La Confédération Générale du Travail/01

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Librairie des sciences politiques et sociales (p. 3-33).


= LA CONFÉDÉRATION =
GÉNÉRALE DU TRAVAIL



I

L’Organisation


Depuis qu’au congrès corporatif de Limoges de 1895 la classe ouvrière s’est donné une organisation autonome, indépendante de tous les partis démocratiques, elle a eu la tendance continue à toujours se libérer davantage de toutes les tutelles, soit de l’État, soit des municipalités.

C’est que la classe ouvrière ne rêve pas de s’adapter au monde capitaliste, de s’encastrer dans le système de production actuelle, pour s’y développer au mieux de ses intérêts. Elle a des visées plus hautes — des visées de transformation sociale — et ce sont ces aspirations révolutionnaires qui l’ont amenée à se constituer en parti de classe et en opposition à tous les autres partis et en opposition à toutes les autres classes.

Ainsi, outre que par sa forme d’organisation la classe ouvrière entend s’être forgé un moyen de lutter, au jour le jour, contre les forces d’exploitation et d’oppression, elle entend, aussi, réaliser et fortifier des groupements aptes à accomplir l’expropriation capitaliste et capables de procéder à une réorganisation sociale sur le plan communiste.

L’organisme confédéral est essentiellement fédéraliste. À la base, il y a le syndicat — qui est un agglomérat de travailleurs ; au deuxième degré, il y a la fédération de syndicats et l’union de syndicats — qui sont des agglomérats de syndicats ; puis, au troisième et dernier degré, il y a la Confédération générale du Travail — qui est un agglomérat de fédérations et d’unions de syndicats.

À chaque degré, l’autonomie de l’organisme est complète : les fédérations et unions de syndicats sont autonomes dans la Confédération ; les syndicats sont autonomes dans les fédérations et unions de syndicats ; les syndiqués sont autonomes dans les syndicats.

Cette coordination des forces ouvrières s’est faite, naturellement, logiquement, comme toutes les manifestations de la vie, — et non arbitrairement, suivant un programme élaboré à l’avance. Elle s’est faite du simple au composé, en partant de la base : les syndicats se sont d’abord constitués ; puis, quand la nécessité de groupements plus complexes est apparue, sont venues les fédérations et unions de syndicats ; ensuite, à son heure, s’est réalisée la Confédération.


I

LES SYNDICATS


Les syndicats, cellule de l’organisation corporative, sont constitués par le groupement des ouvriers d’un même métier, d’une même industrie ou accomplissant des besognes similaires. La volonté initiale des constituants du syndicat est de réaliser une force capable de résister aux exigences patronales. Donc, le groupement se fait, spontanément, sur le terrain économique, sans qu’il soit besoin qu’intervienne aucune idée préconçue, ce sont des intérêts qui sont en jeu ; et tous les ouvriers qui ont des intérêts identiques à ceux débattus dans ce groupement peuvent s’y affilier, sans qu’ils aient à faire connaître quelles sont leurs conceptions en matière philosophique, politique ou religieuse.

Une caractéristique du syndicat, sur laquelle il est nécessaire d’insister, est qu’il ne limite pas son action à revendiquer uniquement pour ses membres ; il n’est pas un groupement particulariste, mais profondément social, et c’est pour l’ensemble de la corporation qu’il combat. Par là même ne préside à sa coordination aucune pensée d’étroit égoïsme, mais un sentiment de profonde solidarité sociale ; il manifeste, dès l’origine, les tendances communistes qu’il porte en soi et qui iront en s’accentuant, au fur et à mesure de son développement.

On sait que les syndicats ne sont pas de création récente, quoique la loi qui règle leur existence ne remonte qu’à 1884. Longtemps avant, malgré l’interdiction légale il s’en était constitué. Et c’est parce que, en fait, les syndicats avaient conquis leur place au soleil que l’État s’est avisé de leur reconnaître une existence légale ; il a sanctionné ce qu’il ne pouvait empêcher. Il l’a fait, d’ailleurs, avec l’arrière-pensée de canaliser et d’énerver cette force ouvrière.

Ces préoccupations gouvernementales n’échappèrent pas à la clairvoyance des travailleurs. Aussi, dès l’abord, ils accueillirent avec répugnance et suspicion la loi nouvelle, se refusant à remplir les formalités exigées. Depuis lors, cependant, la plupart des syndicats qui se fondent ne se constituent plus en marge de la loi. Certes, il y a dans ce fait un peu d’accoutumance ; cependant, cela ne signifie pas que les organisations corporatives disciplinées se soumettent à l’esprit de la loi. Le contraire est plus exact : les syndicats ne tiennent pas compte des prescriptions législatives ; ils se développent sans se préoccuper d’elles et, s’ils remplissent les formalités exigées, c’est parce qu’ils n’y attachent aucune importance, se sachant assez forts pour passer outre.

La loi de 1884, après avoir aboli la législation interdisant tout groupement corporatif édicte pour les syndicats la nécessité de déposer leurs statuts à la mairie et les noms de ceux qui, à un titre quelconque, sont chargés de l’administration ; il est stipulé que ces derniers doivent être français.

Les réunions syndicales sont libres ; elles se tiennent sans avis préalable aux autorités, sans qu’aucune entrave puisse être mise à leur tenue.

De prime abord, l’objection faite à cette loi fut l’obligation de faire connaître le nom des militants du syndicat. On craignait avec raison que la police, avisée ainsi naturellement, n’intervînt chez les patrons des administrateurs et leur occasionnât des ennuis. Ce n’était pas une crainte exagérée ; la chose s’est produite un nombre incalculable de fois. Seulement, à la pratique de la lutte, les militants se sont rendu compte que cet inconvénient résultait autant de l’action syndicale elle-même que de la déclaration légale.

L’administration syndicale est très simple ; l’assemblée générale du syndicat nomme un conseil syndical de quelques membres, environ une dizaine, et un secrétaire et un trésorier ont charge de la besogne, toute d’administration. Les fonctions du conseil syndical, de même que celles du secrétaire et du trésorier, sont très définies, limitées à l’exécution des décisions de l’assemblée. Pour toute question d’ordre général et non prévue, c’est à elle qu’il en est référé. Les décisions de l’assemblée générale sont souveraines et valables quel que soit le nombre des membres présents. En cela se manifeste la divergence de principe qui met aux deux pôles le démocratisme et le syndicalisme. Le premier est la manifestation des majorités inconscientes, qui, par le jeu du suffrage universel, font bloc pour étouffer les minorités conscientes, en vertu du dogme de la souveraineté populaire. À cette souveraineté, le syndicalisme oppose les droits des individus et il tient seulement compte des volontés exprimées par eux. Si les volontés manifestées sont peu nombreuses, c’est regrettable, mais ce n’est pas une raison pour les annihiler sous le poids mort des inconsciences ; il considère donc que les indifférents, par le seul fait qu’ils ont négligé de formuler leur volonté, n’ont qu’à acquiescer aux décisions prises. Et cela est d’autant plus normal qu’ils se sont enlevé tout droit de critique, par leur apathie et leur résignation.

La besogne du syndicat qui prime toutes les autres et qui lui donne son véritable caractère d’organisme de combat social est une besogne de lutte de classe ; elle est de résistance et d’éducation. Le syndicat veille aux intérêts professionnels, non pas spécialement de ses membres, mais de l’ensemble de la corporation ; par son action, il tient en respect le patron, réfrène ses insatiables désirs d’exploitation, revendique un mieux-être toujours plus considérable, se préoccupe des conditions d’hygiène dans la production, etc. Outre cette besogne quotidienne, il a souci de ne pas négliger l’œuvre éducatrice qui consiste à préparer la mentalité des travailleurs à une transformation sociale éliminant le patronat.

Les besognes au jour le jour auxquelles le syndicat fait face sont de deux ordres : appui mutuel et résistance ; ainsi il s’occupe du placement des sans-travail et facilite à ceux-ci la recherche d’emploi ; il y a même des syndicats qui s’adonnent à des œuvres de mutualité, telles que secours de maladie, de chômage, etc.

C’est dans cette voie, qui n’est pas spécifique de la lutte de classe et qui, au contraire, si d’autre horizon n’apparaissait pas, constituerait une adaptation du syndicat au milieu capitaliste, que les pouvoirs publics voudraient voir s’aiguiller les organisations corporatives. Ils les souhaiteraient mettant au premier plan ces œuvres, plus mutualistes que revendicatrices. Mais les syndicats français ont dépassé ce stade ; ils ont fait de la mutualité autrefois, principalement pour masquer l’œuvre illégale de résistance au patronat ; ils ont même caressé le rêve de s’émanciper par la coopération ; seulement, l’expérience aidant, ils se sont dégagés et, aujourd’hui, c’est l’œuvre de résistance à l’exploitation capitaliste qui domine toutes leurs préoccupations.

Cette attitude différencie les syndicats français de ceux des autres pays (Angleterre, Allemagne, etc.), où la mutualité tient une large place dans les préoccupations. En France, on ne dédaigne pas la mutualité, forme primaire de la solidarité, mais on en fait en dehors du syndicat, afin de ne pas surcharger l’organisme de lutte et risquer d’atténuer ainsi sa force combative.

Le tableau suivant, qui indique les institutions créées par les syndicats, fait constater le rôle effacé attribué à la mutualité dans les syndicats. Sur plus de 5 500 syndicats au 1er  janvier 1908, date de la dernière statistique, qui englobe les syndicats ouvriers « rouges » aussi bien que les « jaunes », et qui a été dressée par le ministère du Travail, il y avait en leur sein :

Bureaux ou offices de placement ................ 1.366
Bibliothèques professionnelles ................. 1.412
Caisses de secours mutuels .................. 929
Caisses de chômage ...................... 718
Secours de route (viatium) ................... 695
Cours et écoles professionnelles ................ 512
Caisses de retraite ........................ 76
Caisses de crédit mutuel .................... 54
Coopératives de consommation, économats ......... 83
Coopératives de production ................... 34

On le voit, à part les bureaux de placement qui, après les bibliothèques, tiennent le premier rang, les œuvres de mutualité n’arrivent pas à dépasser le cinquième de l’effectif des organisations syndicales. Les caisses de chômage et celles de secours de route, qui sont une sorte de solidarité de classe, viennent à peu près sur le même rang — englobant environ le sixième de l’effectif syndical.

Le gouvernement s’est préoccupé de pousser au développement des caisses de chômage, en accordant une prime, — sous forme de subvention globale de cent mille francs à répartir annuellement entre elles, — mais l’appât de cette subvention n’a pas eu l’effet qu’il espérait. Les organisations corporatives n’ont pas été aguichées ; elles ont prêté à l’État l’arrière-pensée de vouloir les leurrer, avec l’espoir de pallier le chômage grâce à ces caisses. Aussi, infime est le nombre des organisations qui, sur cette incitation, ont constitué des caisses de chômage ; la majeure partie des caisses est antérieure à cette subvention.

Dans la plupart des cas, avons-nous dit, les caisses de mutualité et de chômage ne sont pas soudées au syndicat ; elles en sont des filiales autonomes, ayant une existence propre, et l’adhésion à ces caisses n’est pas, pour le syndiqué, obligatoire. Il n’en est guère autrement que dans les syndicats de constitution déjà ancienne. L’autonomie relative de ces diverses œuvres a l’avantage de ne pas surcharger le syndicat de préoccupations autres que la résistance et de ne pas atténuer son caractère de lutte de classe.

C’est cela qui est, en France, l’objectif dominant de l’organisation syndicale : la lutte de classe. Et c’est justement parce qu’ils ont ce caractère nettement combatif que les syndicats n’ont pas encore englobé dans leur sein les foules ouvrières dont s’enorgueillissent les organisations d’autres pays. Seulement, ce qu’il faut souligner, c’est que ces foules vont à ces syndicats attirées surtout par le mirage de la mutualité, tandis qu’en France ces préoccupations sont très secondaires et les travailleurs se syndiquent parce qu’ils sentent — plus ou moins vaguement ou nettement — la nécessité de la résistance au patronat.

Ce caractère des syndicats français, les statuts types édités par la Confédération générale du Travail le formulent en la suivante déclaration préalable :


« Considérant que par sa seule puissance le travailleur ne peut espérer réduire l’exploitation dont il est victime ;

« Que, d’autre part, ce serait s’illusionner que d’attendre notre émancipation des gouvernants, car — à les supposer animés des meilleures intentions à notre égard — ils ne peuvent rien de définitif, attendu que l’amélioration de notre sort est en raison directe de la décroissance de la puissance gouvernementale ;

« Considérant que, de par les effets de l’industrie moderne et de l’appui logique que procure le pouvoir aux détenteurs de la propriété et des instruments de production, il y a antagonisme permanent entre le Capital et le Travail ;

« Que, de ce fait, deux classes bien distinctes et irréconciliables sont en présence : d’un côté, ceux qui détiennent le Capital, de l’autre les Producteurs qui sont les créateurs de toutes les richesses, puisque le Capital ne se constitue que par un prélèvement effectué au détriment du Travail ;

« Pour ces raisons, les prolétaires doivent donc se faire un devoir de mettre en application l’axiome de l’Internationale : « L’émancipation des travailleurs ne peut être que l’œuvre des travailleurs eux-mêmes » ;

« Considérant que, pour atteindre ce but, de toutes les formes de groupement le syndicat est la meilleure, attendu qu’il est un groupement d’intérêts coalisant les exploités devant l’ennemi commun : le capitaliste ; que par cela même il rallie dans son sein tous les producteurs de quelque opinion ou conception philosophique, politique ou religieuse qu’ils se réclament ;

« Considérant également que si le syndicat se cantonnait dans un isolement regrettable, il commettrait fatalement (toutes proportions gardées) la même erreur que le travailleur isolé et qu’il manquerait ainsi à la pratique de la solidarité ; il y a donc nécessité que tous les producteurs s’unissent d’abord dans le syndicat et, ce premier acte réalisé, complètent l’œuvre syndicale en faisant adhérer leur syndicat à leur Fédération locale ou Bourse du travail, et par le canal de leur union nationale à la Confédération générale du Travail ;

« À cette condition seulement, les travailleurs pourront lutter efficacement contre les oppresseurs jusqu’à la complète disparition du salariat et du patronat. »


Cette déclaration, qui précise l’orientation syndicale, est, en termes plus ou moins explicites, celle dont se réclament la grande majorité des syndicats. En effet, sur les 5,500 syndicats, les plus actifs, les plus vivants — ceux qu’on qualifie de « syndicats rouges » — sont adhérents à la Confédération du Travail. Celle-ci groupe, en fait, dans sa section des fédérations, 2,500 syndicats et, si l’on tient compte qu’à sa section des Bourses du travail sont groupés nombre de syndicats qui ne sont pas affiliés à une Fédération corporative, on constate que plus des deux tiers des syndicats sont confédérés. Outre les syndicats adhérant seulement à leur Fédération corporative et à leur Bourse du travail, le nombre de ceux adhérant seulement à leur Bourse s’élève à la section des Bourses du travail à environ 900. Ces syndicats, ajoutés aux 2,500 affilés aux Fédérations corporatives, donnent un total de 3,400 syndicats confédérés.

D’autre part, il faut se souvenir que les statistiques gouvernementales n’ont qu’une valeur relative. Sur les 5,000 syndicats qu’elles annoncent, il en est de fictifs et d’inexistants, — sans compter les syndicats jaunes. Or, quoique la plupart de ces derniers n’aient qu’une vitalité problématique, constitués qu’ils sont sous l’influence patronale, ils n’en font pas moins nombre. Ainsi, dans le seul département du Nord (qui d’ailleurs à ce point de vue offre une situation tout à fait exceptionnelle), les patrons, aidés des congrégations religieuses, ont créé une centaine de syndicats jaunes ; la plupart de ces prétendus syndicats comprennent une trentaine d’ouvriers d’une même usine, sous les ordres d’un contremaître. De tels agglomérats n’ont de syndicats que l’étiquette — cependant ils ont leur état civil à l’Annuaire des syndicats que publie l’État.

Par conséquent, en faisant le départ des syndicats fictifs, problématiques et jaunes, on constate que la majeure partie des syndicats relève de la Confédération générale du Travail.

II

LES FÉDÉRATIONS DE SYNDICATS


L’affiliation des syndicats à la Confédération s’effectue par la voie d’une double série d’organismes fédératifs qui groupent, d’un côté, les syndicats de professions diverses agglomérées dans une même ville ou région et, de l’autre, les syndicats d’une même profession répandus sur la surface du territoire.

Les premiers de ces groupements sont les Bourses du travail ou Unions de syndicats ; les seconds sont les Fédérations nationales corporatives.


L’Union des syndicats d’une même ville est une telle nécessité que ce mode de groupement s’est développé rapidement, plus rapidement même que les Fédérations corporatives. Les syndicats ont vite compris que si, dans leur centre, ils restaient isolés les uns des autres, ils se trouveraient à peu près dans la même situation qu’un travailleur se tenant à l’écart du syndicat : ils n’auraient pu compter que sur leurs propres forces et leurs sentiments de révolte n’eussent pas été fécondés par leur esprit de solidarité.

Donc, le groupement des syndicats d’une même ville s’est fait plus spontanément que le groupement fédéral corporatif, rayonnant sur toute la France. Il a d’ailleurs été facilité par l’appui des municipalités, qui, avec une arrière-pensée politique, ont donné locaux et subventions à ces agglomérats de syndicats. Ces institutions nouvelles ont pris le titre de Bourses du Travail. Les municipalités avaient espéré que ces organisations limiteraient leur action au terre à terre corporatiste et avaient espéré, par leurs largesses, s’attirer la reconnaissance des syndicats, s’en faire une clientèle électorale.

Or, la Bourse du Travail est, en devenir, l’organisme qui, dans une société transformée, où il n’y aura plus possibilité d’exploitation humaine, se substituera à la municipalité. Par conséquent, il est inévitable que des conflits éclatent entre ces deux forces en présence, l’une représentant le passé, l’autre l’avenir.

Les syndicats ne se sont pas crus liés par les subventions reçues ; ils ont suivi leur voie, sans se préoccuper si leur action causait ou non un préjudice électoral au personnel politique de l’Hôtel de Ville.

Alors, par rancune et par dépit, nombre de municipalités sont parties en guerre contre les Bourses du Travail, leur refusant les subventions ou ne les accordant qu’à des conditions inacceptables. Et il est à noter que ces persécutions ne sont pas particulières à des municipalités d’opinion réactionnaires ou simplement républicaines, mais que des municipalités socialistes ont été des plus acharnées contre les Bourses du Travail. Pour n’en citer que deux : celles des deux grandes villes, Paris et Lyon.

Ces conflits sont une manifestation de la divergence qu’il y a entre le démocratisme et le syndicalisme. Quelles que soient les opinions arborées par les municipalités — même socialistes, — ces opinions évoluent dans le cadre de la société capitaliste et, par conséquent, aboutissent à le perpétuer ; au contraire, à la Bourse du Travail, parce que les opinions sont une préoccupation insignifiante, tout concourt à développer l’embryon de la société nouvelle qui se substituera au capitalisme. C’est cet antagonisme que marquent les conflits entre les municipalités et les Bourses du Travail ; il y a discordance complète de points de vue et d’intérêts entre ces deux organismes, — discordance qui ne tient pas aux opinions, encore une fois, puisque des municipalités de toutes opinions ont persécuté des Bourses du Travail.

C’est par besoin, faute de ressources suffisantes, que les organisations ouvrières acceptaient ou demandaient les subventions municipales ; mais, à l’épreuve, elles ont compris à quels dangers les expose cette tutelle et elles ont manœuvré pour s’en libérer. Il s’est constitué d’abord des Unions de Syndicats, vivant à côté de la Bourse du Travail, quelquefois même dans le local municipal. Il y a alors une juxtaposition d’organismes qui prête à un peu de confusion : la Bourse du Travail et l’Union des Syndicats s’entrelacent, administrées quelquefois par les mêmes hommes. Mais l’Union des Syndicats est alors un organisme moralement autonome, pouvant faire sa propagande sans se préoccuper si cela plaît ou non à la municipalité, et la Bourse du Travail n’est plus qu’un local ou tout au plus un organisme inférieur. Quand cette situation se présente, la Confédération du Travail s’affilie l’Union des Syndicats et non la Bourse du Travail.

Cette semi-indépendance est encore trop précaire ; aussi, de plus en plus, les Unions locales tendent à se libérer de tout subventionnisme, en s’installant dans des locaux à elles. Cette pleine autonomie, qui est en passe de se réaliser, — trop lentement au gré des plus actifs militants, — tout en nécessitant, de la part des syndicats, de lourds sacrifices et de grands efforts, donnera au mouvement syndical un essor prodigieux et accroîtra la confiance que les travailleurs mettent en lui.

Les Bourses du travail ou Unions locales sont aujourd’hui au nombre de 157, affiliées à la Confédération du Travail ; elles groupent 2 500 syndicats, sur lesquels environ 1600 sont reliés à une Fédération nationale corporative. Il y a donc à peu près 900 syndicats qui, au point de vue de l’affiliation à la Confédération, sont « boiteux » attendu qu’ils ne relèvent que de l’une des deux sections confédérales, — celle des Bourses du Travail.

L’administration de ces organismes locaux procède toujours du principe fédératif : les syndicats nomment un ou plusieurs délégués, sans durée de mandat déterminée, par conséquent toujours révocables, pour constituer un Conseil d’administration qui doit assurer le fonctionnement de tous les services de la Bourse du Travail. Ces services sont de deux ordres : de solidarité et de propagande.

Outre le service de placement gratuit, les Bourses du Travail assurent, au mieux de leurs ressources, l’aide aux ouvriers sans travail et de passage ; elles assurent le fonctionnement de cours professionnels, donnent des renseignements judiciaires, etc. Au point de vue propagande, leur besogne n’est pas moins importante : sous leur influence, le contingent syndical s’accroît en nombre et en conscience, soit qu’elles prennent l’initiative de la constitution de nouveaux syndicats, soit qu’elles aident au développement de ceux existants. Exemple : c’est à l’activité des Bourses du Travail du Midi qu’est due la pénétration du syndicalisme chez les travailleurs agricoles et la création de nombreux syndicats de paysans vignerons dans le centre de la France, c’est la Bourse du Travail de Bourges qui a organisé les bûcherons ; dans l’Ouest, c’est la Bourse du Travail de Brest qui a secoué la vieille Bretagne, jusque-là restée à l’écart de tout mouvement ouvrier.

D’autre part, quand une grève éclate, les Bourses du Travail sont le foyer où se concentrent les travailleurs en révolte et, si une action d’ensemble s’organise, matérialisant la solidarité de toute la classe ouvrière du pays — propagande générale ou mouvement de masse, — c’est d’elles que rayonne l’influence vivifiante. Qui plus est, au point de vue antimilitariste, leur action est considérable : elles sont accueillantes aux soldats, les réconfortent et contrebalancent en eux les influences pernicieuses de la caserne.

Les Bourses du Travail ou Unions sont unies entre elles par un lien fédératif : elles sont affiliées à un organisme qui était, il y a quelques années, la Fédération des Bourses du Travail et qui est devenue, depuis la réalisation de l’unité ouvrière au congrès de Montpellier de 1902, la Section confédérale des Bourses du Travail, La Section confédérale étant celle qui groupe les Fédérations nationales corporatives.


Les Fédérations corporatives sont constituées par des syndicats de même industrie ou de professions similaires. Pendant longtemps, il s’est élevé, au sein de la Confédération, des discussions au sujet du groupement fédéral par métier ou par industrie. Depuis le Congrès d’Amiens (octobre 1906), sans que soient éliminées les Fédérations de métier existantes, ne sont plus admises, à la Confédération, que les Fédérations d’industrie.

Les Fédérations corporatives rayonnent sur tout le pays, et, quoique leur action s’exerce dans un autre plan que celle des Bourses du Travail, elle est d’une importance aussi capitale. On peut dire que ces deux organismes se complètent et que, par leur soudure dans la Confédération, ils portent au plus haut degré de cohérence et d’efficacité le groupement ouvrier.

Si l’agglomérat syndical se bornait aux organismes locaux que sont les Bourses du Travail, l’horizon ouvrier se trouverait trop limité à la région et c’est aux frontières de leur corporation que seraient bornées, existant seules, les Fédérations corporatives. Ces deux formes de groupement se complètent donc et portent au maximum d’acuité la solidarité prolétarienne.

Les Fédérations corporatives, en servant de trait d’union aux syndicats épars sur la surface du territoire, leur donnent une nécessaire unité de vues et préparent l’unité d’action pour la lutte. Elles font éclater les différences de conditions de travail et entravent l’abaissement des salaires que vise à réaliser l’exploitation capitaliste, en s’installant dans les régions nouvelles où elle espère trouver des salariés ignorants et à bon marché. Dans les batailles sociales que sont les grèves, leur intervention est efficace, car, outre qu’elles peuvent faire le vide dans la localité en conflit, elles peuvent appuyer les travailleurs en lutte, en condensant en leur faveur l’effort solidaire de toute la corporation. Il est bien évident que, livré à lui-même, n’ayant à faire fonds que sur ses maigres ressources, un syndicat isolé aurait une puissance de résistance très limitée. Le groupement fédéraliste accroît cette puissance, la multiplie.

Les Fédérations corporatives ne sont pas, au point de vue organique, d’un type uniforme. La dominante est, toujours, le fédéralisme avec, à la base, l’autonomie pour le syndicat. Cependant, il est quelques fédérations, parmi les plus anciennes, où subsiste encore un centralisme qui aurait tendance à étouffer l’autonomie du syndicat ; mais ce sont là les vestiges d’un passé qui s’abolit sous la poussée de la conscience révolutionnaire.

La Fédération, à base essentiellement fédérale, est administrée par un Comité fédéral formé d’un délégué de chaque syndicat affilié. Ce délégué, toujours révocable par le syndicat dont il relève, reste donc, par correspondance, en contact permanent avec l’organisation qui le mandate ; de la sorte est apporté, au Comité fédéral, avec le plus de fidélité, l’esprit des divers syndicats. Les Fédérations de l’Alimentation, des Cuirs et Peaux, des Métaux, etc., sont ainsi constituées.

Le type de la Fédération centraliste est donné par la Fédération du Livre ; elle est administrée par un Comité central, nommé pour plusieurs années, au scrutin de liste, par l’ensemble des fédérés. Il est inutile de montrer les inconvénients qui peuvent résulter d’une telle administration : le Comité central est un pouvoir qui ne relève quasiment de personne et il peut arriver qu’il ne représente pas l’esprit de la corporation.

Un autre mode de groupement fédératif est le Syndicat national, avec sections à la base, n’ayant qu’une autonomie très relative. Cette forme d’agrégation syndicale peut être tenue pour spéciale aux travailleurs relevant de l’État ou de grandes compagnies.

Les sections syndicales d’un Syndicat national ont une vie autonome infime. Les trois quarts des cotisations perçues sont centralisées au Syndicat, de sorte que la section, ne gardant pour elle qu’environ un quart, se trouve manquer de ressources et, diminuée de moyens d’actions, elle est obligée, pour sa propagande, d’en appeler à l’intervention centrale.

Le Syndicat national est modelé sur l’organisation de l’État qu’il combat ; cette forme de groupement répond évidemment à des nécessités de cohésion qui résultent de l’organisation de l’État-Patron ; mais les travailleurs qui l’acceptent, s’ils ne consultaient que leurs préférences, pencheraient pour un mode de groupement plus autonome, plus fédératif.

Quelle que soit la diversité des types fédératifs, leur caractéristique est, à de rares exceptions près, un puissant souffle d’esprit fédéral. Le centralisme qui, en d’autres pays, tue l’initiative ouvrière et entrave l’autonomie du syndicat, répugne à la classe ouvrière française. Et c’est cet esprit d’autonomie et de fédéralisme — qui sera l’essence des sociétés économiques de l’avenir, — qui donne au syndicalisme français figure si profondément révolutionnaire.

Les ressources financières des fédérations sont diverses, provenant de cotisations qui oscillent en moyenne entre 10 et 40 centimes par membre et par mois. Cette faiblesse des cotisations s’explique par les besognes auxquelles fait face la Fédération : elles sont surtout de propagande et de résistance au patronat. Les services de mutualité, comme nous l’avons dit, sont très réduits : viaticum dans la plupart et, pour quelques fédérations, secours de chômage. Quant à l’appui donné aux grèves, au point de vue financier, il relève en majeure partie des initiatives de solidarité. Les organisations françaises n’ont pas la prétention de dresser leurs coffres-forts contre la puissance capitaliste ; aussi, tout en tenant compte de la nécessité qu’il y a de soutenir financièrement une grève, elles n’escomptent pas son succès que de fortes caisses.

La Fédération du Livre a, tant au point de vue financier que mutuelliste, physionomie à part. Sa cotisation est de 2 francs par mois et par membre et elle assure aux syndiqués : secours de chômage, viaticum, secours de maladie, secours de grève. Elle rappelle, tant par la forme que par l’esprit, les organisations anglaises et, au surplus, l’autonomie de ses syndicats est très relative, leur action étant subordonnée au consentement de la Fédération.

La majeure partie des Fédérations publient un organe corporatif, dans la plupart des cas mensuel, et qui, le plus souvent, est servi gratuitement à tous les fédérés.

À des périodes déterminées, chaque Fédération tient un Congrès où s’examine l’œuvre accomplie, où se révisent les tendances et se manifeste l’orientation de l’agrégat syndical. Les Syndicats nationaux tiennent un congrès annuel, nécessité par la forme même de leur organisation centraliste ; quant à la plupart des Fédérations, elles organisent sinon un congrès tous les ans, au moins tous les deux ans. Seule la Fédération du Livre se borne à un congrès tous les cinq ans.

L’importance de ces assises ouvrières, pour la marche de la Fédération, est considérable. Là, se retrempe l’organisation, et la mise en contact des militants venus de tous les points du pays, renouvelle et vivifie leurs convictions, de même qu’à ce frottement disparaissent les résidus d’esprit particulariste.

Les Fédérations sont, actuellement, au nombre de 60 et les Syndicats nationaux de trois, groupant un minimum de 2 600 syndicats ou sections syndicales. L’effectif fédéral, au point de vue du nombre de syndiqués que représente cet agglomérat, serait, d’après les statistiques financières de la Confédération, de 205.000. Seulement il faut tenir compte que, pour des raisons diverses, au lieu de majorer leur effectif les Fédérations ont tendance à cotiser pour un chiffre de fédérés moindre que leur effectif. Ce chiffre de 205.000 est donc inférieur à la réalité.

Sur ces 2,500 syndicats, la plupart sont affiliés à leur Bourse du Travail ou Union locale (exception faite de ceux qui n’ont pas dans leur rayon d’Union locale). Le chiffre des syndicats « boiteux », c’est-à-dire qui, tout en adhérant à leur Fédération corporative, ne sont pas affiliés à leur Bourse du Travail ou Union locale, ne dépasse pas 300.

Les plus fortes Fédérations sont : celle du Bâtiment, groupant 210 syndicats, celle du Livre et celle de la Métallurgie, groupant chacune environ 180 syndicats ; viennent ensuite la Fédération du Textile avec 115 syndicats, la Fédération des Mouleurs avec 79, etc. ; la Fédération des Cuirs et Peaux groupe 64 syndicats, mais il est à observer que, depuis son dernier congrès, elle a travaillé à fusionner en un même groupement les syndicats de spécialités existant dans une même ville. À noter les Fédérations paysannes dont le développement, ces dernières années, a été un des symptômes de la puissance de rayonnement de la Confédération : la Fédération des Agriculteurs du Midi (principalement viticulteurs) groupe une centaine de syndicats, la Fédération des Agriculteurs du Nord une quinzaine et la Fédération des Bûcherons 85.

Le type des syndicats nationaux est donné par celui des travailleurs du Chemin de fer, qui comprend 178 sections. Ce Syndicat, de même que ceux qui se sont formés après lui a dû vaincre le mauvais vouloir gouvernemental. L’État entendait interdire à ses ouvriers de se syndiquer et il n’a consenti à respecter leurs syndicats que lorsqu’il n’a pu faire autrement. Longtemps la liberté syndicale a été contestée aux travailleurs des chemins de fer ; leur groupement est accepté aujourd’hui par l’État qui, par contre, prétend refuser la liberté syndicale aux facteurs des postes, de même qu’aux instituteurs. Il en sera pour ceux-ci comme il en a été pour les travailleurs des chemins de fer.


III

L’ORGANISME CONFÉDÉRAL


La concentration syndicale s’effectue par trois paliers : premier palier, le syndicat ; deuxième palier, d’un côté la Fédération nationale corporative, de l’autre l’Union locale de syndicats divers ou Bourse du Travail ; troisième palier, la Confédération du Travail.

À la Confédération viennent aboutir tous les organismes fédératifs de la classe ouvrière ; c’est là qu’ils entrent en contact et c’est là que s’unifie, s’intensifie et se généralise l’action économique du prolétariat. Mais il ne faut pas s’y tromper : la Confédération n’est pas un organisme de direction, mais bien de coordination et d’amplification de l’action révolutionnaire de la classe ouvrière ; elle est donc tout le contraire des organismes démocratiques qui, par leur centralisation et leur autoritarisme, étouffent la vitalité des unités composantes. Ici, il y a cohésion et non centralisation, impulsion et direction. Le Fédéralisme est partout et, à chaque degré, les organismes divers, — l’individu, le syndicat, la Fédération ou la Bourse du travail, — sont tous autonomes. C’est là ce qui fait la puissance rayonnante de la Confédération : l’impulsion ne vient pas d’en haut, elle part d’un point quelconque et ses vibrations se transmettent, en s’amplifiant, à la masse confédérale.

La fonction et le but de la Confédération sont définis par ses statuts : elle groupe les salariés pour la défense de leurs intérêts moraux et matériels, économiques et professionnels.

Cette définition englobe toutes les manifestations de l’activité humaine. Ainsi, par son acte constitutif, la Confédération affirme nettement que son action n’est pas limitée à l’étroitesse des intérêts purement corporatifs et que le devenir social ne lui est pas indifférent.

C’est d’ailleurs ce que précise le paragraphe suivant : elle groupe, en dehors de toute école politique, tous les travailleurs conscients de la lutte à mener pour la disparition du salariat et du patronat.

La Confédération est donc neutre au point de vue politique. Il en est de même au point de vue confessionnel, malgré qu’il n’en soit rien précisé dans cette déclaration de principe. S’il n’est pas fait allusion à la neutralité religieuse, c’est uniquement parce qu’en France ces croyances sont un vestige d’un passé qui s’abolit de jour en jour et dont il n’est plus question dans la vie courante. Au point de vue politique, la neutralité affirmée n’implique point l’abdication ou l’indifférence en face des problèmes d’ordre général, d’ordre social : il n’est nullement question d’un neutralisme qui réduirait la Confédération à évoluer dans les cadres d’un corporatisme étroit et à ne rien voir au-delà des besognes momentanées et restreintes d’une défense professionnelle s’adaptant à la société capitaliste. Le neutralisme affirmé est, au contraire, la proclamation d’un idéal permanent plus précis, plus net, que celui qui forme le bagage idéologique des divers partis socialistes parlementaires : cet idéal va au-delà, dépasse et domine les contingences du moment.

L’agglomérat confédéral s’effectue en dehors de toutes les écoles politiques qui ne sont toutes, — même quand elles se réclament des doctrines de transformation sociale, — qu’un prolongement du démocratisme ; sa base est le terrain économique et ainsi se réalise la dislocation nécessaire, qui enraye tout confusionnisme entre classes et partis.

C’est dans le plan parlementaire, dans les cadres de la société bourgeoise que s’agitent les écoles politiques, et leur tendance dominante se limite à poursuivre une modification de la façade sociale. C’est d’ailleurs à l’opinion de tous qu’elles font appel, et non à l’intérêt d’une classe déterminée. Seules font exception les écoles socialistes ; elles prétendent représenter et amalgamer les deux : classe et opinion. Les expériences de ce dernier quart de siècle sont l’illustration de l’illogisme d’une telle prétention ; fatalement, mécaniquement, étant donné le milieu où se manifeste leur action, elles sont entraînées à négliger le côté « classe » pour ne se préoccuper que de celui « opinion ». Aussi toutes versent-elles dans le parlementarisme et elles deviennent une forme extrême du démocratisme, et rien de plus.

Il en va autrement pour la Confédération : elle néglige les opinions — qui sont fugaces et changeantes, — pour ne retenir que les intérêts de classe du prolétariat. Ces intérêts sont la base solide, inébranlable, sur laquelle elle s’érige, et le but qu’elle poursuit a un caractère de fixité et de permanence sur lequel sont sans influence les relativités du présent, non plus que les aspects différents des régimes politiques.

Elle opère donc une cassure complète entre la société actuelle et la classe ouvrière, et la formation nouvelle dégage et met en pleine lumière qu’il n’y a qu’un groupement normal et efficace : le groupement de classe. La brisure se fait donc, nette et intégrale, entre les formations sociales du passé et celles que la Confédération évoque et qu’elle travaille à réaliser.

L’idéal proclamé et poursuivi est la disparition du salariat et du patronat. Cette disparition ne peut être totale que si est totale l’élimination des forces d’oppression, concrétées par l’État, et des forces d’exploitation, manifestées par le capitalisme. Ensuite, sur les ruines du monde bourgeois, sera possible l’épanouissement d’un fédéralisme économique, au sein duquel l’être humain aura toute liberté de développement et de satisfaction et dont les syndicats, — groupes de production, de circulation, de répartition, — seront la cellule constitutive. Or, il est bien évident que la réalisation de cette transformation sociale ne peut être que l’œuvre des groupements qui, dans la société actuelle, sont l’embryon des organismes de la société nouvelle, — les syndicats ! On ne peut pas concevoir de groupements autres que ceux-là, aptes à cette besogne d’expropriation et de réorganisation.

Le but proclamé par la déclaration de principes de la Confédération s’identifie donc avec l’idéal posé par toutes les écoles de philosophie sociale ; seulement, elle le pose expurgé de toutes les superfétations doctrinales, de toutes les vues particulières aux sectes, pour n’en conserver que l’essence. On peut même observer qu’elle le pose avec autrement d’ampleur que les écoles qui rêvent d’une réalisation sociale étatiste ; il en est, parmi celles-ci, qui bornent leur conception à une transformation qui laisserait subsister le salariat ; les producteurs seraient encore des salariés, mais, au lieu d’être à la solde de patrons individuels, ils seraient les salariés de l’État, devenu l’organe représentatif de l’ensemble de la société et faisant face, désormais, à toutes les fonctions sociales, — production, distribution, etc.

Différant de cette conception étroite et centraliste, l’idéal posé par la Confédération condense toutes les aspirations de transformation sociale, et c’est cela qui lui donne physionomie à part, et la place au-delà des diverses écoles. On peut même reconnaître qu’elle dépasse celles-ci — quelles qu’elles soient, — en vigueur révolutionnaire, attendu qu’en elle l’acte s’allie à la pensée, puisque, dans le milieu actuel, elle constitue non seulement la force destructive de la société capitaliste, mais encore féconde et réchauffe l’embryon de la société transformée.

Ce qui concourt à donner à la Confédération sa puissance de pénétration et de rayonnement, c’est que, de cet idéal dont elle jalonne la route de l’avenir, elle ne fait pas un indispensable acte de foi ; ce n’est pas un « credo » qui ouvre la porte des syndicats aux travailleurs qui le formulent et le ferment à ceux qui s’y refusent. Ce serait alors glisser dans les agglomérats d’opinion, avec lesquels la Confédération n’a ni rapports ni contacts. Une seule condition est nécessaire pour entrer au syndicat : c’est d’être un salarié, un exploité. Le travailleur est instinctivement conduit à s’y affilier dès qu’il sent peser sur ses épaules le joug de l’exploitation et que sa conscience, jusque-là somnolente, s’éveille. Peu importe alors ses conceptions philosophiques et même ses croyances religieuses. Le principal est qu’il vienne au syndicat. Une fois-là, avant qu’il soit longtemps, il dépouillera le vieil homme ; dans ce milieu fécondant, au frottement et à la fréquentation des camarades de lutte, son éducation sociale se fera. Et il en sera ainsi, parce que l’idéal confédéral n’est pas une formulation théorique, doctrinale, mais la constatation d’une nécessité sociale, fatalement oppositionnelle à la société capitaliste et qui est la résultante logique de la cohésion du prolétariat sur le terrain économique.

Ainsi s’éclaire et se définit la neutralité du syndicalisme français, en face des problèmes d’ordre général ; sa neutralité n’implique pas passivité. La Confédération n’abdique devant aucun problème social, non plus que politique (en donnant à ce mot son sens large). Ce qui la distingue des partis démocratiques, c’est qu’elle ne participe pas à la vie parlementaire : elle est a-parlementaire, comme elle est a-religieuse, et aussi comme elle est a-patriotique. Mais son indifférence en matière parlementaire ne l’empêche pas de réagir contre le gouvernement, et l’expérience a prouvé l’efficacité de son action, exercée contre les pouvoirs publics, par pression extérieure.

Sur ces bases, essentiellement économiques, se réalise et se développe la Confédération : elle est ainsi constituée par ses deux sections, celle des Fédérations nationales corporatives (à laquelle adhèrent les Fédérations d’industrie), celle des Bourses du Travail (à laquelle adhèrent les Unions locales ou Bourses du Travail) — avec, pour chaque Section, un comité distinct et autonome, formé à raison d’un délégué par organisation adhérente. Chacun de ces comités décide des propagandes qui lui incombent, faisant face à son action avec les cotisations qu’il perçoit.

La réunion des délégués des deux sections forme le Comité Confédéral ; de lui relèvent les propagandes d’ordre absolument général, intéressant l’ensemble de la classe ouvrière. Ainsi, lorsqu’il fut question de mener la campagne d’agitation contre les Bureaux de placement et aussi celle pour la Journée de Huit Heures, des commissions spéciales, nommées par lui, eurent charge de faire le nécessaire. Le Comité Confédéral n’a pas de ressources propres et à ses dépenses contribuent, à parts égales, les deux Sections.

Le budget de la Confédération est modeste. Les cotisations perçues sont pour la Section des Fédérations de 40 centimes par cent syndiqués et, pour la Section des Bourses du travail de 35 centimes par syndicats.

Au cours du dernier exercice (1er  juin 1904 au 31 mai 1906) la Section des Fédérations a perçu 17,650 francs de cotisations ; avec les recettes diverses, et y compris l’encaisse antérieure, elle accusait, au 31 mai 1906, 22,000 francs de recettes et 19,300 francs de dépenses.

Dans le même laps de temps, la Section des Bourses percevait, en tant que cotisations, 11,821 francs et accusait 16,800 francs de recettes avec 13,845 francs de dépenses.

Mais on aurait tort d’évaluer l’influence et la puissance confédérale seulement d’après ses ressources. Il serait inexact de prétendre que, pour elle, l’argent est le nerf de la guerre. Elle a une force d’expansion qui ne se jauge pas financièrement ; d’elle émane un incomparable élan révolutionnaire et elle est un si vivifiant foyer d’action que l’influence exercée et la besogne accomplie sont hors de toute proportion avec ses ressources financières.

Ce budget n’a d’ailleurs pas d’autre destination que de faire face aux nécessités administratives et aux besognes de propagande, et il n’est pas un budget de solidarité. Quand une grève surgit, la Confédération apporte son appui moral, envoie des délégués sur le champ de grève, canalise l’effort de solidarité syndicale, mais ne fournit pas directement de subsides. Cette fonction est normalement remplie par les Fédérations corporatives, qui, la plupart, assurent des secours aux grévistes, soit avec les fonds de leur caisse spéciale de grève, soit par une cotisation supplémentaire, prélevée sur tous les fédérés.

Le Comité Confédéral n’intervient que comme un condensateur de solidarité, un élément de suractivité et de polarisation, mais jamais il ne se manifeste comme élément de direction, substituant sa volonté à celle des intéressés.

La Confédération s’est donné un signe de reconnaissance, une marque de solidarité, qu’utilisent seules les organisations confédérées (pour leurs appels, circulaires, publications, etc.) : le « label confédéral », — une mappemonde sur laquelle, par-dessus frontières et océans, s’entrelacent deux mains fraternelles, avec, en exergue, la devise Bien-être et Liberté. Ce « label » est le symbole du lien de solidarité qui relie la classe ouvrière en ses communes aspirations.

La Confédération a aussi son propre organe, un journal hebdomadaire, La Voix du Peuple, à propos duquel peut se faire la même observation que pour le budget confédéral : cette feuille a un tirage restreint, 7 000 exemplaires par semaine, seulement. Mais on aurait tort d’en conclure à une faible influence de cet organe ; comme la majeure partie des syndicats confédérés y sont abonnés, il arrive ainsi aux mains des plus actifs militants, membres des bureaux et des conseils syndicaux et, grâce à eux, par leur intermédiaire, se diffuse la pensée confédérale.

Tous les deux ans, un Congrès général réunit les organisations confédérées : à ces assises, outre les questions de propagande, se précise l’orientation générale du mouvement syndicaliste. À ces congrès, les syndicats seuls ont voix délibérative, — étant seuls les unités confédérales ; les Fédérations Corporatives et les Bourses du Travail peuvent y envoyer — et y envoient — des délégués ; mais ceux-ci n’ont que voix consultative. Ces congrès sont l’équivalent, pour la Confédération, de ce qu’est, pour un syndicat, l’assemblée générale de ses adhérents ; grâce à ces réunions, les éléments syndicaux entrent en contact et il en résulte une fermentation utile ; les courants d’opinion se dégagent, l’orientation se précise.

À l’un des derniers Congrès (Amiens 1906), auquel un millier de syndicats y participaient, ayant mandaté 400 délégués. La question dominante qui fut discutée avait trait à l’autonomie de la Confédération : il était proposé de la faire entrer en rapport avec le Parti socialiste. Cette proposition fut repoussée à la quasi-unanimité : par 834 mandats contre une trentaine, il fut proclamé que la Confédération doit rester autonome et reconnu qu’elle est le seul organisme de lutte de classe réelle ; et aussi que le syndicalisme est apte à préparer et à réaliser, sans interventions extérieures, par la grève générale, l’expropriation capitaliste et la réorganisation sociale, avec pour bases, le syndicat qui, de groupement de résistance, se transformera en groupement de production et de répartition.

Chacun des Congrès Confédéraux de ces dernières années a marqué un grandissement de la force confédérale et, parallèlement, un accroissement de la conscience révolutionnaire. Celui d’Amiens de 1906 a été le couronnement de cette évolution.

Quel est exactement, au point de vue numérique, le dénombrement de cette force ? C’est difficile à dire.

Nous l’avons vu plus haut, à l’heure actuelle, la Confédération, groupe, dans sa Section des Fédérations, 64 organismes fédératifs de corporations et, dans sa Section des Bourses du Travail, elle groupe 135 organismes locaux. D’après les cotisations versées à la Section des Fédérations, je répète que l’effectif est au minimum de 205.000. Cependant, il a été nécessaire d’observer que ce chiffre indique bien un minimum ; pour des raisons particulières — principalement budgétaires, — j’ai dit que des Fédérations ne cotisent que pour un effectif inférieur au nombre de leurs affiliés. Donc, pour dresser une statistique réelle, il faudrait connaître l’importance de cet écart. Autant peut s’en dire en ce qui concerne la Section confédérale des Bourses du Travail ; le dernier exercice financier (du 1er  juin 1904 au 31 mai 1906) donne pour les 135 groupements affiliés un effectif de 1,600 syndicats, alors qu’en réalité, il y a, dans les Bourses du Travail ou Unions des Syndicats, 2,500 syndicats au bas mot.

Le chiffre de 205,000 travailleurs confédérés, qui se dégage de l’examen du budget de la Section des Fédérations est donc, j’y insiste, très au-dessous de la réalité. À ce nombre, il faut ajouter la quantité de travailleurs fédérés, pour lesquels les Fédérations ne cotisent pas. En outre, il faut faire entrer en ligne de compte que, sur les 2,500 syndicats affiliés aux Bourses du Travail, il en est à peu près 900 qui ne sont pas reliés à leur fédération corporative. C’est donc une importante quantité numérique qui vient s’ajouter aux évaluations ci-dessus.

La statistique publiée par le gouvernement — sujette à caution, nous l’avons dit — accusait, en 1905, 850,000 travailleurs des deux sexes, groupés dans plus de 5,000 syndicats. Nous savons que l’effectif, en tant que syndicats, de la Confédération est, d’environ 3.400, groupant, en 1906, à la Section des Fédérations, 205,000 travailleurs qui, avec l’élément seulement adhérant aux Bourses du Travail, forme un total de plus de 300,000 syndiqués. Mais ces chiffres n’ont qu’une valeur momentanée ; la Confédération étant en continuel grandissement, ils sont aujourd’hui au-dessous de la vérité : à la Section des Fédérations, l’effectif est d’au moins 250.000 ; avec l’effectif seulement adhérant aux Bourses, on a un total d’au moins 350,000 syndiqués.

Ces supputations sont nécessaires pour se donner une idée générale de l’effectif de la Confédération. Mais il est indispensable d’observer qu’un tel organisme — qui est un organisme de constante lutte de classe, — ne doit pas se comparer avec des organisations moins guerrières et plus financières. La puissance de la Confédération du Travail ne réside pas dans de fortes caisses et il serait inexact de l’évaluer uniquement d’après ses cadres. Elle est un organisme vivant, au sein duquel les réactions s’accomplissent selon les modes que nous voyons en action dans la nature : les éléments qu’elle groupe — et qui sont les éléments d’élite de la classe ouvrière, les plus conscients, les plus révolutionnaires — agissent sur la masse prolétarienne à l’égal des ferments et, aux heures psychologiques, leur influence est prépondérante.