La Condition ouvrière/11

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Texte établi par Albert CamusGallimard (p. 181-195).


LETTRES À AUGUSTE DETŒUF
(1936-1937)



Cher Monsieur,

Je m’en veux beaucoup de ne pas arriver à me faire pleinement comprendre de vous, car c’est certainement de ma faute. Si mon projet doit se réaliser un jour — le projet de rentrer chez vous comme ouvrière pour une durée indéterminée, afin de collaborer avec vous de cette place à des tentatives de réformes — il faudra qu’une pleine compréhension se soit établie auparavant.

J’ai été frappée de ce que vous m’avez dit l’autre jour, que la dignité est quelque chose d’intérieur qui ne dépend pas des gestes extérieurs. Il est tout à fait vrai qu’on peut supporter en silence et sans réagir beaucoup d’injustices, d’outrages, d’ordres arbitraires sans que la dignité disparaisse, au contraire. Il suffit d’avoir l’âme forte. De sorte que si je vous dis, par exemple, que le premier choc de cette vie d’ouvrière a fait de moi pendant un certain temps une espèce de bête de somme, que j’ai retrouvé peu à peu le sentiment de ma dignité seulement au prix d’efforts quotidiens et de souffrances morales épuisantes, vous êtes en droit de conclure que c’est moi qui manque de fermeté. D’autre part, si je me taisais — ce que j’aimerais bien mieux — à quoi servirait que j’aie fait cette expérience ?

De même je ne pourrai pas me faire comprendre tant que vous m’attribuerez, comme vous le faites évidemment, une certaine répugnance soit à l’égard du travail manuel en lui-même, soit à l’égard de la discipline et de l’obéissance en elles-mêmes. J’ai toujours eu au contraire un vif penchant pour le travail manuel (quoique je ne sois pas douée à cet égard, c’est vrai) et notamment pour les tâches les plus pénibles. Longtemps avant de travailler en usine, j’avais appris à connaître le travail des champs : foins — moisson — battage — arrachage des pommes de terre (de 7 h. du matin à 10 h. du soir…), et malgré des fatigues accablantes j’y avais trouvé des joies pures et profondes. Croyez bien aussi que je suis capable de me soumettre avec joie et avec le maximum de bonne volonté à toute discipline nécessaire à l’efficacité du travail, pourvu que ce soit une discipline humaine.

J’appelle humaine toute discipline qui fait appel dans une large mesure à la bonne volonté, à l’énergie et à l’intelligence de celui qui obéit. Je suis entrée à l’usine avec une bonne volonté ridicule, et je me suis aperçue assez vite que rien n’était plus déplacé. On ne faisait appel en moi qu’à ce qu’on pouvait obtenir par la contrainte la plus brutale.

L’obéissance telle que je l’ai pratiquée se définit par les caractères que voici. D’abord elle réduit le temps à la dimension de quelques secondes. Ce qui définit chez tout être humain le rapport entre le corps et l’esprit, à savoir que le corps vit dans l’instant présent, et que l’esprit domine, parcourt et oriente le temps, c’est cela qui a défini à cette époque le rapport entre moi et mes chefs. Je devais limiter constamment mon attention au geste que j’étais en train de faire. Je n’avais pas à le coordonner avec d’autres mais seulement à le répéter jusqu’à la minute où un ordre viendrait m’en imposer un autre. C’est un fait bien connu que lorsque le sentiment du temps se borne à l’attente d’un avenir sur lequel on ne peut rien, le courage s’efface. En second lieu, l’obéissance engage l’être humain tout entier ; dans votre sphère un ordre oriente l’activité, pour moi un ordre pouvait bouleverser de fond en comble le corps et l’âme, parce que j’étais — comme plusieurs autres — presque continuellement à la limite de mes forces. Un ordre pouvait tomber sur moi dans un moment d’épuisement, et me contraindre à forcer — à forcer jusqu’au désespoir. Un chef peut imposer soit des méthodes de travail, soit des outils défectueux, soit une cadence, qui ôtent toute espèce d’intérêt aux heures passées hors de l’usine, par l’excès de la fatigue. De légères différences de salaires peuvent aussi, dans certaines situations, affecter la vie elle-même. Dans ces conditions, on dépend tellement des chefs qu’on ne peut pas ne pas les craindre, et — encore un aveu pénible — il faut un effort perpétuel pour ne pas tomber dans la servilité. En troisième lieu, cette discipline ne fait appel, en fait de mobiles, qu’à l’intérêt sous sa forme la plus sordide — à l’échelle des sous — et à la crainte. Si on accorde une place importante en soi-même à ces mobiles, on s’avilit. Si on les supprime, si on se rend indifférent aux sous et aux engueulades, on se rend du même coup inapte à obéir avec la complète passivité requise et à répéter les gestes du travail à la cadence imposée ; inaptitude promptement punie par la faim. J’ai parfois pensé qu’il vaudrait mieux être plié à une semblable obéissance du dehors, par exemple à coups de fouets, que de devoir ainsi s’y plier soi-même en refoulant ce qu’on a de meilleur en soi.

Dans cette situation, la grandeur d’âme qui permet de mépriser les injustices et les humiliations est presque impossible à exercer. Au contraire, bien des choses en apparence insignifiantes — le pointage, la nécessité de présenter une carte d’identité à l’entrée de l’usine (chez Renault), la manière dont s’effectue la paie, de légères réprimandes — humilient profondément, parce qu’elles rappellent et rendent sensible la situation où on se trouve. De même pour les privations et pour la faim.

La seule ressource pour ne pas souffrir, c’est de sombrer dans l’inconscience. C’est une tentation à laquelle beaucoup succombent, sous une forme quelconque, et à laquelle j’ai souvent succombé. Conserver la lucidité, la conscience, la dignité qui conviennent à un être humain, c’est possible, mais c’est se condamner à devoir surmonter quotidiennement le désespoir. Du moins c’est ce que j’ai éprouvé.

Le mouvement actuel est à base de désespoir. C’est pourquoi il ne peut être raisonnable. Malgré vos bonnes intentions, vous n’avez rien tenté jusqu’ici pour délivrer de ce désespoir ceux qui vous sont subordonnés ; aussi n’est-ce pas à vous à blâmer ce qu’il y a de déraisonnable dans ce mouvement. C’est pour cela que, l’autre jour, je me suis un peu échauffée dans la discussion — ce que j’ai regretté par la suite — quoique je sois entièrement d’accord avec vous sur la gravité des dangers à craindre. Pour moi aussi, c’est au fond le désespoir qui fait que j’éprouve une joie sans mélange à voir enfin mes camarades relever une bonne fois la tête, sans aucune considération des conséquences possibles.

Cependant je crois que si les choses tournent bien, c’est-à-dire si les ouvriers reprennent le travail dans un délai assez court, et avec le sentiment d’avoir remporté une victoire, la situation sera favorable dans quelque temps pour tenter des réformes dans vos usines. Il faudra d’abord leur laisser le temps de perdre le sentiment de leur force passagère, de perdre l’idée qu’on peut les craindre, de reprendre l’habitude de la soumission et du silence. Après quoi vous pourrez peut-être établir directement entre eux et vous les rapports de confiance indispensables à toute action, en leur faisant sentir que vous les comprenez — si toutefois j’arrive à vous les faire comprendre, ce qui suppose évidemment d’abord que je ne me trompe pas en croyant les avoir compris moi-même.

En ce qui concerne la situation actuelle, si les ouvriers reprennent le travail avec des salaires peu supérieurs à ceux qu’ils avaient, cela ne peut se produire que de deux manières. Ou ils auront le sentiment de céder à la force, et se remettront au travail avec humiliation et désespoir. Ou on leur accordera des compensations morales, et il n’y en a qu’une possible : la faculté de contrôler que les bas salaires résultent d’une nécessité, et non pas d’une mauvaise volonté du patron. C’est presque impossible, je le sais bien. En tout cas les patrons, s’ils étaient sages, devraient tout faire pour que les satisfactions qu’ils accorderont donnent aux ouvriers l’impression d’une victoire. Dans leur état d’esprit actuel, ils ne supporteraient pas le sentiment de la défaite.

Je reviendrai sans doute à Paris mercredi soir. Je passerai volontiers chez vous jeudi ou vendredi matin avant 9 heures, si toutefois je ne vous dérange pas et s’il vous paraît utile que nous causions. Je me connais ; je sais qu’une fois cette période d’effervescence passée je n’oserai plus aller ainsi chez vous, de peur de vous importuner, et, de votre côté, vous serez peut-être de nouveau entraîné par le courant des occupations quotidiennes à ajourner certains problèmes.

Si je risque de vous déranger le moins du monde, vous n’aurez qu’à me le faire savoir, ou bien simplement ne pas me recevoir. Je sais très bien que vous avez bien autre chose à faire qu’à causer.

Croyez à toute ma sympathie

S. Weil.


P.-S. — Vous avez vu les Temps modernes[1], je suppose ? La machine à manger, voilà le plus beau et le plus vrai symbole de la situation des ouvriers dans l’usine.


Vendredi.
Cher Monsieur,

Ce matin, j’ai réussi à pénétrer par fraude chez Renault, malgré la sévérité du service d’ordre. J’ai pensé qu’il pouvait être utile de vous communiquer mes impressions.

1o Les ouvriers ne savent rien des pourparlers. — On ne les met au courant de rien. Ils croient que Renault refuse d’accepter le contrat collectif. Une ouvrière m’a dit : il paraît que pour les salaires, c’est arrangé, mais il ne veut pas admettre de contrat collectif. Un ouvrier m’a dit : pour nous je crois que ça se serait arrangé il y a 3 jours, mais comme les gens de la maîtrise nous ont soutenus, nous les soutenons à notre tour. Etc. — Ils trouvent, hélas, naturel de ne rien savoir. Ils ont tellement l’habitude…

2o On commence nettement à en avoir marre. Certains, quoique ardents, l’avouent ouvertement.

3o Il règne une atmosphère extraordinaire de défiance, de suspicion. Un cérémonial singulier : ceux qui sortent et ne rentrent pas, qui s’absentent sans autorisation, on les voue à l’infamie en écrivant leurs noms sur un tableau dans un atelier (coutume russe), en les pendant en effigie et en organisant en leur honneur un enterrement burlesque. Presque sûrement, à la reprise du travail, on exigera leur renvoi. Par ailleurs, peu de camaraderie dans l’atmosphère. Silence général.

4o Il y a 3 jours (je crois) un syndicat « professionnel » des agents de maîtrise (à partir des régleurs inclusivement !) a été constitué, sur l’initiative des Croix de Feu à ce qu’on dit. Les ouvriers disent qu’il a été dissout dès le lendemain, et que 97 % des agents de maîtrise et techniciens ont adhéré à la C. G. T.

Seulement la caisse d’assurances de Renault — qui occupe un local de Renault, et fait partie de l’entreprise — est en grève, mais sans drapeaux à la porte, et affiche deux exemplaires d’un papier démentant la dissolution du syndicat, annonçant qu’il compte 3 500 adhérents, qu’il en a été constitué d’autres semblables chez Citroën, Fiat, etc., et qu’il va immédiatement se mettre à recruter parmi les ouvriers. Cela à quelques mètres des bâtiments où flottent les drapeaux rouges. Nul ne semble se soucier de lacérer ces papiers ou même de les démentir.

Conclusion : il est certain à présent qu’il y a manœuvre. Mais de qui ? Maurice Thorez a fait un discours invitant clairement à mettre fin à la grève.

J’en arrive à me demander si les cadres subalternes du parti communiste n’ont pas échappé à la direction du parti pour tomber aux mains d’on ne sait qui. Car il est assez clair que tout se fait encore au nom du parti communiste (Internationale, banderoles, faucilles et marteaux, etc., à profusion), quoiqu’il coure le bruit d’une mauvaise réception faite à Costes.

J’en reste toujours à mon idée, peut-être utopique, mais la seule issue, il me semble, autre que l’État totalitaire. Si la classe ouvrière impose aussi brutalement sa force, il faut qu’elle assume des responsabilités correspondantes. Il est inadmissible et en dernière analyse impossible qu’une catégorie sociale irresponsable impose ses désirs par la force et que les chefs, seuls responsables, soient contraints de céder. Il faut ou un certain partage des responsabilités, ou un rétablissement brutal de la hiérarchie, lequel n’irait sans doute pas, de quelque manière qu’il se fasse, sans effusion de sang.

J’imagine très bien un chef d’entreprise disant en substance à ses ouvriers, une fois le travail repris (si les choses s’arrangent tant bien que mal, provisoirement) : on entre de votre fait dans une ère nouvelle. Vous avez voulu mettre fin aux souffrances que vous imposaient depuis des années les nécessités de la production industrielle. Vous avez voulu manifester votre force. Fort bien. Mais il en résulte une situation sans précédent, qui exige de nouvelles formes d’organisation. Puisque vous entendez faire peser la force de vos revendications sur les entreprises industrielles, vous devez pouvoir faire face aux responsabilités des conditions nouvelles que vous avez suscitées. Nous sommes désireux de faciliter l’adaptation de l’entreprise à ce nouveau rapport de forces. À cet effet, nous favoriserons l’organisation de cercles d’études techniques, économiques et sociales dans l’usine. Nous donnerons des locaux à ces cercles, nous les autoriserons à faire appel, pour des conférences, d’une part aux techniciens de l’usine, d’autre part à des techniciens et économistes membres des organisations syndicales ; nous organiserons pour eux des visites de l’usine avec explications techniques, nous favoriserons la création de bulletins de vulgarisation ; tout cela pour permettre aux ouvriers, et plus particulièrement aux délégués ouvriers, de comprendre ce qu’est l’organisation et la gestion d’une entreprise industrielle.

C’est une idée hardie, sans doute, et peut-être dangereuse. Mais qu’est-ce qui n’est pas dangereux en ce moment ? L’élan dont sont animés les ouvriers la rendrait peut-être praticable. En tout cas je vous demande instamment de la prendre en considération.

Je conçois ainsi la question de l’autorité, sur le plan de la pure théorie : d’une part les chefs doivent commander, bien sûr, et les subordonnés obéir ; d’autre part les subordonnés ne doivent pas se sentir livrés corps et âme à une domination arbitraire, et à cet effet ils doivent non certes collaborer à l’élaboration des ordres, mais pouvoir se rendre compte dans quelle mesure les ordres correspondent à une nécessité.

Mais tout ça, c’est l’avenir. La situation présente se résume ainsi :

1o Les patrons ont accordé des concessions incontestablement satisfaisantes, d’autant que vos ouvriers se sont trouvés satisfaits à moins.

2o Le parti communiste a pris officiellement position (quoique avec des périphrases) pour la reprise du travail, et par ailleurs je sais de source sûre que dans certains syndicats les militants communistes ont effectivement travaillé à empêcher la grève (services publics).

3o Les ouvriers de chez Renault et sans doute des autres usines ignorent tout des pourparlers en cours ; ce ne sont donc pas eux qui agissent pour empêcher l’accord.

J’ai écrit à Roy (qui aujourd’hui est absent de Paris) pour lui donner ces renseignements, et je les ai également transmis à un militant responsable de l’Union des syndicats de la Seine, un camarade sérieux et qui leur a accordé l’attention convenable.

Tout ce que je vous dis là se rapporte à la situation présente ; car le refus de la convention conclue entre les patrons et la C. G. T. (15 à 7 %) semble avoir été au contraire tout à fait spontané.

Bien sympathiquement

S. Weil.


Je reviendrai sans doute à Paris demain soir pour 24 h. Il est extrêmement pénible et angoissant de devoir rester en province dans une pareille situation.


a) Lettre de Simone Weil[2].


Cher ami,

Dans le train, j’ai entendu causer deux patrons, moyens patrons apparemment (voyageant en seconde, ruban rouge), l’un, semblait-il, provincial, et l’autre faisant la navette entre la province et la région parisienne, le premier dans le textile, le second dans le textile et la métallurgie ; cheveux blancs, un peu corpulents, air très respectable ; le second jouant un certain rôle dans le syndicalisme patronal de la métallurgie parisienne. Leurs propos m’ont semblé si remarquables que je les ai notés en arrivant chez moi. Je vous les transcris (en les mêlant de quelques commentaires).

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Voilà qu’on reparle du contrôle de l’embauche et de la débauche. Dans les mines, on met des commissions paritaires, oui, avec les représentants ouvriers à côté du patron. Vous vous rendez compte ? On ne va plus pouvoir prendre et renvoyer qui on veut ? — Oh ! c’est incontestablement une violation de la liberté. — C’est la fin de tout ! — Oui, vous avez raison ; comme vous disiez tout à l’heure, ils font si bien qu’on est complètement dégoûté, si dégoûté qu’on ne prend plus les commandes, même si on en a. — Parfaitement. — Nous, nous avons voté à la presque unanimité une résolution pour dire qu’on ne veut pas du contrôle, qu’on fermerait plutôt les usines. Si on en faisait autant partout, ils devraient céder. — Oh ! si la loi passait, on n’aurait plus qu’à fermer tous. — Oui, quoi, on n’a plus rien à perdre… »


Parenthèse : Il est étrange que des hommes qui sont bien nourris, bien vêtus, bien chauffés, qui voyagent confortablement en seconde, croient n’avoir rien à perdre. Si leur tactique, qui était celle des patrons russes en 1917, amenait un bouleversement social qui les chasse, errants, sans ressources, sans passeport, sans carte de travail, en pays étranger, ils s’apercevraient alors qu’ils avaient beaucoup à perdre. Dès maintenant, ils pourraient se documenter auprès de ceux qui, ayant occupé en Russie des situations équivalentes aux leurs, sont encore aujourd’hui à peiner misérablement comme manœuvres chez Renault.

« …Oui, quoi, on n’a plus rien à perdre ! Rien. Et puis enfin, on serait comme un capitaine de navire qui n’a plus rien à dire, qui n’a plus qu’à s’enfermer dans sa cabine, pendant que l’équipage est sur la passerelle. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« … Le patron est l’être le plus détesté. Détesté de tout le monde. Et c’est lui pourtant qui fait vivre tout le monde. Comme c’est étrange, cette injustice. Oui, détesté de tous. — Autrefois, au moins, il y avait des égards. Je me souviens, dans ma jeunesse… — C’est fini, ça. — Oui, même là où la maîtrise est bonne… — Oh ! les salopards ont fait tout ce qu’il fallait pour nous amener là. Mais ils le paieront. »

Cette dernière parole sur un ton de haine concentrée. Sans vouloir être alarmiste, de pareilles conversations, il faut le reconnaître, ne peuvent avoir lieu que dans une atmosphère qui n’est pas celle de la paix civile.


« …On ne s’en rend pas du tout compte, mais le fleuve de la vie sociale dérive de la caisse des patrons. S’ils fermaient tous en même temps, qui est-ce qui pourrait faire quoi que ce soit ? On sera forcé d’en venir là, alors les gens comprendront. Les patrons ont eu le tort d’avoir peur. Ils n’avaient qu’à dire : les leviers de commande, c’est nous qui les avons. Et ils auraient imposé leur volonté. »

On les aurait bien étonnés en leur disant que leur plan n’est que l’équivalent patronal de la grève générale, à l’égard de laquelle, sans doute, ils n’ont pas assez de mots pour exprimer leur réprobation. Si les patrons peuvent légitimement faire une telle grève pour avoir le droit de prendre ou renvoyer qui bon leur semble, pourquoi les ouvriers ne pourraient-ils pas faire la grève générale pour avoir le droit de n’être pas refusés ou renvoyés par caprice ? Eux, dans les sombres années 1934-35, n’avaient vraiment plus grand-chose à perdre.

Par ailleurs, ces deux braves messieurs n’ont même pas l’air d’imaginer que si les patrons bouclaient tous ensemble, on rouvrirait les usines sans leur demander la clef et on les ferait tourner sans eux. L’exemple de la Russie tend à faire penser que les années qui suivraient ne seraient agréables pour personne ; mais elles ne le seraient surtout pas pour eux.


« … Oui, après tout, on n’a plus rien à perdre. — Oh ! non, plus rien du tout ; autant crever. — Oui, s’il faut crever, en tout cas, il vaut mieux crever en beauté. — J’ai bien l’impression que cela va être maintenant la bataille de la Marne des patrons. Ils sont complètement acculés, et maintenant… »


Ici l’arrêt du train a mis fin à la conversation. L’évocation de la bataille de la Marne, elle aussi, fait plutôt songer à la guerre civile qu’à de simples conflits sociaux. Ces souvenirs militaires, ces termes de « crever » et « on n’a plus rien à perdre », répétés à satiété, sonnaient d’une manière assez comique de la part de ces messieurs corrects, bedonnants, bien nourris, ayant au plus haut point cet aspect confortable, pacifique et rassurant qui est celui du Français moyen.

Ce n’est là qu’une conversation particulière. Mais je pense qu’une conversation, dans un lieu presque public, entre deux personnes — et c’était évidemment le cas — dont l’originalité n’est pas la principale qualité, ne peut avoir lieu que si une atmosphère assez générale la rend possible ; de sorte qu’une seule conversation est concluante. Celle-là est, je crois, bonne à mettre au dossier qu’on pourrait constituer à la suite de l’article de Detœuf : Sabotage patronal et sabotage ouvrier. J’avais donné raison, en gros, à Detœuf ; je crois encore qu’il a eu raison, mais plus pour une période à présent écoulée que pour le moment présent. Ou plutôt, pour ne pas exagérer, je pense que la situation se développe de manière à lui donner un peu moins raison tous les jours. En tout cas, ce qu’on doit constater, c’est que des pensées de sabotage circulent ; que chez certains le dégoût a provoqué l’équivalent patronal d’une grève perlée. Du moins c’est ce que j’ai entendu affirmer en propres termes ; je vous garantis l’exactitude des phrases que je vous rapporte.

Vous pouvez publier cette lettre dans les Nouveaux Cahiers. (C’est même pour cela que je vous l’écris.)

Bien amicalement.

S. Weil.


P.-S. — Voici ce que la situation présente a de plus paradoxal. Les patrons, parce qu’ils croient qu’ils n’ont plus rien à perdre, prennent le vocabulaire et l’attitude révolutionnaire. Les ouvriers, parce qu’ils croient qu’ils ont quelque chose d’assez important à perdre, prennent le vocabulaire et l’attitude conservatrice.




b) Réponse de A. Detœuf.


Ma chère amie,

La conversation que vous rapportez est des plus intéressantes ; sans généraliser au point où vous le faites, je crois qu’elle reflète un état d’esprit des plus fréquents. Mais elle ne m’inspire pas les mêmes réflexions qu’à vous. Vous raisonnez avec votre âme qui s’identifie, par tendresse et esprit de justice, avec l’âme ouvrière, alors qu’il s’agit de comprendre des patrons, qui sont peut-être d’anciens ouvriers, mais qui sont certainement depuis longtemps des patrons.

Voulez-vous que nous laissions de côté ce qu’il y a d’un peu grotesque, et aussi d’un peu odieux dans le fait d’être bedonnant, bien nourri. C’est un malheur que les deux industriels que vous avez rencontrés et moi-même partageons avec des représentants de la classe ouvrière, et même, avec des ouvriers, qui ne jugent pas pour cela que tout soit pour le mieux dans le meilleur des mondes. Si j’insiste sur ce point, secondaire assurément dans votre esprit, c’est qu’à la vérité, dans l’exposé objectif de la conversation que vous avez entendue, et dans les commentaires d’une logique impitoyable qui l’accompagnent, ce seul caractère pittoresque, physique, parle à l’imagination et écarte ainsi, me semble-t-il, de la sérénité nécessaire.

Oublions donc, si vous le voulez bien, l’aspect physique de vos deux patrons. Que résulte-t-il de leur conversation ? Incontestablement qu’ils sont exaspérés, qu’ils croient n’avoir plus rien à perdre, qu’ils sont disposés à fermer leurs usines pour résister à une loi sur l’embauchage qui les priverait de certaines prérogatives qu’ils jugent indispensables à leur gestion, et qu’une grève générale des patrons leur paraîtrait une insurrection patriotique.

Vous leur dites qu’ils ont beaucoup plus à perdre qu’ils ne le croient, qu’ils envisagent d’user d’un moyen d’action qu’ils réprouvent chez leurs employés, que leurs usines fonctionneront bien sans eux ; et vous concluez que la tendance au sabotage patronal s’accroît.

Et, dans tout cela, il y a une part de vérité, mais, à mon sens, cette part de la vérité qui ne peut conduire, dans l’immédiat, à rien de pratique, à rien de meilleur.

Mettez-vous un peu à la place de vos deux patrons. Ces hommes ont cru être tout-puissants dans leur entreprise ; ils y ont risqué ce qu’ils avaient d’argent ; ils ont probablement peiné longtemps et durement, avec de graves soucis ; ils se sont débattus pendant des années contre tout le monde : leurs concurrents, leurs fournisseurs, leurs clients, leur personnel. Ils ont été formés à regarder le monde comme composé d’ennemis, à ne pouvoir compter sur personne, que sur quelques employés exceptionnels, dont, la plupart du temps, ils trouvaient le dévouement naturel. Ils ont l’impression de n’avoir jamais rien demandé à personne, de n’avoir jamais désiré qu’une chose, c’est qu’on leur fiche la paix ; qu’on les laisse se débrouiller. Se débrouiller, en roulant quelquefois celui-ci, en écrasant quelquefois celui-là, il est vrai. Mais sans remords, sans l’ombre d’un souci, puisqu’ils appliquent la règle commune ; puisqu’ils jouent le jeu ; puisque personne ne leur a appris qu’il y a une solidarité sociale ; puisque personne autour d’eux ne la pratique. Ils sont assurés d’avoir fait leur devoir, en essayant de gagner de l’argent ; et ils accueillent volontiers cette idée supplémentaire qu’en défendant leur peau, ce qui est leur principale raison d’agir, ils enrichissent la collectivité, et rendent service à la nation. Ils en sont d’autant plus convaincus, qu’ils ont vu, à côté d’eux, des gens gagner plus d’argent qu’eux en se bornant à jouer des rôles de commissionnaires, d’intermédiaires, à spéculer et quelquefois à escroquer l’épargne, sans être punis.

Ajoutez à cela que les dernières années de ce régime les ont persuadés que, seules, la menace et la violence réussissent ; qu’en criant assez fort, qu’en se montrant assez indisciplinés vis-à-vis de l’État, qu’en affirmant qu’on entend se soustraire aux lois, on est assuré (à la condition d’être assez nombreux) non seulement de l’impunité, mais encore du succès. Et vous voudriez que, seuls, ils conservent le souci de ne pas créer de difficultés au Gouvernement, à un Gouvernement appuyé par un parti qui envisage leur totale dépossession !

Je ne vous dis pas ici que leurs raisons soient valables, que leur sentiment soit juste ; je vous demande seulement de constater qu’à moins d’être au-dessus de l’humanité, ils ne peuvent guère penser autrement.

Lorsqu’ils parlent de « crever », lorsqu’ils disent « qu’ils n’ont plus rien à perdre », pour une part, ils exagèrent ; ils cherchent à la fois, à trouver chez le confrère cet appui qui leur a toujours manqué, et à le convaincre qu’ils ont plus d’énergie et d’esprit collectif qu’ils n’en ont réellement. Mais ils le croient vraiment. Et ici, il faut bien que vous fassiez un effort d’imagination pour vous rendre compte que ces hommes n’ont pas tant d’imagination que vous leur en prêtez. N’avoir plus rien à perdre, pour eux, c’est abandonner leur entreprise, leur raison d’être, leur milieu social, tout ce qui est, pour eux, l’existence. Ils ne connaissent pas la faim, ils ne peuvent pas imaginer la faim ; ils ne connaissent pas l’exil, ils ne peuvent pas imaginer l’exil ; mais ils connaissent l’exemple de la faillite, de la ruine, du déclassement, des enfants qu’on ne peut pas établir comme il était de toute éternité entendu qu’on les établirait. Et la destruction des conditions habituelles de leur existence, c’est, pour eux, la destruction de leur existence. Supposez qu’on vous dise : vous continuerez à bien manger, à avoir chaud ; on s’occupera de vous, mais vous serez idiote et considérée par tous comme une épave. Ne diriez-vous pas : « Je n’aurai plus rien à perdre ? » Ce qu’est pour vous l’activité de votre esprit — ce que sont pour vous vos émotions sociales, morales, esthétiques, pour eux, tout cela est accroché à leur usine, à une usine qui a toujours fonctionné d’une certaine façon et qu’ils n’imaginent pas fonctionnant autrement. Je laisse de côté exprès tout ce qu’il peut y avoir chez eux de beau, de noble, de désintéressé. Car il y a tout de même de tout cela ; mais pour le découvrir, il faudrait avoir exercé vis-à-vis d’eux sa sympathie depuis longtemps.

Accordez-moi donc que vos deux patrons ne peuvent guère penser autrement qu’ils ne font, et passons à un second point. Sont-ils inutiles, et, comme vous le dites, se passera-t-on d’eux ? Je ne crois ni l’un ni l’autre. S’il est relativement aisé de remplacer le dirigeant d’une grande entreprise par un fonctionnaire, le petit patron ne peut être remplacé que par un patron. Fonctionnarisée, son entreprise s’arrêterait très vite. Toute son activité, tout son débrouillage, toute son adaptation quotidienne à une situation sans cesse changeante, toute cette action qui exige des décisions, des risques, des responsabilités ininterrompues est tout le contraire de l’action du salarié, surtout du salarié d’une collectivité. De toutes les difficultés qu’a rencontrées l’économie communiste russe, celles qui viennent de la suppression du petit commerce, de la petite industrie, de l’artisanat, sont les plus graves, celles qu’elle n’a pas surmontées et qu’elle ne surmontera pas. Quelle que soit l’Économie nouvelle qu’on envisage, le patronat petit et moyen demeurera. Vous trouvez qu’il comprend mal la situation ; il ne la comprendra pas du jour au lendemain ; mais il peut apprendre à la comprendre. Il a déjà, depuis dix-huit mois, appris beaucoup plus qu’on ne croit.

Ne faites donc pas la même erreur que lui. Il veut faire des choses que vous jugez absurdes, et vous avez besoin de lui. Si vous voulez qu’il ne les fasse pas, il faut tâcher de le calmer. Certaines précautions sont nécessaires pour l’embauchage et le débauchage : il faut les prendre, mais en les réduisant au strict minimum indispensable ; notamment, est-ce bien sur les petits patrons que doit s’exercer l’effort de réglementation pour la protection de la masse ouvrière ? Je ne le crois pas. Si les embauchages sont faits correctement dans la grande industrie, ne croyez-vous pas que le jeu naturel de l’offre et de la demande conduira à l’embauchage correct dans la petite industrie ? Si vous voulez réglementer un trop grand nombre d’entreprises, vous créez un fonctionnariat excessif, un contrôle impraticable, des frictions constantes. Ce n’est pas par une action directe, c’est pas une action indirecte que vous devez arriver à faire l’éducation du patronat petit et moyen. Celui-ci a l’habitude de s’adapter à ce qui est la force des choses ; s’il proteste aujourd’hui, c’est parce qu’il a devant lui la force des hommes, d’hommes qu’il n’a pas choisis, d’hommes qu’il estime tyranniques.

N’essayez pas de lui imposer votre volonté par des règlements qu’il ne comprend pas, vous n’y arriveriez pas. D’une part, vous ne pourrez le remplacer, non seulement parce que l’État échouera lamentablement dans cet essai, mais parce qu’il n’osera jamais l’entreprendre. Les masses ouvrières sont concentrées, il est vrai, mais elles ne représentent qu’un quart de ce pays ; elles ne peuvent lui imposer leur volonté. Pour avoir, faute d’expérience, manqué de mesure dans leurs revendications de salaires, voici qu’une grande partie du pays les désavoue sinon en paroles, du moins du fond du cœur. Ce n’est point en France qu’une exploitation d’État des petites entreprises sera jamais envisagée. Et, d’autre part, si vous renoncez à l’exploitation directe, soyez assurée que vos règlements multiples, divers et nécessairement inhumains, seront rapidement tournés, moqués, et tomberont en désuétude.

Vos patrons sont exaspérés ; pas au point, soyez-en assurée, d’oublier leur intérêt personnel, qui, pour une grande part, se confond avec l’intérêt général. Une grève générale contre des menaces de législation étroite de l’embauchage, je ne la considère pas comme exclue ; car il s’agit de mesures qui atteignent chacun directement dans ce qu’il croit être ses œuvres vives. Mais ce n’est qu’une manifestation. Ce qui est redoutable, ce n’est pas cela ; c’est l’état d’esprit avec lequel sera appliquée une législation peut-être bureaucratique, peut-être tatillonne, peut-être anti-économique, peut-être même anti-sociale ; une législation qui ne sera pas comprise par une partie de ceux à qui elle s’appliquera. Il faut une législation qui soit comprise, et pour cela qui ne transforme pas du tout au tout le régime actuel ; qui empêche les abus sans prétendre régler l’exercice courant de l’autorité patronale. Et elle est possible. Mais il faut la vouloir et ne pas se laisser entraîner à jeter le désordre, sous le prétexte d’établir un peu d’ordre ; à exaspérer une partie, et la plus active peut-être de l’Économie, sous le prétexte d’établir la paix sociale ; à promulguer, avec un gouvernement aussi faible que celui que nous avons, des lois que ce gouvernement sera, dès l’origine, incapable d’appliquer.

Il faut accepter qu’il y ait des hommes bedonnants et qui ne raisonnent pas toujours très juste, pour qu’au lieu de quelques chômeurs à peu près secourus, il n’y ait pas un peuple entier crevant de faim et exposé à toutes les aventures.

A. Detœuf.

  1. Film de Charlie Chaplin.
  2. Nouveaux Cahiers, 15 décembre 1937. — Correspondance entre S. Weil et A. Detœuf.