La Condition ouvrière/05

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Texte établi par Albert CamusGallimard (p. 33-34).


FRAGMENT DE LETTRE À X.
(1933-1934 ?)



Monsieur,

J’ai tardé à vous répondre, parce que le rendez-vous s’arrange mal. Je ne pourrais être à Moulins qu’assez tard dans l’après-midi du lundi (vers 4 h.), et je repartirais à 9 h. Si vos occupations là-bas vous permettent de me consacrer quelques heures dans cet intervalle, je viendrai. Vous n’auriez qu’à me fixer en ce cas un rendez-vous précis en tenant compte que je ne connais pas Moulins. J’espère que cela s’arrangera. Je crois que nous aurons avantage à causer plutôt qu’à écrire.

C’est pourquoi je préfère réserver pour notre prochaine rencontre ce qui m’est venu à l’esprit à la lecture de vos lettres. Je veux seulement signaler une incertitude qui m’avait déjà inquiétée en écoutant votre conférence.

Vous dites : Tout homme est opérateur de séries et animateur de suites.

Tout d’abord il faudrait, ce me semble, distinguer diverses espèces de rapports entre l’homme et les suites qui interviennent dans son existence, selon qu’il joue un rôle plus ou moins actif à leur égard. Un homme peut créer des suites (inventer…) — il peut en recréer par la pensée — il peut en exécuter sans les penser — il peut servir d’occasion à des suites pensées, exécutées par d’autres — etc. Mais c’est là quelque chose d’évident.

Voici ce qui m’inquiète un peu. Quand vous dites que, par exemple, le manœuvre spécialisé, une fois sorti de l’usine, cesse d’être emprisonné dans le domaine de la série, vous avez évidemment raison. Mais qu’en concluez-vous ? Si vous en concluez que tout homme, si opprimé soit-il, conserve encore quotidiennement l’occasion de faire acte d’homme, et donc ne dépouille jamais tout à fait sa qualité d’homme, très bien. Mais si vous en concluez que la vie d’un manœuvre spécialisé de chez Renault ou Citroën est une vie acceptable pour un homme désireux de conserver la dignité humaine, je ne puis vous suivre. Je ne crois d’ailleurs pas que ce soit là votre pensée — je suis même convaincue du contraire — mais j’aimerais le maximum de précision sur ce point.

« La quantité se change en qualité », disent les marxistes après Hegel. Les séries et les suites ont place dans chaque vie humaine, c’est entendu, mais il y a une question de proportion, et on peut dire en gros qu’il y a une limite à la place que peut tenir la série dans une vie d’homme sans le dégrader.

Au reste je pense que nous sommes d’accord là-dessus.

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