La Confession d’une jeune fille/52

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Calmann Lévy (2p. 86-93).



LII


Le jour suivant, j’envoyai Michel savoir des nouvelles de l’abbé. Jennie reçut de Frumence la réponse que voici :

« Il y a un peu de mieux ; j’espère le sauver encore cette fois. Ce sera peut-être grâce à M. Mac-Allan, qui, doutant de la science de M. Reppe, a été, de son propre mouvement, chercher à Toulon, à bord d’un navire de sa nation, un médecin anglais que je crois très-capable, et dont les prescriptions énergiques ont produit sur l’heure un bon résultat. M. Mac-Allan s’est installé ici, dans la maison de Pachouquin. Il prétend que le voisinage de madame C… lui était insupportable, et qu’il préfère habiter notre triste hameau, où, du moins, il peut m’être utile à distraire et à soigner mon malade. Que vous dirai-je ? il me témoigne une sympathie que je ne m’explique pas bien, mais dont il m’est impossible de n’être pas reconnaissant. Malheur à lui s’il y a là un piége ! »

Frumence nous écrivit de nouveau le lendemain :

« Mon cher malade va encore mieux qu’hier. Il parle librement et n’étouffe presque plus ; le médecin anglais est revenu et a trouvé son état satisfaisant. Mon excellent oncle a témoigné le désir de voir mademoiselle de Valangis. Si M. Mac-Allan était encore aux moulins, je ne consentirais pas à ce qu’elle vînt nous voir, il y aurait des inconvénients ; mais la présence de Mac-Allan à mes côtés me fait désirer précisément cette visite. Venez toutes les deux demain matin. »

Nous fûmes exactes au rendez-vous, et nous trouvâmes l’abbé assis chez Frumence, qui lui lisait un texte grec pour le distraire, tandis que M. Mac-Allan écoutait avec intérêt cette lecture.

— Voulez-vous continuer ? me dit Frumence en me donnant le livre ; je suis un peu fatigué.

J’aurais eu mauvaise grâce à refuser. Je lus le texte grec sans me soucier de M. Mac-Allan, qui m’écoutait attentivement, et de temps en temps m’arrêtait sur un mot ou sur un sens qu’il prétendait ne pas bien entendre. L’abbé, encore faible, s’efforçait de le lui expliquer ; mais une ou deux fois, impatientée de ces interruptions, je donnai l’explication vivement moi-même, en anglais ou en latin. Frumence ne disait mot ; il tenait à ce qu’il fût bien constaté que j’étais une femme savante, et je lui en voulus un peu quand je m’en avisai. M. Costel demanda enfin à rester seul avec Jennie et moi.

— Mes chères amies, nous dit ce vaillant vieillard, ne croyez pas que je retienne Frumence. Je sais qu’il a deux projets entre lesquels il hésite : aller en Amérique pour servir mademoiselle de Valangis, ou rester près d’elle, pour la servir encore, autorisé du titre d’époux de Jennie. Je n’ai pas à résoudre le meilleur parti à prendre, c’est affaire à vous trois d’y songer et de choisir ; mais je sais qu’on s’effraye de me laisser seul, et voilà ce que je ne veux pas. Je ne suis pas malade, mon indisposition n’est rien. Je suis encore jeune et fort. J’ai peut-être bien été quelquefois égoïste dans les petites choses, mais il s’agit d’une grande chose aujourd’hui, et je ne suis pas un enfant. Que Frumence me quitte donc dès aujourd’hui, si dès aujourd’hui il peut vous être utile. Je vous promets de ne pas m’en affecter, et, si vous vous en faisiez scrupule, je croirais que vous ne me jugez pas digne d’être votre ami.

En parlant ainsi de son énergie et de sa santé, le pauvre abbé était si jaune, si maigre, si osseux, et avait la voix si éteinte, que je me jurai bien de ne pas lui enlever Frumence ; mais je dus, pour tranquilliser sa généreuse amitié, lui promettre que nous appellerions Frumence à notre aide si nous avions besoin de lui.

Nous allions nous retirer lorsque Frumence nous avertit que M. Mac-Allan désirait nous offrir le thé, et il nous conseilla de ne pas perdre cette occasion de le gagner à ma cause. En conséquence, nous nous rendîmes à la maison de Pachouquin, qui était la plus ancienne et la plus solidement bâtie du hameau désert. C’était une espèce de maison forte du moyen âge, et on apercevait sous le toit, à travers les herbes sauvages, un reste de mâchicoulis menaçant le précipice. M. Mac-Allan vint à notre rencontre ; il avait fait une nouvelle toilette durant notre courte entrevue avec l’abbé, et tout était prêt pour nous recevoir.

Il s’était installé dans une vaste grange dont les croisées étaient sans châssis et dont l’intérieur n’offrait que les quatre murs. Pachouquin avait sous le même toit un logis rustique assez bien tenu, bien qu’il y vécût sans femme et sans serviteurs. Le garde champêtre, qui était son beau-frère, s’était mis comme commissionnaire et pourvoyeur aux ordres de M. Mac-Allan, et le maire lui-même, oncle de Pachouquin, recevait avec empressement les ordres de John, le valet de chambre de l’avocat. La majeure partie de la population, représentée par ces trois personnages, était donc rassemblée dans la cuisine, où M. John, plus important à lui tout seul que les trois autres ensemble, faisait hâter l’eau bouillante, ordonnait les tartines de pain beurré, et surveillait en personne la transcendante opération d’un thé dans les règles.

— Vous allez voir, me dit Mac-Allan en me faisant traverser le laboratoire où trois Provençaux suaient sous les ordres d’un Anglais pour nous préparer quelques tasses d’eau chaude, comment on sait se tirer d’affaire dans les pays sauvages.

J’étais fort curieuse de voir, en effet, comment cet homme si bien mis, si bien chaussé et si bien brossé pouvait habiter une pareille masure sans déroger à ses habitudes de parfait gentleman ; mais ce ne fut pas à même la grange dévastée de Pachouquin qu’il nous reçut, ce fut dans une tente de voyage aussi vaste qu’un petit appartement complet, et cette habitation de coutil imperméable tenait tout entière fort à l’aise dans la grange de son hôte. Il y avait une chambre à coucher composée d’un hamac et d’une toilette qu’un rideau séparait, durant le jour, de la pièce principale, décorée du nom de parloir. Ce parloir contenait un divan, une table, des pliants et des rayons de bibliothèque, le tout en bambous légers et solides. Il y avait là des armes, des fleurs, un violon, des livres, trois ou quatre nécessaires de voyage d’un grand luxe pour écrire, dessiner, manger dans le vermeil et faire la cuisine. Je ne sais s’il n’y avait pas une baignoire dans quelque coin. La chambre de John, presque aussi confortable que celle de son maître, était une annexe également portative, et tout cela pouvait être plié en une heure et emporté sur une charrette quelconque avec deux mulets. M. Mac-Allan avait parcouru la Grèce, l’Égypte et, je crois, une partie de la Perse avec cette tente, ce valet de chambre et tous ces engins de chasse, de pêche, de toilette, de cuisine et d’arts d’agrément.

Je trouvai cela ingénieux mais puéril, et je ne me gênai pas pour le lui dire.

— Vous avez tort, me répondit-il. Les Anglais seuls savent voyager. Grâce à leur prévoyance, ils sont partout chez eux. Ils échappent aux dangers, aux intempéries, aux maladies et aux découragements qui déciment les voyageurs des autres nations, et avec tous ces engins dont vous vous moquez, ils vont plus loin et plus vite que vous autres qui ne portez rien.

— C’est possible, monsieur Mac-Allan ; mais, en venant en Provence, vous vous attendiez donc à traverser le Sahara ?

— Eh ! eh ! reprit-il en riant, cela se ressemble peut-être plus qu’on ne croit ; mais il y a un fait certain, c’est que, sans mon attirail, je ne m’installerais pas en ce pays-ci, du jour au lendemain, où bon me semble, à moins de coucher à la belle étoile, ce qui n’est pas dans mes goûts. C’est bien joli, l’herbe des champs ; mais il y rampe des vipères, et sur la mousse des rochers on trouve des scorpions. Croyez-moi, l’homme n’est pas fait pour dormir sur le sein de la nature. Il faut entre elle et lui des couvertures, des tapis, des armes et même des brosses à ongles, car la propreté est une des lois les plus sérieuses de la conscience anglaise.

— Jennie vous donne certainement raison, lui dis-je, et je ne vous donne pas tort ; mais permettez-moi de vous dire que, pour voyager si convenablement, il faut être riche, et que, si j’approuve le riche de chercher, sans risque et sans souffrance, la jouissance intellectuelle des voyages, j’admire encore plus le pauvre savant ou le pauvre artiste qui s’en va seul et imprévoyant, bravant tous les dangers et toutes les misères, comme un fou, comme un sauvage, si vous voulez, à la conquête de l’idéal inconnu. Voilà le ridicule, soit, mais voilà aussi la vaillance, la poésie et la gloire de l’esprit français.

— Vous n’aimez pas les Anglais, je vois cela, répondit tristement M. Mac-Allan.

Et il resta triste et silencieux en m’offrant son thé et ses sandwichs.