La Conférence de Venise et le choléra de 1892

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La Conférence de Venise et le choléra de 1892
Revue des Deux Mondes3e période, tome 113 (p. 168-199).
LA
CONFÉRENCE DE VENISE
ET LE
CHOLÉRA DE 1892

Le choléra qui, depuis sept ans, laissait l’Europe en repos et dont on commençait à oublier les méfaits, vient de nouveau nous rappeler son existence sous deux aspects différens. C’est d’abord une petite épidémie mystérieuse dans son origine, insignifiante dans ses résultats, mais d’un caractère bien authentique qui règne depuis cinq mois dans la banlieue de Paris ; puis c’est le choléra franchement asiatique qui nous arrive, en suivant sa route primitive, celle de 1832 et de 1849, et cela au moment où les puissances européennes venaient de s’entendre pour lui fermer les portes de la Mer-Rouge par lesquelles il pénétrait depuis trente ans.

Ce dernier fait a passé presque inaperçu au milieu des préoccupations de la politique, et l’épidémie qui vient de faire son entrée par Le Havre lui enlève en ce moment une partie de son intérêt. Il constitue cependant un grand pas dans la voie du progrès ; c’est un gage de sécurité pour l’avenir dont les préoccupations du moment ne doivent pas nous faire méconnaître l’importance.

La conférence de Venise a clos d’une manière définitive le long débat dans lequel toutes les puissances de l’Europe étaient engagées, où chacune d’elles apportait, avec des opinions différentes, le souci d’intérêts le plus souvent opposés. Il s’agissait, en effet, de concilier les exigences de la santé publique avec celles du commerce, de garantir l’Europe contre les fléaux exotiques, sans imposer à la navigation des entraves que son prodigieux développement ne lui permettait plus de supporter comme autrefois.

Les conclusions qu’elle a votées et qui ont reçu tout récemment à Paris leur dernière sanction donnent la mesure des progrès qui se sont accomplis, en hygiène, depuis le commencement du siècle, et qui ont fait crouler le vieil édifice quarantenaire, ce legs farouche que le moyen âge nous avait laissé.

Un rapide exposé de ce passé lugubre est indispensable pour faire comprendre la transformation que la police sanitaire a subie de nos jours dans les différens États de l’Europe, et le nouveau système de préservation qui s’applique aujourd’hui sous nos yeux.


I.

La rigueur impitoyable des anciens codes sanitaires ne s’explique que lorsqu’on se reporte à l’époque où ils ont été édictés. On croit rêver aujourd’hui quand on remonte à cette période néfaste de l’histoire de l’humanité où tous les fléaux s’abattaient à la fois sur les populations terrifiées, où les guerres interminables, les épidémies, les famines se succédaient sans relâche, où les nations affolées se demandaient ce qu’elles avaient fait au ciel pour qu’il déchaînât sur elles de semblables calamités.

Ces menaces planaient en tout temps sur l’Europe du moyen âge ; mais jamais l’épouvante et le désespoir n’avaient atteint le degré d’intensité auquel ils s’élevèrent lors de l’épidémie de peste noire de 1348. Ce n’était pas la première fois que cette maladie ravageait le monde ; elle avait maintes fois décimé l’Europe depuis le VIe siècle ; mais cette dernière épidémie dépassait toutes les autres par sa violence et par sa soudaineté. En quatre ans, la mort noire fit le tour du globe et enleva le tiers de la population du monde connu. Les grandes cités d’Italie perdirent près de la moitié de leurs habitans. À Paris, la mortalité s’éleva à 1,500 décès par jour. Certaines villes furent dépeuplées, les derniers survivans s’étant enfuis pour aller mourir dans les champs, sur les routes, au fond des bois.

De tous les fléaux qui ont dévasté la terre, nul n’a laissé, dans les traditions populaires, un aussi long souvenir et, maintenant que cinq cents ans nous en séparent, quand on parle du XIVe siècle, on évoque encore fatalement le fantôme de cette formidable épidémie et l’on se demande par quel prodige inespéré le genre humain a pu échapper à une extermination totale.

La vie sociale demeura quelque temps suspendue à la suite de cette catastrophe. Les populations ne pouvaient pas se ressaisir. Plongées dans un abattement stupide, elles en sortaient parfois par des accès de fureur, dont les médecins furent souvent les premières victimes. Ailleurs, on s’en prit aux Juifs, qui étaient alors au ban de la société. Sur les bords du Rhin, on les accusait d’empoisonner les chrétiens, et les malheureux, traqués comme des bêtes fauves, n’échappaient à la férocité de la multitude que pour tomber entre les mains de la justice qui les condamnait impitoyablement au bûcher. Les chroniqueurs racontent qu’on en brûla 2,000 à Strasbourg dans l’enceinte de leur cimetière. À Mayence, on en livra 12,000 aux flammes. Ces atrocités n’ont pas fini avec le XIVe siècle ; en 1530, comme en 1545, un grand nombre de malheureux furent torturés et brûlés à Genève, sous prétexte qu’ils avaient propagé la contagion, par des hardes ou des chiffons. En 1568, dans cette même ville, on livra aux flammes un grand nombre d’individus accusés par l’opinion publique d’être des boute-peste[1].

À la même époque et dans un pays voisin, le scandale des flagellans vint faire pendant au massacre des juifs et aux bûchers des prétendus propagateurs de la peste. Pendant qu’on menait ces malheureux au supplice, des pénitens demi-nus s’en allaient par les rues, tenant une croix de la main gauche et une discipline de la droite. Ils se déchiraient les épaules en criant : Miséricorde Seigneur ! et en ameutant le peuple sur leurs pas. Cette sorte de manie contagieuse avait pris naissance en Hongrie ; elle se répandit de là dans toute l’Allemagne.

L’Italie, plus civilisée, ne donna pas le triste spectacle de ces actes de sauvagerie. Lorsqu’elle sortit de sa stupeur, elle songea aux mesures à prendre pour se préserver à l’avenir de semblables catastrophes. Venise était alors le centre le plus vivant, le plus commerçant du monde civilisé. C’était le point où venaient aboutir la plupart des provenances du Levant, et, par conséquent, le plus exposé aux invasions nouvelles. Pour les prévenir, on nomma trois provéditeurs de la santé, auxquels on donna des pouvoirs à peu près absolus. Nous ne savons rien de la façon dont ils usèrent de cette autorité sans contrôle ; mais il paraît qu’elle fut tutélaire, car l’institution se maintint et le nombre des provéditeurs fut doublé pendant le siècle suivant. Il est probable qu’ils prirent des précautions contre les navires pestiférés, mais l’histoire de Venise ne mentionne pas, à cette époque, la création d’établissemens spéciaux destinés à en assurer l’application. Florence et Milan prirent des mesures analogues.

Dans quelques villes, la séquestration donna de bons résultats. Des familles, des quartiers parvinrent à se préserver du fléau en s’isolant complètement pendant toute sa durée. C’était une coutume empruntée aux mœurs du Levant, où les étrangers parvenaient souvent à se garantir de la contagion, en interrompant toute communication avec la population musulmane dont le fatalisme n’admettait aucune mesure de préservation publique. Cette tradition s’est conservée jusqu’au siècle dernier.

Un médecin de Marseille, mort depuis bien des années, m’a raconté que sa trisaïeule s’y trouvait lors de la terrible épidémie de 1720. C’était une Levantine et elle était au courant des habitudes de son pays. Son mari, capitaine du commerce, était alors en mer. Lorsqu’elle apprit que c’était la peste qui venait d’éclater à Marseille, elle s’empressa de faire des provisions, puis elle réunit ses domestiques et leur annonça qu’elle allait s’enfermer avec ses enfans jusqu’à ce que la maladie eût disparu et les laissa libres de s’en aller ou de demeurer avec elle. Lorsque leur choix fut fait, elle ferma à double tour la porte extérieure, puis, devant tout son monde, elle jeta la grosse clé dans le puits. Quand ses provisions furent épuisées, elle suspendit, à la plus élevée de ses fenêtres, un panier dans lequel les pourvoyeurs de la ville déposaient des provisions en échange de l’argent qu’ils y trouvaient. Elle parvint ainsi à traverser cette formidable épidémie avec ses enfans et ses serviteurs sans qu’aucun d’eux fût atteint par la maladie.

La première ordonnance sanitaire n’a été rendue qu’en 1374. Elle porte la signature de Barnabo-Visconti, seigneur de Milan et vicaire impérial, l’un des princes les plus cruels et les plus lâches de cette époque. Il avait déjà donné sa mesure, à cet égard, dans des épidémies antérieures. Muratori raconte qu’en 1361, lorsque la peste reparut à Milan, il s’enfuit à Marignane ; mais il ne s’y crut pas encore suffisamment en sûreté ; il alla se cacher au fond des bois, dans un asile secret, et fit planter, sur la route qui conduisait à son refuge, une potence avec un écriteau menaçant de mort tout voyageur qui oserait passer outre. En 1373, à l’occasion d’une épidémie nouvelle, il ordonna la destruction des palais et des maisons où se trouvaient les pestiférés et prescrivit de mettre à mort ceux qui étaient atteints de la maladie, ainsi que leurs gardiens[2].

L’ordonnance de 1374 n’allait pas jusque-là ; et si je la mentionne, c’est pour montrer à quel degré de férocité l’égoïsme et la peur pouvaient conduire les petits despotes de ces temps encore barbares. Elle prescrivait au podestat de Reggio, pour lequel elle avait été rédigée, de chasser de la ville les personnes suspectes, pour qu’elles errassent dans les bois et les champs jusqu’à la mort ou la guérison. Les prêtres des églises paroissiales étaient chargés de visiter les malades et de les désigner aux inquisiteurs, sous peine d’être brûlés vifs. Les biens mobiliers et immobiliers des victimes étaient confisqués au profit de l’Église, et il était défendu, sous peine de mort, de porter secours aux malades. Cette ordonnance sauvage fut en vigueur jusqu’en 1399, et pendant ces vingt-cinq ans on trouva des gens pour l’appliquer, tant les pestiférés inspiraient de terreur.

Toutefois, cette façon sommaire de s’en débarrasser ne trouva pas d’écho, même en Italie. On comprit qu’il était plus humain et plus prudent tout à la fois, d’isoler les malades dans des établissemens bien clos, que de les envoyer mourir dans les campagnes et y répandre la contagion. La création des lazarets naquit de cette pensée. Le premier fut fondé en 1403, par les provéditeurs de Venise, sur une île voisine de la ville. Gênes en fonda un second en 1467 ; celui de Marseille date de 1476, époque à laquelle les consuls convertirent la léproserie de la ville en hôpital pour les pestiférés. Il s’en éleva d’autres dans les grandes villes de l’intérieur, mais ces établissemens ne s’ouvraient que pour les malades. L’idée n’était pas encore venue de prévenir les invasions de la peste, en éloignant les navires qui l’avaient à leur bord ou en leur infligeant une quarantaine.

Cette innovation n’eut lieu qu’au XVIe siècle, lorsque Fracastor eut exposé, dans un livre devenu célèbre[3], une doctrine de la contagion qui est arrivée jusqu’à nous et que les découvertes modernes de la science expérimentale ont confirmée sur un grand nombre de points. Lorsque cet ouvrage parut, Marseille avait pourtant devancé, dans la pratique, les doctrines qui y étaient exposées, en installant, à l’île de Pomègues, un port de quarantaine. On y envoyait toutes les provenances suspectes, pour y subir une première période d’isolement, pendant laquelle les passagers étaient mis en observation, les marchandises exposées au grand air et soumises aux fumigations. L’admission au lazaret de la ville n’était autorisée qu’à la suite de cette première épreuve. Après la grande épidémie de 1587, la plupart des villes du littoral méditerranéen. Gênes, Toulon, Livourne, suivirent l’exemple de Marseille et créèrent des établissemens analogues.

De pareilles mesures, appliquées avec rigueur, pouvaient garantir le littoral contre l’importation de la peste par les navires ; mais les villes de l’intérieur n’avaient pas cette ressource. Elles cherchaient pourtant à empêcher la contagion en s’isolant de leur mieux. Il n’existait ni loi ni ordonnance pour imposer et pour régulariser des mesures préventives, mais la toute-puissance des parlemens et le zèle des municipalités y suppléaient.

Le premier soin des autorités, dans une ville ainsi menacée, consistait à nommer un bureau ou conseil de santé dont les pouvoirs étaient sans limites. Pendant la durée de l’épidémie, il avait droit de vie et de mort sur les particuliers, pour tous les cas qui compromettaient le salut public ; il avait le droit de taxe et de réquisition en argent, en denrées, ou en corvées. Ses sentences étaient sans appel. Il commençait par expulser les gens sans aveu, les vagabonds, les mendians et les étrangers. Il accordait un délai de quelques heures aux habitans qui voulaient quitter la ville et, ce temps expiré, on en fermait toutes les portes, sauf une, qu’on réservait pour les communications indispensables. À une petite distance de celle-ci, on installait un marché où les vendeurs déposaient leurs denrées, où les acheteurs venaient les prendre ensuite, sans qu’il y eût de contact entre les uns et les autres.

Lorsque, malgré ces précautions, le fléau pénétrait dans la ville, le gouvernement la faisait entourer par un cordon de troupes, afin que personne n’en sortît. Si le nombre des soldats le permettait, le cordon sanitaire était établi à une lieue de la ville, afin de laisser aux habitans une zone à cultiver. Il était interdit aux soldats de s’avancer de plus de dix pas sur cette zone intermédiaire, et ils avaient ordre de faire feu sur les habitans qui chercheraient à forcer le blocus. Les chiens et les chats qui réussissaient à passer entre les mailles de ce filet étaient détruits sans pitié.

Lorsque les portes étaient closes, le bureau de santé divisait la ville en quartiers et assignait à chacun d’eux un administrateur auquel il déléguait ses pouvoirs. Il répartissait à sa guise les médecins et les chirurgiens ; il désignait ceux qui devaient s’enfermer dans les hôpitaux avec les pestiférés et ceux qui devaient aller visiter les malades en ville. Il imposait à qui bon lui semblait les fonctions d’infirmier et d’infirmière. Ces redoutables pouvoirs ne s’arrêtaient pas là. Il avait le droit de séquestrer, non-seulement les pestiférés, mais tous ceux qui étaient susceptibles de le devenir, de pénétrer dans les maisons et d’arracher les gens suspects à leurs familles, souvent même sans que les médecins eussent prononcé.

Dans cet état d’affolement, les délations, les violences de toute espèce allaient leur train. Ambroise Paré raconte qu’à Paris, les magistrats ayant pris la fuite, la ville était parcourue par des bandes de malandrins qui entraient dans les maisons, les mettaient au pillage, coupaient la gorge des malades et des bien portans, pour ne pas être dénoncés. Des personnages peu scrupuleux profitaient de la circonstance pour faire enfermer, dans les hôpitaux, les gens dont ils voulaient se débarrasser. Lorsque ceux-ci se débattaient et demandaient du secours, on les faisait passer pour fous ou démoniaques ; on les liait ; et on les poussait ainsi à l’Hôtel-Dieu, où les infirmiers les couchaient avec les pestiférés, et alors, dit Ambroise Paré, ils ne tardaient pas à mourir, autant de déplaisir que de l’air infecté.

Nous ne pouvons pas, aujourd’hui, nous faire une idée de ce qu’étaient ces hôpitaux où les malades couchaient pêle-mêle quatre, cinq, six, et parfois davantage dans le même lit[4], où l’entassement était tel qu’on suffoquait en y entrant et qu’Ambroise Paré tomba un jour en syncope, en découvrant le lit d’un pestiféré.

L’infection était si grande qu’on ne trouvait pour soigner ces malheureux que le rebut de la société, qu’un personnel recruté dans les prisons. Les médecins eux-mêmes n’en approchaient qu’avec des précautions terrifiantes. Dans certains hôpitaux, ils avaient adopté un costume spécial qu’Ambroise Paré décrit avec une certaine complaisance, et ce n’est pas seulement au XVIe siècle qu’on s’affublait ainsi. Dans un petit ouvrage qu’il a publié en 1873, Chéreau reproduit le fac-simile d’une gravure de 1720 qui représente le costume que portaient alors les médecins dans les hôpitaux[5].

C’était une robe enveloppant tout le corps et que complétait un capuchon de même étoffe, percé au niveau des yeux d’ouvertures fermées par un cristal. Le nez, en forme de bec d’oiseau, servait à la respiration ; il était rempli de parfums balsamiques. Les mains étaient couvertes de gants remontant jusqu’au milieu de l’avant-bras. Ainsi costumé, le médecin s’avançait, un bâton de bois blanc à la main. Il s’arrêtait à deux pas des malades et se mettait de côté pour ne pas recevoir leur haleine. Le prêtre se servait, pour donner la communion, d’une vergette de la longueur d’un pan et demi, au bout de laquelle se trouvait un petit croissant d’argent pour porter le saint-sacrement dans la bouche du malade. De l’autre main, il serrait étroitement la manche de son surplis et de son habit, et il était recommandé à tout le monde de ne jamais s’asseoir ni se mettre à genoux dans la salle et de faire attention à ce que les bords du vêtement ne touchassent pas le sol[6].

L’habit contre la mort a été porté au commencement de notre siècle. Pendant l’épidémie de peste qui a sévi, en 1815, à Noja (royaume de Naples), l’hôpital des pestiférés était en ville, les médecins n’y entraient qu’avec des masques, des gants, des sandales de bois et vêtus de toile cirée. Ils se servaient de grandes perches pour soulever les couvertures des malades et de longues pinces pour toucher leurs effets. Est-il besoin de dire que ces précautions ridicules n’empêchaient pas les personnes que leur devoir retenait dans un pareil enfer d’y contracter la peste et d’en mourir ?

La condition des médecins est toujours cruelle, en temps d’épidémie, mais dans les siècles passés elle était intolérable. Ceux qui étaient désignés pour soigner les malades en ville n’avaient rien à envier à leurs confrères enfermés dans les hôpitaux. « Lorsqu’on apercevoit seulement ès-rues, dit Ambroise Paré, les médecins, chirurgiens et barbiers esleus pour panser les malades, chascun couroit après eux à coups de pierres, pour les tuer comme chiens enragés, disant qu’il falloit qu’ils n’allassent que de nuict, de peur d’infecter les sains. » On a couru sus aux médecins dans des temps plus rapprochés de nous. En 1832, à Paris, lors de la première épidémie de choléra, on les accusa d’empoisonner les malades ; plusieurs d’entre eux payèrent de leur vie leur dévoûment aux malheureux, et cela n’empêcha pas les autres de continuer. Des scènes de sauvagerie plus déplorables encore viennent de se passer en Russie dans le cours de l’épidémie dont nous parlerons bientôt.

À l’époque reculée où se reportent les faits que nous mentionnons, il était de règle, en temps d’épidémie, de désigner les maisons où il y avait eu des pestiférés, par une botte de paille mise à l’une des fenêtres ou par une croix de bois clouée sur la porte principale. Les habitans de ces demeures ainsi mises à l’index, lorsqu’ils allaient et venaient par la ville, étaient obligés de tenir à la main une verge blanche ou un bâton blanc.

On allait quelquefois jusqu’à interdire la circulation dans les rues à la population tout entière. On n’y voyait plus que les agens de la police et les pourvoyeurs chargés d’alimenter les familles. Celles-ci, pour recevoir leurs provisions, faisaient descendre par la fenêtre un panier en fer-blanc suspendu par une chaîne, car le bois, l’osier et le chanvre étaient considérés comme susceptibles de transmettre la peste. Ces quarantaines générales ont été imposées à Gênes en 1576, en 1630 à Toulon, et à Aix en 1720. Pendant de longs mois, la population de ces grandes villes était ainsi mise sous séquestre, attendant la mort ou la délivrance, ne sachant rien de ce qui se passait au dehors, rien de la marche de l’épidémie, et sous la menace incessante de la voir s’introduire dans les maisons, avec les alimens qu’on y apportait.

Partout où ces déplorables mesures étaient prises, la mortalité était énorme. Une ville séquestrée de cette façon était absolument sacrifiée. Les habitans étaient condamnés à mourir de faim s’ils échappaient à la maladie, et jamais on n’est parvenu, à l’aide de ces moyens barbares, à empêcher le fléau de se répandre et de continuer sa course. Quelques exemples suffiront pour le démontrer.

En 1629, lorsque la peste éclata à Digne, le parlement défendit, sous peine de mort, aux habitans d’en sortir. Les portes furent gardées par des soldats, et les passages qui y conduisaient par les paysans du voisinage. Ceux-ci confisquaient à leur profit le peu de provisions que les parens et les amis cherchaient à faire pénétrer dans les murs, puis ils venaient les revendre, à prix d’or, aux malheureux habitans séquestrés. Ils songèrent même un instant à mettre le feu à la ville, pour détruire ce foyer pestilentiel avec ses habitans et les quinze cents morts qui gisaient sans sépulture dans les rues et les maisons. Ils allaient mettre leur projet à exécution, lorsqu’ils apprirent que l’épidémie venait d’éclater dans quatre autres villes des environs. La mortalité fut horrible. Sur 10,000 habitans, il n’en survécut que 1,500, qui se révoltèrent enfin contre la barbarie des mesures dont ils étaient victimes. Ils s’armèrent et chassèrent les paysans et les soldats qui les tenaient enfermés[7].

Des scènes plus émouvantes encore se produisirent à Marseille, lors de l’épidémie de 1720. Quand le parlement d’Aix, par son arrêt du 31 juillet, eut fait défense à tous les habitans de la province de communiquer avec Marseille, sous peine de mort, toutes les villes environnantes fermèrent leurs portes, tous les passages furent gardés, et la grande cité provençale se vit abandonnée du monde entier. Pendant six mois, elle fut en proie à la peste et à la famine.

La mortalité alla croissant jusqu’à la fin d’août. À cette époque il mourait en moyenne mille personnes par jour, et la ville offrait un spectacle effrayant. Les rues, les quais étaient encombrés de cadavres qu’on ne pouvait plus enlever, faute de bras et de tombereaux. Les corbeaux, — c’est ainsi qu’on désignait alors, en style administratif, les employés des pompes funèbres, — étaient morts ou avaient pris la fuite, et personne ne voulait les remplacer, même à prix d’or. Les balayeurs des rues, les gueux qu’on cherchait à leur substituer, se dérobaient comme eux.

Les échevins s’adressèrent alors à MM. du corps des galères et leur demandèrent des forçats pour servir de corbeaux. Le commandeur de Rancé et l’intendant Vaucresson accueillirent leur demande et envoyèrent à terre une première corvée qui mourut en quarante-huit heures ; les suivantes eurent le même sort ; et en deux mois 455 forçats furent sacrifiés à cette périlleuse besogne. Les misérables à qui on avait promis la liberté, mais qu’on ne pouvait ni alimenter ni vêtir, et qui se savaient voués à une mort certaine, pillaient les maisons aussitôt qu’on cessait de les surveiller et s’acquittaient fort mal de leur tâche.

Il arriva bientôt un moment où elle devint impraticable. Les rues étaient tellement remplies de cadavres que la circulation des tombereaux y était devenue impossible. Le cours, le quai du port en étaient couverts, les places publiques en étaient jonchées. Ils étaient là, gisant, les uns sur les autres, pêle-mêle, avec les matelas, les paillasses, les couvertures, les bardes et les haillons des pestiférés qu’on jetait par les fenêtres. Au pied des arbres du cours, sous les auvens des boutiques, on voyait des mourans que les chaleurs d’août et l’infection avaient chassés de leurs demeures et qui venaient mourir sur le corps de ceux qui les avaient devancés. De temps en temps, un malade en délire passait en criant au milieu d’eux et allait mourir un peu plus loin ; d’autres se jetaient par les fenêtres ou se précipitaient dans le port rempli lui-même de cadavres et de débris[8].

Cet effrayant spectacle était au-dessus des forces d’une population aussi impressionnable que celle de Marseille, et on ne doit pas s’étonner des innombrables défaillances dont cette ville fut le théâtre ; mais elles furent largement compensées par les dévoûmens sublimes dont ces murs désolés furent les témoins. Celui de Belzunce, l’immortel évêque, est devenu légendaire, et les passans s’inclinent avec respect devant la statue que la reconnaissance des Marseillais lui a élevée sur le cours. Le marquis de Pille, les échevins donnèrent, comme lui, l’exemple du courage persévérant et du mépris de la mort. Le chevalier Rose, qui avait mis au service de ses compatriotes son temps, sa fortune et sa vie, se consacra dès le début à diriger l’enterrement des morts, et c’est à lui que la population dut d’en être enfin débarrassée. Le musée de Marseille renferme un tableau qui le représente à cheval, guidant les galériens et les encourageant dans leur lugubre besogne, dont il partageait les dangers.

Les médecins furent à la hauteur de leur tâche. Si quelques-uns d’entre eux désertèrent leur poste, les confrères qui vinrent volontairement s’enfermer dans cette ville abandonnée, ceux-là furent au-dessus de tout éloge. Le chancelier de l’université de Montpellier, de Chycoineau, Verny, Deidier, arrivèrent au commencement d’août et restèrent à Marseille jusqu’à la fin. « Comme Belzunce, comme les échevins et le marquis de Pille, ils approchaient des malades avec calme et sang-froid ; ils s’asseyaient sur leurs lits, pansaient leurs plaies, sans répugnance et sans précaution et comme s’ils avaient été invulnérables[9]. »

Ce drame dura six mois[10] et au bout de ce temps la ville avait perdu cinquante mille de ses habitans. Tous les gardes de police, tous les capitaines, sauf un, tous les sergens du guet ou de patrouille étalent morts et, lorsqu’à la fin de l’épidémie ceux des échevins qui avaient survécu se réunirent à l’hôtel de ville, ils s’y trouvèrent seuls, sans un gardien, sans un serviteur pour exécuter leurs ordres.

En sacrifiant Marseille, le parlement d’Aix ne sauva pas la Provence, dont toutes les grandes villes, et notamment Toulon, furent ravagées par le fléau. Cette expérience aurait dû être la dernière, mais il n’en fut rien ; la séquestration et les cordons sanitaires continuèrent à être en usage et, en 1815, lors de la peste de Noja dont j’ai déjà parlé, on commit exactement les mêmes fautes. Le chef de la commission sanitaire, Moréa, fit creuser autour de la ville deux fossés de six pieds de large, le premier à trente pas des habitations, le second à soixante, et douze cents soldats vinrent s’établir en dehors de ce dernier cercle. Ils faisaient feu sur tous ceux qui voulaient le franchir, soit pour sortir de la ville, soit pour y entrer. Trois personnes furent fusillées de cette façon, et personne ne chercha plus à forcer la consigne. La mortalité fut considérable ; le dernier décès fut suivi d’une triple quarantaine, à la fin de laquelle on procéda à la désinfection de la ville, en brûlant quatre-vingt-douze pauvres maisons et en tirant cent cinquante coups de canon[11].

Si je me suis appesanti si longtemps sur ces détails lugubres, ce n’est assurément pas pour le plaisir stérile d’émouvoir ceux qui veulent bien me lire, c’est dans une intention plus élevée. Les populations sont oublieuses de leur passé, et cela les rend souvent injustes. Il est bon de leur remettre sous les yeux les épreuves subies par les générations qui les ont précédées, ne fût-ce que pour leur faire prendre en patience les fléaux qu’elles ont encore à supporter aujourd’hui, et pour les rendre reconnaissantes envers ceux qui leur ont fait la vie plus douce et plus sûre.

Un intérêt d’un autre genre s’attache encore à cette lamentable histoire. Elle a servi d’enseignement, en démontrant le danger des mesures violentes, auxquelles conduisent l’épouvante et la terreur. Elles renforcent les épidémies dans leurs foyers sans les empêcher d’en sortir. Les cordons sanitaires ont toujours été franchis ou tournés par les fléaux qu’ils étaient destinés à arrêter au passage ; souvent même ils leur ont servi d’alimens. Ce moyen d’isolement peut réussir dans les pays presque déserts comme les steppes de la Russie, où les communications sont rares et la surveillance facile ; mais ils sont radicalement impuissans dans les contrées à population dense comme celles de l’Europe occidentale, lorsque les maladies épidémiques y ont pénétré.

Les mesures de préservation prises contre les provenances maritimes n’ont pas été aussi impuissantes que les quarantaines de terre. Les lazarets de Marseille et de Toulon ont souvent empêché la peste de se répandre en Europe et l’ont plus d’une fois étouffée dans leurs murs. Ces deux grands établissemens se partageaient autrefois la juridiction sanitaire de tout notre littoral méditerranéen. Celui de Toulon, où les navires de l’État purgeaient leurs quarantaines, exerçait son autorité, depuis le Brusc jusqu’au Var ; celui de Marseille, réservé aux galères et aux bâtimens du commerce, rayonnait sur le reste de la côte jusqu’aux frontières d’Espagne. Les navires venant des Échelles du Levant ou des côtes de Barbarie ne pouvaient aborder que dans ces deux ports et, lorsqu’ils se présentaient sur un autre point du littoral, ils étaient repoussés à coups de canon.

Des règlemens précis, basés sur une expérience séculaire, étaient rigoureusement appliqués dans ces grands établissemens. Ils avaient servi de modèles à ceux des puissances étrangères et la peste de 1720 vint encore accroître leur importance. Le fléau levantin s’était quelque peu laissé oublier, pendant le siècle précédent ; la fureur avec laquelle il se déchaîna sur la Provence, dans cette année néfaste, rappela sur lui l’attention et fit redoubler de rigueur dans l’application des mesures sanitaires. Le lazaret de Marseille acquit, à partir de ce moment, une prépondérance qu’il a conservée pendant plus d’un siècle. Son intendance, citée partout comme un modèle, était appelée à trancher toutes les questions sanitaires intéressant non-seulement la France, mais l’Europe entière. L’araisonnement des navires, leur purification, celle des marchandises et des passagers s’y accomplissaient avec un soin et une méthode qu’on ne rencontrait pas ailleurs ; aussi les administrations étrangères envoyaient elles souvent à Marseille leurs navires pestiférés ou suspects pour s’y faire purifier. Cette supériorité, reconnue par toutes les marines, avait créé, en faveur de ce port favorisé du reste par sa situation, un monopole commercial qui a puissamment contribué à son développement et à sa prospérité.

Les événemens politiques de la fin du XVIIIe siècle et la campagne d’Egypte, en particulier, augmentèrent encore l’importance de l’intendance sanitaire de Marseille. Toutes les autorités s’inclinaient alors devant elle et étaient tenues de la consulter. Il était défendu, sous les peines les plus sévères, aux corps municipaux et administratifs des différens ports de la Méditerranée, de s’immiscer dans ses actes et d’entraver ses opérations. Tous les hygiénistes de cette époque partageaient la confiance du gouvernement et du public. Foderé, entre autres, avait une admiration enthousiaste pour les règlemens quarantenaires adoptés par le bureau de Marseille. Ils étaient en effet l’expression la plus rationnelle de la prophylaxie, telle qu’on la comprenait alors, et il faut convenir qu’ils ont rendu des services, pendant les trois siècles au cours desquels ils ont été appliqués sans subir de changemens notables. C’est de nos jours seulement que les progrès de la civilisation et les conquêtes de l’hygiène ont permis d’en atténuer les rigueurs, d’en modifier les principes, et d’en simplifier les opérations.


II.

Il n’a été question jusqu’ici que de la peste, parce que c’est le seul fléau exotique que les siècles précédens aient eu à combattre, mais le nôtre a vu deux nouvelles maladies pestilentielles[12] apparaître sur la scène, la fièvre jaune et le choléra-morbus. La première a borné ses ravages aux contrées méridionales de l’Europe, mais le second l’a parcourue tout entière et s’y promène pour la sixième fois.

La fièvre jaune s’était déjà montrée en Espagne, pendant le cours du siècle précédent. Cadix avait reçu plusieurs fois sa visite ; mais elle s’était éteinte sur place et ses apparitions, quelque menaçantes qu’elles fussent, n’avaient pas produit d’impression. Il en fut de même des petites épidémies qui se succédèrent sur les côtes d’Espagne et d’Italie depuis 1800 jusqu’en 1821, mais celle de Barcelone, qui eut lieu à cette date, fut terrible et épouvanta l’Europe. L’importation était tellement évidente que toute hésitation était impossible et qu’il fallait se prémunir contre la fièvre jaune d’Amérique, ainsi qu’on l’avait fait jusqu’alors contre la peste d’Orient. Ce nouveau péril, survenant après un siècle de sécurité, réveilla les terreurs des anciens jours, et les chambres françaises votèrent, sous la pression de l’opinion publique, la loi du 3 mars 1822. Cette loi draconienne, dont l’ordonnance royale du 7 août suivant vint encore aggraver les rigueurs, rappelait les édits des anciens parlemens du midi de la France. La peine de mort, celle des travaux forcés à perpétuité ou à temps revenaient à la fin de presque tous les articles. Inapplicable par l’excès même de sa sévérité, la loi de 1822 n’en constitue pas moins, à l’heure actuelle, la base de notre législation sanitaire. Hâtons-nous de dire qu’elle est restée à l’état de lettre morte et qu’elle est abrogée de fait.

Le fléau contre lequel on l’avait dirigée ne justifia pas du reste les appréhensions qu’il avait fait naître. Après s’être montrée à Port de Passage en 1823 et à Gibraltar en 1828, la fièvre jaune parut oublier le chemin de l’Europe, et ne le reprit que trente ans plus tard.

Une autre maladie épidémique avait ravagé la terre dans l’intervalle. Venu de l’Asie, comme la peste noire, le choléra avait fait le tour du monde comme elle ; mais il avait mis vingt-cinq ans à parcourir sa carrière et n’avait pas enlevé le trentième de la population du globe, tandis que la mort noire du XIVe siècle en avait détruit le tiers en moins de quatre ans. Le fléau qui venait d’apparaître dérouta, par la bizarrerie de sa marche, les idées que le cours régulier de la peste avait introduites dans la police sanitaire. Il semblait se jouer de toutes les entraves qu’on voulait lui opposer, franchissant les cordons sanitaires, revenant brusquement sur ses pas, s’élançant en trois bonds de Londres à Paris et s’y montrant, au même instant, dans plusieurs quartiers à la fois.

L’impossibilité de lui barrer la route apparut en Allemagne avec toute son évidence. Dans la Prusse orientale, on établit partout des cordons sanitaires et des lazarets ; on mit sous le séquestre les hôpitaux, les quartiers envahis ; et la mortalité y fut plus grande qu’en Russie, où ces précautions n’avaient pas été prises. Dantzig, où on avait mis en jeu toutes les mesures d’isolement, subit des pertes effrayantes, et le triple cordon sanitaire dont on entoura Berlin n’empêcha pas le choléra d’y entrer.

La France ne donna pas dans de pareilles exagérations. Les ordonnances royales qui intervinrent alors se bornèrent à créer des intendances sanitaires dans les chefs-lieux des vingt départemens les plus rapprochés de la frontière, des commissions de même espèce dans les sous-préfectures de ces départemens et des lazarets provisoires pour recevoir les marchandises provenant d’outre-Rhin[13] ; mais on reconnut bientôt l’inanité de ces mesures ; elles furent supprimées par la circulaire du 1er  mai 1832.

À cette époque, les idées contagionistes étaient battues en brèche de toutes parts. La doctrine de Broussais, qui était alors à son apogée, avait sapé toutes les bases traditionnelles de la médecine et supprimé la spécificité des maladies comme la contagion. Cette doctrine décevante trouvait un appui apparent dans les expériences aussi courageuses que peu concluantes de Glot-Bey, de Bulard et de l’intrépide Chervin, qui a passé sa vie à braver les maladies pestilentielles, en allant les chercher, les unes après les autres, au centre de leurs foyers d’action.

Sous l’influence de ce courant d’opinion, le scepticisme en matière de transmission des maladies pénétra dans le domaine administratif ; les règlemens sanitaires tombèrent en désuétude et les ordonnances relatives au choléra furent abrogées comme nous venons de le voir. Leur inutilité reconnue devait inspirer des doutes sur l’efficacité des mesures qu’on prenait encore contre la peste. Les médecins dont j’ai signalé plus haut la courageuse initiative, et qui avaient acquis en Égypte une expérience qu’on ne pouvait leur contester, entreprirent, contre les quarantaines, une campagne qu’ils poursuivirent d’abord dans la presse médicale, puis à l’Académie de médecine. La longue discussion qui en fut la conséquence montra toute l’insuffisance des notions qu’on possédait alors sur la genèse des maladies pestilentielles et prouva la nécessité, avant d’aller plus loin, de s’éclairer sur toutes ces questions. Or, il était impossible pour cela de s’en rapporter aux autorités locales, et Bégin, se faisant l’interprète d’une pensée qui était dans l’esprit de tous ses collègues, proposa d’attacher des médecins sanitaires français aux principales stations du Levant. L’Académie, sur le rapport de Prus, adopta cette proposition, la soumit au ministre, et l’ordonnance royale du 18 avril 1848 consacra l’importante innovation dont la nécessité venait d’être démontrée.

Des postes de médecins sanitaires furent créés à Alexandrie, au Caire, à Beyrouth, à Damas, à Smyrne, à Constantinople et vingt ans plus tard à Téhéran. Leur mission consistait à s’enquérir avec soin de l’état sanitaire de leur résidence et à tenir les consuls au courant de la situation. Grâce à leurs informations, on put sur-le-champ atténuer la rigueur des mesures préventives qui frappaient les provenances du Levant, dans les ports de la Méditerranée.

Les médecins sanitaires français ont rendu à l’hygiène autant de services qu’au commerce. Ils ont fait évanouir le fantôme de la peste qui obsédait encore les esprits, en prouvant par une enquête sérieuse et prolongée qu’elle n’était endémique ni en Turquie, ni en Égypte et qu’elle ne s’y était pas montrée depuis 1844. Ils ont élucidé la plupart des problèmes sociaux relatifs aux différens modes de transmission de la maladie ; ils ont en un mot rempli, avec une vigilance sans égale, leur rôle de sentinelles avancées de la France en Orient, pour tout ce qui concerne la santé publique, qu’il s’agisse de peste ou de choléra. Grâce à cette institution, il est devenu possible de réformer le régime sanitaire que le passé nous avait légué, et le décret du 24 décembre 1850 a consacré cette transformation.

Sa promulgation fut hâtée par la seconde invasion du choléra. On avait, comme nous l’avons vu, supprimé toutes les mesures prises contre lui en 1831, et les populations de notre littoral méditerranéen, en voyant les précautions dont on s’entourait dans les ports d’Italie, réclamaient énergiquement des moyens de préservation analogues. Le décret du 24 septembre leur donna satisfaction, tout en atténuant, dans une proportion considérable, les sévérités de l’ancien système et en diminuant les entraves apportées au commerce. Quant à l’intendance de Marseille, qui avait voulu maintenir ses privilèges envers et contre tous, elle avait été tout simplement supprimée l’année précédente, par le décret du 10 août 1850.

Pendant que la France transformait ainsi son système sanitaire, les autres États de l’Europe laissaient peu à peu tomber les leurs en désuétude et mettaient plus ou moins de négligence dans leur application. Chaque État avait son régime particulier. On admettait librement dans certains ports des provenances qu’on repoussait dans d’autres ; les quarantaines n’avaient d’autres limites que celles qui leur étaient imposées par le bon plaisir des autorités locales, à peu près indépendantes du pouvoir central. Les droits imposés à la navigation sous le nom de taxes sanitaires variaient d’un pays à l’autre et cette diversité dans les règlemens provoquait partout des plaintes d’autant plus vives que les communications s’étaient considérablement multipliées, depuis la création des lignes de paquebots à vapeur qui sillonnaient déjà la Méditerranée dans tous les sens.

On commençait à comprendre que toutes les nations sont solidaires pour ce qui concerne la santé publique et qu’il était indispensable de se concerter pour une action commune. L’adoption d’un code sanitaire international s’imposait comme une nécessité. Le gouvernement français prit alors l’initiative, et provoqua la réunion, à Paris, d’une conférence destinée à jeter les bases d’un système sanitaire uniforme. L’entente s’établit facilement entre les délégués des douze États qui consentirent à s’y faire représenter ; mais, lorsqu’il s’agit de passer à la ratification de la convention à laquelle ils s’étaient arrêtés, le Portugal et le Piémont seuls s’unirent à la France pour donner leur adhésion au projet. Il fut mis en vigueur dans notre pays par le décret impérial du 4 juin 1853.

À cette époque, l’opinion publique, éclairée par les épidémies qui se succédaient à de courts intervalles, revenait peu à peu aux idées contagionistes, et les quarantaines reprenaient faveur. En 1861, le choléra fut importé en Égypte par les pèlerins qui revenaient de La Mecque ; il traversa presque aussitôt la Méditerranée et se répandit en Europe avec une rapidité qui démontra la nécessité de lui barrer la route dans la Mer-Rouge. La France fit un nouvel appel aux puissances que la question intéressait, et une seconde conférence internationale se réunit à Constantinople, en 1866. Cette fois, tous les États de l’Europe y prirent part, mais elle n’aboutit pas plus que la précédente à une convention diplomatique.

En 1874, le gouvernement austro-hongrois revint à la charge et en convoqua une troisième qui s’assembla à Vienne. Elle était composée presque exclusivement de médecins qui se mirent facilement d’accord sur les questions scientifiques ; mais quand on en vint aux applications pratiques, quand il s’agit d’adopter un certain nombre de mesures préventives, on vit se produire la scission qui s’est toujours manifestée depuis, entre les peuples du Nord et ceux du Midi. Les premiers, moins exposés à l’importation, se préoccupaient surtout de sauvegarder les intérêts de leur commerce ; les autres, placés sous la menace continuelle des épidémies, songeaient avant tout à s’en préserver.

Dans l’impossibilité de s’entendre, on laissa à chaque État la liberté de se conduire à sa guise. C’était reconnaître l’impossibilité d’une action commune et aboutir à un nouvel avortement. Chaque puissance, usant de sa liberté, prit les mesures qui lui convinrent ; la France en profita pour réviser de nouveau son organisation sanitaire et pour réunir en un seul document ses anciens règlemens enchevêtrés les uns dans les autres et devenus d’une application très difficile.

Ce travail de refonte fut confié à une commission composée de membres du comité consultatif d’hygiène publique, auxquels on adjoignit les représentans des chambres de commerce des principaux ports de France et des deux plus importantes compagnies de navigation. Cette commission se réunit au ministère du commerce, sous la présidence de Tardieu, et élabora le Règlement de police sanitaire maritime du 2 février 1876. Ce document remarquable fut surtout l’œuvre de Fauvel, alors inspecteur-général de ce service. Il porte l’empreinte de son esprit ferme et lucide et de son expérience approfondie du sujet.

Le règlement de 1876, qui est toujours en vigueur, prévoit, dans ses 130 articles, tous les cas qui peuvent se présenter. Tout en maintenant les garanties indispensables à la santé publique, il a fait disparaître les mesures vexatoires et souvent ridicules contre lesquelles le commerce protestait avec énergie ; il a substitué une législation claire, complète, commune à tous les pays, à la confusion des règlemens antérieurs.

L’administration sanitaire avait, de son côté, perfectionné et développé ses établissemens. Aux lazarets de Marseille et de Toulon qui suffisaient au temps où les provenances du Levant et la peste attiraient toute l’attention, étaient venus se joindre ceux de Pauillac et de Saint-Nazaire, placés à l’embouchure des deux grands fleuves qui se jettent dans l’Océan et destinés à recevoir les navires de toute provenance qui pouvaient introduire en France la fièvre jaune ou le choléra. Ces grands établissemens sanitaires ne ressemblent en rien à ceux du passé. Ils réunissent toutes les conditions de salubrité et de bien-être désirables et permettent l’isolement des différentes catégories de passagers.

Les efforts de conciliation auxquels les conférences internationales avaient donné lieu n’avaient pas été complètement inutiles. Ils avaient abouti à la création du Conseil supérieur de santé de l’empire ottoman et du Conseil sanitaire maritime et quarantenaire d’Egypte. Tous deux avaient le caractère international et admettaient dans leur sein les représentans des nations intéressées aux questions qui devaient s’y traiter. Le second, particulièrement affecté à la défense de la Mer-Rouge, fut créé par un décret du khédive, en date du 3 janvier 1881, et remplaça l’intendance générale sanitaire d’Egypte, fondée par Méhémet-Ali, en 1831[14]. Il admettait, comme celui de Constantinople, les délégués des puissances européennes avec voix délibérative et les médecins sanitaires de ces mêmes puissances, mais avec voix consultative seulement.

Ce conseil, placé sur la route des épidémies de choléra, constituait l’avant-garde de la prophylaxie sanitaire européenne. Il avait des pouvoirs très étendus, une grande indépendance. Il percevait des droits sanitaires et quarantenaires ; il administrait lui-même son budget. Les directeurs des offices sanitaires d’Alexandrie, de Rosette, de Damiette, de Port-Saïd, de Suez, de Tor ou El-Wedj, de Souakim et de Massouah étaient placés sous ses ordres.

Cette organisation forte et indépendante a permis au conseil sanitaire international d’Alexandrie de remplir sa mission jusqu’au jour où les événemens politiques l’ont condamné à l’impuissance. Comme l’intendance sanitaire qu’il remplaçait, il a maintenu une surveillance active sur les provenances de l’Inde et de l’extrême Orient ; il a conjuré le péril que le pèlerinage de La Mecque nous fait courir tous les ans, en lui imposant une réglementation sévère confiée à des docteurs musulmans sous la direction du médecin sanitaire placé à Djeddah, le port le plus rapproché de La Mecque, celui dans lequel la plupart des pèlerins viennent s’embarquer.

Son rôle sanitaire a cessé le jour où les Anglais ont occupé l’Égypte. Après s’y être établis en maîtres, leur premier soin a été de supprimer les entraves que le service sanitaire de la Mer-Rouge apportait à leur commerce. Il fallait pour cela annuler l’influence française au sein du conseil d’Alexandrie, et y établir leur prépotence. Ils atteignirent facilement leur but, en y faisant entrer leurs créatures, qui constituèrent une majorité en leur faveur. En 1883, le conseil n’existait plus que de nom, le désordre était à son comble et les mesures sanitaires tombaient peu à peu en désuétude.

De pareilles imprudences ne se commettaient pas sans que la France fît entendre ses protestations. Pendant six mois, le comité consultatif d’hygiène et l’inspecteur-général des services sanitaires n’ont pas cessé de prédire l’invasion prochaine du choléra en Égypte d’abord et en Europe ensuite ; pendant six mois, notre consul et notre médecin sanitaire à Alexandrie ont transmis ces avertissemens au conseil international, sans parvenir à se faire écouter. Au mois de juin 1883, toutes les mesures prophylactiques étaient supprimées à Suez ; le 25 de ce mois, le choléra éclatait à Damiette, importé par les chauffeurs du Timour ; le 26, il était à Mansourah, et le 27 à Port-Saïd. Dans les premiers jours de juillet, il entrait au Caire ; il se répandit de là dans toute l’Égypte et arriva à Alexandrie en août. Ce fut là sa dernière étape. Le 27 août, on accusait 28,000 décès depuis le début de l’épidémie ; mais, de l’avis de tous les médecins sanitaires, il y en avait eu le double.

Lorsqu’on apprit en Europe que le choléra avait envahi l’Égypte, les puissances qui ont un littoral méditerranéen, instruites par l’expérience, comprirent le sort qui les menaçait et eurent recours sur-le-champ aux mesures de préservation les plus rigoureuses ; mais on se rassura peu à peu, les consignes furent moins sévèrement exécutées et, le 14 juin 1884, le choléra éclata à Toulon. Ce fut le point de départ de l’épidémie qui a ravagé la France et l’Algérie, l’Italie et l’Espagne. Elle fut particulièrement meurtrière dans ce dernier pays. Du 5 février au 31 décembre 1886, on y compta 338,685 cas et 119,620 décès, ce qui donne 7 pour 1,000 de la population de l’Espagne tout entière et 18 pour 1,000, lorsqu’on ne tient compte que des provinces où la maladie a sévi.

L’Angleterre, comme on devait s’y attendre, nia l’importation et ne changea rien à sa façon d’agir en Égypte. Ses navires continuèrent à traverser le canal de Suez, en pleine liberté, avec le choléra à leur bord et à semer leurs cadavres dans la Méditerranée. Cependant, les nations du midi de l’Europe s’émurent en voyant se perpétuer ainsi le libre échange des maladies pestilentielles. Elles songèrent à convoquer une nouvelle conférence internationale ; le roi d’Italie en prit l’initiative et parvint à la faire aboutir ; vingt-sept États s’y firent représenter par cinquante-six délégués, diplomates ou médecins. La France y figurait dans la personne de son ambassadeur M. Decrais et de trois médecins délégués, MM. Brouardel, Proust et J. Rochard.

La conférence se réunit le 20 mai 1885 à la consulta, sous la présidence du ministre des affaires étrangères d’Italie, M. Mancini. À la seconde séance, l’assemblée, sur la proposition de M. Decrais, décida de confier l’étude des questions techniques à une commission composée des médecins et des hygiénistes délégués par leurs gouvernemens. Cette commission s’assembla tous les jours, du 23 mai au 7 juin, et discuta toutes les questions du vaste programme qui lui avait été soumis.

Pendant ces longues séances, on vit se reproduire le double courant d’opinion qui s’était déjà manifesté à la conférence de Vienne. Les représentans des nations du Midi réclamaient des mesures de préservation efficaces et s’élevaient avec énergie contre toute proposition tendant à diminuer la rigueur des quarantaines ; ceux de l’Angleterre en réclamaient l’abolition complète et élevaient la prétention de faire passer librement leurs navires à travers la Mer-Rouge et le canal de Suez, qu’ils eussent ou non le choléra à leur bord. Les délégués français s’efforcèrent d’opérer la conciliation, d’amener leurs collègues à se faire des concessions réciproques et de leur faire accepter un compromis. À force de persévérance, ils parvinrent à faire triompher leurs idées, et malgré l’opposition des Anglais, qui demeurèrent intraitables, nos propositions furent votées par la commission à une grande majorité.

Elles constituaient une réforme considérable et toute une révolution dans la police sanitaire. Les quarantaines maritimes étaient réduites aux proportions rigoureusement nécessaires ; les quarantaines de terre, les cordons sanitaires déclarés inutiles étaient remplacés par des mesures de surveillance aux gares-frontières ; la séquestration, l’internement des passagers dans les lazarets par l’assainissement des navires au départ et la désinfection pendant la traversée ; mais nous avions obtenu le maintien des mesures de surveillance dans la Mer-Rouge pour les navires venant de l’Inde et de l’extrême Orient ; le pèlerinage de La Mecque continuait à être l’objet de dispositions spéciales, et la quarantaine continuait à être infligée aux bâtimens qui avaient le choléra à leur bord[15].

Cette dernière conclusion, qui avait été adoptée malgré les délégués anglais, devait faire échouer la conférence. La commission technique termina ses travaux le 7 juin et en remit les procès-verbaux au chevalier Cadorna, président de la conférence. Celle-ci se réunit le 12 juin et, après avoir pris connaissance du travail de la commission, elle se sépara, afin de permettre à ses membres d’aller chercher de nouvelles instructions près de leurs gouvernemens respectifs ; mais il fut convenu qu’elle s’assemblerait de nouveau à la date du 10 novembre de la même année.

Dans l’intervalle, la diplomatie anglaise fit son œuvre habituelle près des puissances contractantes et, quelques mois après notre séparation, le gouvernement de la reine, d’accord avec l’Italie, fit parvenir à la France un mémorandum lui demandant d’accepter la clause que nous avions combattue avec le plus d’énergie, c’est-à-dire l’autorisation pour les navires anglais de passer le canal de Suez en quarantaine. C’était détruire d’un trait de plume toute l’œuvre de la conférence de Rome, et le gouvernement français refusa de signer ce protocole : les choses en restèrent là, et la conférence de Rome ne se réunit plus.

Toutefois, les règlemens antérieurement édictés par le conseil sanitaire d’Alexandrie n’étaient pas abrogés. Ils imposaient encore une quarantaine d’observation de vingt-quatre heures aux navires arrivant à Suez avec une patente brute, et cette disposition causait au commerce anglais une gêne suffisante pour qu’il eût intérêt à la faire abroger. Ce désir était partagé par quelques-unes des puissances intéressées dans la question et notamment par l’Autriche-Hongrie, qui prit l’initiative de provoquer la réunion d’une conférence nouvelle et proposa à l’Angleterre de la tenir à Venise. Cette dernière s’empressa d’y consentir et, le 29 juillet 1891, les deux puissances signèrent un protocole comprenant les deux points suivans : 1° le passage en quarantaine des navires anglais par le canal de Suez ; 2° la réorganisation du conseil sanitaire d’Alexandrie.

Treize puissances consentirent à discuter ces questions, et lord Salisbury, fort de leur assentiment, invita le gouvernement français à prendre part à la conférence.

Des deux propositions qui devaient s’y discuter, l’une était en tout conforme à nos intérêts, c’était celle qui concernait la réorganisation du conseil d’Alexandrie. Depuis l’occupation de cette ville, il avait, comme nous l’avons dit, complètement perdu son caractère international au grand détriment de la sécurité de l’Europe. Il importait de le lui rendre et de le soustraire à la domination des Anglais.

La seconde proposition était pour nous inacceptable. Nous avions lutté à Rome contre les prétentions de l’Angleterre, en déclarant que nous ne reconnaissions pas sur les mers de pavillon privilégié, et que partout où passait un navire anglais, tous les navires du monde devaient passer comme lui. Or, il était impossible de laisser le choléra circuler librement sur tous les points de la Méditerranée, à bord des bâtimens de tous les pays riverains, et nous étions forcés de nous montrer intraitables sur ce point. Toutefois, les intérêts de la France en Égypte sont si grands, la question du canal de Suez est d’une telle importance pour nos relations avec la Cochinchine et le Tonkin, que le gouvernement français, sur l’avis de l’inspecteur-général des services sanitaires, consentit, en faisant ses réserves, à envoyer des délégués à la conférence de Venise.

Il s’y fit représenter par M. Barrère, ancien consul-général de France en Égypte, à qui ces questions sont très familières, par le docteur Brouardel, doyen de la Faculté de médecine de Paris, président du comité consultatif d’hygiène, et par le docteur Proust, inspecteur-général des services sanitaires. Le docteur Catelan, médecin sanitaire français à Alexandrie, leur fut adjoint dès le début de la conférence. Treize puissances y avaient envoyé des délégués[16].

La première réunion eut lieu le 5 janvier 1892, et, dès l’ouverture de la séance, les délégués français s’aperçurent que la majorité était acquise par avance aux propositions de l’Angleterre. Ils comprirent que, si l’on abordait tout d’abord la question litigieuse, comme le demandait le sous-secrétaire d’État du foreign office, M. Lowther, notre échec était certain. M. Barrère eut alors l’idée de proposer la transformation de la conférence en commission technique et fut assez habile pour faire agréer ce changement. Il offrit ensuite aux médecins présens de prendre la parole et, comme personne n’y mettait d’empressement, M. Proust en profita pour présenter un contre-projet préparé à l’avance. Il l’exposa avec son talent habituel, et la conférence consentit à le substituer au protocole anglais.

C’était un premier succès, l’habileté de nos représentans a fait le reste. Loin de prendre la défense du système des quarantaines, qui n’est plus en rapport avec les données de la science moderne, ils l’abandonnèrent résolument, pour y substituer celui de la désinfection. Ils prouvèrent que, grâce aux étuves à vapeur sous pression, qui ont aujourd’hui fait leurs preuves, elle peut être pratiquée d’une manière efficace et avec une rapidité telle, que la navigation n’en éprouvera pas de retard appréciable, et ils parvinrent à faire partager leur conviction à la conférence tout entière. Les délégués anglais, en voyant la question se poser ainsi sur un terrain tout nouveau, reconnurent la possibilité d’y trouver la solution qu’on avait vainement cherchée jusqu’alors, et ne persistèrent pas dans l’opposition invincible que leurs prédécesseurs nous avaient faite à Rome.

On put leur faire, en échange, une concession à laquelle ils attachaient une importance considérable. Les grandes compagnies de navigation anglaise demandaient avec instances que leurs navires ne fussent pas obligés de séjourner pendant vingt-quatre heures à Suez pour y être visités, ce qui leur faisait perdre un temps précieux pour l’accomplissement d’une simple formalité. Il parut possible à la conférence de les affranchir de cette entrave. Le séjour à Suez, nécessité par la visite sanitaire, peut être abrégé autant qu’on le voudra, à la condition d’augmenter le nombre des médecins chargés de cette visite.

Quant aux navires ayant encore le choléra à leur bord, ou l’ayant eu tout récemment, les représentans de la France maintinrent la nécessité de l’isolement et de la désinfection et ils eurent gain de cause, en prouvant aux Anglais que cette mesure, indispensable à la sécurité de l’Europe, n’imposerait à leur commerce qu’une entrave insignifiante. Sur 15,000 navires qui ont passé par le canal de Suez, de 1884 à 1891, leur dit M. Proust, on n’en a trouvé que 50 de suspects et 2 d’infectés. Il n’y en aurait donc eu que 2 d’arrêtés en sept ans. Comme entrave commerciale, c’est assurément bien peu de chose, et cela suffit pour empêcher le choléra de se répandre dans l’Europe entière. Les plénipotentiaires anglais reconnurent le fait avec une parfaite bonne foi. Ils demandèrent néanmoins un régime de faveur au profit des paquebots-poste qui remplissent un service public et pour leurs transports chargés de troupes. Cette faveur leur fut accordée, à la condition que ces bâtimens auraient à leur bord une étuve à désinfection et un médecin nommé par le gouvernement.

À l’aide de ces concessions réciproques, l’entente se fit, et la conférence parvint à se mettre d’accord sur les bases suivantes :

La visite des navires provenant de l’Inde et de l’extrême Orient aura lieu à Suez ; elle sera faite par quatre médecins au lieu d’un seul qui s’y trouve aujourd’hui, afin d’abréger la durée du séjour sur cette rade.

À la suite de l’araisonnement, ces navires seront divisés en trois classes : 1° ceux qui seront reconnus indemnes seront admis immédiatement à la libre pratique, quelle que soit la nature de leur patente, et continueront leur route ; 2° ceux qui auront eu des cas de choléra au moment du départ, ou pendant la traversée, mais qui n’en auront pas présenté depuis sept jours, seront déclarés suspects et formeront deux catégories : A. — Ceux qui auront à bord un médecin et une étuve à désinfection passeront le canal de Suez, mais sans communiquer avec la terre ; B. — Ceux qui n’auront ni médecin, ni étuve, iront aux eaux de Moïse, pour y subir la désinfection, et y passeront le temps que cette opération exigera ; 3° les navires qui auront le choléra à leur bord ou qui en auront eu des cas nouveaux depuis sept jours seront dits infectés et feront aux eaux de Moïse une quarantaine de cinq jours. Tous les passagers seront débarqués et le navire subira une désinfection complète. Toutefois, s’ils ont à bord un médecin et une étuve, ils pourront être autorisés à continuer leur route avant l’expiration des cinq jours, lorsque la désinfection aura été effectuée.

Quant aux paquebots-poste et aux transports de troupes, pour lesquels les Anglais avaient fait des réserves, lorsque la maladie n’aura envahi qu’un de leurs compartimens, on se bornera à le désinfecter et à débarquer les passagers qui y habiteront.

Le pèlerinage de La Mecque continuera d’être l’objet de dispositions spéciales, et les Hadjis iront, comme par le passé, purger leur quarantaine à Djebel-Tor.

Pour assurer l’exécution de ces mesures, on convint de créer à Suez un grand établissement international. Il comprendra quatre médecins qui y résideront en permanence, visiteront tous les navires, apprécieront leur état sanitaire et accorderont, quand il y aura lieu, les immunités dont il a été question plus haut. Ils seront les agens exécutifs du conseil sanitaire d’Alexandre, qui sera réorganisé, et ne renfermera plus que trois commissaires égyptiens, au lieu de neuf qu’il contient aujourd’hui. Le nombre de ses membres sera réduit de vingt-deux à dix-sept. Dans ces conditions, il sera réellement international.

L’accord se fit sur ces bases et la convention fut signée dans la nuit du 30 au 31 janvier 1892, par dix des quatorze puissances représentées à la conférence. L’Angleterre, le Danemark, la Suède et la Turquie s’abstinrent ; les représentans de ces trois dernières puissances n’avaient pas les pouvoirs nécessaires pour traiter, et les plénipotentiaires anglais réservèrent l’opinion définitive de leur gouvernement, qui désirait se rendre compte, avant de s’engager, des conséquences pratiques d’un système auquel il n’était pas préparé. Toutefois, ils donnèrent leur adhésion à toutes les résolutions prises et s’engagèrent à venir prochainement à Paris pour y signer définitivement la convention si impatiemment attendue par tous les intéressés.

Ils ont tenu leur parole ; au mois de mai dernier, M. Phipps, conseiller à l’ambassade d’Angleterre à Paris, et le docteur Thorne-Thorne, directeur de l’hygiène, venu de Londres à cet effet, ont conféré de nouveau au ministère des affaires étrangères avec M. Barrère, rappelé de Munich pour cette réunion, avec MM. Brouardel et Proust, et M. le comte de Kuefstein, représentant de l’Autriche-Hongrie, venu à Paris dans la même intention.

Il ne s’agissait plus que de régler quelques points de détail relatifs à la durée de l’isolement que les navires infectés devront subir aux eaux de Moïse. Les délégués anglais demandaient qu’on tînt compte du temps écoulé depuis le dernier décès de choléra et qu’on n’exigeât pas la mise à terre de tous les passagers d’un navire à bord duquel quelques cas de cette maladie se seraient déclarés pendant la traversée. Ces concessions leur avaient déjà été faites à Venise il a suffi de les ratifier et de leur donner une forme définitive. Il n’y a pas eu à proprement parler de discussion et, le 9 juin dernier, l’acte définitif de la conférence internationale de Venise a été signé en triple expédition par les mandataires de la France, de l’Angleterre et de l’Autriche-Hongrie.

Pendant qu’elle achevait ainsi son œuvre de conciliation, le choléra, comme pour se jouer des obstacles que l’Europe cherchait à lui opposer, donnait aux prévisions des hygiénistes un double démenti, en se montrant aux portes de Paris sans qu’on pût découvrir sa provenance, et en reprenant sa route des anciens jours qu’il semblait avoir oubliée.


III.

L’épidémie qui règne depuis cinq mois dans la banlieue a éclaté le 5 avril, à la maison municipale de Nanterre. Elle s’est étendue de là aux localités voisines, et a envahi successivement Aubervilliers, Argenteuil, Saint-Denis, Saint-Ouen, Puteaux, etc. À la fin de juin, elle régnait dans 26 communes, toutes situées dans le nord-ouest de Paris, c’est-à-dire dans la zone alimentée par l’eau de Seine prise à Sèvres, au-dessous de l’endroit où débouche le grand collecteur des égouts de la ville. Quelques cas se sont aussi montrés dans Paris, mais la plupart des malades en avaient pris le germe dans la banlieue.

La population de Paris s’est d’abord émue en voyant le choléra à ses portes ; mais elle a bientôt été rassurée par le petit nombre de cas et le peu de tendance de la maladie à se généraliser. Cette épidémie en miniature était à son apogée au 15 juillet. Pendant la seconde quinzaine du mois, il y a eu moitié moins de décès que pendant la première[17]. Elle va très probablement s’éteindre après avoir fait moins de six cents victimes sur une population de trois millions d’habitans, et après avoir presque complètement épargné la grande ville qui semblait devoir être pour elle un terrain de prédilection.

Cette apparition soudaine du choléra dans la banlieue est étrange sous tous les rapports. Il a été impossible d’en découvrir l’origine ; il a éclaté brusquement dans un établissement dont la population sédentaire n’avait eu aucun rapport avec les pays où le fléau régnait à cette époque. La mauvaise qualité de l’eau de Seine rend compte de la propagation de la maladie et des limites auxquelles elle s’est arrêtée ; mais elle n’en explique pas la provenance. Quant à sa nature, on s’est efforcé de rassurer la population en parlant de choléra-nostras, mais, en réalité, c’est bien la maladie que nous avons déjà vue tant de fois. La transmission a été manifeste à la maison municipale de Nanterre, et le bacille virgule a été retrouvé toutes les fois qu’on l’a recherché. Si les cas ont été peu nombreux, ils se sont montrés, en revanche, d’une gravité exceptionnelle. À la maison municipale de Nanterre il y a eu 44 décès sur 54 malades ; à Saint-Denis, 11 morts sur 19 ; à Puteaux, 10 décès sur 11 cas, et 13 sur 19 à Argenteuil ; la mortalité générale a dépassé 60 pour 100.

On peut alléguer, il est vrai, que les victimes étaient, pour la plupart, affaiblies par les privations et la misère ; mais une léthalité semblable n’en est pas moins extraordinaire et contraste avec le peu de tendance à l’expansion que la maladie a montrée. Il semblerait que le choléra a de la peine à s’implanter aujourd’hui dans notre capitale assainie et cela fait espérer que le voyageur qui nous arrive de Russie sera plus traitable que ses devanciers. Il ne s’est pas montré jusqu’ici bien sévère.

Depuis quelques années, on pouvait suivre sa marche continue de l’Asie centrale et de la Mésopotamie vers la Perse et le Caucase. L’an dernier, une épidémie suspecte fut signalée en Crimée, et la conférence de Venise, avant de se séparer, avait prédit qu’on aurait bientôt à prendre des mesures analogues à celles qu’elle venait d’adopter, pour empêcher le choléra de s’introduire en Europe par la voie de terre. Cet hiver, il a fait un pas en avant, et la Perse a été envahie. Au mois de février, l’importante ville de Méched a été décimée par le fléau. Depuis lors, il a envahi le Caucase, a traversé la mer Caspienne et s’est montré dans la région du Volga. On l’a signalé à Astrakan, à Saratov, à Samara, à Kazan, puis à Kharkof et sur les bords de la mer d’Azof. Il a éclaté à Nijni-Novgorod à l’époque de la foire ; en dernier lieu, il est apparu à Moscou et à Saint-Pétersbourg. Le relevé publié, le 1er  août, par le Messager officiel, portait le chiffre des décès à 25,000 pour tout l’empire. Dans ce nombre, 12,300 ont été enregistrés dans la province d’Astrakan et la région du Caucase qui ont été les plus éprouvées. Le 2 août, l’épidémie a été signalée en Sibérie parmi les détenus de Tomsk, et le 16, elle a fait son apparition en Tauride. Depuis cette époque, on signale partout en Russie une amélioration notable dans la situation sanitaire, sauf dans les gouvernemens de Samara et de Saratov. L’épidémie est presque arrêtée dans le Caucase, et dans la région du Volga ; elle tend à diminuer à Moscou et à Saint-Pétersbourg ; mais elle accentue sa marche vers l’Ouest et, pour aller plus vite, elle a pris la voie de mer.

Pendant que nous pensions avoir encore, entre le choléra et nous, l’Autriche et l’Allemagne, nous avons appris tout à coup qu’il venait d’éclater à Anvers, à Altona et à Hambourg, puis au Havre. À Hambourg, du 18 au 24 août, on a compté 477 cas et 152 décès, dont 95 dans les deux dernières journées. Le docteur Koch, qui a été envoyé sur les lieux, ne doute pas que le choléra n’y ait été importé de Russie. C’est de Hambourg qu’il a été importé au Havre par le steamer le Gallicia. Le 25 août, l’administration municipale de cette ville faisait savoir que, depuis le début, on y avait signalé 365 cas et 104 décès. Ce sont bien là les allures du choléra épidémique. Il présente du reste exactement les mêmes caractères que dans les épidémies précédentes, et le bacille de Koch a été trouvé dans les autopsies faites à Saint-Pétersbourg, ainsi qu’à Altona.

C’est une épidémie d’une intensité moyenne et qui ne justifie ni l’émotion qu’elle a produite ni les désordres qu’elle a causés en Russie. Des troubles sérieux ont eu lieu à Astrakan, à Saratov, à Nijni-Novgorod, à Tachkend, à Kwalynsk ; partout l’ignorance et la peur ont fait courir les mêmes bruits absurdes ; partout on a accusé les médecins d’empoisonner les populations avec la complicité du gouvernement et on a tenté de s’opposer, par la force, à l’exécution des mesures sanitaires.

Dans la région du Volga, les paysans se sont contentés, au début, de chasser les médecins envoyés à leur secours ; mais, dans les villes, la populace ne s’en est pas tenue là. À Astrakan, la foule a saccagé la maison commune et la pharmacie, elle a massacré l’aide-chirurgien, le pharmacien et battu les agens de police. Trois cents arrestations ont eu lieu dans la région. À Tachkend, 5,000 Asiatiques fanatisés ont mis à sac la maison de police, blessé grièvement le colonel chef de l’administration départementale et soutenu un véritable siège dans la mosquée, contre les troupes d’infanterie et d’artillerie accourues sur le lieu de l’insurrection. Les soldats ont bivouaqué dans la ville ; les habitans du quartier russe se sont barricadés dans leurs maisons et leurs magasins.

À Kwalynsk, le meurtre du docteur Moltchalinof a été accompagné de détails qui rappellent le moyen âge. Chargé d’installer des baraques pour les cholériques, il était demeuré à son poste, malgré les avertissemens qu’il avait reçus. Une première troupe de révoltés vint l’y assaillir en demandant la tête du docteur Choléra, On l’accusait de s’être engagé par écrit, et moyennant une forte somme, à empoisonner les eaux de la ville. Il parvint à se sauver à cheval et se réfugia chez des amis ; mais les émeutiers, avertis par les domestiques, cernèrent la maison en menaçant d’y mettre le feu. Le malheureux médecin, pour sauver son hôte, vint se livrer lui-même à la horde furieuse qui le réclamait et qui lui fit subir un long supplice. Il fut foulé aux pieds ; on lui écrasa la tête à coups de talon ; les femmes achevèrent de l’assommer avec des marteaux et des pierres ; puis elles mutilèrent son cadavre et restèrent près de lui pour empêcher qu’on l’enlevât. Le gouvernement russe vient d’accorder une pension à la veuve et aux enfans de ce martyr du devoir professionnel.

Ces désordres ne peuvent pas être imputés à la négligence de la police ; bien qu’il ait été pris au dépourvu par la soudaineté de l’attaque, le gouvernement a partout fait son devoir. Des agens munis de pleins pouvoirs ont été envoyés dans la région du Volga. Les gouverneurs-généraux de Varsovie, de Kiel, de Volhynie, de Podolie, ont reçu l’ordre de prendre, dans le plus bref délai et sans attendre l’invasion, toutes les mesures sanitaires qui leur sembleraient utiles. Sur la ligne de chemin de fer de Rostov-sur-le-Don à Voronèje, des postes sanitaires ont été installés de distance en distance pour la désinfection des wagons et des bagages.

La foire de Nijni-Novgorod coïncidait d’une façon bien fâcheuse avec l’apparition du choléra ; le gouvernement russe n’a pas voulu l’interdire, mais il a pris les mesures nécessaires pour atténuer les dangers de cette malencontreuse concentration. Le général Baranof, gouverneur de la ville, a nommé une commission sanitaire de vingt-cinq médecins assistés par soixante étudians et plusieurs centaines d’infirmiers, et il l’a investie des pouvoirs nécessaires pour sauvegarder la santé publique. Deux hôpitaux flottans contenant 250 lits ont été installés sur le Volga et sur l’Oka ; des baraquemens pour 900 ouvriers ont été élevés sur les rives de ces deux fleuves et des cuisines populaires ont été installées dans tous les quartiers. Enfin, lorsque des troubles semblables à ceux de Saratov et d’Astrakan ont semblé devoir se produire, la loi martiale a été proclamée et les meneurs surveillés de près. Le général Baranof n’a pas hésité à faire arrêter un bourgeois convaincu d’avoir nié l’existence du choléra et accusé la police d’enterrer les gens vivans. Il l’a envoyé remplir les fonctions d’infirmier sur un des hôpitaux flottans. Cet incrédule y a trouvé son chemin de Damas, et, quand son expiation a été terminée, il a demandé à rester à bord pour y continuer son service. Ces mesures ont eu le meilleur effet ; l’épidémie a diminué de jour en jour et, à la date du 15 août, il n’y avait plus que 28 cas de choléra et 12 décès par vingt-quatre heures. Les hôpitaux se vident, la plupart des baraquemens ont été supprimés ; le docteur Awrep, qui avait été envoyé de Saint-Pétersbourg, y est retourné ; et les affaires, qui avaient été très languissantes au début, commencent à reprendre.

Les États voisins de la Russie ont aussi pris leurs précautions. L’Autriche, la plus menacée, a établi une surveillance à sa frontière. Des postes pour l’inspection des voyageurs et pour la désinfection de leurs bagages ont été établis à Teschen et à Bodenbach. À Vienne, on a nommé une commission pour surveiller les logemens insalubres, et en particulier les dortoirs communs ; on a organisé un service de voitures pour le transport des malades, et la police a prescrit aux hôteliers et aux logeurs de signaler immédiatement l’arrivée des voyageurs venant de Russie, afin de les soumettre, pendant cinq jours, à des visites médicales. Le gouvernement hongrois a mis en quarantaine les provenances des provinces danubiennes ; le gouvernement serbe a fait de même pour celles de la Russie et de la Roumanie ; celle-ci a, de son côté, établi un cordon sanitaire le long de sa frontière russe. Le Danemark met en quarantaine les provenances des ports de la Baltique. À Berlin, les mesures sanitaires ont été inspirées par le docteur Koch. On a supprimé le service des sleeping-cars sur la ligne de Hambourg. Les voyageurs venant de cette ville, ainsi que d’Altona, sont examinés minutieusement à la gare de Lehrte, et on s’apprête à organiser un service d’inspection dans toutes les gares frontières en Bohême et en Silésie.

Le Portugal met en quarantaine les provenances d’Allemagne, d’Autriche et de Belgique. L’Angleterre a pris, depuis longtemps, les mesures conformes à ses principes en matière sanitaire, et l’Amérique met en quarantaine les navires provenant de tous les ports d’Europe où des cas de choléra ont été signalés. Enfin, il n’est pas jusqu’à la Turquie qui n’ait montré quelques velléités de résistance au fléau. Le sultan a déclaré qu’il allouerait un crédit important pour l’assainissement de Constantinople. Je ne sais pas s’il donnera suite à cette mesure invraisemblable, et je ne connais pas la somme qui y sera consacrée, mais je suis sûr par avance qu’elle sera insuffisante.

En France, nous n’avons pas eu à prendre de précautions sur nos frontières, et nous ne nous attendions pas à voir le choléra nous arriver par Le Havre. On a pris dans cette ville les mesures nécessaires pour l’assainissement des quartiers insalubres, pour la visite des malades et leur transport dans les hôpitaux.

Quant à Paris, l’administration est prête, et l’organisation qui y fonctionne depuis quatre mois pour la petite épidémie de la banlieue, est en mesure de faire face à tous les besoins. C’est la première fois qu’un service complet et régulier de préservation sanitaire est soumis à une direction unique et compétente, et marche avec ensemble.

La préfecture de police, dans les attributions de laquelle il est placé, a constitué un bureau des épidémies et des épizooties qui concentre toutes les informations que les différens services de la ville lui transmettent par le téléphone, et donne au personnel médical les indications nécessaires. Il fonctionne depuis le 15 juillet. Le conseil d’hygiène et de salubrité du département de la Seine avait, dès le début, nommé dans son sein une commission permanente chargée de la direction générale. Deux médecins inspecteurs et deux adjoints ont été désignés pour la seconder. Ils se réunissent chaque matin au bureau des épidémies, et se partagent les localités qui doivent être parcourues dans la journée. Ils visitent les malades, et font transporter, par les voitures d’ambulance, à l’hôpital d’Aubervilliers disposé à cet effet, ceux qui ne peuvent pas être soignés à domicile. Ils veillent à la prompte inhumation des morts, surveillent le fonctionnement des étuves à désinfection et des pulvérisateurs à main qui sont mis en action par les escouades d’agens de la préfecture de police dressés à cette manœuvre ; enfin, ils donnent aux maires et aux instituteurs les instructions nécessaires pour assainir les localités dans lesquelles règne la maladie.

Les inspecteurs rendent compte de leurs visites à la commission permanente et au bureau des épidémies chargé de la statistique. Leurs observations sont transmises au docteur A.-J. Martin, que la municipalité a investi de fonctions analogues, et qui prend les mesures nécessaires pour remédier aux imperfections qui lui sont signalées.

Ce service a puissamment contribué à l’atténuation de l’épidémie minuscule en vue de laquelle il avait été institué. Son organisation est excellente, et pourrait faire face à des exigences beaucoup plus sérieuses, à la condition, bien entendu, d’augmenter proportionnellement le nombre des médecins inspecteurs, des désinfecteurs, des pulvérisateurs, et des étuves.

Telles sont les mesures auxquelles les pays civilisés de l’Europe ont recours aujourd’hui pour conjurer les épidémies exotiques. Ce n’est assurément pas le dernier mot de la prophylaxie sanitaire. Les peuples disposent de trois moyens pour se préserver de ces fléaux : l’isolement, la désinfection, l’assainissement. Le premier a donné, comme nous l’avons vu, la mesure de son impuissance. Les quarantaines, les lazarets, les cordons sanitaires ont fait leur temps et, si nous sommes contraints de conserver encore quelques vestiges de ce vieil arsenal, nous ne le faisons qu’à regret et en attendant mieux.

La purification des navires et des lieux infectés, à l’aide des liquides antiseptiques, celle des marchandises et des bagages, avec les étuves à vapeur sous pression, qui constituent la base du système actuel, ne sont qu’un expédient. L’avenir appartient à l’assainissement, et les Anglais l’ont bien compris. Ils y ont, disent-ils, consacré 5 milliards depuis le commencement du siècle, et ils ne les regrettent pas. Les nations du midi de l’Europe, moins riches, moins convaincues peut-être, auront besoin de plus de temps pour arriver au même résultat. Il faut commencer par les grandes villes du littoral méditerranéen, par ces foyers permanens d’insalubrité qui s’appellent : Toulon, Marseille, Gênes, Naples, etc. Naples et Marseille ont déjà commencé leur œuvre. La première, à la suite de l’épidémie de choléra de 1884, adopta un projet grandiose, comprenant la démolition de 17,000 maisons, de 62 églises, l’expropriation de 7,000 propriétaires, et devant coûter 100 millions. L’inauguration des travaux a eu lieu au mois de juin 1889, en présence du roi d’Italie.

Marseille n’a pas fait aussi grandement les choses ; cependant le 8 octobre dernier, on y a commencé l’exécution d’un réseau d’égouts destiné à recueillir toutes les immondices de la ville, dans un collecteur unique de douze kilomètres de longueur qui les portera à la mer, au-delà des collines de Marseille, dans la calanque déserte de Cortion. Les travaux seront terminés en cinq ans et coûteront 33 millions et demi.

Toulon en est encore aux projets ; on en a fait un grand nombre, mais on s’en est tenu là. Une nouvelle tentative se fait en ce moment. M. L’ingénieur en chef Bechmann, chargé du service d’assainissement de Paris, vient de se rendre sur les lieux, pour y étudier de nouveau la question. La nécessité de faire disparaître ces grands foyers d’infection par lesquels débutent toujours les épidémies est aujourd’hui reconnue par tout le monde, et l’exécution n’est plus qu’une affaire de temps.

Lorsque les nations riveraines de la Méditerranée auront assaini leur littoral, elles pourront attendre les épidémies de pied ferme et renoncer aux dernières mesures d’isolement qui sont encore nécessaires, en conservant la désinfection, qui n’est que l’assainissement appliqué aux navires.

Lorsque les populations de l’intérieur auront fait de même, elles jouiront d’une sécurité égale et ne craindront plus les provenances de l’Asie. Enfin, dans un avenir très éloigné et que les hygiénistes n’entrevoient encore qu’en rêve, on pourra peut-être entreprendre la destruction des immenses foyers exotiques au sein desquels s’élaborent les miasmes de ces redoutables maladies, et d’où elles partent pour se ruer sur l’Europe.


JULES ROCHARD.

  1. Mézeray, Histoire de France, t. II, p. 418.
  2. Muratori, Del governo della peste et delle manière di guardarsene, trattato politico, medico ed ecclesiastico ; Milano, 1721.
  3. De contagionibus et contagiosis morbis et eorum curatio ; Venetiis, 1546.
  4. En 1693, à l’Hôtel-Dieu, on fut obligé de coucher douze et quinze malades dans le même lit. Cette année-là, l’effectif total dut s’élever à 10,000. (Bouchardat, Notice sur les hôpitaux de Paris.)
  5. Ce dessin a pour légende : M. Chicoyneau, chancelier de l’Université de Montpellier, envoyé par le roi à Marseille, en habit appelé contre la mort ; mais je suis convaincu qu’il y a là une erreur. Chicoyneau, qui, pendant l’épidémie de 1720, fit preuve du plus splendide courage, n’a pas dû s’affubler de ce ridicule costume.
  6. Ronchin, Histoire de la peste de Montpellier (1629-1630) ; Lyon, 1640.
  7. Papon, De la peste ou époques mémorables de ce fléau et des moyens de s’en préserver ; Paris, 1800.
  8. Tous ces détails ont été empruntés aux documens officiels, et notamment au Journal de ce qui s’est passé en la ville de Marseille depuis qu’elle est affligée de la contagion, tiré du Mémorial de la chambre du conseil de l’Hôtel de Ville, tenu par le sieur Pichatti de Croissante, consul et orateur de la communauté et procureur du roi de la police.
  9. Pichatti de Croissante (Journal abrégé de ce qui s’est passé à Marseille), loc. cit., p. 100.
  10. Le navire du capitaine Chataud, qui importa la peste à Marseille, y arriva le 25 mai 1720, et ce ne fut qu’au mois d’octobre que l’épidémie cessa complètement, summum de son activité coïncida avec la chaleur de l’été.
  11. Morea, Storia della peste di Noja ; Napoli, 1817.
  12. En langage sanitaire, on désigne sous le nom de maladies pestilentielles la peste, la fièvre jaune et le choléra.
  13. Ordonnances royales des 25 août et 15 septembre 1831.
  14. Le texte de ce décret est reproduit in extenso dans le Recueil des travaux du Comité consultatif d’hygiène publique de France, 1883, t. XI, p. 16.
  15. Voyez, pour ces conclusions, Protocoles et Procès-verbaux de la conférence sanitaire internationale de Rome, inaugurée le 20 mai 1885 ; Rome, 1885.
  16. Angleterre, Autriche, Allemagne, France, Italie, Suède, Norvège, Danemark, Grèce, Turquie, Égypte, Belgique, Espagne, Portugal.
  17. Première quinzaine de juillet :

    ¬¬¬

    Banlieue 408 cas, 170 décès.
    Paris 135 cas, 46 décès.
    Totaux 543 cas, 216 décès.
    Deuxième quinzaine de juillet :

    ¬¬¬

    Banlieue 126 cas, 72 décès.
    Paris 100 cas, 34 décès.
    Totaux 226 cas, 106 décès.

    Du 3 au 17 août, il n’y a eu que 33 décès dans la banlieue et 16 dans Paris.