La Confession d’une jeune fille/37

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Calmann Lévy (1p. 275-283).



XXXVII


Je ne pus causer avec Jennie. J’allai la rejoindre auprès de ma grand’mère, qu’elle voulait veiller. Elle ne la trouvait pas bien. Son inquiétude passa en moi ; nous restâmes assises sans nous rien dire jusqu’à une heure du matin. Alors, Jennie m’envoya coucher malgré moi ; mais je ne dormis guère, et dès le jour j’allai voir ma bonne maman, qui dormait bien et avait repris son aspect accoutumé. Elle se leva, comme à l’ordinaire, avec toute sa tête, et demanda l’abbé, qui lui lut le brouillon de lettre rédigé la veille. Elle voulut signer d’avance la page blanche destinée à cette missive, puis elle prescrivit à Marius de s’en charger en retournant à Toulon, ainsi qu’elle l’avait décidé la veille. Marius feignit de s’en aller et revint, car il se sentait nécessaire, et je désirais aussi qu’il fût là à tout événement. Il se tint hors de sa vue, ce qui n’était pas difficile, la pauvre femme voyait si peu ! J’avais dû lui diriger la main pour signer cette fatale lettre, qui ne devait jamais partir. Dans la journée, la voyant très-calme, j’essayai de lui parler de mon père à propos de mon mariage. Elle avait coutume d’éluder ce sujet ou de répondre laconiquement. Par exception, elle répondit avec une émotion visible :

— Ton père, me dit-elle, est un étranger pour toi ; mais il a beau nous avoir oubliées, il se souviendra de faire son devoir quand le moment sera venu. Et puis le temps est un grand conseilleur. Ton père est encore bien jeune, il n’a guère que quarante-quatre ans ; il ne se dit pas que j’en ai plus de quatre-vingts, et que, s’il tarde trop à venir, il ne me trouvera plus ; mais enfin je veux espérer encore qu’à l’occasion de ton mariage il va se décider à penser à nous.

— Ne nous flattons pas de cela, grand’mère, il n’aime pas la France ; il a une autre famille, il ne me connaît pas…

— Et moi, il ne me connaît plus ?… Ne me dis pas des choses si dures, ma petite ! On n’oublie pas sa mère. Qu’il vienne ou non, laisse-moi l’illusion. Quand je n’en aurai plus, je mourrai.

Effrayée et attendrie de trouver ce cœur de mère si saignant encore, je dus reprendre mes paroles et feindre de partager ses espérances. Le lendemain, il fut encore plus impossible de songer à la détromper, et, le surlendemain, Jennie ne réussit qu’à raviver la tendresse endormie et à faire couler des larmes que j’eusse payées de mon sang.

— Ah ! Marius, m’écriai-je en retournant auprès de mon fiancé, qui m’attendait au jardin, nous avons fait un crime ! Nous avons voulu nous marier, c’est-à-dire mettre dans la vie de ma bonne maman un événement trop fort pour elle ; nous voilà cherchant le moyen de lui porter un coup terrible pour hâter ses résolutions. Elle en mourra, je te le jure, et c’est nous qui l’aurons tuée !

— Eh bien, répondit Marius sans hésiter, épargnons-lui cette épreuve… Attendons six mois, un an, s’il le faut, c’est-à-dire s’il y a moyen d’empêcher la vérité d’arriver jusqu’à elle. Ce ne sera pas facile, il faudra faire bonne garde, Lucienne !

— Je m’en charge, et Jennie aussi. C’est, d’ailleurs, très-facile. Retourne à tes affaires, et sois sûr que je te tiendrai compte de la patience avec laquelle tu m’attendras.

— Je ne sais où tu prends que j’aie besoin d’une si grande patience, dit Marius. Nous sommes jeunes et nous avons du temps devant nous ; j’ai la parole, et tu as la mienne. Si tu perds ta grand-mère, tu ne dépends plus que de toi-même. Enfin, si tu veux te raviser,… tu sais que je suis l’homme des procédés et des choses de bon goût.

Notre épanchement tournait plus que jamais à la sécheresse quand M. Barthez arriva. Ce fut un dérivatif que Marius me parut apprécier surtout en ce moment-là. Je les laissai ensemble pour avertir ma bonne maman de la visite de son vieux ami, mais après avoir bien déclaré à celui-ci que je ne la trouvais nullement disposée à apprendre la fatale nouvelle, et en lui faisant promettre qu’il ne la lui annoncerait pas.

Quand je revins prier M. Barthez d’attendre qu’elle fût éveillée, je trouvai Marius dans un dialogue assez animé avec lui. M. Barthez n’ignorait pas nos fiançailles, et il s’en réjouissait. Il avait bonne opinion de l’esprit de conduite de Marius, et il se faisait un plaisir de lui donner des conseils pour sa gouverne. M. Barthez était un homme excellent, loyal, serviable, un peu imprévoyant, un peu atermoyeur comme la plupart des gens qui m’entouraient, et aussi comme beaucoup de Provençaux que j’ai connus. Je vis qu’il était occupé à rassurer Marius sur les éventualités auxquelles pourrait donner lieu la mort de mon père.

— Ne craignez rien, lui disait-il ; outre que Jennie a des preuves qui répondent à certaines objections, il y a un testament aussi régulier que possible, où madame de Valangis a disposé en faveur de Lucienne de toute la quotité disponible, c’est-à-dire de la moitié de sa fortune, et, quant au reste, elle devait s’en rapporter à la bonne grâce et à la délicatesse du marquis. J’aurais préféré qu’elle assurât cet héritage à Lucienne sans la désigner comme sa petite-fille, parce qu’il pourrait y avoir matière à contestation sur son état civil, si on avait affaire à des personnes hostiles. Madame de Valangis a repoussé ce conseil comme une précaution injurieuse envers la générosité de son fils, et je n’ai pas dû insister.

— Mais son fils n’est plus, dit Marius, et ses héritiers pourraient être hostiles.

— Ses héritiers sont des enfants immensément riches du chef de leur mère : quel intérêt auraient-ils à dépouiller Lucienne d’une succession relativement minime ? Ce que j’aurais souhaité aujourd’hui, c’est que madame de Valangis pût faire écrire à sa belle-fille, comme tutrice légale des enfants du second lit, pour s’entendre avec elle sur des dispositions à prendre, peut-être, sur l’échange de quelque petite propriété acquise en Angleterre par M. de Valangis contre l’intégralité de la terre de Bellombre. Lucienne, en renonçant à sa part de la succession de son père, acquerrait ainsi toute sécurité pour celle de sa grand’mère, et la veuve du marquis doit avoir les pouvoirs nécessaires pour régler cette situation, ne fût-ce que provisoirement.

— L’important, reprit Marius, qui me fit l’effet de connaître et de juger ma situation mieux que moi, ce qui n’était pas difficile, mais encore mieux que Barthez lui-même, serait de savoir si le marquis de Valangis a donné son adhésion au testament de sa mère en faveur de Lucienne.

— Quant à cela, il ne l’a ni donnée ni refusée, car il n’a pas écrit une ligne à cet égard. Ses lettres ont été de plus en plus rares depuis son second mariage, et les termes en sont si vagues, qu’on peut y voir tout ce qu’on veut. Il a eu certainement connaissance du testament de sa mère, qui l’a consulté avant de l’écrire, et pourtant il n’a jamais exprimé son opinion sur cet acte. On pourrait croire qu’il ne l’a pas cru sérieux, ou qu’il n’a pas reçu les lettres qui lui en donnaient avis. Il a agi à peu près de même lors de la recouvrance de Lucienne : il ne s’en est jamais réjoui que sous bénéfice d’inventaire, et en aucun temps il ne l’a appelée sa fille. Il y a même des lettres de lui — je les ai toutes chez moi et je les ai relues avant de venir vous trouver — où il parle d’elle comme d’une fantaisie, c’est son expression.

— Comment puis-je être une fantaisie ? demandai-je à M. Barthez, stupéfaite d’étonnement.

— Vous seriez un enfant quelconque que madame de Valangis aurait eu la fantaisie d’élever comme sa petite-fille pour se consoler de l’avoir perdue.

— Vous n’aviez jamais fait part de ces détails à Lucienne ni à moi ! reprit Marius rêveur.

— Ils eussent été gratuitement pénibles. Madame de Valangis ne les a confiés qu’à moi, et vous ferez sagement l’un et l’autre de n’en parler jamais à personne. Les choses sont changées aujourd’hui, et je ne vois guère que la veuve Woodcliffe qui pourrait vous chercher noise. Mais à quoi bon ?

— Qui appelez-vous la veuve Woodcliffe ?

— La riche veuve que M. de Valangis a épousée en secondes noces, et qui, ne le trouvant sans doute pas assez grand seigneur, a continué à s’appeler lady Woodcliffe en y ajoutant le titre de marquise de Valangis.

— Et comment mon oncle était-il marquis ? demanda Marius, qui devenait de plus en plus songeur.

M. Barthez, soit à dessein, soit par distraction, ne répondit pas, et, revenant à son propos :

— Cette dame n’aurait aucun intérêt, pour son compte, à être jalouse du nom et de la fortune de Lucienne, puisqu’elle a une fortune et un nom plus considérables pour elle et pour ses enfants. C’est une très-grande dame, qu’il ne faut pas s’attendre à voir agir mesquinement. De son côté, M. de Valangis avait tellement négligé sa mère, abandonné ses amis et oublié son pays, qu’il n’a pas dû laisser d’instructions contre ce qui a pu être fait ici en son absence. Donc, je pense, mes chers enfants, qu’il n’y a rien d’inquiétant pour vous dans l’avenir. Pourtant, comme l’excès des précautions ne peut nuire, je suis d’avis que Lucienne prenne sur elle d’informer sa grand’mère aussitôt que possible de l’événement, et, quand elle l’y verra disposée, il serait peut-être bon de lui faire faire un testament autrement rédigé.

— Oui, Lucienne, dit Marius ; il faudra y songer dans ton intérêt.

Et, comme je ne répondais rien, il insista :

— Est-ce que tu n’entends pas ce qu’on te dit ?

— Si fait, répondis-je avec un peu d’humeur ; mais je vous ai dit, moi, que je ne voulais ni tourmenter ni affliger ma grand’mère. Je la trouve très-affaiblie depuis quelques jours, et j’aimerais mieux ne jamais hériter d’une obole que d’abréger d’une semaine le terme de sa vie.

— Eh ! mon Dieu ! je ne te parle pas d’argent, reprit Marius impatienté. Ne vois-tu pas qu’il y a là une question d’honneur ?

— Explique-toi, c’est le jour des énigmes !

— C’est bien simple à deviner pourtant. Si tu n’es pas la véritable petite-fille de ma tante, tu usurpes un nom qui ne t’appartient pas. Il faut donc tâcher d’arranger les choses de manière que l’on ne vienne pas te contester ton état civil, car, si ce n’est rien à tes yeux d’être ruinée, c’est quelque chose, je présume, que d’être avilie.