La Condition ouvrière/17

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Texte établi par Albert CamusGallimard (p. 261-273).


CONDITION PREMIÈRE
D’UN TRAVAIL NON SERVILE[1]



Il y a dans le travail des mains et en général dans le travail d’exécution, qui est le travail proprement dit, un élément irréductible de servitude que même une parfaite équité sociale n’effacerait pas. C’est le fait qu’il est gouverné par la nécessité, non par la finalité. On l’exécute à cause d’un besoin, non en vue d’un bien ; « parce qu’on a besoin de gagner sa vie », comme disent ceux qui y passent leur existence. On fournit un effort au terme duquel, à tous égards, on n’aura pas autre chose que ce qu’on a. Sans cet effort, on perdrait ce qu’on a.

Mais, dans la nature humaine, il n’y a pas pour l’effort d’autre source d’énergie que le désir. Et il n’appartient pas à l’homme de désirer ce qu’il a. Le désir est une orientation, un commencement de mouvement vers quelque chose. Le mouvement est vers un point où on n’est pas. Si le mouvement à peine commencé se boucle sur le point de départ, on tourne comme un écureuil dans une cage, comme un condamné dans une cellule. Tourner toujours produit vite l’écœurement.

L’écœurement, la lassitude, le dégoût, c’est la grande tentation de ceux qui travaillent, surtout s’ils sont dans des conditions inhumaines, et même autrement. Parfois cette tentation mord davantage les meilleurs.

Exister n’est pas une fin pour l’homme, c’est seulement le support de tous les biens, vrais ou faux. Les biens s’ajoutent à l’existence. Quand ils disparaissent, quand l’existence n’est plus ornée d’aucun bien, quand elle est nue, elle n’a plus aucun rapport au bien. Elle est même un mal. Et c’est à ce moment même qu’elle se substitue à tous les biens absents, qu’elle devient en elle-même l’unique fin, l’unique objet du désir. Le désir de l’âme se trouve attaché à un mal nu et sans voile. L’âme est alors dans l’horreur.

Cette horreur est celle du moment où une violence imminente va infliger la mort. Ce moment d’horreur se prolongeait autrefois toute la vie pour celui qui, désarmé sous l’épée du vainqueur, était épargné. En échange de la vie qu’on lui laissait, il devait dans l’esclavage épuiser son énergie en efforts, tout le long du jour, tous les jours, sans rien pouvoir espérer, sinon de n’être pas tué ou fouetté. Il ne pouvait plus poursuivre aucun bien sinon d’exister. Les anciens disaient que le jour qui l’avait fait esclave lui avait enlevé la moitié de son âme.

Mais toute condition où l’on se trouve nécessairement dans la même situation au dernier jour d’une période d’un mois, d’un an, de vingt ans d’efforts qu’au premier jour a une ressemblance avec l’esclavage. La ressemblance est l’impossibilité de désirer une chose autre que celle qu’on possède, d’orienter l’effort vers l’acquisition d’un bien. On fait effort seulement pour vivre.

L’unité de temps est alors la journée. Dans cet espace on tourne en rond. On y oscille entre le travail et le repos comme une balle qui serait renvoyée d’un mur à l’autre. On travaille seulement parce qu’on a besoin de manger. Mais on mange pour pouvoir continuer à travailler. Et de nouveau on travaille pour manger.

Tout est intermédiaire dans cette existence, tout est moyen, la finalité ne s’y accroche nulle part. La chose fabriquée est un moyen ; elle sera vendue. Qui peut mettre en elle son bien ? La matière, l’outil, le corps du travailleur, son âme elle-même, sont des moyens pour la fabrication. La nécessité est partout, le bien nulle part.

Il ne faut pas chercher de causes à la démoralisation du peuple. La cause est là ; elle est permanente ; elle est essentielle à la condition du travail. Il faut chercher les causes qui, dans des périodes antérieures, ont empêché la démoralisation de se produire.

Une grande inertie morale, une grande force physique qui rend l’effort presque insensible permettent de supporter ce vide. Autrement il faut des compensations. L’ambition d’une autre condition sociale pour soi-même ou pour ses enfants en est une. Les plaisirs faciles et violents en sont une autre, qui est de même nature ; c’est le rêve au lieu de l’ambition. Le dimanche est le jour où l’on veut oublier qu’il existe une nécessité du travail. Pour cela il faut dépenser. Il faut être habillé comme si on ne travaillait pas. Il faut des satisfactions de vanité et des illusions de puissance que la licence procure très facilement. La débauche a exactement la fonction d’un stupéfiant, et l’usage des stupéfiants est toujours une tentation pour ceux qui souffrent. Enfin la révolution est encore une compensation de même nature ; c’est l’ambition transportée dans le collectif, la folle ambition d’une ascension de tous les travailleurs hors de la condition de travailleurs.

Le sentiment révolutionnaire est d’abord chez la plupart une révolte contre l’injustice, mais il devient rapidement chez beaucoup, comme il est devenu historiquement, un impérialisme ouvrier tout à fait analogue à l’impérialisme national. Il a pour objet la domination tout à fait illimitée d’une certaine collectivité sur l’humanité tout entière et sur tous les aspects de la vie humaine. L’absurdité est que, dans ce rêve, la domination serait aux mains de ceux qui exécutent et qui par suite ne peuvent pas dominer.

En tant que révolte contre l’injustice sociale l’idée révolutionnaire est bonne et saine. En tant que révolte contre le malheur essentiel à la condition même des travailleurs, elle est un mensonge. Car aucune révolution n’abolira ce malheur. Mais ce mensonge est ce qui a la plus grande emprise, car ce malheur essentiel est ressenti plus vivement, plus profondément, plus douloureusement que l’injustice elle-même. D’ordinaire d’ailleurs on les confond. Le nom d’opium du peuple que Marx appliquait à la religion a pu lui convenir quand elle se trahissait elle-même, mais il convient essentiellement à la révolution. L’espoir de la révolution est toujours un stupéfiant.

La révolution satisfait en même temps ce besoin de l’aventure, comme étant la chose la plus opposée à la nécessité, qui est encore une réaction contre le même malheur. Le goût des romans et des films policiers, la tendance à la criminalité qui apparaît chez les adolescents correspond aussi à ce besoin.

Les bourgeois ont été très naïfs de croire que la bonne recette consistait à transmettre au peuple la fin qui gouverne leur propre vie, c’est-à-dire l’acquisition de l’argent. Ils y sont parvenus dans la limite du possible par le travail aux pièces et l’extension des échanges entre les villes et les campagnes. Mais ils n’ont fait ainsi que porter l’insatisfaction à un degré d’exaspération dangereux. La cause en est simple. L’argent en tant que but des désirs et des efforts ne peut pas avoir dans son domaine les conditions à l’intérieur desquelles il est impossible de s’enrichir. Un petit industriel, un petit commerçant peuvent s’enrichir et devenir un grand industriel, un grand commerçant. Un professeur, un écrivain, un ministre sont indifféremment riches ou pauvres. Mais un ouvrier qui devient très riche cesse d’être un ouvrier, et il en est presque toujours de même d’un paysan. Un ouvrier ne peut pas être mordu par le désir de l’argent sans désirer sortir, seul ou avec tous ses camarades, de la condition ouvrière.

L’univers où vivent les travailleurs refuse la finalité. Il est impossible qu’il y pénètre des fins, sinon pour de très brèves périodes qui correspondent à des situations exceptionnelles. L’équipement rapide de pays neufs, tels qu’ont été l’Amérique et la Russie, produit changements sur changements à un rythme si allègre qu’il propose à tous, presque de jour en jour, des choses nouvelles à attendre, à désirer, à espérer ; cette fièvre de construction a été le grand instrument de séduction du communisme russe, par l’effet d’une coïncidence, car elle tenait à l’état économique du pays et non à la révolution ni à la doctrine marxiste. Quand on élabore des métaphysiques d’après ces situations exceptionnelles, passagères et brèves, comme l’ont fait les Américains et les Russes, ces métaphysiques sont des mensonges.

La famille procure des fins sous forme d’enfants à élever. Mais à moins qu’on n’espère pour eux une autre condition — et par la nature des choses de telles ascensions sociales sont nécessairement exceptionnelles — le spectacle d’enfants condamnés à la même existence n’empêche pas de sentir douloureusement le vide et le poids de cette existence.

Ce vide pesant fait beaucoup souffrir. Il est sensible même à beaucoup de ceux dont la culture est nulle et l’intelligence faible. Ceux qui, par leur condition, ne savent pas ce que c’est ne peuvent pas juger équitablement les actions de ceux qui le supportent toute leur vie. Il ne fait pas mourir, mais il est peut-être aussi douloureux que la faim. Peut-être davantage. Peut-être il serait littéralement vrai de dire que le pain est moins nécessaire que le remède à cette douleur.

Il n’y a pas le choix des remèdes. Il n’y en a qu’un seul. Une seule chose rend supportable la monotonie, c’est une lumière d’éternité ; c’est la beauté.

Il y a un seul cas où la nature humaine supporte que le désir de l’âme se porte non pas vers ce qui pourrait être ou ce qui sera, mais vers ce qui existe. Ce cas, c’est la beauté. Tout ce qui est beau est objet de désir, mais on ne désire pas que cela soit autre, on ne désire rien y changer, on désire cela même qui est. On regarde avec désir le ciel étoilé d’une nuit claire, et ce qu’on désire, c’est uniquement le spectacle qu’on possède.

Puisque le peuple est contraint de porter tout son désir sur ce qu’il possède déjà, la beauté est faite pour lui et il est fait pour la beauté. La poésie est un luxe pour les autres conditions sociales. Le peuple a besoin de poésie comme de pain. Non pas la poésie enfermée dans les mots ; celle-là, par elle-même, ne peut lui être d’aucun usage. Il a besoin que la substance quotidienne de sa vie soit elle-même poésie.

Une telle poésie ne peut avoir qu’une source. Cette source est Dieu. Cette poésie ne peut être que religion. Par aucune ruse, aucun procédé, aucune réforme, aucun bouleversement la finalité ne peut pénétrer dans l’univers où les travailleurs sont placés par leur condition même. Mais cet univers peut être tout entier suspendu à la seule fin qui soit vraie. Il peut être accroché à Dieu. La condition des travailleurs est celle où la faim de finalité qui constitue l’être même de tout homme ne peut pas être rassasiée, sinon par Dieu.

C’est là leur privilège. Ils sont seuls à le posséder. Dans toutes les autres conditions, sans exception, des fins particulières se proposent à l’activité. Il n’est pas de fin particulière, quand ce serait le salut d’une âme ou de plusieurs, qui ne puisse faire écran et cacher Dieu. Il faut par le détachement percer à travers l’écran. Pour les travailleurs il n’y a pas d’écran. Rien ne les sépare de Dieu. Ils n’ont qu’à lever la tête.

Le difficile pour eux est de lever la tête. Ils n’ont pas, comme c’est le cas de tous les autres hommes, quelque chose en trop dont il leur faille se débarrasser avec effort. Ils ont quelque chose en trop peu. Il leur manque des intermédiaires. Quand on leur a conseillé de penser à Dieu et de lui faire offrande de leurs peines et de leurs souffrances, on n’a encore rien fait pour eux.

Les gens vont dans les églises exprès pour prier ; et pourtant on sait qu’ils ne le pourront pas si on ne fournit pas à leur attention des intermédiaires pour en soutenir l’orientation vers Dieu. L’architecture même de l’église, les images dont elle est pleine, les mots de la liturgie et des prières, les gestes rituels du prêtre sont ces intermédiaires. En y fixant l’attention, elle se trouve orientée vers Dieu. Combien plus grande encore la nécessité de tels intermédiaires sur le lieu du travail, où l’on va seulement pour gagner sa vie ! Là tout accroche la pensée à la terre.

Or on ne peut pas y mettre des images religieuses et proposer à ceux qui travaillent de les regarder. On ne peut leur suggérer non plus de réciter des prières en travaillant. Les seuls objets sensibles où ils puissent porter leur attention, c’est la matière, les instruments, les gestes de leur travail. Si ces objets mêmes ne se transforment pas en miroirs de la lumière, il est impossible que pendant le travail l’attention soit orientée vers la source de toute lumière. Il n’est pas de nécessité plus pressante que cette transformation.

Elle n’est possible que s’il se trouve dans la matière, telle qu’elle s’offre au travail des hommes, une propriété réfléchissante. Car il ne s’agit pas de fabriquer des fictions ou des symboles arbitraires. La fiction, l’imagination, la rêverie ne sont nulle part moins à leur place que dans ce qui concerne la vérité. Mais par bonheur pour nous il y a une propriété réfléchissante dans la matière. Elle est un miroir terni par notre haleine. Il faut seulement nettoyer le miroir et lire les symboles qui sont écrits dans la matière de toute éternité.

L’Évangile en contient quelques-uns. Dans une chambre, on a besoin pour penser à la nécessité de la mort morale en vue d’une nouvelle et véritable naissance, de lire ou de se répéter les mots qui concernent le grain que la mort seule rend fécond. Mais celui qui est en train de semer peut s’il le veut porter son attention sur cette vérité sans l’aide d’aucun mot, à travers son propre geste et le spectacle du grain qui s’enfouit. S’il ne raisonne pas autour d’elle, s’il la regarde seulement, l’attention qu’il porte à l’accomplissement de sa tâche n’en est pas entravée, mais portée au degré le plus haut d’intensité. Ce n’est pas vainement qu’on nomme attention religieuse la plénitude de l’attention. La plénitude de l’attention n’est pas autre chose que la prière.

Il en est de même pour la séparation de l’âme et du Christ qui dessèche l’âme comme se dessèche le sarment coupé du cep. La taille de la vigne dure des jours et des jours dans les grands domaines. Mais aussi il y a là une vérité qu’on peut regarder des jours et des jours sans l’épuiser.

Il serait facile de découvrir, inscrits de toute éternité dans la nature des choses, beaucoup d’autres symboles capables de transfigurer non pas seulement le travail en général, mais chaque tâche dans sa singularité. Le Christ est le serpent d’airain qu’il suffit de regarder pour échapper à la mort. Mais il faut pouvoir le regarder d’une manière tout à fait ininterrompue. Pour cela il faut que les choses sur lesquelles les besoins et les obligations de la vie contraignent à porter le regard reflètent ce qu’elles nous empêchent de regarder directement. Il serait bien étonnant qu’une église construite de main d’homme fût pleine de symboles et que l’univers n’en fût pas infiniment plein. Il en est infiniment plein. Il faut les lire.

L’image de la Croix comparée à une balance, dans l’hymne du vendredi saint, pourrait être une inspiration inépuisable pour ceux qui portent des fardeaux, manient des leviers, sont fatigués le soir par la pesanteur des choses. Dans une balance un poids considérable et proche du point d’appui peut être soulevé par un poids très faible placé à une très grande distance. Le corps du Christ était un poids bien faible, mais par la distance entre la terre et le ciel il a fait contrepoids à l’univers. D’une manière infiniment différente, mais assez analogue pour servir d’image, quiconque travaille, soulève des fardeaux, manie des leviers doit aussi de son faible corps faire contrepoids à l’univers. Cela est trop lourd, et souvent l’univers fait plier le corps et l’âme sous la lassitude. Mais celui qui s’accroche au ciel fera facilement contrepoids. Celui qui a une fois aperçu cette pensée ne peut pas en être distrait par la fatigue, l’ennui et le dégoût. Il ne peut qu’y être ramené.

Le soleil et la sève végétale parlent continuellement, dans les champs, de ce qu’il y a de plus grand au monde. Nous ne vivons pas d’autre chose que d’énergie solaire ; nous la mangeons, et c’est elle qui nous maintient debout, qui fait mouvoir nos muscles, qui corporellement opère en nous tous nos actes. Elle est peut-être, sous des formes diverses, la seule chose dans l’univers qui constitue une force antagoniste à la pesanteur ; c’est elle qui monte dans les arbres, qui par nos bras soulève des fardeaux, qui meut nos moteurs. Elle procède d’une source inaccessible et dont nous ne pouvons pas nous rapprocher même d’un pas. Elle descend continuellement sur nous. Mais quoiqu’elle nous baigne perpétuellement nous ne pouvons pas la capter. Seul le principe végétal de la chlorophylle peut la capter pour nous et en faire notre nourriture. Il faut seulement que la terre soit convenablement aménagée par nos efforts ; alors, par la chlorophylle, l’énergie solaire devient chose solide et entre en nous comme pain, comme vin, comme huile, comme fruits. Tout le travail du paysan consiste à soigner et à servir cette vertu végétale qui est une parfaite image du Christ.

Les lois de la mécanique, qui dérivent de la géométrie et qui commandent à nos machines, contiennent des vérités surnaturelles. L’oscillation du mouvement alternatif est l’image de la condition terrestre. Tout ce qui appartient aux créatures est limité, excepté le désir en nous qui est la marque de notre origine ; et nos convoitises, qui nous font chercher l’illimité ici-bas, sont par là pour nous l’unique source d’erreur et de crime. Les biens que contiennent les choses sont finis, les maux aussi, et d’une manière générale une cause ne produit un effet déterminé que jusqu’à un certain point, au delà duquel, si elle continue à agir, l’effet se retourne. C’est Dieu qui impose à toute chose une limite et par qui la mer est enchaînée. En Dieu il n’y a qu’un acte éternel et sans changement qui se boucle sur soi et n’a d’autre objet que soi. Dans les créatures il n’y a que des mouvements dirigés vers le dehors, mais qui par la limite sont contraints d’osciller ; cette oscillation est un reflet dégradé de l’orientation vers soi-même qui est exclusivement divine. Cette liaison a pour image dans nos machines la liaison du mouvement circulaire et du mouvement alternatif. Le cercle est aussi le lieu des moyennes proportionnelles ; pour trouver d’une manière parfaitement rigoureuse la moyenne proportionnelle entre l’unité et un nombre qui n’est pas un carré, il n’y a pas d’autre méthode que de tracer un cercle. Les nombres pour lesquels il n’existe aucune médiation qui les relie naturellement à l’unité sont des images de notre misère ; et le cercle qui vient du dehors, d’une manière transcendante par rapport au domaine des nombres, apporter une médiation est l’image de l’unique remède à cette misère. Ces vérités et beaucoup d’autres sont écrites dans le simple spectacle d’une poulie qui détermine un mouvement oscillant ; celles-là peuvent être lues au moyen de connaissances géométriques très élémentaires ; le rythme même du travail, qui correspond à l’oscillation, les rend sensibles au corps ; une vie humaine est un délai bien court pour les contempler.

On pourrait trouver bien d’autres symboles, quelques-uns plus intimement unis au comportement même de celui qui travaille. Parfois il suffirait au travailleur d’étendre à toutes les choses sans exception son attitude à l’égard du travail pour posséder la plénitude de la vertu. Il y a aussi des symboles à trouver pour ceux qui ont des besognes d’exécution autres que le travail physique. On peut en trouver pour les comptables dans les opérations élémentaires de l’arithmétique, pour les caissiers dans l’institution de la monnaie, et ainsi de suite. Le réservoir est inépuisable.

À partir de là on pourrait faire beaucoup. Transmettre aux adolescents ces grandes images, liées à des notions de science élémentaire et de culture générale, dans des cercles d’études. Les proposer comme thèmes pour leurs fêtes, pour leurs tentatives théâtrales. Instituer autour d’elles des fêtes nouvelles, par exemple la veille du grand jour où un petit paysan de quatorze ans laboure seul pour la première fois. Faire par leur moyen que les hommes et les femmes du peuple vivent perpétuellement baignés dans une atmosphère de poésie surnaturelle ; comme au moyen âge ; plus qu’au moyen âge ; car pourquoi se limiter dans l’ambition du bien ?

On leur éviterait ainsi le sentiment d’infériorité intellectuelle si fréquent et parfois si douloureux, et aussi l’assurance orgueilleuse qui s’y substitue quelquefois après un léger contact avec les choses de l’esprit. Les intellectuels, de leur côté, pourraient ainsi éviter à la fois le dédain injuste et l’espèce de déférence non moins injuste que la démagogie avait mise à la mode, il y a quelques années, dans certains milieux. Les uns et les autres se rejoindraient, sans aucune inégalité, au point le plus haut, celui de la plénitude de l’attention, qui est la plénitude de la prière. Du moins ceux qui le pourraient. Les autres sauraient du moins que ce point existe et se représenteraient la diversité des chemins ascendants, laquelle, tout en produisant une séparation aux niveaux inférieurs, comme fait l’épaisseur d’une montagne, n’empêche pas l’égalité.

Les exercices scolaires n’ont pas d’autre destination sérieuse que la formation de l’attention. L’attention est la seule faculté de l’âme qui donne accès à Dieu. La gymnastique scolaire exerce une attention inférieure discursive, celle qui raisonne ; mais, menée avec une méthode convenable, elle peut préparer l’apparition dans l’âme d’une autre attention, celle qui est la plus haute, l’attention intuitive. L’attention intuitive dans sa pureté est l’unique source de l’art parfaitement beau, des découvertes scientifiques vraiment lumineuses et neuves, de la philosophie qui va vraiment vers la sagesse, de l’amour du prochain vraiment secourable ; et c’est elle qui, tournée directement vers Dieu, constitue la vraie prière.

De même qu’une symbolique permettrait de bêcher et de faucher en pensant à Dieu, de même une méthode transformant les exercices scolaires en préparation pour cette espèce supérieure d’attention permettrait seule à un adolescent de penser à Dieu pendant qu’il s’applique à un problème de géométrie ou à une version latine. Faute de quoi le travail intellectuel, sous un masque de liberté, est lui aussi un travail servile.

Ceux qui ont des loisirs ont besoin, pour parvenir à l’attention intuitive, d’exercer jusqu’à la limite de leur capacité les facultés de l’intelligence discursive ; autrement elles font obstacle. Surtout pour ceux que leur fonction sociale oblige à faire jouer ces facultés il n’est pas sans doute d’autre chemin. Mais l’obstacle est faible et l’exercice peut se réduire à peu de chose pour ceux chez qui la fatigue d’un long travail quotidien paralyse presque entièrement ces facultés. Pour eux le travail même qui produit cette paralysie, pourvu qu’il soit transformé en poésie, est le chemin qui mène à l’attention intuitive.

Dans notre société la différence d’instruction produit, plus que la différence de richesse, l’illusion de l’inégalité sociale. Marx, qui est presque toujours très fort quand il décrit simplement le mal, a légitimement flétri comme une dégradation la séparation du travail manuel et du travail intellectuel. Mais il ne savait pas qu’en tout domaine les contraires ont leur unité dans un plan transcendant par rapport à l’un et à l’autre. Le point d’unité du travail intellectuel et du travail manuel, c’est la contemplation, qui n’est pas un travail. Dans aucune société celui qui manie une machine ne peut exercer la même espèce d’attention que celui qui résout un problème. Mais l’un et l’autre peuvent, également s’ils le désirent et s’ils ont une méthode, en exerçant chacun l’espèce d’attention qui constitue son lot propre dans la société, favoriser l’apparition et le développement d’une autre attention située au-dessus de toute obligation sociale, et qui constitue un lien direct avec Dieu.

Si les étudiants, les jeunes paysans, les jeunes ouvriers se représentaient d’une manière tout à fait précise, aussi précise que les rouages d’un mécanisme clairement compris, les différentes fonctions sociales comme constituant des préparations également efficaces pour l’apparition dans l’âme d’une même faculté transcendante, qui a seule une valeur, l’égalité deviendrait une chose concrète. Elle serait alors à la fois un principe de justice et d’ordre.

La représentation tout à fait précise de la destination surnaturelle de chaque fonction sociale fournit seule une norme à la volonté de réforme. Elle permet seule de définir l’injustice. Autrement il est inévitable qu’on se trompe soit en regardant comme des injustices des souffrances inscrites dans la nature des choses, soit en attribuant à la condition humaine des souffrances qui sont des effets de nos crimes et tombent sur ceux qui ne les méritent pas.

Une certaine subordination et une certaine uniformité sont des souffrances inscrites dans l’essence même du travail et inséparables de la vocation surnaturelle qui y correspond. Elles ne dégradent pas. Tout ce qui s’y ajoute est injuste et dégrade. Tout ce qui empêche la poésie de se cristalliser autour de ces souffrances est un crime. Car il ne suffit pas de retrouver la source perdue d’une telle poésie, il faut encore que les circonstances mêmes du travail lui permettent d’exister. Si elles sont mauvaises, elles la tuent.

Tout ce qui est indissolublement lié au désir ou à la crainte d’un changement, à l’orientation de la pensée vers l’avenir, serait à exclure d’une existence essentiellement uniforme et qui doit être acceptée comme telle. En premier lieu la souffrance physique, hors celle qui est rendue manifestement inévitable par les nécessités du travail. Car il est impossible de souffrir sans aspirer au soulagement. Les privations seraient mieux à leur place dans toute autre condition sociale que dans celle-là. La nourriture, le logement, le repos et le loisir doivent être tels qu’une journée de travail prise en elle-même soit normalement vide de souffrance physique. D’autre part le superflu non plus n’est pas à sa place dans cette vie ; car le désir du superflu est par lui-même illimité et implique celui d’un changement de condition. Toute la publicité, toute la propagande, si variée dans ses formes, qui cherche à exciter le désir du superflu dans les campagnes et parmi les ouvriers doit être regardée comme un crime. Un individu peut toujours sortir de la condition ouvrière ou paysanne, soit par manque radical d’aptitude professionnelle, soit par la possession d’aptitudes différentes ; mais pour ceux qui y sont, il ne devrait y avoir de changement possible que d’un bien-être étroitement borné à un bien-être large ; il ne devrait y avoir aucune occasion pour eux de craindre tomber à moins ou d’espérer parvenir à plus. La sécurité devrait être plus grande dans cette condition sociale que dans toute autre. Il ne faut donc pas que les hasards de l’offre et de la demande en soient maîtres.

L’arbitraire humain contraint l’âme, sans qu’elle puisse s’en défendre, à craindre et à espérer. Il faut donc qu’il soit exclu du travail autant qu’il est possible. L’autorité ne doit y être présente que là où il est tout à fait impossible qu’elle soit absente. Ainsi la petite propriété paysanne vaut mieux que la grande. Dès lors, partout où la petite est possible, la grande est un mal. De même la fabrication de pièces usinées dans un petit atelier d’artisan vaut mieux que celle qui se fait sous les ordres d’un contremaître. Job loue la mort de ce que l’esclave n’y entend plus la voix de son maître. Toutes les fois que la voix qui commande se fait entendre alors qu’un arrangement praticable pourrait y substituer le silence, c’est un mal.

Mais le pire attentat, celui qui mériterait peut-être d’être assimilé au crime contre l’Esprit, qui est sans pardon, s’il n’était probablement commis par des inconscients, c’est l’attentat contre l’attention des travailleurs. Il tue dans l’âme la faculté qui y constitue la racine même de toute vocation surnaturelle. La basse espèce d’attention exigée par le travail taylorisé n’est compatible avec aucune autre, parce qu’elle vide l’âme de tout ce qui n’est pas le souci de la vitesse. Ce genre de travail ne peut pas être transfiguré, il faut le supprimer.

Tous les problèmes de la technique et de l’économie doivent être formulés en fonction d’une conception de la meilleure condition possible du travail. Une telle conception est la première des normes ; toute la société doit être constituée d’abord de telle manière que le travail ne tire pas vers en bas ceux qui l’exécutent.

Il ne suffit pas de vouloir leur éviter des souffrances, il faudrait vouloir leur joie. Non pas des plaisirs qui se paient, mais des joies gratuites qui ne portent pas atteinte à l’esprit de pauvreté. La poésie surnaturelle qui devrait baigner toute leur vie devrait aussi être concentrée à l’état pur, de temps à autre, dans des fêtes éclatantes. Les fêtes sont aussi indispensables à cette existence que les bornes kilométriques au réconfort du marcheur. Des voyages gratuits et laborieux, semblables au Tour de France d’autrefois, devraient dans leur jeunesse rassasier leur faim de voir et d’apprendre. Tout devrait être disposé pour que rien d’essentiel ne leur manque. Les meilleurs d’entre eux doivent pouvoir posséder dans leur vie elle-même la plénitude que les artistes cherchent indirectement par l’intermédiaire de leur art. Si la vocation de l’homme est d’atteindre la joie pure à travers la souffrance, ils sont placés mieux que tous les autres pour l’accomplir de la manière la plus réelle.


  1. Écrit à Marseille en 1941, a paru partiellement dans le no 4 du Cheval de Troie en 1947.