La Confession d’une jeune fille/32

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Calmann Lévy (1p. 235-240).



XXXII


Marius vint jeter des lazzi sur cette émotion. Je quittai les Pommets, surprise et recueillie, et Marius fit de vains efforts ce jour-là pour me distraire. J’étais résolue à soumettre Jennie à la même épreuve que Frumence. Avant de suivre le froid chemin que m’ouvrait l’ironie de Marius, je voulais savoir si l’amour existe à l’état de grandeur morale dans une âme élevée, et si une femme peut aimer un homme sans ressembler à la langoureuse Galathée.

Dès le soir même, enfermée avec Jennie, je provoquai sa confiance, mais avec beaucoup plus d’embarras que je n’en avais eu avec son fiancé. Il y avait quelque chose de si austère dans Jennie, qu’elle m’inspirait les premiers troubles de la pudeur. Dès qu’elle comprit ce que je lui demandais, elle me regarda un peu sévèrement.

— Qui donc a pu vous raconter cela ? dit-elle. Il n’en a jamais été question qu’entre trois personnes, votre grand’mère, Frumence et moi.

Je n’essayai pas de mentir avec elle ; je lui racontai ce que m’avait dit Marius.

— M. Marius aurait dû garder cela pour lui, reprit-elle. Le moment n’est pas venu pour vous de vous tourmenter de l’avenir des autres. Vous aurez bien assez à faire quand il s’agira de vous-même.

— Et quand s’agira-t-il de moi-même ?

— Quand vous en aurez la volonté. Est-ce que vous l’avez déjà ?

— Non, ma Jennie, je n’ai pas de volonté, je n’ai que de l’incertitude ; je voudrais savoir s’il faut aimer beaucoup son mari.

— Oui, certes, il faut l’aimer plus que tout au monde quand il le mérite, et, s’il ne le mérite pas, il faut passer sa vie à cacher ses torts et ses fautes. C’est très-pénible : voilà pourquoi il faut avoir un mari estimable que l’on puisse aimer, et ne pas se marier sans savoir ce qu’on fait.

— Tu as été mariée très-jeune, Jennie ?

— Beaucoup trop jeune,

— Et tu as été malheureuse ?

— Ne parlons pas de moi.

— Si fait ! puisque tu as accepté de devenir la femme de Frumence, c’est que tu l’estimes beaucoup.

— Je l’estime beaucoup.

— Alors, tu l’aimes plus que tout au monde ?

— Non, Lucienne.

— Comment, non ?

— Il a quelqu’un que j’aime plus que lui.

— Qui donc ?

— Vous.

— Ah ! ma Jennie, m’écriai-je en l’embrassant, tu crains que je ne sois jalouse ! mais je ne veux pas l’être, je ne suis pas égoïste, je veux bien que tu aimes ton mari plus que moi.

— Frumence n’est pas mon mari, Lucienne ; il ne le sera probablement jamais.

— Pourquoi donc cela ?

— Pour des raisons que je ne peux pas vous dire et qui ne dépendent ni de lui ni de moi.

— Comme tu es mystérieuse, Jennie !

— J’y suis forcée, mon enfant.

Je vis que son visage s’était assombri, je ne l’avais jamais vu ainsi. Je me jetai à son cou en pleurant.

— Tu me fais peur, lui dis-je : je crois que tu es toujours malheureuse !

— Ici ? avec vous ? reprit-elle en souriant. Non, c’est impossible. Si j’ai eu du malheur en ce monde, ce n’a jamais été par ma faute ; je suis donc tranquille, comme vous voyez.

— Tu parles comme Frumence, mais plus tranquillement encore. Il dit bien que la bonne conscience dédommage de tout ; mais, en disant cela, ses yeux brillent, et on voit qu’il t’aime par-dessus tout.

— Vous avez donc parlé de moi avec Frumence ? Ah ! petite tête ! vous osez tout !

— Tu m’en fais un crime ?

— Non, vous êtes comme cela parce que vous êtes bonne et aussi parce que vous vous faites peut-être des idées sur nous deux ; voilà ce que je n’aurais pas voulu ; vous allez croire qu’on pense à soi, quand on ne pense qu’à vous.

— Et pourquoi donc ne penserais-tu pas à toi-même ?

— Ma chère petite, dit Jennie d’un ton grave et assuré, je n’ai jamais souhaité de me remarier. Votre grand’mère, bonne comme un ange, s’est mis dans l’esprit qu’il me fallait une autre amitié que la sienne et la vôtre. Frumence l’a cru aussi parce que votre grand’mère le disait. À présent Frumence sait bien que je suis mère avant tout, que vous êtes mon seul enfant, et que je ne suis pas femme à me tourmenter de mon avenir ; il sera ce qu’il sera. J’y penserai quand le vôtre sera assuré. Votre mari ne m’appréciera peut-être pas autant que vous ;… alors… nous verrons !

— Ainsi l’affection que tu as pour ce bon Frumence dépend de ta volonté ? Tu es assez forte pour te dire : « J’aurais pu l’aimer, mais je ne l’ai pas voulu ; » ou bien : a Je l’aimerai tel jour, quand il me plaira d’aimer ! »

— Vous riez, moqueuse ? dit Jennie, toujours calme. Eh bien, je suis comme cela. J’ai été à une école par où vous ne passerez jamais, Dieu merci, et j’ai fait une provision de volonté aussi solide que celle que Frumence a trouvée dans ses livres. Un temps viendra où je vous dirai cela, mais je ne le peux pas encore.

— Dis-moi pourtant quelque chose, Jennie ! Tu crois en Dieu, toi ?

— Oh ! oui, par exemple ! Ceux qui ont beaucoup souffert ne peuvent pas faire autrement.

— Et tu sais que Frumence n’y croit pas ?

— Je sais cela, c’est son idée !

— Et cela ne te tourmente pas, quand tu te dis que tu seras peut-être sa femme ?

— D’abord, je ne me dis pas ça souvent. Il est inutile de penser à ce qu’on ne peut ni avancer ni reculer. On doit prendre les temps de la vie comme ils viennent. Ensuite, si je dois un jour vivre avec un homme qui doute de Dieu, je me figure que je le changerai.

— Et si tu n’y parviens pas ?

— Je m’en consolerai. Je me dirai qu’il verra plus clair dans une vie meilleure, et que Dieu le trouvera digne de lui montrer plus de lumière que dans celle-ci. Allons, Lucienne, voilà onze heures. Dormez bien, et que mon sort ne vous tourmente pas. J’aurais grand tort de m’en plaindre, puisque vous m’aimez si bien.

Elle me baisa au front et s’en alla dans sa chambre, aussi tranquille que les autres soirs.

La confession de Frumence avait entr’ouvert devant moi la porte de l’idéal, la protestation de Jennie la referma. Pendant quelque temps je ne vis plus rien qu’un nuage impénétrable sur mon avenir. Une âme forte comme celle de Frumence rêvait l’amour et le surmontait. Une âme grande comme celle de Jennie l’ajournait sans y rêver. Ce tyran des cœurs était donc bien débonnaire et bien facile à tenir en bride, pour peu que l’on fût un esprit bien trempé, et j’avais la prétention de n’être au-dessous de personne.