemins pour les communes, en coupant les haies, en arrachant des arbres, etc. » « Dans les Ardennes, dit le professeur d’agriculture, la période de chômage comprend les mois de décembre, janvier, février ; mais elle n’est cependant pas de trois mois, car cette saison est en partie utilisée pour les battages. Les ouvriers profitent de cette période pour faire leur bois, couper leurs osiers. Si l’ouvrier voulait bien, il trouverait de la besogne tout l’hiver au bois. A l’heure actuelle, une coupe de bois de grande ou moyenne étendue ne peut plus être exploitée ici que par des Belges... Si bien qu’on peut dire que les bons ouvriers, ceux qui ont la ferme volonté de travailler, trouvent toujours à le faire et ne sont pour ainsi dire jamais exposés au chômage. » Voilà qui est précis. On remarquera l’allusion faite au travail dans les bois. La forêt ne rend pas seulement mille services, en conservant l’humidité, en régularisant le régime des eaux, en fixant la terre sur les pentes qui se dégradent sans son aide précieuse ; la forêt fournit encore du travail à l’époque où cessent les besognes ordinaires dans les champs.

Le rôle social de l’arbre n’est pas moins intéressant et utile que son rôle agricole et physique. Les preuves abondent qui nous sont fournies par quelques notes des rédacteurs de l’enquête récente. — « Tous les journaliers qui ne trouvent pas à s’employer d’une façon constante dans les fermes travaillent, durant la mauvaise saison, aux exploitations de bois, ou comme carriers. » (Allier.) — « Le chômage de l’ouvrier agricole est inconnu dans les diverses régions agricoles du département de l’Aisne. Ce n’est que tout à fait exceptionnellement, lorsqu’une abondante couche de neige rend tout travail impossible au dehors, que l’ouvrier est contraint au chômage. D’autre part, les forêts assez nombreuses et étendues qui couvrent le département, assurent un travail pendant l’hiver à tous les ouvriers qui ne sont pas employés par la culture proprement dite. » — « Pas de chômage sauf durant les temps de neige. Les ouvriers agricoles, pendant l’hiver, trouvent à exécuter des terrassemens, ou enfin travaillent dans les coupes de bois et en particulier en Sologne. » (Cher.) — (c Dans les régions boisées (Montagne Noire), les ouvriers n’ont pas à souffrir du chômage. En hiver, ils sont occupés à l’exploitation des coupes de bois et ne sont pas toujours assez nombreux. » (Tarn.)

Quand l’organisation du travail rural n’est pas complétée et améliorée par la présence des forêts, certaines industries familiales viennent encore prévenir ou atténuer les souffrances. C’est ce qui se passe dans le Jura et dans le Doubs.


Enfin, il nous reste à parler de la durée du travail. C’est le soleil, le beau et le mauvais temps, la saison et la nature des opérations culturales qui la fixent, car, en dépit de toute doctrine, la nature des choses gouverne souverainement l’industrie agricole et ses agens. La note suivante qui se rapporte à l’Ille-et-Vilaine donne bien cette impression de nécessité et résume les faits suivans :

« La durée de la journée de travail ne varie guère d’une région à l’autre ; elle n’est du reste bien réglée nulle part ; elle dépend avant tout de l’urgence des travaux à exécuter, de la durée du jour, du temps plus ou moins favorable. Très courte en hiver (de huit heures du matin à quatre ou cinq heures du soir), elle peut aller, pendant les grands travaux d’été, de quatre à cinq heures du matin à sept ou huit heures du soir. Elle varie donc entre huit et seize heures. Elle est en moyenne plus longue pour les domestiques que pour les journaliers, car les premiers doivent, même en hiver, se lever de bonne heure pour donner les soins aux animaux. C’est surtout aux environs des villes, dans les fermes pratiquant la vente du lait en nature, que la journée est longue.

« Elle est du reste toujours coupée, pour les hommes surtout, par de nombreux repos : d’abord pour prendre les repas ou collations (quatre ou cinq fois par jour), puis de temps en temps, pour boire un coup de cidre ; en été, il y a un long repos d’une heure ou deux pour dormir après le repas de midi (« mérienne » ou « mériennée »). »

Ces détails familiers sont notés à peu près partout. Dans le Midi, et notamment dans le Midi viticole, la durée de la journée de travail est réduite. Il est rare qu’elle excède huit heures, parfois elle ne dépasse pas six heures. Quand le journalier demeure loin de l’exploitation où il travaille, le temps nécessaire pour s’y rendre le matin est compté dans le nombre d’heures prévu. Tous ces faits ne comportent aucun commentaire spécial et ne justifient nullement des récriminations ou des plaintes. Le patron rural travaille d’ordinaire aux côtés de son auxiliaire salarié, qui partage, nous l’avons vu, ses repas et vit de sa vie. Il serait singulièrement dangereux de vouloir régler le travail des champs ; les exigences de l’employeur sont simplement commandées par la nature même des travaux.


Nous venons de passer en revue dans un ordre logique toutes les questions qui se rattachent à la condition du salarié rural. Les faits observés et les transformations économiques notées par les esprits les plus sincères ne nous révèlent nullement une situation douloureuse marquée par l’irrémédiable infériorité sociale et économique du travailleur manuel. Partout le progrès est visible, partout s’améliore rapidement la situation matérielle de l’employé. Ce dernier partage le sort de son patron ; leur condition commune s’élève à mesure que la richesse produite grandit elle-même.

La rémunération et le bien-être de l’auxiliaire salarié restent étroitement liés aux progrès techniques accomplis, au développement de l’épargne productive appliquée à l’œuvre agricole. Le patron ne s’enrichit pas à côté du salarié appauvri et dépouillé ; la hausse même des denrées alimentaires constitue une charge imprévue que l’employeur supporte au moment où il en profite. En un mot, les réalités observées ne justifient ni les indignations des révoltés, ni les colères des impatiens ; elles nous apprennent simplement que les transformations sociales s’accomplissent avec lenteur, et qu’en cette matière, la nature ne procède pas par bonds. Vivre, c’est attendre.


LA CONDITION DES OUVRIERS AGRICOLES ET L’EXODE RURAL

À ces conclusions optimistes nos contradicteurs auraient le droit d’opposer un fait dont nous ne songeons à nier ni la réalité, ni la gravité. Il s’agit du mouvement continu, de la poussée presque irrésistible qui parait entraîner la population agricole, loin des campagnes dépeuplées. Comment peut-on, en effet, concilier le phénomène de l’exode rural avec l’amélioration, soi-disant observée et de plus en plus marquée, de la condition des travailleurs manuels ? Le contraste est étrange et la contradiction parait visible : le personnel salarié abandonne-t-il donc les campagnes au moment même où il reçoit des satisfactions si longtemps désirées, si impatiemment attendues ?

Pour répondre à ces questions, il est nécessaire de discerner les causes de l’exode rural et d’en observer soigneusement les modalités si différentes les unes des autres selon les régions.


Tout d’abord, notons que si l’enquête agricole récente signale partout une diminution du nombre des salariés ruraux, elle assigne à ce phénomène une première cause générale : c’est l’abaissement de la natalité. Ce mal si grave, et cette déchéance volontaire si redoutable sont constatés d’un bout à l’autre de la France. La réduction absolue de l’effectif du personnel salarié est donc, avant tout, la conséquence de ce phénomène démographique. Ni la médiocrité des salaires, ni l’insuffisance du bien-être général n’ont entraîné cette décroissance du nombre des naissances. La preuve est faite : la natalité est d’autant plus faible et diminue d’autant plus rapidement que la richesse est plus grande et plus également répartie ! Ceci est vrai d’ailleurs à l’étranger comme en France. :

Une autre cause de la réduction du personnel salarié mérite une mention spéciale ; elle marque, en effet, une évolution sociale du plus puissant intérêt. L’ouvrier rural tend à devenir propriétaire et chef de culture, à conquérir ainsi son indépendance, à conserver pour lui seul le bénéfice de son activité qu’il dépense alors sans compter ; il cherche à réduire au minimum les risques de chômage, à s’assurer dès lors la sécurité, la continuité et la productivité de son labeur. Les témoignages abondent qui ne sauraient manquer d’entrainer la conviction à cet égard. Voici ce que disent les rapporteurs qui ont rédigé une monographie pour chaque départements :

« La diminution des salariés agricoles tient à l’augmentation du nombre des petits propriétaires qui, accroissant l’étendue de leur propriété par acquisitions, ne se louent plus comme journaliers. » (Charente.) « Dans tout le département, il y a désertion de la très petite propriété qui fournit les journaliers ; ceux-ci émigrent, ou bien, s’ils restent dans le pays, arrivent à agrandir leur propriété ; ils ont alors suffisamment de travail chez eux et ne louent plus leurs services. » (Côte-d’Or.) « En ce qui concerne les petits propriétaires journaliers, on n’en cite guère qui désertent la campagne. Ils sont attachés à leur terre. Anciens ouvriers ou anciens domestiques cultivant eux-mêmes, ne souffrant pas du manque de main-d’œuvre comme les moyens et les grands exploitans, et appliquant depuis quelques années de meilleures méthodes de culture, ils obtiennent d’excellens résultats, améliorent leur situation et deviennent bientôt indépendans. » (Gers.) Ce ne sont pas là des exemples isolés.

Nous trouvons, dans la monographie de la Haute-Loire, la réflexion suivante : « Le nombre des salariés agricoles tend à diminuer. Parmi les causes de ce mouvement, il faut noter l’augmentation, pour certains propriétaires-journaliers, de leur patrimoine qui alors suffit à leur activité et les empêche de travailler pour autrui. »

Bien loin de là, dans le Lot, on observe des faits analogues. « L’ouvrier agricole qui vit exclusivement de ses journées, ne possédant rien dans la commune, existe en très petit nombre... ; cette catégorie d’ouvriers tend à disparaître totalement. » En revanche, le nombre des petits propriétaires grandit en même temps que leur patrimoine s’élargit, L’importance sociale de ces faits est trop grande pour que nous hésitions à citer encore le passage suivant : « C’est principalement aux dépens des grandes et moyennes propriétés que le petit propriétaire s’agrandit ; lui seul, en effet, réalise des bénéfices. Récoltant suffisamment pour vivre lui et les siens, il n’a point, en effet, à débourser. Dès qu’il a quelques économies, son rêve est d’arrondir son patrimoine. » Il ne s’agit point d’une exception, car dans le Loiret, « la situation des propriétaires journaliers est devenue plus prospère ; ils ont acheté des terres et travaillent exclusivement sur leur bien. » Ce ne sont pas là des révélations ; le développement de la petite propriété est un des faits les plus connus et les plus anciennement connus, mais l’on voit clairement que la réduction de la main-d’œuvre salariée est liée à cette évolution. On la constate, ainsi que le prouve l’enquête, dans la Vendée, la Savoie, le Tarn, la Manche, la Meurthe-et-Moselle, la Somme, les Côtes-du-Nord, le Puy-de-Dôme, la Meuse, le Cantal... Nous citons au hasard pour montrer qu’il ne s’agit nullement d’un phénomène ayant un caractère régional et se rattachant notamment au développement d’une culture spéciale.

Une autre transformation moins connue du public agit dans le même sens et rend plus rare la main-d’œuvre salariée disponible. Les enfans des fermiers et des métayers ne sont plus assez nombreux pour augmenter comme jadis l’effectif des salariés ; ils restent à la ferme ou à la métairie pour aider leurs parens (Lot-et-Garonne).

Les ouvriers déjà propriétaires cherchent à prendre des petites fermes suffisantes pour les occuper toute l’année (Loiret). Le faire-valoir direct avec domestiques est remplacé par le fermage avec un cultivateur qui exploite avec sa famille sans ouvriers (Haute-Loire). Ailleurs, on fait cette observation instructive : « La diminution de la population agricole permet aux salariés de trouver plus facilement des situations de fermiers et de métayers, même quand ils n’ont pas le capital nécessaire. » (Lot-et-Garonne.) C’est le propriétaire qui fait alors les avances nécessaires ; c’est lui qui facilite l’évolution grâce à laquelle le salarié devient un chef de culture indépendant. Tel est le régime social qui dépouille soi-disant le travailleur manuel au profit du capitaliste et de celui qui détient le monopole de la propriété foncière !


« Toutefois, nous répétera-t-on en insistant, l’émigration des campagnards est une réalité que vous ne pouvez pas écarter ! »

En vérité, nous ne songeons pas à dissimuler ce mouvement. Il s’agit seulement d’en discerner la cause et d’en montrer la portée réelle. Oui, un grand nombre de jeunes gens et de jeunes filles abandonnent les champs pour devenir notamment employés de commerce ou salariés dans les ateliers industriels. Est-ce donc là un mal ; est-ce une perte que rien ne compense ? Il nous est impossible de l’admettre.

Le développement des échanges et de la production industrielle ne constituent ni une erreur ni un danger ; or il est lié sans discussion possible à l’augmentation numérique du personnel salarié. Dans un pays dont la population reste stationnaire, l’accroissement de cet effectif ouvrier suppose un déplacement, et ce mouvement est déterminé en particulier par l’offre d’un salaire élevé. Il y a plus : les progrès agricoles eux-mêmes et le développement si rapide de la production depuis vingt ou trente ans, provoquent à leur tour la multiplication des denrées industrielles que l’agriculteur peut consommer parce qu’il en offre la valeur sous la forme d’une denrée produite, vendue, et réellement échangée, en fin de compte, contre une marchandise industrielle. Nous restons persuadés que l’accroissement si notable du bien-être dans nos campagnes correspond à une demande plus active, à une consommation plus large, et par suite à un débouché nouveau ouvert à la production de nos manufactures, de nos ateliers, de nos mines ; il entraine une circulation plus intense, c’est-à-dire, en termes plus clairs, des échanges commerciaux plus nombreux. Comment les dix-sept ou dix-huit millions d’agriculteurs français pourraient-ils recevoir les denrées industrielles qu’ils réclament et qu’ils paient si l’industrie, les transports, le commerce ne prenaient pas dans les campagnes elles-mêmes le personnel nécessaire à leurs opérations ? Momentanément, nous en sommes persuadés, mais enfin actuellement, le travail industriel ou commercial assure des profits assez larges pour attirer l’ouvrier par l’appât de salaires élevés, réguliers, que l’agriculture ne donne pas toujours ou ne donne pas encore. L’équilibre en quelque sorte est rompu pour un temps, mais pour un temps seulement. Si la ruine de l’agriculture devait être la conséquence de l’exode rural, la production des campagnes déclinerait aussitôt ; le débouché ouvert à l’industrie et au commerce serait en partie fermé et la baisse des salaires dans les ateliers ferait disparaître la concurrence souvent victorieuse de la manufacture à l’égard de la ferme.

En est-il ainsi, et la réduction de la main-d’œuvre disponible dans les campagnes peut-elle ou doit-elle entraîner les désastres que tant d’esprits sincères prévoient, signalent chaque jour et voudraient conjurer ? Au risque de paraître soutenir un paradoxe et de défendre une erreur, nous ne saurions admettre cette hypothèse. On vient de voir que le développement de la production agricole ouvrait aux produits de l’industrie un débouché d’une extraordinaire puissance, puisqu’il est représenté par les consommations sans cesse accrues d’une population de dix-sept à dix-huit millions de personnes. D’un autre côté, est-il indifférent pour les producteurs agricoles que le nombre et la richesse de leurs cliens augmente. » Or, la population commerciale et industrielle se développe. Il ne s’agit pas ici d’un groupe social qui consomme sans produire. Les services industriels et commerciaux sont des services productifs, dont les produits s’échangent à leur tour contre des produits agricoles et leur offrent un débouché. Or le débouché est pour l’agriculture, comme pour l’industrie et le commerce, une cause permanente d’activité et de progrès. Selon le mot heureux et juste de Quesnay : « Tant vaut le débit, tant vaut la reproduction. »

Pendant longtemps notre industrie rurale a été privée de ce stimulant si actif. L’agriculture travaillait pour assurer sa propre subsistance et celle d’une population médiocre qui vivait dans les villes ou les bourgs. On ne s’inquiétait guère à cette époque de l’exode rural et de ses dangers. Mais, en revanche, faute de débouchés, la culture restait misérable et l’industrie à son tour était paralysée par la médiocrité des échanges possibles avec des consommateurs ruraux incapables d’acheter ses produits. Le développement de la richesse industrielle et des progrès de la richesse agricole ont marché du même pas. Ils sont restés solidaires. L’agriculture est d’ailleurs chargée de fournir à l’industrie les matières premières que cette dernière transforme.

L’agriculteur et l’industriel sont donc des émules et non pas des rivaux. A mesure qu’a grandi la production rurale, la production industrielle a pu grandir à son tour, et, par une réaction ou une solidarité économique partout et toujours observée, l’existence d’une industrie prospère a précipité les progrès de l’agriculture elle-même. En multipliant ces consommateurs des produits de la terre, on peut donc dire que l’exode rural lui-même n’a pas été une cause de ruine pour l’industrie rurale ; il a, dans une certaine mesure, servi au contraire ses intérêts et assuré sa prospérité.

Est-ce là un paradoxe, une idée fausse qui heurte le bon sens ? Nous n’en croyons rien. En étudiant, il y a soixante ans, l’économie rurale d’un pays où l’exode rural avait été observé, Léonce de Lavergne concluait dans le même sens que nous, et disait à propos de l’Angleterre :

« Ce qui caractérise la culture anglaise, c’est moins la grande culture proprement dite que l’érection de la culture en industrie spéciale et la quantité de capital dont disposent les cultivateurs de profession. Ces deux caractères dérivent l’un et l’autre de l’immense débouché de la population non agricole[6]. »

Pour rendre sa démonstration plus claire, Léonce de Lavergne compare ensuite la France à l’Angleterre. Le tableau qu’il trace de notre agriculture parait trop sombre aujourd’hui, mais la pensée de l’auteur nous frappe par sa profondeur.

« Si nous nous transportons en France, dit-il, dans les départemens les plus arriérés du Centre et du Midi où règne le métayage, qu’y trouvons-nous ? une population clairsemée, égale tout au plus au tiers de la population anglaise. Notre population est agricole à peu près exclusivement. Peu ou point de villes, peu ou point d’industrie, le commerce strictement nécessaire pour suffire aux besoins bornés des habitans. Le cultivateur ne peut trouver rien ou presque rien à vendre. Pourquoi travaille-t-il ? Pour se nourrir, lui et son maître, avec ses produits. Le maître partage avec lui en nature et consomme sa part... On a beaucoup blâmé ce système ; c’est le seul possible là où manquent les débouchés. Dans un pareil pays, l’agriculture ne peut pas être une profession, une spéculation, une industrie : pour spéculer, il faut vendre, et on ne peut pas vendre quand personne ne se présente pour acheter. Quand je dis personne, c’est pour forcer l’hypothèse, car ce cas extrême se présente rarement ; il y a toujours en France, même dans les cantons les plus reculés, quelques acheteurs en petit nombre ; c’est tantôt un dixième, tantôt un cinquième, tantôt un quart de la population qui vit d’autre chose que de l’agriculture, et, à mesure que le nombre de ces consommateurs s’accroît, la condition du cultivateur s’améliore ; mais le dixième, le cinquième, même le quart, ce n’est pas assez pour fournir un débouché suffisant, surtout si cette population n’est pas elle-même composée de producteurs, c’est-à-dire de commerçans ou d’industriels.

« Dans cet état de choses, comme il n’y a pas d’échanges, le cultivateur est forcé de produire les denrées les plus nécessaires à la vie, c’est-à-dire des céréales ; si le sol s’y prête peu, tant pis pour lui, il n’a pas le choix, il faut faire des céréales ou mourir de faim. Or, il n’est pas de culture plus chère que celle-là dans les mauvais terrains...

« Prenons maintenant la partie de la France la plus peuplée et la plus industrieuse, celle du Nord : nous n’y trouvons pas encore tout à fait l’analogue de la population anglaise, mais c’est déjà le double de ce que nous avons vu ailleurs, et la moitié de cette population s’adonne au commerce, à l’industrie, aux professions libérales ; les champs proprement dits ne sont pas plus peuplés que dans le Centre et le Midi, mais il s’y trouve en sus des villes nombreuses, riches, manufacturières. Il s’y fait un grand commerce de denrées agricoles ; de toutes parts, les blés, les vins, les bestiaux, les laines, les volailles, les œufs, le lait, se dirigent des campagnes vers les villes qui les payent avec le produit de leur industrie. La culture peut devenir elle-même une industrie. Cette industrie commence dès que s’ouvre le débouché régulier, c’est-à-dire dès que la population industrielle et commerciale excède une certaine proportion, soit qu’elle se trouve immédiatement sur les lieux, soit que la distance soit assez faible et le moyen de communication assez perfectionné pour que les frais de transport n’absorbent pas les bénéfices ; elle devient de plus en plus florissante à mesure que le débouché devient plus large et plus rapproché, c’est-à-dire dans les environs immédiats des grandes villes et des grands centres de fabrication. Là le débouché suffit pour donner naissance à des bénéfices qui accroissent rapidement les capitaux ; la culture devient de plus en plus riche, elle tend vers son maximum. » Ces vues ne sont pas seulement originales et neuves, elles sont encore justes et profondes. Les événemens ont pleinement justifié la thèse de Léonce de Lavergne. La transformation des moyens de transport a contribué sans doute aux progrès de notre agriculture, mais si le débouché nécessaire à la production rurale n’avait pas été assuré par une population toujours plus nombreuse d’industriels et de commerçans, cet essor eût été moins rapide.

L’auteur que nous citons a donc raison d’ajouter et l’on peut répéter encore :

« Il importe que nos propriétaires et cultivateurs se rendent bien compte des seuls moyens qui peuvent les enrichir, afin qu’ils n’apportent pas eux-mêmes des entraves à leur prospérité. Leur opposition n’empêcherait pas le cours des choses, mais elle pourrait le rendre lent et pénible. Toute jalousie des intérêts agricoles contre les intérêts industriels et commerciaux ne peut faire que du mal aux uns comme aux autres. Voulez-vous encourager l’agriculture, développez l’industrie et le commerce qui multiplient les consommateurs, perfectionnez surtout les moyens de communications qui rapprochent les consommateurs des producteurs. Les débouchés, voilà le plus grand, le plus pressant intérêt de notre agriculture[7]. »

L’exode rural n’a donc pas uniquement des inconvéniens et des dangers, à la condition, bien entendu, qu’en se déplaçant, la population des campagnes rende ailleurs des services productifs.


Il est permis toutefois de se demander si l’agriculture privée des bras dont elle a besoin sera capable de supporter cette épreuve sans subir en même temps une prochaine déchéance. Est-elle en état d’abandonner ainsi à l’industrie, au commerce, services des transports, aux administrations publiques, un nombre croissant de travailleurs ? Pour le savoir, il convient d’étudier le passé, car la réduction de la main-d’œuvre rurale n’est pas un fait nouveau.

On l’a signalée depuis longtemps. Dans l’enquête agricole décennale de 1882, M. Tisserand insistait sur l’importance de ce mouvement. « Les deux millions de journaliers relevés en 1862 sont tombés, disait-il, à 1 480 000 ; c’est une diminution de 520 000, et de 443 000, si l’on tient compte de l’Alsace-Lorraine. Ce mouvement de diminution est très général, car il s’accuse dans soixante et onze départemens. Pour les domestiques de ferme, on constate une diminution de 141 000 réduite à 104 000, déduction faite des salariés de cette catégorie qui existaient dans les provinces annexées. Dans quarante-sept départemens, le nombre des domestiques a fléchi[8]. » Le phénomène observé aujourd’hui a donc été constaté il y a trente ans. Cependant M. Tisserand n’hésitait pas à dire :

« La diminution de la population de la campagne, toute grave qu’elle soit, n’est cependant pas arrivée à un point tel qu’elle puisse être envisagée comme un péril. La main-d’œuvre, quoi qu’on prétende, est encore relativement et largement suffisante dans les fermes, surtout depuis le développement de l’outillage agricole. La diminution actuelle n’est donc pas encore un mal ; elle oblige l’agriculteur à mieux utiliser les bras, à diminuer ses frais de main-d’œuvre ; elle conduit à l’emploi de l’outillage perfectionné, tout en permettant de donner de meilleurs salaires ; en un mot, elle force à mieux cultiver. Le laboureur devient de son côté plus actif et son intelligence se développe pour la conduite des machines et pour les travaux qu’il est obligé de mieux soigner, en même temps que son bien-être augmente ; l’ouvrier rural voit ainsi sa condition s’élever au point de vue matériel et intellectuel, et c’est là un résultat auquel on ne peut qu’applaudir.

« Quant au chef d’exploitation, si, faute de surabondance de travailleurs, il est forcé de déployer plus d’activité, d’organiser son travail avec plus d’intelligence, de façon à suffire à tous les besoins, en développant par suite la puissance productive de l’ouvrier, il y trouve également son compte. Les 500 000 journaliers et domestiques qui, défalcation faite de l’Alsace-Lorraine, ont délaissé la culture du sol national, correspondent à une économie de salaire qu’on ne peut chiffrer, nourriture comprise, à moins de 240 à 250 millions de francs par an. C’est une diminution de frais de production qui dépasse le montant de l’impôt foncier en principal et centimes additionnels, et qui accroît d’autant le bénéfice des exploitans.

« Produire beaucoup avec le moins de dépense possible de façon à nourrir la plus nombreuse population, tel doit être le but du cultivateur. Le mal n’est pas d’avoir moins de bras pour obtenir le même produit, loin de là Quand avec un ouvrier on arrive a faire le travail de deux, il y a progrès. Ce qui est un grand mal, c’est la diminution du nombre des enfans dans les familles rurales. »

La plupart de ces argumens n’ont rien perdu de leur force. On peut même faire remonter au delà de 1862, dans le passé, la diminution de l’effectif du personnel salarié. De 1852 à 1882, par exemple, il avait subi une réduction de près de 650 000 unités. Le développement de la production ne laisse pas que d’être rapide entre ces deux dates. Grâce à la hausse générale du prix des produits agricoles et au merveilleux encouragement dont profite ainsi le cultivateur, la prospérité de l’industrie rurale reçoit un extraordinaire accroissement. La valeur de la terre passe de 61 à 91 milliards de francs, augmentant de 30 milliards dans l’espace de trente ans[9]. Le capital de culture[10], indice fidèle de l’étendue des épargnes réalisées, s’élève de 2 milliards 800 millions de francs à 5 milliards 700 millions. La valeur de la production brute annuelle atteignait seulement, d’après M. Tisserand, 8 milliards en 1852 et dépasse 13 milliards en 1882. Comparée au nombre des cultivateurs qui la créent par leur travail et leurs capitaux, cette valeur augmente de 90 pour 100 ! Nous persistons à penser que cet essor merveilleux a eu pour conséquence un développement parallèle de la consommation dans les campagnes, et le phénomène que nous signalions plus haut s’est déjà produit. Pour satisfaire aux demandes croissantes d’une population rurale plus exigeante parce qu’elle était plus riche, la production industrielle a grandi. Il lui a fallu demander aux campagnes les auxiliaires indispensables à ses travaux et le déplacement observé de nos jours a été constaté dans la seconde moitié du XIXe siècle.

D’ailleurs la prospérité de l’agriculture n’en souffrait pas, puisque cette prospérité même était la cause puissante qui provoquait le développement de l’industrie en lui assurant un débouché plus large. La misère du salarié rural avait-elle, au contraire, chassé le travailleur manuel des campagnes ? Rien de moins exact. De 1862 à 1882, dans l’espace de vingt ans, les gages des serviteurs de ferme augmentent dans les proportions suivantes :

¬¬¬

Maîtres-valets 104 francs ou 28 p. 100
Laboureurs, charretiers 68 — 26 —
Bouviers, bergers 60 — 26 —
Servantes 105 — 80 —


L’augmentation serait bien plus accusée si nous comparions les salaires de 1882 à ceux de 1852[11]. Ainsi nous constatons aujourd’hui ce que l’on observait hier.

L’agriculture a déjà subi l’épreuve que lui imposait la diminution du nombre des bras disponibles et la hausse simultanée des salaires. Elle a victorieusement résisté et triomphé de cet obstacle. Sous l’influence toute-puissante des débouchés qui s’ouvrent plus larges devant lui, l’agriculteur perfectionne les procédés techniques en vue de produire davantage et de profiter des hauts prix que lui assure précisément le développement de la consommation.

Ses épargnes réalisées accroissent le capital dont il dispose, c’est-à-dire les agens de transformations et les moyens de production de toutes catégories. Non seulement le territoire déjà cultivé est mis en valeur d’une façon plus parfaite, mais les surfaces incultes sont conquises ; la jachère est réduite ou disparait. Ainsi l’étendue du sol productif augmente réellement, malgré la diminution absolue du nombre des travailleurs chargés de la cultiver. C’est cela que nous apprend l’étude du passé, et pareil enseignement ne saurait être négligé.

Il n’est pas question, d’ailleurs, de nier les inconvéniens que présente l’exode rural. Le patron agricole trouve là une difficulté de plus qui rend sa tâche pénible et ses préoccupations incessantes. Le problème qui se dresse devant lui a cependant été résolu. L’emploi de l’outillage mécanique constitue une des solutions qui se sont imposées. Cet usage est efficace, et partout il est signalé. L’esprit d’association, si largement développé depuis quelque trente ans, permet aux petits cultivateurs de profiter des avantages que présente la machine agricole perfectionnée. Nos constructeurs se sont efforcés, d’ailleurs, de réduire les prix de l’outil mécanique pour le mettre à la portée de cette clientèle spéciale.

La main-d’œuvre nomade ou étrangère constitue encore un secours, une aide souvent indispensable utilisée dans nos départemens de culture industrielle et riche. Aux Bretons qui émigrent temporairement, aux Belges qui sont utilisés dans l’Ile-de-France, viennent se joindre^ depuis six ou sept ans, et avec un succès parfois marqué, des travailleurs ruraux polonais. Une note, jointe à l’enquête officielle sur les salaires ruraux, nous donne quelques conclusions intéressantes au sujet de cette main-d’œuvre étrangère :


Comme il n’est que trop évident que, pour des causes multiples, la main-d’œuvre agricole fait en France de plus en plus défaut, les agriculteurs se trouvent donc dans l’obligation, pour y suppléer, d’avoir recours aux ouvriers étrangers. L’immigration polonaise de Galicie ne fait que répondre à un besoin déjà ancien, mais que le recrutement insuffisant d’ouvriers belges ou italiens a contribué à aggraver. Elle se trouve donc pleinement justifiée et ne peut à aucun degré porter préjudice à la main-d’œuvre agricole indigène. En outre, les ouvriers galiciens appartenant originairement à une nation qui est traditionnellement sympathique à la France, pourraient, mieux que d’autres, y être cordialement accueillis. Il semble donc que tous les efforts qui seront tentés pour organiser, utiliser et développer méthodiquement cette immigration, au mieux des intérêts réciproques des agriculteurs français et des ouvriers galiciens, doivent être favorisés par les pouvoirs publics des deux nations dont ils servent en même temps les intérêts généraux.


Enfin, la rareté et la cherté de la main-d’œuvre ont pour dernière conséquence la transformation véritable des systèmes, de culture. Aux céréales, ou aux plantes industrielles le cultivateur substitue la prairie ou les cultures fourragères qui demandent moins de bras.

« Partout où le sol et le climat ne sont pas trop secs, dit le professeur d’agriculture de l’Eure, on a transformé les terres en pâture. Dans les arrondissemens de Bernay et de Pont-Audemer, depuis cinquante ans, près de 35 000 hectares ont été « couchés en herbe. »

Cette pratique est justifiée par une raison économique d’un autre ordre qui agit dans le même sens avec une égale puissance. Durant la période de crise agricole (1880-1900), le bétail n’avait pas subi, à beaucoup près, une baisse de prix semblable à celle qui avait atteint les grains. Depuis dix ans, le cours de la viande s’est élevé brusquement au delà même du niveau qu’il avait atteint, trente ans auparavant. L’élevage et l’engraissement constituent donc une des opérations agricoles les plus lucratives. L’extension des prairies et des cultures fourragères a été commandée par ces circonstances spéciales aussi bien que pour le défaut de main-d’œuvre.

Dans la monographie de la Sarthe nous (trouvons cette note caractéristique :

« Une cause tend à amener la diminution du nombre des ouvriers, c’est la prospérité de l’élevage et le prix élevé de la viande. Beaucoup de cultivateurs, lorsque la qualité de leur sol le permet, augmentent l’étendue de leurs pâturages pour entretenir un plus grand nombre d’animaux de leur ferme à la pâture. Ce changement de destination des terres réduit naturellement le travail de leur exploitation et par conséquent celui des ouvriers agricoles. »

La même cause produit ailleurs les mêmes effets. Il s’agit bien d’une transformation culturale provoquée par des faits économiques dont la portée est générale. Ainsi, dans les Hautes-Pyrénées, on a constaté les modifications déjà opérées en Normandie ou dans le Maine. Le passage suivant est d’une précision parfaite :


Pendant ces dix-huit dernières années, même dans ce département où la culture est encore beaucoup trop routinière, des modifications profondes ont été introduites dans l’organisation ainsi que dans la direction des exploitations.

Non seulement dans les régions les plus septentrionales du département on a donné à la vigne une moins grande importance et réalisé par ce fait même une grande économie de main-d’œuvre, mais encore partout, sous l’empire des nécessités, ou en raison de conceptions meilleures, on a diminué la quantité de travail nécessaire.

Si, dans le nord du département, la friche a parfois remplacé l’ancien vignoble, partout on a laissé à la prairie une place beaucoup plus importante, et on a ainsi économisé annuellement un grand nombre de bras.


Dans la Loire, « on augmente les cultures fourragères permanentes et en particulier les prairies d’élevage et d’embouche qui n’exigent qu’un personnel réduit. »


« Tout est perdu, nous dira-t-on : l’extension des cultures fourragères et le développement simultané de l’élevage auront alors pour effet de réduire les surfaces consacrées à la culture des céréales et à celle du blé en particulier. La France va manquer de pain : tel sera le résultat de l’exode rural et des transformations agricoles qui en seront la conséquence. »

Aucune crainte n’est plus chimérique ; nulle idée n’est plus fausse et ne trouve plus aisément sa réfutation dans l’observation des faits. Les préoccupations exclusives et exagérées manifestées autrefois à propos de la production du blé ont causé à notre agriculture un véritable préjudice. Aujourd’hui encore, on affirme audacieusement que l’agriculture anglaise est ruinée parce que la surface réservée au froment a diminué d’étendue ! Léonce de Lavergne, dans ses études si pénétrantes sur l’agriculture de l’Angleterre, avait déjà combattu résolument le préjugé que nous signalons. Sans entrer dans des détails techniques qui ne seraient pas ici à leur place, il nous est permis de citer les passages suivans où l’on trouve des argumens si décisifs et des explications si claires[12] :

« Toute culture a pour but de créer la plus grande quantité possible d’alimentation humaine sur une surface donnée de terrain ; pour arriver à ce but commun, on peut suivre des voies très différentes. En France, les cultivateurs se sont surtout occupés de la production des céréales, parce que les céréales servent immédiatement à la nourriture de l’homme. En Angleterre, au contraire, on a été amené, d’abord par la nature du climat, ensuite par la réflexion, à prendre un chemin détourné qui ne conduit aux céréales qu’après avoir passé par d’autres cultures, et il s’est trouvé que le chemin indirect était le meilleur. Les céréales, en général, ont un grand inconvénient qui n’a pas assez frappé le cultivateur français : elles épuisent le sol qui les porte. Ce défaut est peu sensible avec certaines terres privilégiées ; il peut être d’un faible effet, tant que les terres abondent pour une population peu nombreuse, mais quand la population s’accroit, tout change. La terre s’épuise plus vite par la production des céréales dans le Nord que dans le Midi ; de cette infériorité de leur sol, les Anglais ont su faire une qualité. Dans l’impossibilité où ils étaient de demander aussi souvent que d’autres du blé à leurs champs, ils ont dû rechercher de bonne heure les causes et les remèdes de cet épuisement. En même temps, leur territoire leur présentait une ressource qui s’offre moins naturellement aux cultivateurs méridionaux : la production spontanée d’une herbe abondante pour la nourriture du bétail. Du rapprochement de ces deux faits est sorti tout leur système agricole.

« Le fumier étant le meilleur agent pour renouveler la fertilité du sol après une récolte de céréales, ils en ont conclu qu’ils devaient avant tout s’attacher à nourrir beaucoup d’animaux. Ils ont vu dans cette nombreuse production animale le moyen d’accroitre par la masse des fumiers la richesse du sol et d’augmenter ainsi leur produit en blé. Ce simple calcul a réussi...

« Dans l’origine, on se contentait des herbes naturelles pour nourrir le bétail ; une moitié environ du sol restait en prairie ou pâturages, l’autre moitié se partageait entre les céréales et les jachères. Plus tard, on ne s’est pas contenté de cette proportion, on a imaginé les prairies artificielles et les racines. Plus tard encore, la culture des céréales a elle-même diminué ; elle ne s’étend plus (1850), même en y comprenant l’avoine, que sur un cinquième du sol ; et ce qui prouve l’excellence de ce système, c’est qu’à mesure que s’accroît la production animale, la production du blé s’augmente aussi : elle gagne en intensité ce qu’elle perd en étendue ; l’agriculture réalise à la fois un double bénéfice. »

Fort heureusement, la culture française a suivi plus tard la même marche et opéré la même transformation. Les surfaces consacrées aux fourrages se sont accrues ; le nombre et le poids des animaux domestiques ont augmenté, et, cependant, la production totale de céréales et celle de froment en particulier n’ont pas cessé de grandir. Ainsi l’expérience démontre que les changemens opérés de nos jours dans les systèmes de culture, — pour suppléer au défaut de main-d’œuvre, — n’ont pas le moins du monde réduit nos récoltes de blé. A ce point de vue encore, l’exode rural n’a compromis ni la prospérité agricole, ni les intérêts généraux des consommateurs.

Il ne convient pas toutefois d’exagérer et d’oublier les inconvéniens réels de cette désertion des campagnes. Nous cherchons la vérité, nous ne soutenons pas une thèse ou un paradoxe. Personne assurément ne doit oublier que le séjour dans les villes et le travail dans l’atelier présentent des dangers au point de vue moral aussi bien qu’au point de vue matériel. L’élévation des salaires industriels ne compense pas toujours l’augmentation des dépenses nécessaires... ou superflues, — celles qu’impose, même aux plus sages, le désir si humain d’acquérir ce que l’on voit étalé près de soi.

On voudrait épargner à l’émigré volontaire, au « déraciné, » les déceptions ou les regrets, les misères et les souffrances, en lui conseillant de demeurer et de vivre auprès de la colline qui avait abrité son berceau. Les conseils ne sont-ils pas inutiles, et les vœux impuissans ? L’expérience parait l’avoir prouvé. Ce que l’on peut seulement admettre et espérer, c’est que l’industrie rurale elle-même sera, dans bien des cas, en état de lutter victorieusement contre l’usine et l’atelier en leur disputant la main-d’œuvre. L’agriculture devenue précisément une industrie, comme disait Léonce de Lavergne, peut offrir des rémunérations assez régulières et assez larges pour retenir l’ouvrier rural. Dans la monographie des Bouches-du-Rhône, on peut lire cette note très instructive ; u La seule région où le nombre des salariés tende à augmenter est celle de la basse vallée de la Durance. Les cultures maraîchères et fruitières, celles des plantes porte-graines, des chardons, etc., qu’on y pratique, sont très intensives et exigent beaucoup de main-d’œuvre. Comme la terre porte trois ou quatre récoltes par an, le chômage n’y est guère à craindre. La prospérité de la culture permet, d’autre part, de payer des salaires relativement élevés.

« Les conditions de bien-être des salariés agricoles y sont, enfin, meilleures qu’ailleurs, car la plupart d’entre eux habitent, avec leur famille, les agglomérations nombreuses dans cette région. Il convient d’ajouter que les femmes et les enfans trouvent du travail plus fréquemment qu’ailleurs, notamment à l’époque de la cueillette des fruits et de la récolte des légumes. Les ressources du ménage s’en augmentent d’autant. »

Est-il vrai d’ailleurs que le salaire industriel soit toujours supérieur au salaire agricole ? Rien de moins certain, lorsqu’il s’agit notamment des salariés de l’industrie qui n’ont pas de spécialités définies exigeant un apprentissage et une habileté technique toujours rare. On voit de suite l’intérêt social que présente cette question.

C’est en effet l’attrait des salaires plus élevés nominalement qui attire dans les villes et abuse trop souvent les travailleurs ruraux. Le professeur départemental de l’Isère a pris la peine de faire des recherches du plus haut intérêt au sujet du mouvement comparé des rémunérations à l’usine et à la ferme. « La variation des salaires agricoles constitue, dit-il, un fait économique d’une importance évidente, mais la variation parallèle des salaires industriels permet des comparaisons particulièrement instructives :

« 1° Le rapport compare l’accroissement des salaires en agriculture et en industrie. En vingt ans, il dépasse 30 pour 100 en agriculture : journaliers et domestiques.

« En vingt ans, dans l’industrie, il oscille entre 14 et 33 pour 100, soit une moyenne de 20 pour 100.

« 2° La valeur absolue du salaire de l’ouvrier agricole et de l’ouvrier employé en industrie, et d’aptitudes comparables, c’est-à-dire le groupe manœuvres.

« En réalité, la journée moyenne agricole ressort au minimum à 856 : 238 = 3 fr. 56, alors que la journée du manœuvre similaire industriel comptée dix heures, ce qui est actuellement le maximum, est de :

3 francs à l’usine de Jallieu ;

3 fr. 80 et 4 francs, chez les entrepreneurs de Grenoble ;

3 fr. 20 au bordereau de Grenoble ou 4 francs pour certains manœuvres spéciaux.

« On peut remarquer que nous comptons 238 journées seulement de travail agricole, alors que les manœuvres d’usine peuvent avoir 300 journées, mais les manœuvres employés aux travaux extérieurs de constructions subissent, eux aussi, un chômage climatérique presque égal à celui des cultivateurs, sans compter, tout comme les premiers, certains chômages d’ordre économique. Et, dans les grandes usines, les manœuvres ne sont embauchés qu’à 0 fr. 28 et 0 fr, 30 l’heure.

« Il ressort de ces faits que le salaire de l’ouvrier agricole non nourri est presque égal, et parfois même égal, à celui de l’ouvrier d’industrie qui n’appartient pas à une profession spéciale, n’est pas un ouvrier d’état. Dans les usines, beaucoup de travaux sont aujourd’hui exécutés mécaniquement et le manœuvre de machines est de plus en plus substitué à l’ouvrier d’état. A l’usine de Jallieu, le salaire du manœuvre de machines est de 4 francs, celui du manœuvre ordinaire de 3 francs, alors que les salaires de forgerons, tourneurs, ajusteurs, varient de 5 à 6 francs. L’écart reste sensible, mais nous avons vu le bon ouvrier agricole capable, lui aussi, de réaliser une plus-value annuelle de 100 francs au moins sur le salaire de l’ouvrier ordinaire et, de ce fait, atteindre 900 francs pour 240 jours de travail ou 3 fr. 75 par jour moyen.

« Si l’on compare ensuite la différence de prix entre la vie à la campagne et la vie à la ville, on arrive à cette conclusion absolue que les salaires agricoles actuels, malgré le chômage imposé par les intempéries sont :

1° Aussi satisfaisans que ceux de l’industrie ;

2° Qu’ils ont progressé plus que les salaires industriels par le seul jeu de la loi économique de l’offre et de la demande, alors qu’en dix ans, à Grenoble, l’accroissement des salaires des manœuvres et des ouvriers des divers corps d’état, malgré les grèves et les revendications, n’a été que de 6 pour 100, variant de 0 à 17 pour 100 selon les spécialités. »

Est-il besoin de répéter que ces faits observés avec soin et avec la plus entière sincérité présentent le plus grand intérêt ? En nous appuyant sur eux et sur ceux qui précèdent, il nous sera donc permis de formuler une conclusion générale.


CONCLUSION

Au début de cette étude, nous nous sommes demandé quelle était la condition matérielle du salarié rural. L’observation des réalités nous a permis d’affirmer tout d’abord que les salaires s’élevaient. Jamais, depuis quarante ans, cette progression n’a été plus générale et plus rapide que durant les premières années du XXe siècle. La hausse des denrées alimentaires réduit, il est vrai, le pouvoir d’achat du salaire, mais l’ouvrier rural si souvent propriétaire n’en souffre pas ou en souffre peu. Le domestique nourri chez son patron ne supporte même aucune perte et profite, sans aucun retranchement, de l’augmentation de ses gages. Rien de plus faux à ce propos que de voir dans le patron agricole le représentant de la « classe bourgeoise, » dont l’avidité et l’âpreté au gain transformeraient le salarié en un prolétaire exploité, vendant sa force de travail au-dessous de la valeur qu’elle produit et des bénéfices usuraires qu’elle assure à l’employeur. Ce dernier vit de la vie de son auxiliaire, travaille près de lui, supporte ses fatigues, et lui fait partager le bien-être relatif dont il jouit lui-même. L’étude de la réalité partout observée n’est qu’une protestation qui se dresse contre les conclusions théoriques de ceux qui professent les doctrines de bouleversement et de haine. La suppression du salariat agricole n’égaliserait pas des conditions qu’ont déjà égalisées, — en les confondant, — et les mœurs, et les circonstances économiques, et l’amélioration continue de la situation de l’employé.

Le chômage est moins redoutable qu’on ne l’a soutenu ; la diversité des opérations culturales ou des travaux de la ferme, le rôle spécial de la forêt qui couvre en France 15 millions d’hectares, la prévoyance avertie et intéressée du patron agricole, atténuent les inconvéniens de ce chômage climatérique et saisonnier, et souvent les font disparaître. Enfin la durée du travail n’est point commandée par le despotisme du maître, mais par la force des choses, et, s’insurger contre cette règle, c’est lutter contre le bon sens, en voulant réduire le développement de la richesse agricole, source de toute amélioration durable de la condition du salarié lui-même.

Un problème angoissant est cependant posé et se dresse devant nous. La population rurale adonnée à l’agriculture décroît d’une façon absolue et relative ; l’effectif des salariés agricoles diminue surtout. N’est-ce pas là un signe et une preuve de l’infériorité ou de la misère de sa condition ?

En réalité, l’exode rural nous apparaît comme la conséquence nécessaire d’un déplacement de la population, déplacement que justifie le développement de l’industrie, du commerce, des échanges, et des transports.

Est-ce donc là un mal, un signe de ruine et un présage de misère ?

Notre conviction profonde, au contraire, c’est que le déplacement de la population, déplacement limité, réduit à ses proportions véritables, spécial aux salariés agricoles, doit être considéré comme la conséquence du développement extraordinaire de la production rurale et du bien-être général dont l’agriculteur a bénéficié. Produisant plus de matières premières et de denrées alimentaires, sur un sol mieux cultivé, ce cultivateur est devenu un consommateur plus exigeant. L’immense consommation de l’agriculture plus productive et plus riche a provoqué l’accroissement de la production industrielle en contraignant cette dernière à réclamer des travailleurs nouveaux qu’elle attire par des salaires plus élevés. La prospérité de l’agriculture n’a pas d’ailleurs été entravée par cette épreuve spéciale qu’elle supporte vaillamment, dont elle triomphe même intelligemment depuis quarante ou cinquante ans, car l’exode rural, imposé par la force des choses, est un fait observé depuis longtemps.

Enfin l’augmentation de la population industrielle constitue pour l’agriculture un encouragement, parce qu’elle lui ouvre un débouché.

En laissant de côté les considérations secondaires qui expliquent d’ailleurs l’exode rural ou en atténuent visiblement les dangers apparens, on peut voir que ce phénomène n’est pas la condamnation de notre régime social, pas plus qu’il n’est le signe précurseur de la ruine de l’agriculture.

Il convient, croyons-nous, de le juger ainsi, de l’accepter comme une nécessité, comme une conséquence de notre évolution économique générale, de le critiquer parfois, mais avec mesure, de le redouter au point de vue moral avec clairvoyance, mais surtout de l’apprécier avec discernement.


D. ZOLLA.

  1. Ministère de l’Agriculture. Enquête sur les salaires agricoles. Paris, Imprimerie Nationale, 1912.
  2. Ces chiffres sont la moyenne des dix-sept questionnaires provenant des divers points du département. Malgré leur augmentation depuis vingt ans, ces salaires sont jugés encore insuffisans, surtout en ce qui concerne les journaliers ruraux.
  3. De plus en plus la tendance est de nourrir les journaliers souvent logés loin de l’exploitation. Même non nourris, les journaliers reçoivent un supplément de vin pendant la fauche et la moisson.
  4. En moyenne du 15 juin au 15 août.
  5. Enquête sur les salaires : le Morbihan, p. 284.
  6. Léonce de Lavergne, Économie rurale de l’Angleterre, Paris, 1858, p. 172.
  7. Léonce de Lavergne, loc. cit., p. 183.
  8. Enquête agricole de 1882. Introduction, p. 313, 1 vol., Berger-Levrault, 1887.
  9. Voyez l’enquête agricole de 1882. Introduction, p, 403.
  10. C’est-à-dire le capital employé par l’agriculteur pour mettre la terre en valeur (semences, bétail, outillage, (etc., etc.).
  11. Voyez à ce sujet notre ouvrage : Les Salaires et le Contrat du travail, 1 vol., chez Brière, Paris, 1908.
  12. Léonce de Lavergne, Essais sur l’Economie rurale de l’Angleterre, p. 51.