La Confédération Générale du Travail/03
III
Les Résultats
Les bénéfices que les travailleurs français ont retirés et retirent de leur organisation de classe ne peuvent se mesurer que par approximations. Ces bénéfices sont de deux ordres : matériels et moraux, et, pour en fixer la valeur, il n’y a guère d’autre moyen d’appréciation que les résultats des conflits engagés contre le patronat.
Il faut d’abord tenir compte qu’il est des causes automatiques d’améliorations : découvertes scientifiques, développement de l’outillage industriel, rapidité des moyens de communications, etc. Mais ces progrès — dont, au surplus, la classe ouvrière ne profite qu’en très minime proportion — ne modifient pas la structure sociale et ne changent rien aux rapports qui subordonnent le travailleur au patron et au dirigeant.
Par conséquent, il ne faut enregistrer ces progrès automatiques, ni comme résultats de l’action ouvrière, ni comme preuve de la sympathie des capitalistes envers le prolétariat. Ne doivent être portées au compte syndical que les améliorations obtenues par la poussée ouvrière, — que cette poussée s’esquisse seulement en menace ou qu’elle aille jusqu’au conflit plus ou moins brutal.
I
LES GRÈVES
Au point de vue matériel, des indications nous sont fournies par l’Office du Travail, qui dresse annuellement une statistique des grèves. L’origine gouvernementale de cette statistique et la difficulté de l’établir doivent nous inciter à ne donner à ces chiffres qu’une valeur relative ; nous devons les recueillir comme indications générales et ne pas leur attribuer une trop grande exactitude.
Cette statistique ne porte que sur les conflits déclarés et non sur ceux qui ont pu se solutionner à l’amiable, avant la crise de cessation de travail.
En la décennie 1890-1900, sur 100 grèves, la proportion de résultats a été : réussites, 23,8 % ; transactions, 32,2 % ; échecs, 43,8 %. Si, au lieu de se borner à examiner le simple pourcentage des grèves, on cherche le pourcentage des résultats par nombre de grévistes, on trouve : réussites, 18,4 % ; transactions, 43,33 % ; échecs, 37,36 %.
En cette dizaine d’années, il y a donc eu 56 grèves sur 100 qui se sont terminées par des améliorations plus ou moins considérables en faveur des ouvriers ; et, sur un cent de travailleurs, il y en a eu 61,38 qui ont retiré un bénéfice matériel de ces conflits.
Dans les quatre années qui suivent (1901 à 1904), il a été enregistré 2,628 grèves qui ont englobé 718,306 travailleurs. Les résultats sont les suivants :
644 grèves (soit 24 %) se sont terminées par une réussite ; 995 (soit 38 %) par une transaction ; 989 (soit 37,8 %) par un échec. En examinant le chiffre des grévistes, on trouve que 14 % ont obtenu satisfaction (98.978), que 65 % ont eu satisfaction partielle (462.976) et, comme échec, seulement 21 % (156.441 grévistes).
En ces quatre ans, par conséquent, pour 100 grèves, 62 se sont terminées favorablement (réussites ou transactions) et 37,8 défavorablement. Il y a donc, en comparaison de la décade antérieure, accroissement de résultats en faveur des travailleurs ; et cet accroissement est autrement sensible en examinant le chiffre des grévistes. Sur 100 travailleurs entrés en conflit, 79 en ont tiré un bénéfice et seulement 21 ont subi un échec.
Cet accroissement de résultats favorables est encore plus marqué par la statistique des grèves de 1906 ; sur 830 grèves qui ont éclaté en cette année, 184 se sont terminées par la réussite totale (soit 22,17 %) ; 361 par une réussite partielle (soit 43,50%) ; 285 par un échec (soit 34,33 %)
147,888 travailleurs ont participé à ces 830 conflits et 22.872 d’entre eux ont obtenu les améliorations exigées (soit 12,87 sur 100), 125.016 n’ont obtenu que des améliorations partielles (soit 70,37 sur 100), 29.778 seulement ont subi un échec (soit 19,76 sur 100). Ainsi, sur 100 grèves déclarées en 1905, il y a 65, 67 de réussites et 34,33 d’échecs et, sur 100 travailleurs qui ont fait grève, 83,24 en ont tiré profit. La progression est caractéristique :
De 1890 à 1900 ..... | 56 | sur cent |
De 1901 à 1904 ..... | 62 | — |
En 1905 ........ | 65,67 | — |
De 1890 à 1900 ..... | 23,38 | sur cent |
De 1901 à 1904 ..... | 79 | — |
En 1905 ........ | 83,24 | — |
La raison de cet accroissement graduel de victoires ouvrières, il ne faut pas la chercher ailleurs que dans le développement de la conscience ouvrière et de la puissance de l’organisation confédérale.
Avant 1900, la Confédération du Travail n’avait pas acquis l’épanouissement actuel ; elle était tiraillée par les tendances politiciennes et, sous le ministère Waldeck-Rousseau-Millerand, les manœuvres du pouvoir tendaient à enrayer l’essor syndical, s’efforçant de domestiquer les syndicats et d’en faire des organismes d’État.
Depuis 1900, au contraire, la Confédération du Travail, faisant front à toutes les embûches, a poursuivi l’œuvre d’organisation autonome de la classe ouvrière sur le terrain économique, proclamant que le combat devait se mener avec une égale vigueur contre le pouvoir et contre le patronat. Et le développement de l’organisme confédéral, vivifié par cette attitude de lutte, a suivi une marche ascendante.
Dès lors, il est naturel que cette attitude révolutionnaire se soit traduite, dans les faits, par une accentuation du caractère révolutionnaire des grèves et, par conséquent, par une augmentation des solutions favorables aux travailleurs.
C’est à la vigueur déployée dans la bataille et aussi à l’idéal révolutionnaire dont sont pénétrés les ouvriers français, et non à la puissance de leurs caisses syndicales, que sont dus ces résultats. Ces constatations ne sont pas pour les inciter à dévier de leur ligne de conduite. S’ils s’avisaient de remplacer l’élan révolutionnaire par la thésaurisation, et de n’entreprendre de mouvements qu’avec une caisse amplement garnie et avec la prudence qu’exige la crainte d’engager de gros capitaux dans une lutte dont l’issue est douteuse, auraient-ils de meilleurs résultats ? C’est peu probable. En tous les cas, la comparaison avec les résultats obtenus dans les pays où ces tactiques prédominent n’est pas défavorable à la France.
L’accentuation révolutionnaire du mouvement gréviste est d’ailleurs caractérisée par ce fait qu’en 1905, si l’on ne tient compte que des deux plus importantes revendications parcellaires, qui sont l’augmentation des salaires et la diminution de la durée du travail, on constate que les mouvements offensifs dominent :
Sur 177,666 grévistes, près de 70 % — 124.000 — ont exigé une augmentation de salaire et plus de 85 % ont obtenu gain de cause, totalement ou en partie.
530,000 grévistes ont réclamé une diminution du temps de travail. Sur ce nombre, près de 40 % ont eu complète satisfaction, 51 % ont bénéficié d’une victoire partielle et seulement 9,35 % ont subi un échec.
II
LES CONDITIONS DU TRAVAIL
Il faudrait pouvoir procéder à un examen d’ensemble et montrer quelle a été la répercussion heureuse de l’action syndicale sur l’amélioration générale des conditions de travail. Mais les éléments de cette appréciation manquent. Il n’est possible que de signaler quelques faits, en certaines corporations données, où la poussée syndicale a été d’une efficacité indéniable.
Ainsi, chez les bûcherons du centre de la France (Cher et Nièvre), avant la création des syndicats, les salaires oscillaient entre 80 centimes et 1 fr. 25 par jour et la durée du travail était de 15 à 16 heures. Aujourd’hui, grâce à la puissance de l’organisation syndicale, le maximum de la durée du travail journalier est de dix heures, pour le travail des bois ; de plus, les conditions du travail ont été modifiées, les salaires augmentés de 40 à 50 % et le contrat collectif, ainsi qu’une sorte de commandite paysanne, remplace, pour le travail du bois, l’ancien embauchage individuel.
Dans le midi de la France, par une série de grèves (1904-1905), les ouvriers viticulteurs ont obtenu de 25 à 30 % d’augmentation des salaires, avec une durée de travail oscillant entre un maximum de huit heures et un minimum de six heures.
En dix ans, les ouvrières et ouvriers des manufactures de tabacs, qui sont très solidement groupés, ont fait passer leur salaire d’une moyenne de 5 fr. 15 à une moyenne de 5 fr. 90, pour les hommes ; dans le même laps de temps, le salaire des femmes montait d’une moyenne de 3 fr. 23 à 3 fr. 94. De plus, la journée de neuf heures a été acquise.
Les ouvriers des manufactures d’allumettes, qui sont syndiqués dans la proportion de neuf sur dix, ont, en dix ans, fait monter la moyenne des salaires : pour les hommes, de 5 francs à 6 fr. 68 ; pour les femmes, de 3 fr. 45 à 5 francs. Eux aussi ont la journée de neuf heures.
Les ouvriers des ateliers des postes, télégraphes et téléphones, ainsi que ceux occupés à la pose des lignes et à leur entretien, ont obtenu, par l’effort syndical, la journée de huit heures et un minimum de salaire de 5 francs.
Le personnel des Arsenaux de la Marine de l’État a conquis, depuis cinq ans, la journée de huit heures.
Les ouvriers boulangers ont obtenu des augmentations de salaire allant, dans certains centres, jusqu’à 1 franc par jour.
Les ouvriers coiffeurs ont ramené la fermeture des salons de coiffure à des heures normales, et ce, en certaines villes, par la grève et, en d’autres, par le sabotage particulier qu’est le badigeonnage des devantures.
Malgré ce qu’elles ont de très incomplet, ces quelques indications évoquent l’importance des résultats de l’action syndicale. Il faut observer que la grève n’a pas été toujours nécessaire ; la pression syndicale a quelquefois suffi pour rendre les exploiteurs conciliants, que ceux-ci fussent des patrons particuliers ou bien l’État.
La force syndicale a, en effet, cet avantage qu’il lui est possible de s’affirmer et d’atteindre le résultat qu’elle vise, par la seule menace de la lutte. Et c’est cette menace qui, en se généralisant et s’accentuant, devient la vigoureuse manifestation de puissance ouvrière qu’est la pression extérieure, exercée sur les pouvoirs publics.
C’est par la pression extérieure que fut arrachée au Parlement la suppression des bureaux de placement. Après des incidents divers, tels que mises à sac d’officines de placeurs, manifestations plus ou moins violentes, la Confédération du Travail organisait, le même jour, dans les principales villes de France, cent meetings de protestation (le 5 décembre 1903).
L’impression que causa cette vigoureuse campagne d’agitation — menée à bien avec de faibles ressources — amena le Parlement à légiférer contre les bureaux de placement, ce qu’il s’était refusé à faire pendant vingt ans.
C’est encore par la pression extérieure que, en 1905, les conseillers prud’hommes ouvriers de la Seine obligèrent le Parlement à modifier la loi régissant la jurisprudence prud’homale ; ils refusèrent de siéger et cette sorte de grève eut le résultat voulu.
III
LE 1er MAI 1906 ET LES HUIT HEURES
Nul mouvement ne symbolise mieux les méthodes d’action confédérale que la campagne d’agitation pour les huit heures, qui a eu son premier épanouissement en mai 1906, en conformité à la décision prise au Congrès Confédéral de Bourges, en 1904.
a) Le sens de la résolution de Bourges. — Cette résolution stipulait que jusqu’au 1er Mai 1906, une intense campagne d’agitation allait familiariser les travailleurs avec la nécessité de réduire à 8 heures la durée du travail, leur faire comprendre que cette amélioration ne sera acquise que par leur volonté et que, par conséquent, il fallait qu’ils aient l’initiative et l’énergie de ne pas consentir à travailler plus de huit heures par jour. Le Premier Mai 1906 était indiqué comme date d’action.
Certains ont pris à tâche de déformer cette résolution, d’en dénaturer l’esprit, pour la réduire à une formule impérative et, sous prétexte qu’au 1er Mai 1906, la classe ouvrière n’a pas, d’un bond, conquis la journée de huit heures, ils ont conclu avec empressement à la « faillite » du syndicalisme révolutionnaire.
Qu’il me soit permis, à ce propos, de me citer, afin d’indiquer le mal fondé de cette déformation. Au lendemain du Congrès de Bourges, dans le Mouvement Socialiste du 15 Mars 1905, j’écrivais :
… Il faut comprendre que la formule « Conquête de la journée de Huit Heures » n’a pas un sens étroit et rigidement concret ; c’est une plateforme d’action qui s’élargit jusqu’à englober toutes les conditions de travail.
La « journée de Huit Heures » est, si l’on peut s’exprimer ainsi, un mot de passe qui va permettre aux travailleurs de s’entendre facilement pour une action d’ensemble à accomplir. Cette action consistera à arracher au patronat le plus qu’il sera possible et, suivant les milieux et suivant les corporations, la pression revendicatrice pourra s’intensifier sur tel ou tel point particulier… Ainsi, pour les ouvriers de l’Alimentation, pour les Coiffeurs, etc… l’effort se concentre, momentanément, sur la conquête du repos hedomadaire…
Et je concluais :
… Quoi qu’il advienne, le mouvement pour les huit heures portera des fruits. Le principe de physique « rien ne se crée, rien ne se perd » se vérifiera. L’effort accompli ne sera pas perdu ; toujours l’action engendre l’action…
Tel était le sens de la résolution de Bourges qui, prise à la lettre, était une affirmation théorique, rigide, absolue, mais qui, en passant dans la réalité, devait subir — et a subi — les atténuations fatales qu’imposent les circonstances, le milieu, la vie.
b) Les résultats moraux. — Ce qu’il faut avant tout retenir, c’est l’énorme travail éducatif qui a découlé de cette résolution.
Pendant dix-huit mois, une propagande intense s’est faite pour les huit heures et il en est résulté la vulgarisation de la nécessité des courtes journées. Désormais, la journée de huit heures n’apparaît plus dans un lointain irréalisable, — telle que l’avait posée l’imprécise propagande du socialisme dogmatique, — et, qui plus est, se trouve détruit aussi le préjugé qui attribuait les conditions de vie restreinte aux faibles journées, tandis que c’est le contraire : aux courtes journées de travail correspondent les hauts salaires.
Outre cette vulgarisation, qui était indispensable pour que puissent se réaliser des améliorations portant sur la durée du travail, le caractère dominant de cette agitation a été de faire vibrer en une commune aspiration la classe ouvrière. Et non seulement le prolétariat des usines, mais encore la masse paysanne a été secouée, arrachée à ses préjugés. C’est sur cette masse, jusqu’à ces derniers temps inerte et insensible, que s’appuyaient les éléments de réaction. Or, c’est grâce à la propagande syndicaliste que les paysans viennent à la Révolution.
Grâce à l’agitation des huit heures, la classe ouvrière s’est sentie mêmes cœurs, mêmes espoirs, mêmes vouloirs. Elle a vibré à l’unisson.
La secousse a amené une cohésion plus grande. Ainsi il a été constaté que les éléments de la Confédération, qui étaient imprégnés de tendances modérées et plus corporativistes, ont subi l’entraînement et sont entrés dans le mouvement ; de sorte que l’accentuation d’action s’est faite dans l’ensemble, sur toute la ligne.
Certes, cette première levée en masse qu’ont été les journées de Mai 1906 n’a pas amené de déclenchement social. Mais elle a matérialisé la puissance d’action des travailleurs et a montré que l’entrée en lutte, sur le terrain économique, engendre les plus fécondes répercussions sociales, influençant les pouvoirs publics et agissant contre eux, aussi efficacement que contre les capitalistes.
Cette levée en masse a été le choc de deux classes. Le Travail et le Capital se sont trouvés face à face, à l’état de guerre ; — et le pouvoir, pour « avancé » qu’il soit au point de vue simplement politique, s’est trouvé de « l’autre côté de la barricade » — contre le prolétariat.
Cette gymnastique de révolte a eu, au point de vue moral, de précieuses conséquences : outre qu’elle a rendu la classe ouvrière plus consciente, elle lui a permis de mesurer sa force et lui a fait entrevoir ce qu’elle pourra — lorsqu’elle voudra fermement.
c) Les résultats matériels. — Mais l’agitation pour les huit heures et la levée en masse de Mai 1906 ont eu aussi des résultats matériels, qu’il est utile d’esquisser.
Sur le pouvoir, d’abord, la pression exercée s’est rapidement manifestée par le vote de la loi sur le repos hebdomadaire ; puis, pour étaler sa sollicitude à l’égard des travailleurs, le gouvernement a annoncé son intention de proposer que soit réduite au maximum de dix heures, la durée de la journée de travail, qui est actuellement de douze heures.
Au point de vue économique, un premier résultat a été la vulgarisation de la pratique de la « semaine anglaise », c’est-à-dire la suspension du travail, dans les usines et les ateliers, le samedi après-midi. Cette pratique tend à se répandre, comme corollaire de la fermeture des magasins le dimanche et, depuis le 1er Mai 1906, elle est en usage dans nombre d’ateliers de mécanique ou de métallurgie.
Les travailleurs de l’imprimerie ont obtenu la journée de neuf heures, au lieu de dix, avec une augmentation de salaire qui est, pour le typographe parisien, de 70 centimes par jour (7 fr. 20 au lieu de 6 fr. 50). Pour les ouvriers des machines à imprimer, l’augmentation a été variable et a été surtout caractérisée par un relèvement des petits salaires.
Les lithographes, dont la Fédération se distingua par une merveilleuse campagne d’agitation, ne purent pas, malgré leur obstination, obtenir la journée de huit heures ; ils ont dû se satisfaire de celle de neuf heures dans certains centres.
À Paris, dans la joaillerie, la journée a été réduite à dix heures, dans les trois quarts des maisons, avec une augmentation de salaire qui a atteint jusqu’à 1 fr. 50 par jour. Dans la bijouterie, il y a eu aussi la journée de neuf heures avec, en bien des cas, augmentation de salaire, en quelques rares maisons se fait aujourd’hui la journée de huit heures.
Les infirmiers des hospices parisiens ont, par la seule pression syndicale, obtenu diverses améliorations, portant sur les congés du travail.
Les coiffeurs ont, à partir du 1er Mai 1906, donc avant la loi, imposé la fermeture des salons de coiffure un jour par semaine.
Les ouvriers terrassiers ont obtenu que, dans les prochaines adjudications, serait tentée la journée de huit heures et, pour une spécialité (les tubistes travaillant à l’air comprimé), la journée qui était de douze heures a été ramenée à huit heures, avec même salaire. De plus, le syndicat qui, avant le 1er Mai, comptait huit cents adhérents, en avait trois mille après.
Dans le bâtiment, les résultats n’en sont pas moins appréciables : les tailleurs de pierre qui avaient 75 centimes de l’heure ont obtenu 85 et même 90 centimes. Les ouvriers du ravalement ont obtenu neuf heures au lieu de dix et même salaire (12 francs). Les maçons limousinants, qui avaient de 60 à 65, ont monté au minimum de 70 et la majorité 75 centimes de l’heure. Les maçons-plâtriers touchaient de 75 à 80 et, de façon générale, ils ont un sou d’augmentation par heure, allant même jusqu’à 95 centimes. Les « garçons de ces corporations ont tous obtenu une augmentation oscillant entre 5 et 10 centimes ; ceux qui avaient 45 centimes sont passés entre 50 et 55 centimes ; ceux de 50 à 55. En outre, le repos hebdomadaire, de façon générale, a été obtenu — et ce, avant la mise en vigueur de la loi.
Mais, outre ces satisfactions matérielles, il y a, pour le bâtiment, d’autres observations à noter : avant le mouvement de mai, sur les chantiers, les ouvriers se modelaient sur le plus « bûcheur » ; celui-là était l’entraîneur qui poussait à « en abattre ». Aujourd’hui, c’est le contraire : on se modèle sur celui qui travaille le plus lentement, c’est lui qui est l’entraîneur, — si on peut s’exprimer ainsi. La conséquence est que, pour les entrepreneurs, il y a diminution de rendement d’environ 20 à 25 %. Outre cela, il y a, désormais, chez les ouvriers du bâtiment, un élan syndical superbe.
Chez les menuisiers où, ces dernières années, s’était constatée une regrettable apathie, le mouvement de mai a été un coup de fouet. Si, en quelques rares maisons seulement, a été obtenue la journée de neuf heures, il s’est constaté un relèvement de la conscience syndicale de très heureux présage.
Les peintres en bâtiment ont obtenu que le salaire soit porté à 0,85 au lieu de 0,75 et 0,80 par heure.
Les ouvriers des tanneries et peausseries ont obtenu la réduction de la journée de travail à dix heures au lieu de douze, avec augmentation de salaire et le repos hebdomadaire.
Ces quelques indications, bien que très incomplètes, et restreintes plutôt à Paris, montrent l’efficacité matérielle de la campagne des huit heures.
En province, aussi, les résultats matériels acquis ont été importants : à de très rares exceptions près, partout où l’action s’est engagée, il s’est enregistré des résultats. Une énumération, outre que fastidieuse, ne pourrait être qu’incomplète. Parmi les corporations qui ont agi et qui, en nombre de villes, ont obtenu des améliorations, citons les diverses catégories d’ouvriers du bâtiment, les ouvriers des cuirs et de la chaussure, les ouvriers de l’alimentation, les coiffeurs, les métallurgistes, les lithographes, les typographes, etc.
Telle est, en rapide raccourci, la vue d’ensemble des efforts et des conséquences, au double point de vue moral et matériel, de la campagne des huit heures, qui a eu son épanouissement au 1er mai 1906.
Ce n’est pourtant là qu’un incident de la lutte engagée. Depuis le 1er mai 1906, l’action syndicaliste s’est poursuivie avec une vigueur inlassable : nous n’avons qu’à rappeler combien elle a gagné de couches qui semblaient loin de sa portée, comme cette partie du corps des fonctionnaires qui s’est révoltée contre l’autorité étatique. Les persécutions incessantes dont le gouvernement démocratique a poursuivi les militants syndicalistes, la rigueur des répressions judiciaires, la fréquence des interventions de l’armée, etc. — voilà autant de preuves de la force redoutable qu’est devenue, en face du pouvoir et du patronat, la Confédération Générale du Travail.
Telles sont l’organisation, la tactique et l’action de la Confédération Générale du Travail. Nous avons suivi pas le développement de l’organisation syndicale, noté ses caractères d’autonomie et de fédéralisme, constaté que l’action qu’engage ainsi la classe ouvrière, sur le terrain économique, ne se limite pas aux broutilles corporatives, mais s’élargit au point d’englober l’ensemble des problèmes sociaux.
Nous avons constaté les résultats de sa tactique et de ses moyens d’action, reconnu le caractère essentiellement révolutionnaire de cette pratique, même quand l’action engagée se limite à des revendications momentanées et parcellaires.
Nous avons vu le processus normal de la grève ; la grève, d’abord partielle, battant en brèche le capital, visant à l’exproprier partiellement de ses privilèges ; puis, devenant grève de solidarité, ou bien, grève de corporation, accentuant son caractère social et s’attaquant, non seulement au capital, mais aussi au pouvoir. Ensuite, de la grève ainsi comprise et pratiquée, nous avons vu surgir l’idée de grève générale, qui est la matérialisation de l’idée de révolution intégrale et dont la réalisation s’esquisse par les levées en masse du genre de celle de mai 1906.