La Condition ouvrière/07

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Texte établi par Albert CamusGallimard (p. 109-124).


FRAGMENTS[1]



Organisation bureaucratique de l’usine : — les bureaux, organes de coordination, sont l’âme de l’usine. Les procédés de fabrications (y compris les secrets) y résident. C’est pourquoi on y diminue moins le personnel que dans les ateliers, où sauf chefs d’ateliers, contremaîtres, magasiniers, etc., tout est interchangeable. Les manœuvres principalement, bien entendu ; mais même les ouvriers qualifiés. Un tourneur de chez Alsthom pourrait être remplacé par un de chez Citroën que personne ne s’en apercevrait. (Si un ouvrier qualifié est attaché à l’entreprise, c’est uniquement par l’intermédiaire de la machine, surtout dans le cas du fraiseur.)

Chez les ouvrières (manœuvres), aucun attachement à l’entreprise.

Régleurs : ce sont des camarades, avec une nuance de fraternité protectrice. (Une vieille ouvrière trouve tout naturel qu’un régleur de 25 ans ait à la guider… La participation des femmes à la production industrielle a sûrement facilité la différenciation des catégories.) Mais leur caractère change sans doute avec celui de la production. Ici, il y a tout le temps des machines à monter (surtout en ce moment, période de toutes petites commandes que l’entreprise refuserait sans doute en période plus prospère). Là où il y a peu de machines à monter et beaucoup de surveillance, ils tiennent peut-être plus du chef.

Concurrence entre les ouvrières.

Quand on a l’occasion d’échanger un regard avec un ouvrier — qu’on le rencontre au passage, qu’on lui demande quelque chose, qu’on le regarde à sa machine — sa première réaction est toujours de sourire. Tout à fait charmant. Ce n’est ainsi que dans une usine.

Le directeur est comme le roi de France. Il délègue les parties peu aimables de l’autorité à ses subordonnés, et en garde pour lui le côté gracieux.

Sentiment d’être livré à une grande machine qu’on ignore. On ne sait pas à quoi répond le travail que l’on fait. On ne sait pas ce qu’on fera demain. Ni si les salaires seront diminués. Ni si on débauchera.

Caractère peu adaptable de toute grande usine. Formidable quantité d’outils ; spécialisation des machines. Tout se passe comme s’il y avait trop peu de machines, alors qu’il y en a trop.

Le caractère de la technique et de l’organisation des grandes usines modernes n’est pas lié seulement à la production en série, mais aussi à la précision des formes. Quel ouvrier ferait des pièces aussi justes que fait un outil ? Or, un outil spécialisé est très coûteux sans une production massive.

Partie d’artisanat dans le travail de l’ouvrier. À étudier.

Exemple : un monteur de presse doit savoir serrer la vis de manière que l’outil obtienne juste la transformation désirée, mais pas plus (exemple mes 100 pièces loupées). Il le fait au jugé, en essayant. Mais il faut, bien entendu, qu’il sente la chose au bout des doigts.

En somme, que doit savoir un régleur de presses ?

On lui indique l’outil sur la feuille. [Néanmoins, en certains cas, il faut vérifier l’efficacité de l’outil en fonction du dessin : angles, etc.] Le magasinier le lui remet ou, au besoin, un autre plus apte. Il doit : 1o Savoir à quelles machines l’outil peut s’adapter. Un outil peut convenir à plusieurs machines, mais non pas à toutes. Cela dépend 1] de la structure (mais je crois que pour la structure la plupart sont équivalentes), 2] de la force. La force nécessaire n’est pas, je crois, indiquée sur le papier (à vérifier). Comme on fait toujours à peu près les mêmes opérations, l’expérience décide. Ce point est à étudier de plus près. 2o Savoir adapter l’outil à la machine au moyen d’un montage approprié (comment ? à étudier). 3o Monter le support de manière qu’il soit sous l’outil (il faut du coup d’œil), et, le cas échéant, de manière qu’il permette de prendre une position commode au cours du travail. 4o Serrer la vis. Je crois que c’est tout…

Remarquer qu’un régleur de presses serait perdu devant un tour ou une fraiseuse — et réciproquement. Du point de vue de la sécurité dans l’entreprise, c’est, d’un certain côté, un avantage : on ne les remplacera pas par des gens venus d’ailleurs. D’un autre côté, c’est un inconvénient : s’il y en a trop aux presses, on n’en prendra pas un pour le loger ailleurs. L’inconvénient l’emporte. Car on peut toujours les remplacer par des manœuvres spécialisés.

Questions à étudier : les outils : leur forme et leur efficacité.

L’étudier d’abord sur les machines où je travaille.


À étudier les rôles de :

manœuvre sur machine (moi…)
manœuvre spécialisé
ouvrier qualifié de la fabrication (y en a-t-il ?)
ouvrier qualifié de l’outillage
régleur
magasinier
chef d’équipe
chef d’atelier
dessinateur
ingénieur
sous-directeur
directeur.


Transposition et correspondance : la forme d’un outil et son action.

Peut-on lire l’action de l’outil en le voyant ?

M’y exercer.

Interroger le magasinier.

Il n’y a d’ailleurs pas que les presses…


À noter : jusqu’ici je n’ai vu que deux types heureux de leur travail :


l’ouvrier qui est au four et chante tout le temps (m’informer un peu à son sujet).

le magasinier.

Savoir d’où sort le chef d’équipe ?

L’observer plus constamment pour savoir ce qu’il fait (y penser une journée). Surtout des paperasses, il me semble. Il ne surveille à peu près pas le travail (observations aux ouvriers au cours de leur travail, très rares). Il est fort rare qu’on le voie après une machine.

Savoir d’où sort le chef d’atelier ? Ce qu’il fait ?

Travail beaucoup plus concret, il me semble — observer combien de temps il passe dans son bureau.

Remarques sur le genre d’attention que réclame le travail manuel (mais en tenant compte 1o du caractère spécial du travail que je fais, 2o de mon tempérament).

< Quand tu seras à l’arrêt, débrouille-toi pour sortir de temps à autre… >

< Il te faut une discipline de l’attention toute nouvelle pour toi : savoir passer de l’attention attachée à l’attention libre de la réflexion, et inversement. Sans quoi ou tu t’abrutiras, ou tu bouzilleras le travail — c’est une discipline. >


Manœuvres spécialisés : tous des hommes (cependant le magasinier m’a dit qu’il y avait des découpeuses spécialisées — mais je n’ai jamais vu une femme toucher à une machine autrement que pour la conduire). Montent leurs propres machines (conseillés au besoin par le régleur). Doivent savoir lire les dessins, etc. Comment ont-ils appris à monter une machine ? À élucider.

« Manœuvres sur machines. » Femmes. Leur seul contact avec les machines consiste, semble-t-il, à savoir les pièges de chacune, i. e. les dangers de pièces loupées que chacune comporte. Elles arrivent à percevoir que quelque chose ne va pas à telle ou telle machine dont elles sont familières. Cela pour celles qui ont des années d’usine.

Le chef d’atelier n’aime pas que les ouvrières momentanément sans travail soient réunies à beaucoup pour causer. Sans doute craint-il qu’il ne s’engendre ainsi un mauvais esprit… Les ouvrières ne songent pas à s’étonner de choses de ce genre, et ne se demandent pas le pourquoi. Leur commentaire : « Les chefs, c’est fait pour commander. »

[2] Drame à l’usine aujourd’hui (jeudi). On a renvoyé une ouvrière qui avait loupé 400 pièces. Tuberculeuse, avec un mari chômeur la moitié du temps, et des gosses (d’un autre, je crois), élevés par la famille du père. Sentiment des autres ouvrières, mélange de pitié et du « c’est bien fait pour elle » des petites filles en classe. Elle était, paraît-il, mauvaise camarade et mauvaise ouvrière. Commentaires. Elle avait allégué l’obscurité (après 6 h. ½, on éteint toutes les lampes). « Et moi, j’ai bien fait telles et telles choses sans lumière. » « Elle n’aurait pas dû répondre au chef (elle avait refusé de faire le travail), elle aurait dû aller dire au sous-directeur : J’ai eu tort, mais, etc. » « Quand on doit gagner sa vie, il faut faire ce qu’il faut. » « Quand on a sa vie à gagner, il faut être plus consciencieux (!). »


Quelques ouvrières :


La vieille qui est allée en Russie en 1905 — qui ne « s’ennuyait jamais quand elle vivait seule, parce qu’elle lisait le soir — qui a une Schwarmerei pour Tolstoï (Résurrection : « sublime », « cet homme comprenait l’amour » ).

Celle qui a un port de reine et dont le mari travaille chez Citroën.

Celle de trente-six ans qui vit chez ses parents.

L’Alsacienne.


Quelques ouvriers :


Le magasinier.

L’ancien ajusteur et professeur de violon.

Le blond à l’air conquérant, manœuvre spécialisé.

Jacquot.

Le régleur en chef.

Le gros gars du Nord, régleur.

Le charmant type à lunettes (régleur ou chef d’équipe ?).

Celui au four qui chante tout le temps.



L’ignorance totale de ce à quoi on travaille est excessivement démoralisante. On n’a pas le sentiment qu’un produit résulte des efforts qu’on fournit. On ne se sent nullement au nombre des producteurs. On n’a pas le sentiment, non plus, du rapport entre le travail et le salaire. L’activité semble arbitrairement imposée et arbitrairement rétribuée. On a l’impression d’être un peu comme des gosses à qui la mère, pour les faire tenir tranquilles, donne des perles à enfiler en leur promettant des bonbons.

Savoir si un ouvrier qualifié ?…

Question à poser au magasinier : Est-ce qu’on invente parfois des outils ?

Question : Quelles répercussions ont eues sur le développement de l’industrie le Traité de mécanique de d’Alembert et la Mécanique analytique de Lagrange ?


Principe des machines-outils. Les outils sont des transformations de mouvements. Inutile donc que le mouvement à transformer soit imprimé par la main.

Question : Peut-on créer des machines automatiques souples ? Pourquoi pas ?

Idéal : 1o qu’il n’y ait autorité que de l’homme sur la chose et non de l’homme sur l’homme.

2o Que tout ce qui, dans le travail, ne constitue pas la traduction d’une pensée en acte soit confié à la chose.

(Que le parcellaire soit le fait de la machine…) avec une idée universelle des transformations de mouvements…

Que toutes les notions physiques expriment directement des réalités techniques (mais sous forme de rapport) ; exemple : puissance.



Puissance que peut fournir une machine mue par une courroie de transmission (calculée à l’avance d’après la robustesse de la machine), dépend de :

N. de tours par sec. de l’arbre principal qui lui fournit son mouvement
Rayon de la poulie montée sur cet arbre à laquelle elle est reliée .
Vitesse linéaire de la courroie.
Coefficient de frottement () [qui augmente quand le glissement varie en augmentant ?]
Pression (fonction de la tension du brin conduit ).
Arc enveloppé sur l’une et l’autre poulie ().
Effort tangentiel.
, étant la base des logarithmes népériens.


Différence entre filetage, cylindrage, détalonnage.



Visite aux Arts et Métiers :

Engrenages, transformations de mouvements…

Recommencer. Quitter Renault pas trop tard…


Fraiseuse :

Rythme ininterrompu (avoir toujours fait 2 000 et qq centaines à 7 h.).

Serrer l’étau.

Mettre à part les loupés.

Faire tomber les pièces dans la caisse (coup sec, mais pas trop fort) :

Bien ramasser les pièces tombées dans la sciure.

Ôter de la sciure tous les jours.

Compter.

M’arrêter à 6 h. ½.


Apprendre à faire plus vite le découpage des bandes métalliques (mvt plus continu).

Faire plus vite planage (placer plus vite…).

Se rendre compte clairement avant chaque travail (ou, pour les travaux tout à fait nouveaux au bout de quelque temps) des difficultés possibles, notamment comment la machine peut se dérégler, de la liste complète des fautes à éviter. De temps à autre se la répéter mentalement. Ne pas se laisser ralentir par le souci de difficultés imaginaires.

Prendre rythme défini surtout par un mouvement continu de la pièce finie à la pièce nouvelle, de la pièce placée au coup de pédale.

M’efforcer systématiquement d’attraper le tour de main pour placer et retirer la pièce, notamment tour de main pour placer à la butée (très important). [Supporter de la main et pousser d’un doigt s/ la butée ; ne jamais saisir la pièce avec la main.]


Ne pas oublier que le sommeil est ce qu’il y a de plus nécessaire au travail.


Bêtises commises à éviter dorénavant (relire cette liste 2 fois par jour) :

1. 
Bourrer la machine [cartons] peut causer accidents graves.
2. 
Ne pas regarder de TRÈS près une pièce toutes les…(500 loupées).
3. 
Ne pas conserver modèles.
4. 
Mettre pièces à l’envers (rivetage ; commis 2 fois ; failli le faire plusieurs autres fois).
5. 
Pédaler avec tout le corps.
6. 
Garder le pied appuyé sur la pédale.
7. 
Laisser une pièce dans l’outil (on risque d’abîmer l’outil — fait encore au planage).
8. 
Mal placer la pièce (pas à la butée).
9. 
Ne pas mettre d’huile quand il faut.
10. 
Mettre deux pièces de suite [cartons] peut causer accidents graves.
11. 
Ne pas observer la position des mains du régleur.
12. 
Ne pas remarquer quand il arrive quelque chose à la machine (colliers avec Biol).
13. 
Placer bande métallique au delà de la butée (cassé outil jeudi 6 mars).
14. 
Pédaler avant que la pièce soit placée.
15. 
Retourner une bande métallique commencée.
16. 
Laisser des pièces non usinées.



Usines de R. (Monsieur B).


1 fois sur 2 un bon ouvrier fait un mauvais chef d’équipe. [lui raconter l’histoire de Morillon].

Talent de l’organisation : se demande d’où vient… (quelque chose qui ne colle pas).

Lui et ingénieur en chef ont pratiquement le même domaine.

14-18, adaptation de l’outillage à la production de guerre. Méthode cartésienne (division des difficultés).

Journée occupée par des détails à propos desquels on soulève les problèmes essentiels d’organisation.

Règle les détails : 1o ou qui sont hors du domaine de la responsabilité de celui qui s’adresse à lui, 2o ou qui sont trop difficiles

à éclaircir.

< Cf. Detœuf — un subordonné — vient lui exposer une difficulté, et ce qu’il fait — 9 fois sur 10, il approuve. La 10e, fait une suggestion brillante. L’autre est content dans tous les cas… Cf. Tolstoï. >

Les diagrammes, etc. Un chef doit imaginer tout ça sans aucun effort ; ça va de soi. Trouve plutôt des idées en regardant les statistiques qu’en regardant les choses [remarquable…].

< Fait aussi travail d’ingénieur ; recherches de nouveaux modèles. >

Formation d’esprit : analyses chimiques.

Travail principal : concordance des opérations, rythme…



9/10 de manœuvres.


Fonte de la fonte ds des chaudières.

Coulage de la fonte dans des moules en sable dur.

Presses à main — hydrauliques pour presser le sable. 4 machines (inventées en 1927 par un ingénieur sorti des Arts et Métiers).

Le sable est automatiquement passé, etc. — puis passe sous rouleaux — puis convoyeur sur lequel on coule la fonte. La 1re a coûté 400 000 fr.

Atelier de perçage, polissage, ébarbage à la meule, 1 femme sur une presse.

Quelques femmes debout, dont l’une à une machine (?) où il faut soulever des poids fort lourds.

Atelier de montage.

Chaque ouvrier entre 2 étagères où sont toutes les pièces ds l’ordre. Hommes et femmes, certaines pièces assez lourdes…

Atelier d’émaillage.

At. de mécanique (quelques tourneurs, fraiseurs, ajusteurs) (il devait y en avoir un autre qu’on n’a pas vu ?).

M. B. : directeur technique, d’abord simple chimiste (sans diplôme ? est-ce possible ? demander encore des détails).

Accidents : sur 1 journée de trav. de l’usine, en moy. 1 h. de perdue…

Diminution verticale, ces derniers temps.

Fondeurs — lunettes en verre triplex. Souvent ne les mettent pas. Pourquoi ? B. dit q. ce n’est pas à cause de la cadence, mais à cause de l’incommodité (?).

Émailleurs — cages de verre où aspiration, pour éviter intoxication au plomb. Certains mettent la tête ds la cage.

Renvois pour infractions aux règlements de sécurité.

Les Polonais ont besoin de recevoir des ordres.

Commission de sécurité av. ingénieurs, dessinateurs, chefs du personnel, ouvriers nommés par B. (les + intelligents et les « mauvaises têtes » —).

A à résoudre ts les problèmes insolubles — surtout détails — beaucoup d’imprévu… On vient le trouver… réunit les ingénieurs une fois par semaine.

Moyenne des salaires : hommes : trentaine de fr. (32…) ; femmes : 20 fr. 21 fr…


M. jeune, 27 ans — sorti de Centrale depuis 3 ans — a grandi dans l’usine…, fils aîné.

Math. sup. : gymnastique de l’esprit — irremplaçable à son avis —

Son attitude avec l’automobiliste en panne — réaction de sa mère et de l’horrible bourgeoise [« son moteur ne marche pas avec du vin », « ne parlez pas au conducteur » (!!!)].

Mme M.

L’horrible bourgeoise…


Faut-il être dur pour conserver la clarté et la précision d’esprit, la décision ?

Les math. supérieures ne seraient-elles pas elles aussi (cf. Chartier) un moyen de « former l’attention en tuant la réflexion » ?

Quel rôle, chez ces gens-là, joue la question d’argent ?



Demander à D.

Qui détermine l’outillage ? L’achat des machines (tj. D. lui-même), etc. ? et selon quelles règles ?

Au tourneur.

A-t-il des calculs à faire ?

Guihéneuf. « C’est l’expérience… » Mais cependant D. ?



Rythme ininterrompu. Le travail à la main le comporte-t-il jamais ? La machine dispense la pensée d’intervenir si peu que ce soit, même par la simple conscience des opérations accomplies ; le rythme le lui interdit.

(Guihéneuf et ses manettes…)



Visite à G.

Biographie : menuisier, 3 ans à l’école professionnelle, où a subi l’influence d’un professeur socialiste. A subi l’influence de la tradition du compagnonnage, par de vieux ouvriers. A fait son « tour de France » en allant dans chaque ville au siège de son syndicat (a tout de suite été syndicaliste, non socialiste), a suivi des cours du soir, s’est instruit de tout ce qui concernait la fabrication du bois. Mobilisé milieu 17, a été mis dans l’aviation et envoyé dans une école. À l’armistice, toujours mobilisé, envoyé à Paris, dans un ministère. Libéré en 20, a travaillé dans des usines d’aviation (?). Part pour la Russie (23), y a travaillé comme ouvrier dans des usines d’avions. Envoyé en Sibérie comme inspecteur d’une grosse entreprise de bois, passe ensuite directeur d’une usine ; y double la production, sans changer l’outillage. Puis passe directeur du trust (tj. membre du Parti, où entré en France en 21, à la suite de Monatte). Dégoûté du régime, à la réflexion, demande à étudier. Reçoit bourse. Avale en quelques mois toute la mathématique du 2e degré, passe l’examen d’entrée. Étudie 3 ans. Ingénieur 6 mois dans une usine d’avions (moteurs). Revient en France en janvier 34. Sans travail, cherche en vain une place d’ingénieur, de correcteur, etc. Finit par entrer comme tourneur (n’ayant jamais travaillé sur un tour) dans une petite boîte dont il connaît le contremaître (homme vaniteux et brutal), travaille aux pièces. Tour non automatique (du même genre qu’à l’outillage). Au bout de 2 jours, réalise les normes. Il y a presque un an qu’il y est, n’a jamais eu de coup dur. Mais fatigué et abruti.

Renseignements :

Sur la Russie Sur le travail d’ouvrier Sur la technique
Spécialistes du Gosplan acquièrent du doigté, de l’intuition…, seraient difficilement remplaçables — seront irremplaçables dans 10 ans.
On ne peut pas penser à autre chose, on ne pense à rien.
Rôle des math.
Avantage à en avoir appris.
Tech. très sup. qui lisent la math. comme un langage à travers lequel ils aperçoivent directement les réalités.
Ex. : ils comprennent mieux un ouvrage technique dans une langue étrangère qu’ils ignorent que s’ils connaissaient la langue sans comprendre les formules (???).



Le Racine de Tal. — Une idée : la mort partout présente dans ses tragédies, des héros qui tous, dès le début, courent à la mort. La mort est en eux (Iphigénie…). Au contraire dans Homère, Sophocle : le drame est que ce sont de pauvres gens (δειλοῖσι βροτοῖσι) qui voudraient vivre, qui sont eux, écrasés par un destin extérieur, mais qui les broie jusqu’au fond d’eux-mêmes (Ajax, Œdipe, Électre).

Humanité commune : La tragédie de Racine est bien une tragédie de cour. Le pouvoir seul peut créer un tel désert dans les âmes. Poète inhumain, car si telle était la « condition humaine », comme le dit T., tout le monde serait déjà mort…

C’est toujours l’orgueil, qui est humilié dans Racine. (Avec quelle insolence et quelle cruauté… Tu pleures, malheureuse… Et d’un cruel refus…) C’est la fierté dans Homère, Sophocle.


Comparer :

Andromaque, sans vous,
n’aurait jamais d’un maître embrassé les genoux.


(ça, c’est l’esclavage du courtisan, la servitude non physique ; il est clair que l’Andromaque de Racine ne porte pas d’eau, ne tisse pas la laine. C’est d’une manière bien différente qu’on est humilié par un contremaître…)

et : …πρὸς ἄλλης ἱστὸν ὑφαίνοις,
καί κεν ὕδωρ φορέοις Μεσσηίδος ἢ Ὑπερείης,
πόλλ᾽ ἀεκαζομένη, κρατερὴ δ᾽ ἐπικείσετ᾽ ἀνάγκη[3].

Le pouvoir. Ses espèces, ses degrés, la profonde transformation qu’il opère dans les âmes. Capitaine et matelot (Peisson). Chef d’atelier (Mouquet) et ouvrier…

Autre chose : dans Homère, Achille sait courir, etc. Hector, dompteur de chevaux. Ulysse. Ds Sophocle : Philoctète, etc. Aux héros de Racine, il ne reste que le pouvoir pur, sans aucun savoir-faire. (Hippolyte, personnage sacrifié, car lui justement ne court pas à la mort.) Pas étonnant que Racine ait eu la vie privée la plus paisible. Ses tragédies sont en somme froides, elles n’ont rien de douloureux. Seul est douloureux le sort de l’homme de cœur qui veut vivre et ne peut y arriver (Ajax).

(Les personnages de Racine sont précisément des abstractions en ce sens qu’ils sont déjà morts.) [Qui donc disait : Quand Racine écrit le mot : mort, il ne pense pas à la mort ? Rien de plus vrai. Cf. sa peur extrême de mourir. Au lieu que pour ses héros, comme Tal. l’a bien vu, la mort est une détente. Il faut n’avoir que 25 ans pour croire que ça, c’est un poète humain…]


Questions à me poser :

Part du « tour de main » dans le travail à la machine. Caractère plus ou moins conscient de ce tour de main. < Cf. magasinier, et, au contraire, régleurs, notamment cette brute épaisse de Léon. >



Idée universelle du travail mécanique : combinaison de mouvements, ex. : fraisage, faire apparaître la pure idée dans ces exemples bien ordonnés…

< Chartier n’a qu’une vue superficielle et primaire du machinisme. >

Analogie entre travail et géométrie…


La physique serait à diviser en 2 parties : 1o les phénomènes naturels qui sont des objets de contemplation (astronomie) ;

2o les phénomènes naturels qui sont matière et obstacle du travail.

Il faudrait ne pas séparer géométrie, physique et mécanique (pratique)…

Nouvelle méthode de raisonner qui soit absolument pure — et à la fois intuitive et concrète.

Descartes est encore trop peu dégagé du syllogisme.

Re-méditer sur la « connaissance du 3e genre » — à lier au théorème « plus le corps est apte… plus l’âme aime Dieu ».



Savoir s’il y a dans l’entreprise des problèmes — des difficultés — des complications ou dépenses évitables — dont personne ne s’occupe, parce que personne n’en a la responsabilité. Mais comment savoir ? Interroger Det. ? Difficile, puisque par définition il ignorerait ces choses.



Le travail peut être pénible (même très pénible) de deux manières. La peine peut être ressentie comme celle d’une lutte victorieuse sur la matière et sur soi (four), ou comme celle d’une servitude dégradante (les 1 000 pièces de cuivre à 0,45 % de la 6e et 7e semaine, etc.). [Il y a des intermédiaires, il me semble). À quoi tient la différence ? Le salaire y est, je crois, pour quelque chose. Mais le facteur essentiel, c’est certainement la nature de la peine. Ce serait à étudier de près afin de discriminer nettement, et, si possible, classer.



Une critique de la mathématique serait relativement facile. Il faudrait la faire sous un angle tout à fait matérialiste : les instruments (signes) ont trahi les grands esprits que furent Descartes, Lagrange, Gallois, et tant d’autres. Descartes, dans les Regulae, a aperçu que la question des signes était l’essentielle, et non pas seulement leur exactitude et leur précision, mais des qualités en apparence secondaires telles que la maniabilité, la facilité, etc., qui semblent ne comporter que des différences de degré ; mais en réalité il en est tout autrement, et là plus qu’ailleurs « la quantité se change en qualité ». Mais Descartes s’est arrêté à mi-chemin, et sa Géométrie est presque d’un mathématicien vulgaire (quoique de 1er ordre). Une critique minutieuse des signes serait facile et utile. Mais un aperçu positif, là est la grande affaire.

< Signes et bureaucratie. >

Chercher les conditions matérielles de la pensée claire.

Combien il serait facile (et difficile !) de trouver de la joie dans tous les contacts avec le monde…



En quoi consiste la difficulté de l’exercice de l’entendement ? En ce qu’on ne peut véritablement réfléchir que sur le particulier, alors que l’objet de la réflexion est par essence l’universel. On ignore comment les Grecs ont résolu cette difficulté. Les modernes l’ont résolue par des signes représentant ce qui est commun à plusieurs choses ; or cette solution n’est pas bonne. La mienne est…

[Descartes aurait vu le décalage formidable entre les Regulae et la Géométrie sans la faute impardonnable d’avoir rédigé celle-ci en mathématicien vulgaire.]

Des 2 manières de comprendre une démonstration…



Dans toute opération mathématique, il y a deux choses à distinguer :

1o Des signes étant donnés, avec des lois conventionnelles, que peut-on savoir de leurs rapports mutuels ? Il faudrait arriver à une conception assez claire des combinaisons de signes pour former une théorie universelle de toutes les combinaisons de signes prises comme telles (théorie des groupes ?).

2o Rapport entre les combinaisons de signes et les problèmes réels que pose la nature (ce rapport consistant toujours en une analogie).

En ce qui concerne les combinaisons de signes prises comme telles, il faudrait un catalogue complet des difficultés — en tenant compte de celles qui concernent le temps et l’espace.

Quant à l’application, une étude clairvoyante laisserait sans doute apercevoir qu’elle repose non point sur la propriété de représenter les choses qui seraient contenues dans les signes (qualité occulte), mais sur une analogie des opérations.

Il faudrait une liste des applications de la mathématique.

Il n’existe pas de conception générale de la science…


Mouvement ascendant et descendant perpétuel des choses aux symboles [aux symboles de plus en plus abstraits] et des symboles aux choses. Ex. : géométrie et théorie des groupes (invariants….) [continu — discontinu….].


Faire une liste des difficultés que comportent les travaux ? — difficile.

Et une série des travaux ? La mécanique ayant le plus de rapports avec la mathématique.


Aussi série des signes dans l’effort perpétuel de ceux qui les créent pour en rendre les combinaisons de plus en plus analogues aux conditions réelles du travail humain.



Maître et serviteur. Aujourd’hui, serviteurs absolument serviteurs, sans le retournement hégélien.

C’est à cause de la maîtrise des forces de la nature…



Dans toutes les autres formes d’esclavage, l’esclavage est dans les circonstances. Là seulement il est transporté dans le travail lui-même.

Effets de l’esclavage sur l’âme.



Ce qui compte dans une vie humaine, ce ne sont pas les événements qui y dominent le cours des années — ou même des mois — ou même des jours. C’est la manière dont s’enchaîne une minute à la suivante, et ce qu’il en coûte à chacun dans son corps, dans son cœur, dans son âme — et par-dessus tout dans l’exercice de sa faculté d’attention — pour effectuer minute par minute cet enchaînement.

Si j’écrivais un roman, je ferais quelque chose d’entièrement nouveau.


Conrad : union entre le vrai marin (chef, évidemment…) et son bateau, telle que chaque ordre doit venir par inspiration, sans hésitation ni incertitude. Cela suppose un régime de l’attention très différent et de la réflexion et du travail asservi.


Questions :

1o Y a-t-il parfois une pareille union entre un ouvrier et sa machine ? (Difficile à savoir.)

2o Quelles sont les conditions d’une telle union :

1] Dans la structure de la machine.

2] Dans la culture technique de l’ouvrier.

3] Dans la nature des travaux.

Cette union est évidemment la condition d’un bonheur plein. Elle seule fait du travail un équivalent de l’art.


  1. Pages écrites pendant le séjour à l’usine (1934-1935) et dans l’année suivante.
  2. Voir page 38.
  3. Iliade, VI, 456-458.

    … tu tisseras la toile pour une autre
    Et tu porteras l’eau de la Mésséis ou l’Hypérée,
    Bien malgré toi, sous la pression d’une dure nécessité.