La Confession d’une jeune fille/57

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Calmann Lévy (2p. 122-130).



LVII


Je dormis peu et m’éveillai avec le jour, m’étonnant de me trouver sans fatigue, comme si les agitations de mon insomnie eussent été un milieu désormais approprié à mes forces de vitalité. Je pensai à Frumence avant de penser à Mac-Allan. Mes souvenirs de la veille se coordonnèrent, et je vis devant mes yeux cette phrase de la lettre de l’avocat à sa cliente : Bien qu’il soit sans fortune et sans naissance, ce ne serait certes pas une honte, ce serait peut-être une vaillance de cœur et d’esprit de la part de Lucienne que de l’avoir choisi pour le futur compagnon de sa vie. Cette phrase m’avait tellement troublée et intimidée, que je l’avais à peine articulée en la lisant à Jennie ; mais Jennie avait paru l’entendre et la peser aussi bien que les autres phrases de la lettre.

Pourquoi Mac-Allan l’avait-il écrite, sachant qu’elle serait placée sous mes yeux ? Était-ce une courtoisie exquise ou une noble acceptation de rivalité à l’adresse de Frumence ? Était-ce la réhabilitation généreuse d’un sentiment qu’il m’attribuait secrètement et qu’il était résolu à combattre ou à pardonner ? Mac-Allan était jaloux malgré lui de Frumence ; Galathée l’affirmait, pauvre affirmation ! Mais Jennie n’avait pas dit que cela fût impossible, et il me semblait ne devoir plus en douter.

Qu’allais-je donc résoudre ? Dissiper cette jalousie était un devoir, si j’agréais les soins de Mac-Allan ; mais, si je ne les acceptais pas, avais-je besoin de me justifier ? Me justifier de quoi d’ailleurs ? Pouvais-je avoir songé à faire de Frumence le compagnon de ma vie sans l’associer dans ma pensée à la femme qu’il aimait ? Épouser Frumence ! non vraiment, je n’y avais jamais songé, et cette chose impossible me surprenait comme un outrage fait à ma raison. Mac-Allan pouvait-il m’interroger sur une supposition qu’il repoussait lui-même, puisqu’il savait l’union projetée avec Jennie et prenait Frumence pour son confident ? J’achevais à peine de déjeuner, lorsque Jennie m’avertit de l’arrivée de mon amoureux. Jennie n’avait jamais prononcé un pareil mot devant moi, et je faillis en être blessée ; mais je vis à son sourire qu’elle voulait me dire par là : « Ne prenez pas les choses si sérieusement. Apportez-y la gaieté qui est une défense sans pruderie et sans danger. »

J’avais été bien tentée de me faire valoir un peu et de marchander l’audience à mon amoureux ; mais il pouvait ne venir qu’en qualité de plénipotentiaire : je devais ne pas paraître soupçonner autre chose. Je le reçus sans surprise et sans solennité. Il vint d’ailleurs, dès le premier mot, au-devant de toute objection.

— Je me présente, dit-il, sans avoir sollicité l’honneur d’être admis aujourd’hui chez vous, et c’est une perfidie de ma part, je m’en confesse. Vous m’auriez peut-être trouvé indiscret. J’aime encore mieux être franchement importun et vous voir à tout prix que d’être éconduit sans vous voir. Me voilà ; souffrez-moi, puisque, ne m’ayant rien permis, vous n’êtes engagée à rien.

— Est-ce là, lui répondis-je en souriant d’un air aussi dégagé qu’il me fut possible de le prendre, le langage sérieux qui convient à un homme à qui j’ai une reconnaissance aussi sérieuse à exprimer ?

— De quoi diable parlez-vous là, mademoiselle de Valangis ? reprit-il d’un ton moitié inquiet, moitié léger.

— Je parle de la lettre que vous avez écrite à votre cliente. Comment vous remercierai-je de la bonne opinion que vous avez conçue de moi sans me connaître, et que vous n’avez pas craint de manifester si vite ?

— La vérité est un éclair, répondit Mac-Allan. Le légiste la cherche avec des soins infinis et des scrupules admirables ; mais dans les affaires comme dans la science elle fuit quand on croit la saisir. Je suis un étrange avocat, n’est-ce pas ? car j’ai passé ma vie dans de sèches analyses et dans d’arides calculs de probabilité. Que voulez-vous ! c’est ma profession et je l’ai aimée comme un art ; mais, après vingt ans d’études comme au premier jour, je ne trouve qu’un criterium pour saisir le vrai : la première impression, l’éclair ! En amour, cela s’appelle le coup de foudre.

— Je ne connais rien à l’amour, repris-je ; mais cela doit être soumis aux mêmes lois que les autres opérations de l’esprit. Est-ce que vous ne craignez pas de vous fier ainsi au premier mouvement ? Il ne vous est jamais arrivé d’en avoir regret et de vous dire : « Je me suis trompé ? »

— Cela m’est arrivé rarement, et seulement quand j’étais très-jeune. Un homme fait qui a passé sa vie à observer les hommes et les femmes aux prises avec leurs intérêts et leurs passions est un véritable imbécile, s’il n’a pas appris à voir du premier coup d’œil ; et, dans ce cas-là, plus il accumule ses observations, plus il faut se méfier de son laborieux et misérable jugement.

— Pensez-vous que lady Woodcliffe partage votre conviction, et qu’elle ne récuse pas un témoignage si prompt et si entier ?

— Lady Woodcliffe…

— Eh bien, pourquoi hésiter à me faire part de vos prévisions ?

— Parce qu’il me faut vous parler de son caractère, et que cela est très en dehors de mon programme.

— Ne me dites rien que vous puissiez regretter de m’avoir dit. Vous êtes avocat : vous devez savoir dire strictement ce qu’il vous plaît de dire.

— Vous raillez les avocats, vous les méprisez même un peu. Si j’en étais sûr, j’aurais bien vite jeté la robe aux orties !

— Ce n’est pas là répondre. Exigez-vous que je reste dans l’inquiétude, quand la lettre que vous m’avez fait lire semblait me promettre l’espérance ?

— Ce n’était pas là mon but. L’espérance est une sirène qui chante bien, mais qui glisse merveilleusement entre deux eaux. Ce n’est pas la femme, c’est l’espérance qui est perfide comme l’onde ! Je n’ai donc pu prendre sur moi de vous garantir le succès de ma démarche. Je tenais à vous prouver une seule chose, c’est que je suis un honnête homme, et que, si vous vous méfiez encore de moi, vous êtes injuste pour le plaisir de l’être.

— Cela est certain ; monsieur Mac-Allan, ne me croyez pas capable de cette injustice : elle serait lâche ou insensée ! Je voudrais pouvoir me fier aux bons instincts de lady Woodcliffe comme je me fie maintenant à votre générosité.

— Eh bien !… lady Woodcliffe, quels que soient ses instincts, sur lesquels il ne m’appartient pas de vous renseigner, est une personne haut placée par sa naissance, par son esprit très-apprécié, sa beauté encore appréciable, et ses relations toujours brillantes en dépit de certaines luttes…

— Que lui a attirées son mariage avec un émigré français, bon gentilhomme, mais nullement marquis.

— Prenez garde, mademoiselle Lucienne ! si vous raillez les titres dont lady Woodcliffe est jalouse, j’aurai sujet de douter que vous apparteniez à la famille.

— Il faudrait donc aussi douter de ma grand’mère qui ne voulait pas de ces usurpations de titres ? Mais passons ! Lady Woodcliffe est, malgré sa prétendue mésalliance, si haut placée, disiez-vous…

— Qu’elle est sensible comme elle doit l’être à l’opinion. J’ai donc appuyé sur cette corde en lui disant qu’une persécution gratuite serait blâmée, et, quelles que soient vos préventions contre ma cliente, vous devez admettre mon raisonnement comme le meilleur qui pût être fait dans la circonstance.

— Ai-je donc des préventions contre elle ? Vraiment, monsieur Mac-Allan, je n’en sais rien. Je ne sais rien d’elle, sinon qu’elle m’a laissé ignorer à dessein ses intentions, tandis que je vous ai dévoilé les miennes.

— À présent, mon enfant, dit Mac-Allan avec un ton paterne qui n’était pas une des moindres bizarreries de sa mobilité d’aspects, vous savez tout ce qu’il vous importe de savoir. On vous a calomniée. Lady Woodcliffe et moi, nous avons été induits en erreur. Nous avons cru sauvegarder la dignité de la famille en cherchant à vous en exclure. Ces motifs n’existent plus, puisqu’ils n’ont jamais existé. Je le reconnais, et en cela je ne fais que mon devoir. Je somme ma cliente de faire le sien. Si j’échoue, je croirai qu’elle a d’autres raisons pour vous repousser, et, avant de m’y soumettre, j’exigerai, moi, qu’on me les soumette. Vous ne supposez pas, j’espère, que je sois une chose dans les mains de quelqu’un, une machine que l’on graisse avec de l’argent pour la faire fonctionner dans le sens que l’on souhaite. Je suis un homme et un gentleman, et même, si cela peut me relever tant soit peu à vos yeux, mademoiselle Lucienne, je peux vous dire que, moi aussi, j’ai des aïeux qui n’ajoutent rien, selon moi, à ma valeur personnelle, mais qui empêcheront toujours mes nobles clients de me traiter comme le premier venu exerçant une profession libérale. C’est un préjugé dont je ne me sers pas, mais qui me sert malgré moi dans le milieu aristocratique où j’exerce. En outre, je suis aussi riche que la plupart de ceux qui me confient leurs intérêts. C’est à mon père, avocat comme moi, que je dois ma fortune. Moi, je ne l’ai augmentée que pour le plaisir d’augmenter mon indépendance, et personne ne peut se flatter d’influencer ma judiciaire en me promettant des profits quelconques. Ici, avec vous, et vis-à-vis de lady Woodcliffe, je travaille pour l’art, pour mon plaisir, pour mon honneur. Je ne suis pas envoyé par elle. Je partais pour visiter le midi de la France, et, le récit de votre histoire romanesque m’ayant alléché, j’ai offert de rechercher la vérité. J’ai accepté des pouvoirs que je ne trahirai pas, mais dont un zèle vénal ne me fera pas dépasser les limites. Donc, lady Woodcliffe peut les révoquer quand il lui plaira, et je ne crains pas son dépit, dût-il naître à ce propos. Ma réputation est à l’abri de toute atteinte comme de tout soupçon, croyez-le bien, Lucienne, car c’est la seule chose que je sois fier de vous offrir… comme garantie de ma conduite dans vos affaires.